Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 16
Crises de lisibilité
Aude Volpilhac

Montaigne le « barbare » : la crise de la lisibilité des Essais au XVIIe siècle

1Que Montaigne soit difficile à lire n’est pas un phénomène récent : la première adaptation en français moderne des Essais date de 1648. On la doit au frère du chevalier de Méré, Plassac, fervent admirateur de son auteur, qui propose toutefois dans ses Lettres la réécriture du chapitre 51 du premier livre des Essais1. Au-delà de ce seul exemple, il est frappant d’observer combien, quelques décennies à peine après leur publication, l’on s’inquiète de la menace d’illisibilité qui pèse sur l’œuvre de Montaigne. Paradoxalement, au moment même où les Essais sont consacrés comme un chef-d’œuvre, l’on ne cesse d’affirmer qu’ils sont de moins en moins accessibles et qu’ils ne correspondent plus au bon goût de l’époque au point que Plassac en propose une réécriture pour « embellir 2» le chapitre choisi. Ce cas semble exemplaire de la rapidité avec laquelle un texte encourt le risque de l’illisibilité, mais également de la brutalité avec laquelle est énoncée la condamnation esthétique de l’œuvre alors même que les Essais sont désormais lus et reconnus. Car la crise de la lisibilité qui affecte l’œuvre de Montaigne au xviie siècle est d’abord d’ordre linguistique et ne peut se comprendre qu’en relation avec l’imposition de l'idéal puriste dont Malherbe est le chef de file. Surtout, elle cristallise un ensemble de critiques qui révèlent des changements idéologiques et moraux dont les incidences sur la définition de la littérature sont profondes. En effet, derrière l’accusation d’illisibilité linguistique et stylistique émerge un faisceau de critiques d’un autre ordre : si Montaigne est accusé d’être par trop éloigné des règles de la pureté de la langue, cela signifie qu’il manque également à celles de la civilité mondaine et de l’honnêteté. La « rudesse3 » des Essais désigne leur langue non encore polie par la délicatesse malherbienne mais aussi leur incivilité qui heurte désormais le lecteur honnête homme, soulevant alors la question de la frontière entre le public et le privé. L’enjeu est donc également moral : si Montaigne est susceptible de rebuter le lecteur, c’est en raison des débordements anecdotiques de la peinture intime du moi et de la profusion des détails concernant sa vie privée, jugés désormais impudiques et impubliables. Dans les décennies qui suivent la publication des Essais, Montaigne ne cesse d’être lu et admiré, mais le xviie siècle est sans doute le siècle qui réagit le plus mal à l’écriture des Essais : il laisse entendre, au sein de l’harmonie des louanges, de nombreuses voix discordantes que Montaigne lui-même avait déjà envisagées dans son œuvre.


*

I. Le paradoxe des Essais : l’illisibilité comme horizon imminent de l’œuvre

2Sans prétendre proposer une synthèse sur la théorisation de la réception et du lecteur des Essais élaborée par Montaigne dans son livre, nous voudrions montrer comment l’auteur intègre la question de l’illisibilité de son propre texte au sein de son œuvre. Ce thème prend en effet toute son ampleur au cours du livre III (alors que Montaigne a connaissance des premières réactions suscitées par ses deux premiers volumes), et plus particulièrement dans le chapitre 9 intitulé « De la vanité », dans lequel l’illisibilité des Essais devient un motif de la réflexion poétique de Montaigne sur les enjeux de la destination et de la communication littéraires et, partant, sur sa position d’auteur.

3L’éventuelle illisibilité des Essais est délibérément posée à l’horizon de l’œuvre d’abord en raison du choix concerté de la langue française au détriment de la langue latine. Montaigne avait ainsi envisagé son projet littéraire :

J’écris mon livre à peu d’hommes, et à peu d’années : Si ç’eût été une matière de durée, il l’eût fallu commettre à un langage plus ferme : Selon la variation continuelle, qui a suivi le nôtre jusques à cette heure, qui peut espérer que sa forme présente soit en usage, d’ici à cinquante ans. Il écoule tous les jours de nos mains : et depuis que je vis, s’est altéré de moitié. Nous disons, qu’il est asteure parfait. Autant en dit du sien chaque siècle4

4Si l’auteur, avec humilité, revendique ici comme destinataire privilégié un lecteur contemporain sans prétendre s’adresser orgueilleusement aux siècles à venir (le chapitre traite de la vanité, rappelons-le), il met surtout en lumière un profond sentiment de précarité de la langue. Le choix de la langue française, aux dépens du latin, s’explique en raison même de son instabilité, de ses faiblesses5, et, partant, correspond davantage au projet de peindre un moi lui-même mobile, instable et précaire. Privilégier la langue française est donc déterminé par un projet littéraire qui intègre son devenir illisible en faisant sereinement le deuil d’une postérité à long terme, la langue vernaculaire étant elle-même de l’ordre de la vanité, et du périssable. C’est ainsi qu’avec ironie, Montaigne se moque également de la vanité de ceux qui oublient que l’état présent de la langue n’est qu’un état passé en devenir. Il prophétise alors dans ce passage à la fois la réalité de la crise de lisibilité qui va traverser son œuvre exactement cinquante ans après sa publication ainsi que la relativité – et le ridicule – des normes linguistiques.

5Le temps et l’évolution historique de la langue ne constituent pas pour Montaigne une menace qui pèserait sur l’œuvre, sur sa signification et sa transmission ; ils sont bien au contraire envisagés avec sérénité, comme appartenant à l’ordre naturel de la langue : celle-ci, comme le corps, les États, « croule »6 et demeure soumise au cycle de la vie et de la mort. Il est donc vain de vouloir échapper à la loi de la nature. En prenant ainsi acte de la réalité physique, naturelle et donc périssable de la langue, Montaigne forge pour lui-même une leçon morale, car elle le contraint à une certaine forme d’humilité qui l’empêche de fantasmer une postérité dans laquelle il viendrait se mirer.

6Cependant, l’attitude de Montaigne à l’égard de ses destinataires est plus ambivalente qu’il n’y paraît au premier abord. Il revendique en effet « l’embrouillure7 » qui résulte, on le sait, de sa démarche philosophique, refusant l’ordre argumentatif et lui préférant une pratique du détour, une écriture du désordre et de la digression libre et vagabonde : ainsi s’introduit dans le texte une dimension spéculaire et réflexive qui a pour effet d’entraver les affirmations définitives. Si, ce faisant, Montaigne admet l’existence d’une certaine « obscurité8 » qu’il condamne comme un défaut mais qui lui appartient en propre et dont par conséquent il ne peut se défaire, ce nouveau langage requiert corollairement un lecteur idéalement attentif aux sinuosités de l’essai9. Montaigne envisage alors la part de responsabilité qui incombe au lecteur dans le processus de déchiffrement de son œuvre, affirmant ainsi que seul le mauvais lecteur, par manque de concentration, ne perçoit pas l’ordre caché sous l’apparent désordre : « C’est l’indiligent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi10 ». Toutefois, Montaigne laisse transparaître, derrière cette affirmation péremptoire, son inquiétude face à la rareté des « âmes réglées et fortes d’elles-mêmes11 », dont la lecture serait fondée sur de véritables affinités électives avec leur auteur, et, par conséquent, seules capables de bien le lire. Il faut donc distinguer, selon Montaigne, l’illisibilité qui dépend de nous (celle qui procède du lecteur incapable de fournir un véritable effort de compréhension) et l’illisibilité qui ne dépend pas de nous (relative à l’évolution naturelle de la langue)12.

7Cette distinction originelle se prolonge de différentes manières dès le xviie siècle. En effet, quelques années à peine après la publication des Essais, leur « première réception critique13 » élabore, dans le sillage de la réflexion métalittéraire de Montaigne, une topique sur cette menace d’illisibilité. On trouve fréquemment posée la question de la « confusion » ou de l’« obscurité » des Essais pour désigner principalement l’opacité du texte – l’« embrouillure », terme montaignien jugé sans doute déjà trop barbare, a cédé la place, au siècle suivant, à celui de « confusion ». Mais l’inintelligibilité ne suffit pas à qualifier les Essais d'illisibles : à ce reproche de confusion (laquelle se voit aussi contestée d’ailleurs, les partisans de Montaigne reprenant les arguments de l’auteur contre l’indiligent lecteur) s'ajoutent d'autres critiques qui énumèrent un faisceau de défauts d'ordre esthétique, accusés de nuire à la beauté du texte. En quelques décennies, la révolution malherbienne rend définitivement disgracieux certains « écarts » du style des Essais. Montaigne est-il encore lisible dans ces conditions, alors que l’œil est sans cesse arrêté par ces traits importuns ? La première moitié du xviie siècle constitue bien, à cet égard, un moment de crise et de transition alors même que s’élabore la doxa sur les Essais : c’est précisément quand il accède au rang d’auteur reconnu que Montaigne est paradoxalement répudié au nom de ce risque d’illisibilité. La question de la lisibilité se situe donc à la croisée d’une réflexion philosophique anticipée et thématisée par l’auteur lui-même dans son œuvre et d’une modification profonde de l’état de la langue à l’aube du xviie siècle.

II. Montaigne « mauvais grammairien et rhétoricien ». La menace d’illisibilité dans la première moitié du xviie siècle

8La diversité des défauts repérés et condamnés par les tenants du purisme se répartit schématiquement selon deux catégories héritées de la rhétorique antique : l’elocutio et la dispositio. Le manquement aux règles de la première caractérise chez les critiques de Montaigne tout ce qui menace la lisibilité du texte d’un point de vue linguistique et plus particulièrement lexical.

1. « Les défauts d’élocution »

9Plassac déplore ainsi leur effet désastreux sur ses contemporains : « J’ai regret qu’il ait si fort méprisé l’élocution, et que le peu de soin qu’il en a pris, le fasse lire avec moins de plaisir14 ». Schématiquement, il s’agit de quatre traits singuliers de l'écriture de Montaigne qui tendent à devenir, au cours de la première moitié du xviie siècle, des « défauts15 » fâcheux : les néologismes, les latinismes, les gasconismes et le sénéquisme. Les deux premiers (les reproches de « fabrique de nouveaux mots » et « d’usurpation du latin16 ») étaient critiqués du temps de Montaigne. En 1695, Marie de Gournay les défendait déjà dans la préface de son édition des Essais. Toutefois, ces deux accusations vont de proche en proche perdre de leur vigueur au profit d’un procès plus général des archaïsmes de la langue montaignienne, bien que la liberté d'invention et de « fabrication » de nouveaux mots soit progressivement considérée comme une licence, une pratique abusive de la langue : il est désormais inconcevable qu'un particulier prétende user de la langue comme si elle lui appartenait, alors qu’elle relève du bien public.

10La menace d’illisibilité serait due à la fois à un éloignement historique mais aussi géographique : Montaigne s’exprime dans une langue désuète qui s’éloigne par trop des usages de la Cour. De fait, les deux accusations d’archaïsme et de gasconisme vont souvent de pair. Plassac, pourtant grand lecteur de Montaigne, concède ainsi : « Il est vrai qu’en matière d’élocution il avait ses défauts, ceux de son siècle, et ceux de Périgord, son pays17 ». Chez Guez de Balzac également, qui consacre deux entretiens aux Essais, l’antagonisme entre le passé de l’écriture des Essais et le présent du modernisme littéraire se redouble de l’opposition entre la province et Paris. Le régionalisme linguistique de Montaigne apparaît désormais comme un écart irrecevable par rapport à l’usage établi depuis Malherbe :

[Montaigne] vivait sous le règne des Valois, et de plus il était gascon. Par conséquent il ne se peut pas que son langage ne se sente des vices de son siècle, et de son pays. […]
Je n’en veux pas dire davantage, et je sais bien que ce serait une espèce de miracle qu’un homme eût pu parler purement français, dans la barbarie du Quercy, et de Périgord. Un homme qui est assiégé des mauvais exemples, qui est éloigné du secours des bons, pourrait-il être assez fort, pour se défendre tout seul, contre un peuple tout entier ? Contre sa femme, contre ses parents, contre ses amis, qui sont autant d’ennemis du bon français ? Quelle difficulté serait-ce de garder parmi tant d’embûches, et tant de larrons, les saines opinions qu’on aurait apportées de la Cour ?
Mais d’ailleurs, lorsque Montaigne écrivait, la Cour était aussi indulgente, qu’elle est aujourd’hui rigoureuse. Sa délicatesse va jusqu’au dégoût, et jusqu’à la maladie. De la plupart des viandes qu’elle rejette, on en eût fait des festins sous le règne de Henri troisième. L’incomparable Malherbe n’était pas encore venu corriger et dégasconner la Cour, comme il disait ; faire des leçons aux princes, et aux princesses ; dire cela est bon, et cela ne l’est pas. On ne savait point qu’il y eût deux usages, dont l’un s’appelle le Beau. Il ne se parlait, ni de Vaugelas, ni de l’Académie18.

11Ces « vices », qui procèdent à la fois d’un état et d’une pratique obsolètes de la langue au point de mettre en péril la lecture de l’œuvre, font des Essais, au xviie siècle, l’instrument d’une prise de conscience de la dimension historique de la langue. Balzac a parfaitement saisi l’historicité du débat sur l’illisible montaignien, la révolution puriste engagée par Malherbe dessinant un avant et un après profondément distincts : si Montaigne menace de devenir illisible, la faute en incombe principalement à Malherbe. Le xviie siècle constitue bien un moment critique – vécu comme tel par les acteurs du procès – de l’histoire littéraire dans la réception des Essais dans la mesure où il interroge leur lisibilité en en pointant les limites, ou du moins les failles.

12Montaigne incarne ainsi un état révolu de la langue traité sur le mode comique dans une pièce de Saint-Évremond, La Comédie des Académistes. L’auteur y fait la satire du caractère désuet et démodé de la langue de Montaigne par l’intermédiaire du personnage de Marie de Gournay. L’on assiste ainsi à une dispute qui oppose cette dernière, caricaturée en vieille femme19 défendant de manière anachronique et ridicule l’usage des « vieux mots20 », aux académiciens Serisay, Boisrobert et Silhon qui doivent travailler à la « réformation de la langue ». Les termes obsolètes utilisés par la fille d’alliance de Montaigne sont repris ironiquement en mention par les académiciens et tournés en dérision. Pour désuets qu’ils soient, les mots de Marie de Gournay prolongent la pensée de Montaigne :

[Montaigne] n’aurait pas cuidé pouvoir tirer grand los
Du stérile labeur de réformer des mots.

13Cela n’empêche pas Serisay de conclure le débat sur cette maxime : « un mot vit aujourd’hui, qui périra demain21 ». Montaigne, on le voit, devient très rapidement (la pièce est vraisemblablement rédigée à la fin des années 1630) le représentant d’une langue dorénavant archaïque : il symbolise un état non seulement passé, mais dépassé de la langue française. Une langue passée de mode, et qui encourt alors le risque du ridicule : telle est bien ce qui menace de rendre illisible l’œuvre de Montaigne. Historiciser la langue des Essais revient donc à la disqualifier pour les puristes. Dans ces conditions, elle permet de définir une période « pré-malherbienne » de la langue française, pré-classique en matière de prose d'art. Un article du Dictionnaire de Furetière semble à ce titre significatif. À l’entrée « Loiser », l’auteur précise que ce terme était « encore en usage du temps de Montaigne22 », les Essais servant à délimiter une période révolue de l’histoire de la langue française.

14Enfin, si la comparaison avec le style de Sénèque est d’abord positive à la fin du xvie siècle, dans la mesure où elle permet de faire l’éloge d'un art de la brièveté fondé sur la vitalité, la vigueur et l'énergie, elle change rapidement de valeur pour désigner une écriture obscure, elliptique, retorse et, par conséquent, difficile à suivre. Jean-Pierre Camus, le futur évêque de Belley, dans une lettre fictive de ses Diversités, énumère les qualités et les défauts des Essais avant d’établir ce qu’il convient d’imiter ou d’éviter. Évoquant le sénéquisme montaignien dont il vante l’énergie, il s’inquiète néanmoins du péril dont ce type de syntaxe menace l’intelligibilité du texte et concède que « la brièveté porte une obscurité infaillible en croupe23 ». Pour Camus, il est bien une illisibilité potentielle, virtuelle des Essais, qui peuvent s'avérer illisibles (c'est-à-dire incompréhensibles) pour un mauvais lecteur. Camus affirme ainsi : « Lisez-le [Montaigne] un peu à quelque ignorant, il l'entendra environ comme le bas Breton », avant de rectifier : « Que dis-je aux ignorants, je tiens qu'un homme pour habile qu'il soit, n'y saurait mordre à tout plein, à la première lecture, il y faut de l'attention, et de la subtilité pour le pénétrer24. » L’argument, on l’a vu, était déjà formulé par Montaigne. Il n’en demeure pas moins que le sénéquisme se voit désormais condamné au nom d’un idéal de pureté et de clarté.

15Mais la condamnation est loin d’être totale : si l’écart par rapport à la norme linguistique désormais en usage rend la lecture des Essais désagréable, elle n’est pas pour autant rédhibitoire dans la mesure où la rudesse de la langue de Montaigne ne rend toutefois pas inaccessible sa valeur esthétique : « Il faut avouer avec tout cela que son âme était éloquente ; qu’elle se faisait entendre par des expressions courageuses ; que dans son style il y a des grâces et des beautés au-dessus de la portée de son siècle25. » Tempérant la rigidité excessive des modernistes, Balzac défend ainsi l’auteur des Essais en soulignant la distance qui sépare la langue du style de Montaigne, reprochant aux puristes de devenir aveugles aux beautés montaigniennes par intransigeance et affectation. D’autre part, la question du sénéquisme de Montaigne relève également d’une réflexion sur l’organisation du discours.

2. La dispositio : la question de l’unité du texte

16La seconde série de griefs formulés à l’encontre de l’écriture des Essais concerne tout ce qui nuit à l’ordre d’exposition des idées et désigne plus précisément les citations latines, les titres et la pratique de la digression. Les premières sont traduites par Marie de Gournay dès 1635, à la demande des éditeurs qui s’inquiètent de la menace d’illisibilité qu’elles font peser sur le texte. Naudé lui-même, qui pratique également la citation en langue étrangère, constate que « beaucoup de personnes se rebutent à cause du grand nombre de citations latines26 ». De même, les titres sont accusés de ne pas correspondre au contenu et d’abuser le lecteur. Ce reproche devient un lieu commun critique du xviie siècle, comme le confirme l’entrée « Titre » du Dictionnaire de Furetière : « Montaigne traite toujours de toute autre chose que de ce qui est contenu dans son titre27 ». Surtout, ce sont le désordre et le manque de cohérence qui sont principalement stigmatisés au nom de l’intelligibilité. Celle-ci est déjà évoquée dès 1695 par Marie de Gournay qui défend son « père » de l'accusation d'obscurité en soutenant que les Essais ne sont pas « un ouvrage pour les novices » : « Ce n'est pas le rudiment des apprentifs, mais l'Alcoran des maîtres, la quintessence de la philosophie28 ». Elle rappelle ainsi que les Essais sont un livre exigeant, élitiste, dans la mesure où il requiert un lecteur de qualité, érudit et persévérant mais que, partant, il court le risque d’être abandonné. Marie de Gournay ne nie pas que la relation qui unit le livre au lecteur puisse être mise à mal par la complexité de son propos ; elle souligne en revanche que ce péril est inhérent au texte, et non relatif aux effets de mode linguistique. La résistance de l’œuvre est le signe de sa valeur, et c’est d’elle que peut naître, contre toute attente, un lien privilégié avec son lecteur. Rapporter les difficultés de déchiffrement à l’intention de l’auteur et à l’essence du texte doit permettre, à ses yeux, de sauver les Essais du jugement d’illisibilité.

17La question de l'inintelligibilité est également renouvelée avec plus d’intensité au nom des nouvelles normes classiques d'ordre et de clarté au point que la « confusion » des discours est présentée comme un lieu commun par Charles Sorel dans le chapitre de La Bibliothèque française qu’il consacre aux Essais29. L’écriture montaignienne heurte désormais le nouvel idéal classique d’unité et de cohérence par son manque de « liaison30 » et de logique. Balzac, filant la métaphore corporelle, déplore ce morcellement du discours :

Nous demeurâmes d’accord, que l’auteur, qui veut imiter Sénèque, commence partout et finit partout. Son discours n’est pas un corps entier : c’est un corps en pièces ; ce sont des membres coupés ; et quoique les parties soient proches les unes des autres, elles ne laissent pas d’être séparées. Non seulement il n’y a point de nerfs qui les joignent ; il n’y a pas même de cordes, ou d’aiguillettes, qui les attachent ensemble, tant cet auteur est ennemi de toutes sortes de liaisons, soit de la nature, soit de l’art31.

18Huet, pour sa part, va jusqu’à qualifier les Essais de « véritables Montaniana, c’est-à-dire un recueil des pensées de Montaigne, sans ordre et sans liaison32 », interrogeant ainsi le genre même de l’essai. La réécriture que propose Plassac du chapitre des Essais est à cet égard éclairante : il allège considérablement le corps du texte en simplifiant la syntaxe selon les critères de la nouvelle prose d’art33. À la fin du siècle, le rejet de la démarche erratique de l'essai se manifeste aussi pour des raisons philosophiques, la méthode cartésienne d’exposition des idées rendant caduque la démarche montaignienne.

19Cependant, encore une fois, l’absence de logique et de cohésion argumentative ne signifie pas échec esthétique ou rhétorique : au contraire, nombreux sont ceux qui s’accordent pour dire que « l’irrégularité heureuse34 » est au principe de la beauté des Essais. De même, Pascal, qui entretient un rapport ambivalent à Montaigne, évoque de manière elliptique la « confusion » montaignienne, mais de manière positive, pour l’opposer aux « divisions de Charron, qui attristent et ennuient », car l’auteur des Essais « avait bien senti le défaut d’une droite méthode, qu’il l’évitait en sautant de sujet en sujet, qu’il cherchait le bon air35 ».

20Mais la plupart de ceux qui admettent les qualités esthétiques de Montaigne sont également ceux qui, le siècle avançant, le condamnent bien davantage pour des raisons morales et religieuses. Ce débat sur les Essais enrichit d’une dimension éthique la définition de la littérature, et impose à toute personne qui s’exprime à ce sujet de prendre parti pour ou contre eux. Afin de guider le lecteur et de l’aider à se forger une opinion, Sorel entreprend, dans le chapitre qu’il leur consacre dans La Bibliothèque française, de mettre un terme définitif à cette polémique :

Puisque cet ouvrage a tant de cours, et qu’on rencontre souvent l’occasion d’en parler, et que même on peut être en balance si on en doit faire la lecture, il est bon de découvrir le bien et le mal qu’on lui attribue36.

21En quelques décennies à peine, l’on est passé insensiblement d’une acception linguistique à une acception morale de la notion de lisibilité.

III. La « rudesse »37 des Essais : imbrication des normes linguistiques et morales

22L’accusation de « rudesse » constitue l’un des lieux communs critiques de la réception des Essais au xviie siècle38. Toutefois, se superpose à l'acception linguistique une norme sociale désignant tout ce qui est mal dégrossi par l’usage poli de la Cour – le terme fonctionnant à cet égard comme un antonyme de « pureté » et de « raffinement ». Plassac déplore ainsi chez Montaigne « sa façon brusque, et peu cultivée39 », tandis que, le siècle avançant, le public est de plus en plus heurté par ce que l’on considère désormais comme les dérives et les excès de la peinture de soi, désormais inadmissibles. Les reproches d’ordre linguistique cèdent la place à un réquisitoire moral. Le thème de la vanité montaignienne, pivot de la réception critique des Essais au xviie siècle, tout en trouvant ses partisans et ses critiques, ménage de manière essentielle la crise de lisibilité. L’amour-propre, clé herméneutique de l’analyse anthropologique des moralistes, est accusé d’être à l’origine du projet littéraire de Montaigne et se voit débusqué partout40 : les Essais sont alors disqualifiés en raison du péché d’orgueil de leur auteur, comme l’affirme Malebranche :

Si c’est un défaut de parler souvent de soi, c’est une effronterie, ou plutôt une espèce de folie que de se louer à tous moments, comme fait Montaigne : car ce n’est pas seulement pécher contre l’humilité chrétienne, mais c’est encore choquer la raison. 
Les hommes sont faits pour vivre ensemble, et pour former des corps et des sociétés civiles. Mais il faut remarquer, que tous les particuliers qui composent les sociétés, ne veulent pas qu’on les regarde comme la dernière partie du corps duquel ils sont. Ainsi ceux qui se louent se mettant au-dessus des autres, les regardant comme les dernières parties de leur société, et se considérant eux-mêmes comme les principales et les plus honorables : ils se rendent nécessairement odieux à tout le monde, au lieu de se faire aimer et de se faire estimer41.

23Mais ce que Malebranche évoque comme une évidence ne coïncide pas avec la réalité des pratiques : ce qui ne devrait pas être lu au nom des lois de la religion, de la morale, de la raison et de la société, est de fait largement fréquenté.

24Si les moralistes condamnent l’amour-propre de Montaigne, c’est aussi l’absence de pudeur qui choque dorénavant le lecteur. En effet, les détails de la vie privée, les anecdotes intimes, encore plus présentes dans le livre III (qui concerne les goûts et les humeurs de Montaigne, sa sexualité, son corps, et plus encore son corps qui se délabre, etc.), sont vigoureusement blâmés par les moralistes. Plus généralement, ce que Huet qualifie de « fadaises domestiques42 » heurte les normes de l'honnêteté mondaine, de l'urbanité et de la galanterie43. Aussi pourrait-on dire que le jugement d’illisibilité touche ici davantage l’homme Montaigne (la figure de l’auteur telle qu’elle transparaît dans l’œuvre) que le texte (sa transmission et son déchiffrement). C’est désormais la dimension autobiographique, en son versant anecdotique, qui met en péril le lien de l’auteur à son lecteur. L’excès de transparence auctoriale, de manière inattendue, nuit à la qualité de cette relation. Émerge alors un enjeu essentiel de la littérature et de ses frontières, toujours mobiles : que peut publier de lui-même un particulier ? Où doit-il s’arrêter ? Pour Huet, la limite a été franchie par Montaigne :

Mais cette liberté, qui a son utilité, quand elle a ses bornes, devient dangereuse, quand elle dégénère en licence. Telle est celle de Montaigne, qui s’est cru permis de se mettre au-dessus des lois, de la modestie, et de la pudeur. Il faut respecter le public, quand on se mêle de lui parler, comme on fait quand on s’érige en auteur44.

25La liberté pervertie en licence : c’est bien là que se noue la crise de la lisibilité des Essais au xviie siècle au regard des nouvelles normes sociales et morales de l’honnêteté mondaine. Montaigne, dans ces conditions, peut susciter au mieux l’agacement, au pire le malaise du lecteur, gêné de se trouver face à une intimité qu'il préférerait ne pas voir. Néanmoins, à l’instar de Balzac, les partisans de Montaigne défendent son naturel :

Aux autres lieux de son livre je suis tout à fait pour sa liberté. Ce qu’il dit de ses inclinations, de tout le détail de sa vie privée, est très agréable. Je suis bien aise de connaître ceux que j’estime, et, s’il y a moyen, de les connaître tous entiers, et dans la pureté de leur naturel. Je veux les voir, s’il est possible, dans leurs plus particulières et leurs plus secrètes actions. Il m’a donc fait grand plaisir de me faire son histoire domestique45.

26Il ne cesse de se trouver en effet a contrariodes lecteurs dont le plaisir repose justement sur cette relation d’intimité qu’instaure Montaigne et qui, tout honnêtes soient-ils, font fi de sa prétendue impudeur. La marquise de Sévigné affirme : « Ah, l’aimable homme ! qu’il est de bonne compagnie ! C’est mon ancien ami, mais à force d’être ancien, il m’est nouveau46 ». Bien loin de nuire à l’agrément du lecteur, la franchise indécente de l’auteur est la condition nécessaire d’un véritable commerce entre eux. On le voit, le hiatus est béant entre le discours moral qui assure que Montaigne ne doit pas être lu et le plaisir de le lire.

27De surcroît, la présence de « mots lascifs », selon l’expression de Pascal47, fait des Essais un livre impudique qu’il ne faut pas mettre inconsidérément entre les mains de tout le monde48. Cette censure suggère alors le danger que représente la lecture de Montaigne pour les esprits les moins aguerris, à la fois en raison des excès de l’amour-propre, de la licence, mais aussi parce qu’il est accusé de véhiculer des thèses sceptiques et athées. À ce titre, pour les plus rigoristes, il faudrait même interdire la lecture de Montaigne, les lecteurs pouvant en faire un mauvais usage. Tel est le paradoxe de la réception des Essais au xviie siècle : au moment où Montaigne est désormais entre les mains de tout le monde, on prétend qu’il ne doit pas être lu, et on s’évertue – vainement – à en interdire la lecture49. Ces accusateurs mesurent parfaitement combien le sentiment de répulsion que peut éprouver le lecteur va de pair avec une véritable attirance. Et, contre toute attente, ceux qui condamnent avec beaucoup de virulence Montaigne sont également ceux qui, à l’instar de Pascal, ne cessent de le lire et de dialoguer avec lui.


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28Montaigne devient ainsi, dès le xviie siècle, le représentant d'un état obsolète de la langue et se voit congédié au moment même où il accède pourtant au rang de « classique50 ». Camus, passant de 1610 à 1630 de l’admiration sans réserve à la réprobation, incarne, pourrait-on dire, la relation ambivalente que nourrit le xviie siècle à l’égard des Essais. Si l’auteur des Diversités commence par voir dans Montaigne un écrivain inimitable, il finit par condamner celui qu’il qualifie de « contagieuse sirène51 » pour avoir défiguré son propre style de « termes farouches, barbares, étranges52 ». Mais c’est surtout le « sot projet de se peindre53 », et plus encore de décrire les détails insignifiants d’un particulier qui risque de déplaire au lecteur honnête homme. Pourtant, ce n’est sans doute pas le fait du hasard que Plassac ait choisi le chapitre intitulé « De la vanité des paroles » pour « s’essayer » à la réécriture de Montaigne. Il s’agit bien de suggérer également que la crise de la lisibilité qui affecte l’auteur des Essais au xviie siècle n’est que passagère, et que cette entreprise de traduction, qui ne travaille que la surface de la langue, ne modifiera en rien la lisibilité profonde de l’œuvre. La réception de Montaigne au xviie siècle constitue bien, in fine, un moment clé de l’histoire littéraire qui exacerbe la tension entre le lisible et l’illisible à la croisée d’enjeux simultanément littéraires, linguistiques et moraux, montrant ainsi combien la frontière qui sépare le lisible et l’illisible est toujours mobile.