La mystique et le roman du xviie siècle, entre passivité amoureuse et art d’aimer
« Nous serons jugés sur l’amour. »
Saint Jean de la Croix
1L’histoire des rapports entre amour sacré et amour profane est ponctuée de crises, de ruptures et de réconciliations. Elle est liée à celle de la constitution de la théologie comme discours d’autorité. Avant l’apogée de la scolastique, au xiiie siècle, les troubadours n’hésitent pas à modeler les exigences de leur service amoureux sur celles de l’amour désintéressé de Dieu décrit par saint Bernard1. Puis, peut-être sous la pression de la doctrine de l’École, les poètes dissocient les deux amours, dont la confusion tient désormais du sacrilège. Enfin, dans le dolce stil nuovo de Dante et de l’école italienne, la dame redevient médiatrice de l’amour sacré – à condition de se faire symbole.
2La période qui nous occupe plus particulièrement pour cette étude constitue un moment charnière dans la lente dissociation de la théologie et de la mystique, qui en France culmine avec la querelle du quiétisme des années 16902. Les « nouveaux mystiques », au premier chef Jeanne Guyon et Fénelon, sont accusés de détourner les fidèles d’une pratique active des vertus chrétiennes. Sous l’influence de Bossuet, notamment, l’Église condamne leur apologie du versant contemplatif de la spiritualité et favorise plutôt un intellectualisme modéré. Ce faisant, elle indique également la bonne voie à suivre pour aimer Dieu – plus nettement balisée que la « voie passive » empruntée par les mystiques.
3Au sein même des Écritures, l’amour entre l’homme et la femme a servi à décrire l’intensité de l’amour de Dieu pour son peuple ou, réciproquement, de l’âme humaine pour son Dieu. Le Cantique des cantiques, chant nuptial à la forte charge érotique où le nom de Dieu n’est prononcé qu’une fois, a été interprété en ce sens par les Pères de l’Église. De même, le discours mystique de la première modernité fait un abondant usage des métaphores de l’amour humain pour désigner le rapport de l’âme à Dieu. Saint Jean de la Croix en donne le modèle avec son Cantique spirituel, un poème pastoral qui chante la joie de l’amant réuni à l’Ami après l’épreuve de l’absence. Lue indépendamment de son sens allégorique, la lettre du texte mystique s’apparente donc aux écrits profanes célébrant le don de soi des amants. La parenté entre le théologique et le littéraire dévoile sa réversibilité : tout comme les poètes revêtissent leurs amours d’une noblesse toute divine, les auteurs spirituels réemploient les topoï et les images du discours poétique pour rendre intelligible une communion souvent qualifiée d’ineffable.
4Malgré la nette séparation des lettres en domaines sacré et profane, opérante depuis la fin du Moyen Âge, il est ainsi possible de comparer l’amour humain représenté par la littérature prémoderne avec l’amour divin décrit par ceux qui prétendent en avoir une connaissance intime. La poésie n’est pas le seul genre consacré à l’exploration et à la célébration des amours terrestres. Depuis ses origines hellénistiques, le roman fait l’apologie d’une union hétérosexuelle fondée sur le dévouement de l’amant – parfois jusqu’au sacrifice de lui-même – envers un être doté de toutes les qualités. L’Astrée (1607-1619) reprend ce modèle, en y laissant toutefois affleurer les intermittences de la passion. La doctrine chrétienne est apparemment absente du roman, bien qu’on la devine parfois sous la fable gauloise présentant les rituels et les enseignements d’un monothéisme préchrétien, préservé du polythéisme romain. Par son caractère pastoral et sa thématique amoureuse, toutefois, le roman d’Honoré d’Urfé se rapproche de l’univers du Cantique des cantiques3 ; au point que certains interprètes en font une lecture symbolique, reposant sur le principe suivant lequel « l’amour de la créature est amour de l’image de la divinité4 ».
5En 1723, Andrew Michael Ramsay, biographe de Fénelon qui fut pendant quelques années le secrétaire de Jeanne Guyon, pose le regard d’un converti au catholicisme sur l’esprit romanesque du siècle précédent, tel que L’Astrée contribue à le définir : une forme particulière d’héroïsme impliquant des couples qui rivalisent de vertu. Le lecteur de romans, écrit-il, « ne s’intéresse aux héros, qu’autant qu’ils s’exposent à périr pour ce qu’ils aiment. C’est ce transport et cet oubli de soi qui fait toute la beauté et l’élévation des sentiments humains5 ». Il ajoute cependant peu après que la « créature » aimée
n’a ni le pouvoir de nous enlever à nous-mêmes, ni le droit de nous attacher à elle. Nous ne l’aimons jamais hors de Dieu, que pour la rapporter à nous d’une manière subtile ou grossière. Dieu seul peut nous tirer hors de nous-mêmes, en se montrant infiniment aimable, et en nous imprimant son amour. Ce qui est romanesque, injuste, impossible à l’égard de la créature, est réel, juste et dû au souverain Être6.
6En ce sens, propose-t-il, « l’amour humain et héroïque est une image de l’amour divin7 ». Le sacrifice de soi-même que le héros de roman accomplit pour sa bien-aimée, le chrétien doit l’accomplir pour son Dieu, en étant aidé par lui.
7L’amour humain célébré par la littérature renoue ainsi avec les exigences de l’amour divin ; non plus par le pouvoir du symbole, mais bien par la grâce de l’« image8 ». Dans le roman tel que l’interprète son lectorat chrétien, les liens humains les plus purs ne prédisposent pas à aimer Dieu, pas plus qu’ils ne conduisent à la sainteté. Ils offrent en revanche une ressemblance avec l’amour désintéressé de Dieu que les œuvres littéraires, en raison de la spécialisation des discours, n’ont plus la légitimité de représenter.
8À la fin du xviie siècle, l’« oubli de soi » qui caractérise les « passions nobles9 » décrites par le roman sera célébré avec la même chaleur par les auteurs français associés au quiétisme. Le pur amour chrétien et l’amour romanesque gagnent donc à être comparés sous l’angle de leur passivité ; passivité paradoxale, dans la mesure où la volonté y prend part, ne serait-ce qu’en renonçant à vouloir. Au long d’un parcours nous conduisant de l’amour oblatif du roman pastoral jusqu’à la désappropriation amoureuse des mystiques, demandons-nous comment le Grand Siècle a pu imaginer une vertu sacrificielle sur laquelle les belles-lettres feront reposer tout un art d’aimer. Le sacrifice n’implique-t-il pas une négation de soi, et donc de ses vertus ? La passivité n’est-elle pas l’exact opposé de l’activité supposée par la vertu ? Fénelon autant qu’Honoré d’Urfé, conscients de ces difficultés, y proposent des solutions. Même s’ils cherchent à transcender le monde humain, les modèles de conduite qu’ils proposent ne se déploient pas hors de lui.
L’amour pastoral, mort volontaire
9C’est du côté de l’amour profane que nous devons commencer notre enquête, au risque de perdre de vue pour un moment son pendant sacré. Le grand roman d’Honoré d’Urfé prend la forme d’un art d’aimer. Les « divers effets de l’honnête amitié10 » que présente L’Astrée s’inscrivent dans un cadre normatif, souligné de plus d’une façon ; soit que les histoires des bergers incarnent les différentes « Lois d’Amour » proclamées par le dieu, soit que des tribunaux arbitrent leurs conflits sentimentaux. Dans la préface à la deuxième partie du roman, l’auteur imagine les critiques auxquelles s’expose son personnage, le berger Céladon, en présentant ses aventures au public. Il énonce ainsi ses principales maximes amoureuses, qu’il juge opposées à celles de ses contemporains :
Ne dis-tu pas que ton amour ne peut jamais être sans le respect et sans l’obéissance ? Que la fortune te peut bien priver de tout contentement, mais non pas te faire commettre chose qui contrevienne à la volonté de celle que tu aimes […] ? Que les peines et les tourments que tu souffres ne sont que des témoignages glorieux de ton amour parfaite ? […] Et bref, que la vie sans la fidélité ne te peut être qu’odieuse, au lieu que ta fidélité sans la vie, t’est de sorte agréable que tu es marri de n’être déjà mort, pour laisser à la postérité un honorable exemple de constance et d’amour11 ?
10En insistant sur le caractère anachronique de ces idéaux, reliquats d’une Gaule ancienne, d’Urfé donne d’emblée à la passivité amoureuse le statut de vertu paradoxale. Obéir, respecter la volonté de l’aimée, souffrir les tourments qu’elle ordonne, lui être fidèle jusqu’au sacrifice même de sa vie, cela peut se faire dans l’ombre et le silence. Céladon aspire pourtant à donner de son amour des « témoignages glorieux », par sa constance un « honorable exemple ». Comment y parvenir sans le truchement d’Honoré d’Urfé ? Sans un auteur qui peut donner quelque visibilité publique à son histoire de patience et de résignation ? La préface du roman souligne ainsi le fait que la fiction a le pouvoir de magnifier ces triomphes intimes.
11Même lorsqu’ils vivent dans le secret de leur amour, les personnages de L’Astrée doivent combattre un puissant ennemi : la fortune, opposant son incessante variabilité à leur désir d’aimer avec constance. Les désastres qui séparent les amants, les parents qui s’opposent à leur union, l’inconstance et la légèreté même de la personne aimée ; toutes choses qui menacent l’« amour parfaite » qu’ils désirent incarner. Au cours de leurs aventures, ils résistent aux assauts de la fortune par la seule force de leur volonté, que rien ne peut abattre.
12Le geste inaugural de la bergère éponyme du roman est une illustration frappante de l’instabilité qui menace les amants : Astrée bannit de sa vue l’amant fidèle, le Céladon dont le seul crime fut d’obéir trop exactement au commandement de sa maîtresse, qui lui a demandé de mettre leur amour à l’abri en feignant d’aimer une autre bergère. Ce caprice précipite Céladon dans le désespoir, sans pourtant entamer la pureté du sentiment qui l’anime.
13L’amant ne se réserve rien : tout ce qu’il a, voire tout ce qu’il est, il le consacre à l’aimé. « [Je] nie que l’amant soit homme, » annonce Céladon au grand druide qui tente de le ramener à la raison, « puis que dés l’heure qu’il commence de devenir tel, il se despouille tellement de toute volonté et de tout jugement, qu’il ne veut ny ne juge plus que comme veut et juge celle à qui son affection l’a donné12 ». « Volonté », « jugement », ces puissances de l’âme auxquelles s’ajoute la mémoire dans la psychologie ternaire de L’Astrée, peuvent se soumettre à une force extérieure. Elles le font d’autant plus aisément qu’aimer, « que nos vieux et tres-sages peres disoient Amer [n’est] autre chose qu’abreger le mot d’animer, c’est à dire, faire la propre action de l’ame », celle qui lui est « vraye et naturelle13 ». Voulant se consacrer à sa vocation originelle, l’âme dirige toutes ses facultés vers un objet qui lui en semble digne, jusqu’à n’être plus en elle-même.
14La conception de l’amour parfait déployée par d’Urfé s’inspire de la pensée néoplatonicienne14. Dans son Commentaire sur le Banquet de Platon, Marsile Ficin écrit que « celui qui aime meurt, parce que sa pensée, oublieuse d’elle-même, ne pense plus qu’à celui qu’il aime15 ». Le berger Silvandre, en bon spiritualiste, serait d’accord avec cette formule, si ce n’est que pour lui la vie même de l’âme dépend de sa persistance à aimer. Pour être continûment, il faut avoir l’être aimé continûment en l’âme : « il seroit asseuré que je mourrois, si je me separois un moment de cette belle pensée16 », affirme-t-il. « Sçavez-vous bien que c’est qu’aimer ? », demande Silvandre à son adversaire idéologique, l’inconstant Hylas. « C’est mourir en soy, pour revivre en autruy, c’est ne se point aimer que d’autant que l’on est agreable à la chose aimée, et bref, c’est une volonté de se transformer, s’il se peut entierement en elle17 ». Il importe de mettre ici l’accent sur la notion de « volonté » : car d’Urfé, comme Ficin, présente l’amour à la manière d’une mort, mais d’une mort volontaire. L’amour n’est pas que souffrance : « En tant que mort, il est amer, mais en tant que volontaire, il est doux18 », précise le philosophe italien.
15Malgré un parcours marqué par la disgrâce et le désespoir, Céladon atteint à l’héroïsme des grands romans de la première moitié du xviie siècle – les Polexandre, Cassandre, Artamène qui présentent les hauts faits de personnages dont la force morale est à toute épreuve – en faisant de sa passivité vertu. Le paradoxe d’une volonté qui se soumet volontairement à celle de l’être aimé fait écho à la double nature de l’amour, à la fois passion et vertu. À titre de passio, l’amour est subi, non pas choisi, d’où les tourments qui lui sont associés. C’est la flèche de Cupidon. Pourtant, la volonté peut dans un second temps transformer cette souffrance en vertu, dès lors que celui qui aime choisit d’aimer, et plus encore de bien aimer. La passion se mue ainsi en « la propre action de l’ame » célébrée par d’Urfé.
16Comment pourtant « mourir en soy, pour revivre en autruy » sans le concours d’autrui ? L’amoureux peut-il survivre sans être aimé en retour ? Dans l’univers pastoral, le problème de la réciprocité afflige les amants de plus d’une façon. Cupidon est un dieu facétieux et cruel, qui se plaît à donner de l’amour pour qui ne le rendra pas. En outre, lorsque l’amour est bel et bien réciproque, le « change propre des hommes19 » que dénonce Céladon peut dénouer les liens qui paraissent les plus solides. Même Astrée, qui porte le nom de la déesse fille de la Justice, agit de manière injuste en condamnant Céladon sans procès. Les premiers mots que le récit prête au jeune homme, prononcés à la suite de cette accusation, ne sont pas moins déchirants qu’un lamma sabacthani20 : « Est-ce, belle Bergere, luy dit-il, pour m’esprouver, ou pour me desesperer21 ? » La formule fait écho à un article de la foi chrétienne, dont l’une des principales vertus est l’espérance : « La conduite de la Providence est très obscure, quand Dieu afflige les hommes on ne sçait s’il les châtie ou s’il les éprouve22 », écrit Bossuet. Si le geste d’Astrée plonge Céladon dans la mélancolie, c’est à cause de l’espérance démesurée qu’il met en sa maîtresse.
17L’espace de ce roman pastoral, structuré par la religion gauloise, s’étend comme un vaste « pays que Dieu n’a pas encore créé23 » ; terre portée par l’idéal d’une vie réalisant la nature amoureuse de l’homme. Pourtant, nous venons de le voir avec l’épisode du bannissement de Céladon, la conscience chrétienne typiquement baroque de la fragilité des liens humains infuse malgré tout cet univers. Quel bonheur attendre d’amours humaines marquées par la faute et le repentir, mais plus encore par le caractère nécessairement transitoire des choses de ce monde ? Si par miracle deux êtres s’aiment mutuellement avec constance, la mort de l’un d’entre eux n’en viendra pas moins mettre un terme définitif à leur union.
Le pur amour, passivité active
18Aimer un être mortel et capricieux : peut-on imaginer forme d’affection plus différente de celle que les chrétiens du xviie siècle éprouvent pour leur Dieu, Être éternel et infiniment bon ? Les écrits des « nouveaux mystiques » témoignent pourtant de préoccupations qui s’apparentent à celles d’un Céladon, aimant sans rien attendre en retour.
19Certes, le dogme auquel ils adhèrent affirme que Dieu n’abandonne jamais le fidèle à son propre sort : le Christ est venu pour sauver les hommes, et non pour les désespérer. Les débats concernant la prédestination qui ont lieu autour de la Réforme, de la contre-réforme catholique, puis de la controverse janséniste, suscitent toutefois des réflexions inquiètes. Les Évangiles, déjà, insistaient sur le petit nombre de ceux qui échapperont aux peines infernales24. La doctrine de la prédestination débattue par les théologiens de leur temps ajoute à l’angoisse du salut exprimée par certains catholiques du xviie siècle : Dieu aurait-il choisi, avant même de considérer leurs mérites (ante praevisa merita), de les placer du côté des damnés ? « Quoi ! [s’exclame Jeanne Guyon,] perdre Dieu, et le perdre pour toujours sans espoir de le retrouver jamais ! quoi ! […] ne pouvoir plus aimer celui que l’on connaît si aimable25 ! »
20La conception du pur amour proposée par Jeanne Guyon et Fénelon répond à ces interrogations. Le parfait désintéressement constitue un remède pour le croyant qui traverse une période de sècheresse spirituelle26. Fénelon va plus loin que ses prédécesseurs en envisageant sa propre damnation. L’âme du croyant assailli par l’angoisse « expire sur la croix avec Jésus-Christ, en disant : Ô Dieu ! mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Dans cette impression involontaire de désespoir, elle fait le sacrifice absolu de son intérêt propre pour l’éternité27 ». Oublieuse de la promesse qui lui a été faite, l’âme consent à sa damnation si tant est qu’elle soit voulue par Dieu : voilà le miracle d’amour décrit par Fénelon, que ses adversaires théologiques, au premier titre Bossuet, voient plutôt comme une monstruosité. Dans l’état du pur amour, propose Fénelon sur un mode hypothétique, « on n’aime plus Dieu, ni pour le mérite, ni pour la perfection, ni pour le bonheur qu’on doit trouver en l’aimant. On l’aimerait autant, quand même par supposition impossible il devrait ignorer qu’on l’aime, ou qu’il voudrait rendre éternellement malheureux ceux qui l’auraient aimé28 ». Le fait de se voir condamné par Dieu aux peines de l’enfer n’est pas une raison suffisante pour cesser de l’aimer ; tout comme le bannissement qu’Astrée fait subir à Céladon ne diminue en rien l’affection qu’il lui porte.
21Cet amour, que Fénelon décrit comme « le plus haut degré de la perfection chrétienne », est dit pur, parce « qu’il est sans mélange d’aucun autre motif, que celui d’aimer uniquement en elle-même et pour elle-même la souveraine beauté de Dieu29 ». « Désintéressement », « sainte indifférence », « abandon », le vocabulaire utilisé pour le décrire est celui de la passivité, définie comme un état « exempt de toute activité ou inquiétude intéressée » :
L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de la grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer30.
22Chez Mme Guyon, l’âme engagée dans la « voie passive en foi31 » est comparée à un torrent qui « ne peut résister au plus puissant qui l’enlève » : « Il faut donc que cette pauvre âme se laisse mouvoir au gré de Dieu32 ». Elle se perd bientôt dans la mer, qui est sa destination et son salut.
23Cet état constitue le dernier degré d’une longue ascension, ou plutôt d’une dévalaison tumultueuse vers l’océan de quiétude, qui a été précédé de plusieurs autres. Dans un premier temps, explique Jeanne Guyon, « l’âme pratique toutes les vertus avec une force admirable33 ». Elle doit pourtant renoncer à celles-ci – comme à toutes choses – pour aller plus loin en sainteté, car tant qu’elle en est parée, l’âme s’aime elle-même. Il faut que, voyant sa propre laideur, elle se haïsse, jusqu’à ne plus pouvoir se supporter : « C’est alors qu’elle n’est rien ni devant Dieu, ni devant les créatures, ni devant elle-même34. » Dieu n’expose l’âme à la cruelle vérité de sa condition que pour mieux la consoler par la suite. Il « ne l’anéantit, que pour la transformer en lui35 ». N’est-ce pas là un amour analogue à celui de la pastorale, qui demande de « mourir en soy, pour revivre en autruy » ? À son dernier degré, cet amour est bel et bien « une mort parfaite », l’individu « ne voyant plus les choses que comme Dieu les voit36 ».
24Dans son Histoire littéraire du sentiment religieux,Henri Bremond présente l’appel à la quiétude comme une réaction à la popularité grandissante des spiritualités méthodiques37. À une époque où les exercices de saint Ignace sont très largement enseignés et pratiqués, des personnes dotées d’une sensibilité différente ont emprunté une voie opposée pour se rapprocher de Dieu. Elles ont cessé de s’efforcer, justement, parce qu’à trop vouloir on risque de ne plus se laisser atteindre. Aussi ce que Mme Guyon présente comme le Moyen court et très facile pour l’oraison est-il plutôt un moyen de se passer de méthode. Il enseigne l’art d’aller à l’essentiel en s’appuyant sur la capacité de l’âme à se tourner vers Dieu : « Le seul exercice [que la créature] doit faire avec la grâce, c’est de se faire effort pour se tourner et ramasser au-dedans. Après quoi il n’y a plus rien à faire que de demeurer tourné du côté de Dieu dans une adhérence continuelle38 ». Ce « il n’y a plus rien à faire », cible des détracteurs du quiétisme, promet un soulagement aux êtres lassés de vouloir à tort et à travers.
25En expliquant la vertu de simplicité, saint François de Sales a lui aussi suggéré, plus tôt dans le siècle, une pratique religieuse débarrassée de tout artifice : « La simplicité bannit de l’âme tant de soin et de sollicitude que plusieurs ont inutilement pour rechercher quantité d’exercices et de moyens pour pouvoir aimer Dieu[. Ceux-là] se tourmentent à trouver l’art d’aimer Dieu, et ne savent pas qu’il n’y en a point d’autre que de l’aimer39 ». Le pur amour fénelonien prolonge la simplicité salésienne : libéré de « tous les mouvements volontaires de la nature corrompue », il « se pratique avec paix et simplicité, sans inquiétude et sans âpreté contre soi-même, sans méthode40 ».
26Cette mort d’amour célébrée par les mystiques préserve néanmoins un aspect volontaire, comme celle que décrit la philosophie néoplatonicienne, et à sa suite L’Astrée. La volonté qui consent à limiter son pouvoir prend part à sa reddition. L’âme qui aime de toutes ses puissances agit de manière suréminente, puisque, comme l’écrivait d’Urfé, elle accomplit alors l’action qui lui est « propre » et « vraye ». À ces attributs, Fénelon eût-il pu ajouter, à la manière du romancier, « naturelle » ? Est-ce dans sa propre nature que l’âme trouve les ressources nécessaires pour aimer jusqu’au sacrifice d’elle-même ? Le pur amour n’est-il pas plutôt la conséquence d’une grâce surnaturelle ? Comme la volonté, dans l’ordre profane, transmue le plomb de la passion en or de la vertu lorsqu’elle choisit d’aimer, dans l’ordre sacré elle ajoute son libre consentement à l’acquiescement instantané de l’âme touchée par la souveraine bonté de Dieu.
27Le parallèle que dresse cette étude entre l’amour romanesque et l’amour mystique souffre d’une asymétrie : tandis que L’Astrée fait fond sur l’analogie entre amours sacré et profane, les écrits spirituels appellent à un dépassement des affections humaines. Fénelon n’a pas été tendre envers la vogue romanesque de son temps, dont il méprise les « héros bouffis et empesés », opposés à la « noble et véhémente simplicité41 » des Grecs et des Romains. Prenant parti dans la querelle des Anciens et des Modernes, sa Lettre à l’Académie dénonce la « mode du bel esprit [qui fait] mettre de l’amour partout », y compris dans la tragédie, qu’on ne conçoit plus « sans le secours de quelque intrigue galante42 ». Fénelon se méfie de la grandiloquence avec laquelle les Modernes célèbrent un « amour volage et déréglé qui fait tant de ravages43 ».
28L’archevêque de Cambrai conçoit pourtant un certain parallélisme entre l’amour humain et l’amour divin. Il en trouve une forme positive dans la « pure idée de l’amitié » qui fut celle des philosophes de l’Antiquité : « nous n’avons qu’à les lire pour être étonnés que des chrétiens ne veuillent pas qu’on puisse aimer Dieu par sa grâce, comme les païens ont cru qu’il fallait s’aimer les uns les autres pour mériter le nom d’amis44 ». Argument a fortiori : si les païens ont pu exiger autant de désintéressement d’une affection humaine, les chrétiens ne doivent-ils pas, à plus forte raison, en faire autant quand il s’agit d’aimer le Créateur de toutes choses ?
29Fénelon trouve par ailleurs une forme négative de ce même parallélisme dans l’amour que les poètes exaltent sans vergogne :
Celui qui aime ne veut, dans le transport de sa passion, qu’être aimé pour lui seul, que l’être au-dessus de tout et uniquement, que l’être en sorte que le monde entier lui soit sacrifié, que l’être en sorte qu’on s’oublie et qu’on se compte pour rien, afin d’être tout à lui ; telle est la jalousie forcenée et l’injustice extravagante des amours passionnés […]. Ce qui est en nous l’injustice la plus ridicule et la plus odieuse, est la souveraine justice en Dieu45.
30Que, dans un roman tel que L’Astrée, cette « tyrannie de l’amour-propre » s’inverse en une complète désappropriation de soi, comme l’a souligné son ami Ramsay, Fénelon ne l’a pas vu, ou n’a pas voulu l’exposer dans ses œuvres spirituelles. L’auteur des Aventures de Télémaque a néanmoins suggéré une réconciliation de l’amour et de la piété dans un cadre païen : son roman d’éducation laisse place, aux côtés de folles passions condamnées en raison de leur violence, à une affection paisible, fondée sur la vertu, et indissociable d’une union conjugale approuvée par l’autorité parentale.
31Si le discours mystique, qui enseigne la manière d’accueillir la grâce divine en se désappropriant de soi-même, ne peut proposer d’art d’aimer aussi normatif que celui du roman pastoral, il définit en revanche un art de se laisser aimer qui prépare à aimer en retour.
Passivité, mère de tous les vices
32Le caractère actif de la passivité amoureuse, ainsi que le caractère volontaire de la mort d’amour, ne mettent pas les propositions mystiques ou romanesques à l’abri de la critique. Du Dialogue des héros de roman aux Dialogues sur le quiétisme – deux ouvrages parus de manière posthume, le premier de Boileau, le second de La Bruyère –, on accuse nos auteurs d’avoir trop insisté sur l’amour aux dépens de la vertu. On prétend qu’ils ont détourné le sens de la dévotion ou de l’héroïsme. Même un romancier comme d’Urfé, qui prête parfois à ses bergers l’étoffe de chevaliers, ne trouve pas grâce aux yeux de Boileau. Le satiriste juge la morale de son roman « fort vitieuse, ne preschant que l’Amour et la mollesse46 », et lui reproche surtout d’avoir, par son talent, lancé la mode romanesque. Sous l’emprise de la galanterie, les héros deviennent des monomaniaques (Boileau rejoignant ainsi Fénelon dans sa critique de la tragédie moderne), inaptes à toute autre chose qu’à des puérilités amoureuses. On sent Boileau inquiet d’une aristocratie occupée à de telles futilités.
33De même, La Bruyère fait dans ses Dialogues le portrait de mystiques troublant l’ordre établi des familles et des paroisses. Négligeant leurs devoirs élémentaires sous prétexte de rechercher une oraison élevée « au-dessus de toute prière, de toute action sainte, & de tout exercice de Religion47 », ils suscitent le scandale. Ainsi du directeur quiétiste qui congratule la pénitente d’avoir « perdu la Messe » pour s’être rendue semblable au « limaçon, recourbé […] dans l’enveloppe de son intérieur48 ».
34Les œuvres qui font l’éloge d’un amour qui consume l’être tout entier suscitent la satire et la censure. Toutefois, nos auteurs se montrent eux-mêmes conscients des dérives provoquées par l’abus de leurs maximes. Ils soulèvent les problèmes d’un amour qui isole l’individu ou qui l’abrutit.
35Même le monde idyllique de la pastorale, au sein duquel l’oisiveté est la norme, désavoue la passivité extrême. Céladon et ses compagnons dans l’idéalisme amoureux ne sont pas laissés à eux-mêmes sur les rives du Lignon. Ils sont encadrés par une communauté : ses mœurs, ses institutions, sa hiérarchie. Le grand druide Adamas, détenant une forte autorité morale sur les bergers de la contrée, prend tout particulièrement soin de Céladon. Lorsqu’il apprend que le désespoir a poussé le jeune berger à vivre en ermite, il tente de le ramener parmi ses semblables.
36La passivité amoureuse dans laquelle Céladon se complaît détourne des devoirs humains. Adamas rappelle au jeune berger que les créatures ne s’appartiennent pas. Lui aussi, à titre individuel, doit des comptes à celui qui l’a mis en ce monde : « Vous estes nay, Celadon, à quelque chose de meilleur, vous, dis-je, que le grand Taramis a particulierement doué de la raison, ne serez-vous condamné par son infaillible jugement si à la necessité vous ne produisez les effects qu’il attend de vous49 ? » Le druide reproche au jeune homme de s’abandonner à des passions délétères : « sans soucy de vos troupeaux, de vos parens ny de vos amis, vous vivez comme un ours sauvage dans les antres escartez50 ». L’oisiveté n’est donc permise que si elle s’inscrit dans une existence équilibrée, réglée par une sociabilité pleinement assumée.
37Selon Adamas, il n’y a d’ailleurs pas d’opposition entre ces devoirs et l’appel de l’amour. Céladon doit d’abord retrouver son bon sens s’il veut bien aimer, c’est-à-dire aimer suivant les règles de l’art. Le grand druide rappelle au berger qu’Astrée ne saurait unir son destin à un être ayant renoncé à ce qui fait le privilège de l’humanité : la raison. L’ermitage amoureux de Céladon est propre à la contemplation, mais c’est à peu près tout. Il détourne le berger de tout le reste, y compris du service qu’un amant véritable doit à sa maîtresse. Il renonce ainsi à l’héroïsme amoureux sous ses formes les plus exemplaires. De surcroît, l’éloignement de Céladon met en danger l’amour même, qui ne s’approfondit que dans la réciprocité.
38L’amour des spiritualistes a ceci de commode qu’il surmonte tous les aléas de la fortune. Mais, ainsi que le laisse entendre Honoré d’Urfé, ne serait-il pas plus achevé s’il était partagé et vécu ? S’il concernait deux êtres de chair plutôt qu’une âme seule ? En ce sens, Céladon rend service à Astrée lorsqu’il lui permet de réparer l’offense qu’elle lui a faite en le condamnant sans appel. Car où pourrait-elle trouver un bonheur plus grand que dans l’affection du plus parfait des amants ? Sans compter qu’elle sera elle aussi, in fine, jugée par son Créateur sur l’amour qu’elle aura donné. L’amour pastoral réintègre donc le giron eudémoniste à mesure que les vertus passives qu’il présente s’assimilent à l’institution familiale ; il s’inscrit dès lors dans une plus vaste quête du bonheur. Dans la cinquième partie rédigée par Baro, L’Astrée se conclut sur la vision euphorique de mariages nombreux et de cœurs contents.
39Du côté de la mystique, une dynamique comparable s’établit entre les écrits de Mme Guyon et ceux, plus prudents, de Fénelon. L’Explication des maximes des saints sur la vie intérieure que donne au public l’archevêque de Cambrai vise à concilier leur spiritualité commune avec la doctrine ecclésiale. Le traité montre que le pur amour et l’oraison passive qui lui est associée ne sont pas contraires à l’obligation chrétienne « de conserver l’exercice de la foi, de l’espérance et de la charité, et d’en produire des actes comme de trois vertus distinguées51 ».
40Sur l’oraison passive plane une menace évidente. Si l’âme n’est pas guidée par le souci de son bonheur et de son salut, comme le veut l’image fénelonienne du globe sur un plan, pourquoi préférerait-elle la vertu au vice ? L’abandon à Dieu de son intérêt propre ne détourne pas la créature de l’activité vertueuse, répond Fénelon : « Comme l’indifférence est l’amour même, c’est un principe très réel et très positif […] qui nous fait vouloir ou désirer réellement toute volonté de Dieu qui nous est connue52 ». L’amour, répète Fénelon comme Honoré d’Urfé avant lui, est une activité. La passivité du désintéressement ne s’oppose donc pas à toute action, mais seulement à celles dictées par l’amour-propre. Parallèlement, dans l’univers pastoral, l’obéissance du berger envers sa maîtresse ne contrevient pas au service d’amour, ainsi qu’Adamas en persuade Céladon. L’amour pur permet la simplicité sans empêcher la vertu.
41Tandis que Mme Guyon décrit l’indifférence de l’âme dans son indétermination la plus trouble (« toute distinction d’actions est ôtée, les actions n’ayant plus de vertus propres, mais tout étant Dieu à cette âme, l’action la plus basse comme la plus relevée, pourvu qu’elle soit dans l’ordre de Dieu53 »), Fénelon se fait rassurant :
Cet amour désintéressé toujours inviolablement attaché à la loi écrite fait tous les mêmes actes et exerce toutes les mêmes vertus distinctes que l’amour intéressé, avec cette unique différence qu’il les exerce d’ordinaire d’une manière simple, paisible, et dégagée de tout motif de propre intérêt54.
42L’extérieur de l’être vivant intérieurement du pur amour n’est pas différent de celui des chrétiens célébrés pour leurs actions charitables. Les rectifications apportées par Fénelon mettent ainsi en garde contre l’apathie qu’on reproche aux pensées quiétistes. L’âme qui aime, en tant qu’elle aime, continue à vouloir et à agir.
43Il est ainsi possible de concevoir un art d’aimer orienté par l’idéal de passivité. La mystique et le roman pastoral, malgré l’altérité de leurs objets propres, partagent de ce point de vue une même conviction, cœur battant de la passivité amoureuse. L’amour, lorsqu’il devient vertu, comporte deux étapes : la première consiste en la renonciation à une partie de soi-même, la seconde en la communion permise par cette renonciation. Nos auteurs attribuent à la nature humaine la capacité à s’effacer pour laisser place à une vérité plus pleine. Ils rejettent implicitement les morales de l’autonomie individuelle ; l’être humain ne pouvant cheminer seul vers son propre bonheur.
44L’idéal de l’amour oblatif – à la fois de Dieu et des hommes – pousse son chant du cygne avec La Nouvelle Héloïse, roman dans lequel Rousseau convoque, tout en les mettant à distance, ses lectures exaltées de L’Astrée. D’amante passionnée, Julie devient une femme, une mère dévouée, mais aussi portée à la dévotion. Confessant son goût pour l’oraison passive, elle n’en condamne pas moins le quiétisme, qui détourne de la vertu active, et critique au passage les « rêveries » vaguement indécentes de Mme Guyon55. En donnant sa vie pour sauver son fils, puis en consacrant ses dernières heures à sa famille plutôt qu’au soin de son salut, elle consacre la primauté de l’amour de ses proches sur l’amour de l’« Être éternel », qui s’enfonce dans une abstraction fort commode56. Son parcours illustre ainsi le projet d’autonomisation du bonheur humain qui est celui de Rousseau et, plus généralement, de notre modernité.
45La grande vérité de Julie, pourtant, tient dans le secret de l’amour qu’elle continue de porter, jusque dans la mort, à son ancien amant ; ce dont se souviendra Honoré de Balzac en écrivant Le Lys dans la vallée. Proposant de même un accès privilégié à l’intériorité, nos auteurs sont attentifs aux phénomènes qui, bien qu’invisibles, contribuent à la sainteté ou à l’excellence humaine. Une grande partie des critiques auxquelles ils font face découle d’une association hâtive entre inaction apparente et désœuvrement, qu’ils cherchent à corriger en racontant les luttes intérieures des amants. Balzac a présenté son personnage d’amant de l’absolu, Louis Lambert, avide lecteur de Mme Guyon, comme un « homme qui transporta toute son action dans sa pensée comme d’autres placent toute leur vie dans l’action57 ». Il y a là un enseignement commun au quiétisme et à la pastorale : ils décrivent la vie intérieure comme le lieu d’une activité intense que l’extérieur laisse rarement deviner. L’amant séparé de sa maîtresse se trouve parfois aussi loin d’elle que le croyant de son Dieu, qui, pour créer le monde, s’en est retiré. Par le biais de l’imagination ou de la pure contemplation, ceux-ci s’approchent au plus près de l’être aimé, et prétendent parfois s’unir à lui. Rapportant ce phénomène invisible, chaque auteur nous demande de le croire sur parole. Un adepte de l’amour mystique tel que le chevalier Ramsay verra cependant dans les hautes aspirations de l’amour romanesque des promesses que Dieu seul peut satisfaire.
46L’expérience que rapporte le roman, pourtant, n’est jamais dissociée du monde commun. L’Astrée réinscrit la mystique amoureuse dans l’ordre social en l’accordant à ses préoccupations normatives. Si c’est en aimant l’autre plus que soi-même qu’on se met en état de trouver le bonheur auquel on avait par ailleurs renoncé, encore faut-il que cet autre soit digne d’amour. D’Urfé rend sensible la hiérarchie qui ordonne les affections. Son personnage de grand druide enseigne à mettre l’amour humain en perspective, et à lui redonner sa juste place.
47En exprimant toutes les nuances de la renonciation volontaire, nos auteurs présentent une vertu intimement liée à l’incomplétude de l’individu. Ils soulignent la force de l’humilité sans pourtant la rendre triomphante. Il n’est pas certain, en effet, que celui qui consent à se perdre gagne à tout coup et se sauve lui-même. Il a toutes les chances de rejoindre les perdants magnifiques qui hantent la littérature ; nouveau Louis Lambert plongeant « avec orgueil dans le néant pour y perdre les secrets de sa vie59 ». Ultimement, l’amant parfait renonce même à cet orgueil, son sacrifice ne lui permettant de conserver aucun amour-propre ; goûtant seulement la joie de contribuer, par son retrait, à faire advenir davantage de vérité dans le monde.
48La vérité, peut‑être ; car l’individu engagé sur la voie passive se trouve en danger de se perdre purement et simplement, sans que nul y gagne. Pastorale et mystique tracent la mince ligne qui sépare le dévouement de l’aliénation, la sainte indifférence de l’apathie. Elles invitent à chercher la juste mesure ; non pas dans l’amour, par nature illimité, mais dans la mise en œuvre de cet amour sans limites.
49Une littérature de l’abandon, bien qu’elle tempère ses propres excès, ne peut occuper qu’une place marginale dans l’espace public, consacré à l’activité. Elle compose néanmoins un imaginaire du sacrifice qui rayonne jusque dans la culture commune : qu’on se figure le berger aux rubans verts se jetant les bras croisés dans le Lignon, ou l’eau d’une âme agitée dévalant en cascade jusqu’à son incorporation dans une mer de plénitude. Nous trouvons dans le Céladon du désespoir amoureux, dans la Jeanne Guyon des Torrents, des modèles à ne pas suivre, à tout le moins pas jusque dans cette dissolution totale de leur être à laquelle ils consentent. Leurs vies à rebours témoignent pourtant d’une vérité qui demeurerait, si ce n’était d’eux, invisible. En donnant à lire le destin muet de ceux qui se perdent par amour, ces œuvres suggèrent que l’amour est ce qui sauve.