Du théâtralisé au théâtralisable : le cas du handicap mental
1Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons au handicap mental dans sa réalité la plus effective, à savoir via la présence au plateau non de comédien·ne·s valides incarnant des personnages souffrant d’une déficience, mais de ces personnes elles-mêmes1, quel que soit l’éventuel rôle qu’elles incarnent, si elle en incarnent un. Ainsi défini, le handicap mental semble de prime abord appartenir au champ du « non théâtralisable », et ce pour un ensemble de raisons variées et complémentaires. Le handicap serait l’un des tabous les plus prégnants de nos sociétés contemporaines. Dans le programme de son spectacle Disabled Theater, mettant en scène onze comédien·ne·s en situation de handicap mental jouant leur propre rôle, Jérôme Bel affirme que
le handicap est toujours un problème pour la majorité des gens. La relation au handicap est une des choses les plus impensées de notre époque […]. Nous sommes très mal à l’aise avec cela, car nous tous n’y avons que très peu travaillé, réfléchi2.
2À ces raisons d’ordre moral s’ajoutent des justifications psychopathologiques (les personnes en situation de handicap mental seraient incapables d’apprendre un texte, de le retenir puis de le restituer), voire éthiques (comment s’assurer que c’est de leur plein gré que les personnes en situation de handicap mental montent sur scène et qu’elles sont parfaitement conscientes de ce qu’elles y font ?). Citée par Bruno Tackels dans l’ouvrage qu’il consacre à Pippo Delbono, la dépêche de l’Agence Française de Presse du 19 juillet 2002, consacrée aux trois premiers spectacles que le metteur en scène italien présente en France, cristallise les principaux enjeux liés à la théâtralisation du handicap :
Pippo Delbono et ses handicapés au Festival d’Avignon : entre générosité et démagogie — AVIGNON (Vaucluse), 19 juillet (AFP) — La compagnie d’handicapés rescapés de la misère psychiatrique et de l’abandon, constituée par l’homme de théâtre italien Pippo Delbono, fait, depuis le 8 juillet, au 56e Festival d’Avignon, courir le public aux représentations de la trilogie proposée par ces Italiens. À l’affiche successivement jusqu’au 25 juillet dans la cour d’une école de la banlieue d’Avignon, chacun des trois spectacles, dont le monsieur Loyal est Pippo Delbono, micro en main, s’exprimant moitié en italien, moitié en français : Il Silenzio, Guerra et, à venir à partir du 21 juillet, La Rabbia. Il est difficile de rester indifférent aux efforts de ces interprètes pathétiques aux corps abîmés qui, pendant une bonne heure, s’efforcent de donner vie à une pantomime. Sans doute, y a-t-il de la générosité dans la démarche de Pippo Delbono qui offre une possibilité de s’exprimer à ces hommes et ces femmes laissés sur le bord de la route. Mais ce théâtre maladroit à la limite du patronage, a-t-il sa place dans un festival d’art qui, par ailleurs, affiche dans le domaine du spectacle des créations sophistiquées, aux recherches davantage d’ordre esthétique3 ?
3La présence en scène, au sein d’une compagnie théâtrale professionnelle, d’un homme microcéphale sourd-muet (Vincenzo Cannavacciulo, dit Bobó) et d’un jeune homme trisomique (Gianluca Ballaré) choque un certain nombre de spectateurs. Le reproche adressé à Pippo Delbono est moins de travailler avec des personnes en situation de handicap mental, que d’oser présenter le résultat de ce travail au Festival d’Avignon. Tout se passe comme si leur simple présence au plateau annulait automatiquement la valeur esthétique du spectacle produit, au profit d’une valeur sociale dont le public avignonnais n’aurait que faire. Pour les auteurs de cette brève — relayant sans doute l’opinion d’une grande partie du public — le handicap serait éventuellement théâtralisable dans le cadre d’une pratique amateur ou thérapeutique, mais certainement pas dans le cadre d’une pratique professionnelle.
Théâtre et handicap
4Une telle réaction s’explique en partie par l’histoire des liens entre ce qui est devenu le « théâtre » d’une part, et le « handicap mental » de l’autre. L’Histoire de la folie à l’âge classique fait mention d’une théâtralisation de la folie spécifique au xviie siècle. Dans les nouveaux lieux d’internement répressif mis en place à l’époque de ce que Michel Foucault nomme « le grand renfermement», les formes extrêmes de folie étaient offertes en spectacle aux bourgeois, afin de les divertir : ce sont les« spectacles des grands insensés » de Bicêtre4.Dans le cas de formes plus légères, la représentation théâtrale pouvait être envisagée comme un moyen de guérison : dans les lieux traditionnels d’assistance, tel l’Hôtel Dieu, des troupes de théâtre venaient jouer des spectacles au chevet de certains mélancoliques, espérant ainsi les ramener à la raison5. Alors que coexistent, au xviiie siècle, une spectacularisation de la folie et une utilisation thérapeutique du théâtre, la première s’efface peu à peu au profit de la seconde. Aux xixe et xxe siècles, les anormalités — physiques ou comportementales — sont progressivement accaparées par le regard médical. Les badauds ne vont plus voir ni les « fous furieux » ou « grands insensés » dans leurs cellules à l’asile, ni les nains, géants, siamois·e·s, femmes à barbe et autres freaks dans les entresorts forains6. Parallèlement à ce phénomène d’invisibilisation de l’anormalité, ceux qui deviennent progressivement des « patients » de structures psychiatriques ne se contentent plus d’assister à des spectacles joués à leur intention, mais participent à des ateliers de pratique théâtrale faisant partie intégrante d’un protocole de soin. Des séances de psychodrame — branche spécifique de l’art thérapie — sont ainsi décrites par Erving Goffman dans Asiles, publié en 19617. Il a toutefois fallu attendre la fin du xxe siècle pour que certaines productions théâtrales de personnes en situation de handicap mental ou psychique commencent à sortir du milieu médico-sanitaire, puis le début du xxie siècle pour que celles-ci se diffusent de plus en plus largement au sein du réseau artistique professionnel.
5L’histoire de l’Atelier Catalyse est à cet égard extrêmement significative.Lors de sa création en 1984, il était un atelier de théâtre amateur, animé par Madeleine Louarn — alors éducatrice spécialisée du Centre d’Aide par le Travail (CAT8) des Genêts d’Or — et était destiné aux ouvriers de ce CAT. En septembre 1994, Madeleine Louarn quitte les Genêts d’Or et fonde sa propre structure, le théâtre de l’Entresort, pour pouvoir embaucher les comédiens qui participaient à l’atelier.L’Atelier Catalyse passe ainsi d’un statut amateur à un statut professionnel. Depuis vingt ans, leurs spectacles sont de plus en plus visibles sur la scène théâtrale française : Alice ou le monde des merveilles et Les Oiseaux ont été programmés au festival d’Automne en 2008 et en 2012, tandis que Ludwig, un roi sur la lune a été programmé lors de la dernière édition du Festival d’Avignon. L’Atelier Catalyse est un exemple emblématique d’un mouvement plus large de « théâtralisation » du handicap mental au sein du réseau artistique professionnel français. Les productions de la Compagnie de l’Oiseau Mouche, de la Compagnie Delbono, ou encore du Theater HORA, qui bénéficient toutes, en France et/ou à l’étranger, d’une forte reconnaissance institutionnelle, y participent également9.
6Ce n’est sans doute pas un hasard si les premières compagnies professionnellescomposées de comédiens en situation de handicap mental se constituent et commencent à se produire au moment même où Hans-Thies Lehmann, une quarantaine d’années après que Peter Szondi a analysé la crise du « drame absolu » amorcée depuis les années 1880-189010, conceptualise la notion de « théâtre postdramatique11 ». Dans cet article, nous aimerions développer l’hypothèse selon laquelle c’est autant (voire davantage) l’évolution de nos attentes à l’égard du théâtre que celle de notre regard sur la déficience qui a permis au handicap d’être théâtralisé non plus exclusivement dans le milieu médico-social, mais également dans le milieu proprement artistique. Le handicap mental n’est théâtralisable qu’à la condition sine qua non d’un changement de paradigme, c’est-à-dire d’un abandon de la forme « absolue » du drame au profit d’un recours à certains outils, notamment mis en place par le postdramatique.
7Nous abordons la question de la « théâtralisation » du handicap mental à travers une analyse du jeu des comédien·ne·s de l’Atelier Catalyse et de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche. Dans un premier temps nous montrerons que, pour être incompatible avec la théâtralité majoritairement en cours avant la fin du xixe siècle, analysée par le théoricien du drame P. Szondi, la spécificité de la présence au plateau de ces comédien·ne·s répond en revanche, par exemple, aux attentes formulées par l’auteur et metteur en scène Valère Novarina dans son Théâtre des paroles12. Forts de ces remarques préliminaires, nous analyserons Sortir du corps et Les Oiseaux, spectacles respectivement mis en scène par Cédric Orain et par Madeleine Louarn, en insistant sur la nécessité de changer d’horizon d’attente — c’est-à-dire de sortir d’un paradigme strictement « dramatique » — pour percevoir la pertinence de ces propositions.
La réalité du handicap : un écran entre le comédien et son rôle
8Dès le premier chapitre de sa Théorie du drame moderne, P. Szondi consacre quelques lignes à la question du jeu de l’acteur :
Dans le drame, l’art du comédien tend lui aussi vers ce caractère absolu. La relation entre le comédien et le rôle ne doit en aucun cas être visible, il faut au contraire que le comédien et le personnage du drame s’unissent pour former un être humain dramatique13.
9Or, contrairement aux comédien·ne·s dit·e·s « valides », la majorité des comédien·ne·s en situation de handicap mental ont des difficultés de (dé)placement dans l’espace et/ou de prononciation de leur texte : il est rare que leurs mouvements et que leur diction soient parfaitement fluides. À propos de son travail avec les comédiens de l’Atelier Catalyse, Madeleine Louarn parle ainsi de « l’imperfection même du jeu, [de] l’aspect râpeux de leur présence, [et de] l’incertitude de la faible mémoire14 ». Ces stigmates du handicap empêchent une identification parfaite entre le comédien et le rôle qu’il s’agit d’incarner : l’acteur point toujours derrière le personnage. Le handicap mental tend à introduire sur scène un « effet de réel » qui vient perturber le caractère absolu du drame.
10Le fait de voir sur le plateau un·e comédien·ne dont le handicap n’est pas de l’ordre de la fiction mais bien de la réalité brouille le clivage réel-fiction défini par Josette Féral comme essentiel à l’émergence d’une représentation théâtrale :
En effet, chaque événement en représentation est inscrit à la fois dans la réalité (par la matérialité des corps ou celle des objets toujours présente, par celle aussi de l’action en train de se dérouler) et dans la fiction (les actions et les événements simulés renvoient sinon à une fiction du moins à une illusion)15.
11Dans le cas de comédien·ne·s en situation de handicap, la matérialité des corps est tellement forte (certains handicaps mentaux sont associés à d’importants stigmates physiques) et l’action en train de se dérouler — le jeu — fait parfois l’objet d’une telle concentration (pour se souvenir d’un texte ou de se déplacer au bon endroit sur le plateau) que le caractère fictif de ce qui est représenté peut passer au second plan. Le réel prend alors le pas sur la fiction, la présentation sur la représentation, l’espace scénique sur l’espace dramatique.
Du dramatique au métaphysique
12Dans le chapitre « Pour Louis de Funès » de Théâtre des paroles, V. Novarina décrit ce qui lui semble être la spécificité de son jeu :
Louis de Funès ne tenait dans aucun [rôle]. Quel que soit le rôle, c’était toujours quelqu’un qui voulait faire autre chose à l’intérieur d’un corps qui apparaissait. Il ne venait jamais se montrer et démontrer — que l’argent est noir, les chiens dangereux, le peuple trompé, Œdipe aveugle, tout le monde coupable — mais avançait toujours à l’intérieur d’un rôle plus loin jusqu’à briser le personnage par tous côtés comme un condamné à interpréter l’homme et qui voudrait s’en défaire, pour entrer en solitude, publiquement, devant tous, sans musique16.
13Avant d’être un acteur réputé pour ses mimiques drolatiques et outrancières contribuant grandement aux succès des films dans lesquels il jouait, Louis de Funès était comédien. Novarina appréciait sa façon de ne pas totalement incarner le personnage qu’il interprétait mais de subtilement montrer le rôle comme tel. Autrement dit, il louait sa capacité à faire sortir, par son jeu, la représentation théâtrale du cadre du drame absolu. V. Novarina ne dit pas de Louis de Funès qu’il était incapable d’incarner correctement les rôles qui lui étaient confiés, mais qu’il les excédait. Le fait que le décalage entre les personnages et les comédiens de l’Atelier Catalyse ou de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche soit lié au handicap mental de ces derniers doit-il pour autant nous inciter à l’analyser comme un défaut ou une faiblesse ? La remarque de V. Novarina à propos de Louis de Funès n’encourage-t-elle pas à apprécier la capacité des comédien·ne·s en situation de handicap à mettre à mal le caractère absolu du drame et le principe d’illusion mimétique sur lequel repose le théâtre depuis la Renaissance redécouvrant Aristote17 ? Il suffirait ainsi de changer le paradigme de ce que Christian Biet et Christophe Triau appellent, pour ne pas employer le trop connoté terme de représentation, la « séance de théâtre18 » pour que quelqu’un qui aurait pu être considéré comme un mauvais acteur devienne un bon comédien.
14V. Novarina est sensible dans le jeu de Louis Funès à la distance subtile toujours entretenue avec le personnage, dans la mesure où il envisage le théâtre non comme une représentation mimétique mais comme une expérience métaphysique, définie comme la science de l’être :
L’acteur n’est pas un créateur fier de sa progénition, mais un négateur profond. L’acteur-né est par profession négateur profond. En pleins feux, il joue plongé dans la vraie nuit incompréhensible et montre à l’homme que sa présence ici est incompréhensible. Car il est venu troubler l’espace, parler les mots où fallait pas, déranger les pierres taciturnes, renverser l’ordre muet des choses toutes seules, inverser les natures, énumérer tout à l’envers, conduire l’espace en nullité. Il n’y a qu’au théâtre qu’on peut voir ça, que l’homme n’est pas un qui est, mais un qui est venu réveiller l’être19.
15Afin de donner à voir et à entendre cette expérience métaphysique, V. Novarina mène une véritable recherche linguistique, entendue comme un travail sur les mots — voire sur la substance même du verbe. Chez lui, la langue n’est plus seulement un moyen de communication entre les hommes, mais est avant tout constitutive de chaque être humain. « La langue n’est pas ton instrument, ton outil, mais ta matière, la matière même dont tu es fait20 », écrit-il dans Le Théâtre des paroles. Une telle déclaration entre en totale opposition avec ce que Szondi dit du drame absolu, dans lequel
la primauté exclusive du dialogue, c’est-à-dire de l’expression interhumaine du drame, reflète le fait que celui-ci n’est rien d’autre que la reproduction des rapports interhumains, qu’il ne connaît que ce qui voit le jour dans cette sphère21.
16Dans le cadre d’un drame absolu entièrement centré sur « l’acte de décider », « tout ce qui était en deçà ou au-delà de cet acte devait rester étranger au drame : l’inexprimable aussi bien que l’expression22 ». Chez V. Novarina, c’est au contraire cet inexprimable qu’il s’agit de faire entendre, c’est le « spectacle du langage23 » qu’il s’agit de venir voir, le « drame comique de la parole sortant des chairs24 ».
Sortir du corps : du drame par la parole au drame de la parole
17En 2011, Cédric Orain fait jouer Sortir du corps, montage d’extraits de textes de V. Novarina25,à cinq comédiens, de la Compagnie de l’Oiseau Mouche26. Le titre du spectacle renvoie à une expression qui revient plusieurs fois sous la plume de l’auteur etqui résume ce qu’il attend d’un acteur27. Compte tenu du texte et de la mise en scène, c’était à une « traversée des langages » — pour reprendre l’expression d’Armand Gatti qu’emploie Josette Féral pour qualifier le travail de V. Novarina — et non à un drame joué par des comédiens en situation de handicap mental que nous conviait le metteur en scène de la compagnie « La Traversée ».
18Alors que Szondi dit du drame absolu que « pour qu’il puisse être un pur système de relations, c’est-à-dire pour être dramatique, il faut avant tout qu’il soit détaché de tout ce qui lui est extérieur28 », Sortir du corps est au contraire entièrement construit sur un système autoréférentiel. Il ne renvoie pas, comme le voudrait le drame absolu, au monde extérieur, mais à l’univers du théâtre, selon un principe métathéâtral. Sur scène, à côté d’un fauteuil de théâtre rouge, François Daujon, habillé en comédien shakespearien — costume en velours dans les tons rouges et dorés, composé d’une culotte bouffante courte et d’une veste cintrée — s’adresse directement au public. Toutes les conditions de ce que Szondi appelle l’« expérience dramatique29 » sont mises à mal : n’étant pas « paralysé par l’impression d’être devant un univers second30 », le spectateur n’assiste pas à un « énoncé dramatique31 », mais bien à l’avènement de la parole dans le corps de l’acteur, de façon extrêmement concrète.
19Je me souviens de l’incroyable énergie déployée par François Daujon, toujours en mouvement mais jamais muet, semblant parfois au bord de l’asphyxie, suscitant à la fois les rires et l’admiration du public. Au début du spectacle, il passait frénétiquement la serpillière sur le plateau en déroulant dans ce qui semblait être un seul souffle la litanie de ceux qu’il voulait exclure du théâtre32. J’avais l’impression que c’était autant par ses mots que par son action que François Daujon nettoyait la scène, la débarrassant de certaines figures du théâtre dramatique dominant et conventionnel. Le fait de devoir accomplir une action concrète — laver le sol — entravait la fluidité de sa parole et lui donnait un rythme particulier. Le drame de la parole avait déjà commencé. Il n’allait cesser de s’amplifier. Quelque temps plus tard, ce n’est en effet plus le fait de devoir passer la serpillière qui venait perturber François Daujon : son maigre corps se trouvait emprisonné entre les bras du musclé Lothar Bonin, traduction concrète — et comique ! — de l’injonction novarienne faite à l’acteur de mettre son corps au travail pour que surgisse une parole déconditionnée de ses usages habituels : « C’est toujours dans le plus empêché que ça pousse33 ». À la spécificité de la diction de François Daujon (sans doute liée à son handicap, sans que l’accent ne soit jamais particulièrement mis dessus) venait s’ajouter la trace de l’effort fait pour surmonter l’obstacle supplémentaire que représentait la pression exercée par son partenaire de jeu sur son ventre et ses côtes. Le plateau prenait alors des allures de ring et le spectateur assistait au combat entre un acteur et un texte, dont l’issue était le surgissement d’une parole inouïe, en ce qu’elle était prononcée selon un rythme, une diction et des intonations éloignées des conventions théâtrales régissant le drame absolu.
Lothar Bonin et François Daujon, © Frédéric Iovino.
20Dans son Théâtre des paroles, V. Novarina explique qu’il cherche à « produire les maladies de l’acteur, produire la déformation de son corps34 », dans la mesure où ces « maladies » et ces « déformations » sont en mesure d’écarter le théâtre de la forme dramatique dominante. Le handicap mental — bien que souvent lié sinon à une maladie, du moins à une déficience et entraînant parfois une déformation du corps — peut dès lors être appréhendé comme une ressource plutôt que comme un obstacle à la théâtralité, en tant qu’il amène à accomplir ce que V. Novarina cherche à réaliser dans son écriture : « produire et non représenter. Produire du travail chez l’acteur35 ». Ce qui pourrait être considéré comme des défauts de prononciation deviennent des potentialités artistiques. Dans sa mise en scène de Sortir du corps, Cédric Orain inscrit le handicap des comédien.ne.s de l’Oiseau Mouche dans le cadre plus général d’une dramaturgique clairement postdramatique. Dans Les Oiseaux, la posture de Madeleine Louarn est plus complexe, dans la mesure où elle incite le spectateur à changer ses critères de jugement esthétique dans le cadre d’un spectacle qui s’écarte moins nettement du paradigme dramatique décrit par Szondi.
Les Oiseaux : la musicalité de la langue
21En 2012, Madeleine Louarn monte Les Oiseaux, dans l’adaptation que Frédéric Vossier a faite de la comédie d’Aristophane spécialement pour les comédien·ne·s de l’Atelier Catalyse. Dans ce spectacle, comme dans les précédents, Madeleine Louarn n’essaye pas de cacher le handicap de ces comédien·ne·s : depuis les coulisses ou directement sur le plateau, l’éducatrice spécialisée Erwana Prigent souffle le texte aux comédien·ne·s qui en ont parfois besoin. Pour la première fois, un écran est installé au-dessus de la scène, sur lequel le texte est parfois projeté. Afin de percevoir les enjeux proprement esthétiques de ces deux éléments, de ne pas les considérer comme des moyens de palier les défauts de mémoire et de prononciation des comédien·ne·s en situation de handicap mental, il peut être utile de se rappeler que cette pièce est largement inspirée d’une comédie antique, écrite bien avant l’avènement du « drame absolu ».
22Le recours à une souffleuse peut ainsi être interprété comme une volonté de donner à voir, très concrètement, la distance entre comédien et personnage. En ce qu’elle ne cherche pas à faire croire au public que le comédien est le personnage, Madeleine Louarn s’écarte des exigences du drame absolu et renoue, d’une certaine manière, avec la théâtralité antique. Dans le cadre des Grandes Dionysies, certains citoyens de la cité devenaient acteurs le temps du concours qui opposait des poètes. Ils portaient des masques auxquels il n’était nullement question de les identifier36. À travers le handicap de ses comédiens, Madeleine Louarn expose et assume une convention théâtrale que les partisans du drame absolu voudraient cacher. Selon elle, « mieux que tout autre, l’acteur handicapé ramène les creux et les incertitudes de la représentation et de ses codes37 ». Elle renoue ainsi avec un type de théâtralité invalidé par le classicisme du xviie siècle.
23Quant au recours à un dispositif scénographique se rapprochant du surtitrage, je me souviens que, la première fois que j’ai vu Les Oiseaux, je suis sortie de la salle en le trouvant extrêmement problématique… pour ne pas dire inadmissible. Si, lors des premières scènes, seuls certains mots du texte apparaissaient avec une évidente recherche de stylisation graphique (les noms des différents oiseaux apparaissent ainsi sous forme de calligrammes), au fur et à mesure du spectacle le texte projeté était de plus en plus long et la recherche graphique de moins en moins perceptible. Je trouvais que cela véhiculait implicitement l’idée que les personnes en situation de handicap mental ne parlaient pas la même langue que nous, et que le public risquait donc de retenir du spectacle qu’il existait une différence radicale entre eux et nous.
Christelle Podeur et Claudine Carriou, © Christian Berthelot.
Les Oiseaux, © Christian Berthelot.
24Avec le recul, je me suis rendu compte que je m’étais focalisée sur la question du surtitrage38 dans la mesure où j’étais encore prisonnière d’un horizon dramatique : il était pour moi essentiel que les spectateurs comprennent le texte pour pouvoir suivre la fable représentée. Les attentes de Novarina vis-à-vis de ses acteurs m’ont mis sur la voie d’une nouvelle piste à suivre :
Le bon acteur français doit refaire chaque jour l’acquisition du français, pas trouver cet idiome naturel. Les sons français, les seize voyelles, les dix-neuf consonnes, trente mille syllabes, le plongent dans la stupeur, l’étrangeté, le frappent, hébété. […] L’acteur doit refaire l’enfance du parler. Il doit, tous les jours, réouvrir, réopérer le jour où il a appris la parole39.
25Dans sa profération par certain·ne·s comédien·ne·s de l’Atelier Catalyse, qui en brisaient le rythme habituel, les articulations logiques et la prononciation quotidienne, le langage était libéré de son usage courant, institué et normé. Il sonnait effectivement comme une langue étrangère, alors même que la projection du texte à l’écran nous confirmait qu’il s’agissait bien de notre propre langue : en voyant les mots écrits, nous ne pouvions nier le fait que nous les reconnaissions. Le système de surtitrage peut alors apparaître comme une mise en exergue du fait que, si nous parlons bien la même langue que les comédiens en situation de handicap mental, ces derniers la réinventent. Nous la partageons, mais nous n’en faisons pas le même usage. À cet égard, le travail réalisé par Madeleine Louarn avec les comédien·ne·s de l’Atelier Catalyse n’est pas sans écho avec celui que Peter Brook ou Ariane Mnouchkine mènent depuis des années avec des comédien·ne·s allophones. À propos de ces « comédiens d’origines culturelles et/ou ethniques différentes », Hans-Thies Lehmann parle en effet d’« usages culturels différents dans l’acte de parole40 ». Dans un cas comme dans l’autre, « la prononciation du texte par les particularités auditives différentes devient la source d’une musicalité autonome41 ». Au même titre que les accents étrangers, les difficultés d’énonciation des comédien·ne·s en situation de handicap mental ne sont plus un obstacle à la théâtralité dès lors que celle-ci fait la part belle à la sonorité du signifiant en même temps qu’au sens du signifié, dès lors qu’elle ne considère par le logos comme incompatible avec une certaine musicalité. Dans son ouvrage Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Florence Dupont ne cesse de rappeler à quel point celle-ci était essentielle à la théâtralité antique :
Une tragédie, ou une comédie, s’insérait toujours dans un concours « musical » opposant trois poètes-compositeurs, qui se dénommaient eux-mêmes « chanteurs » (aoidoi). Ce que nous appelons le théâtre était une parmi d’autres de ces performances musicales — souvent des chœurs — offertes aux dieux lors de grandes cérémonies cultuelles. L’adjectif « musical » (mousikos) désigne indifféremment ce que nous appelons chant, poésie ou théâtre. C’est pourquoi il convient de parler de concours musicaux et non dramatiques, car cet adjectif est une innovation aristotélicienne, alors que le terme mousikos est absent de la Poétique.42
26Ainsi, si les comédien·ne·s de l’Atelier Catalyse ne prennent pas en charge une traduction mais une adaptation du texte d’Aristophane, ils retrouvent une des composantes essentielles de sa théâtralité, dont La Poétique ne rendrait pas compte.
Conclusion
27Le fait que la pratique théâtrale des personnes en situation de handicap mental ait été, pendant longtemps, exclusivement pensée sous l’angle de l’art thérapie apparaît comme un symptôme du fait que l’on estimait que le handicap mental n’était pas théâtralisable en ce qu’il ne pouvait rien apporter à l’art théâtral — voire qu’il pouvait y être un obstacle — alors que le théâtre pouvait apporter quelque chose au handicap. Se contenter — comme le font les auteurs de la dépêche de l’AFP cités en introduction — de considérations sociales pour rendre compte de spectacles aujourd’hui interprétés par des comédiens professionnels en situation de handicap mental et diffusés dans de prestigieuses institutions culturelles repose sur le même présupposé. C’est, implicitement, considérer que le handicap mental n’est pas vraiment théâtralisable, même s’il a bel et bien été théâtralisé.
28Le handicap mental n’est pas théâtralisable quand le théâtre est réduit à sa forme dramatique. Comme nous le rappellent Christian Biet et Christophe Triau, cette forme n’est pourtant qu’une modalité possible de la théâtralisation et ne saurait épuiser le tout de la théâtralité :
29L’adjectif « dramatique », dans le langage courant, apparaît maintenant comme un synonyme de « théâtral », et […] ne désigne plus strictement une esthétique théâtrale bien définie. Or, […] cette esthétique, si elle s’est imposée dans l’imaginaire commun, n‘en est pas moins particulière : c’est une certaine conception de la mimésis théâtrale, née avec l’Âge moderne, qui s’appuie sur les distinctions et les définitions de la Poétique d’Aristote, et qui sera notamment reformulée par Hegel (Esthétique, 1832)43.
30La réalité de la déficience mentale empêchant une identification parfaite entre comédien et personnage : c’est le principe même de la re-présentation théâtrale, et donc le caractère « absolu » ou « primaire » du drame44, que les comédien·ne·s en situation de handicap mental remettent immanquablement en question45. En cela, leur présence en scène est similaire à celle des amateur·e·s — à propos de qui Olivier Neveux note la « distance instaurée entre la figure représentée et le comédien46 ». En ce qu’ils dévoilent que ce que se passe sur scène n’est que la « (re-)présentation (secondaire) de quelque chose (de primaire)47 », ils mettent tous en en exergue le principe invisible à la base de tout drame absolu. Tout comme l’amateurisme, le handicap mental n’est théâtralisable sur les scènes officielles qu’à condition de changer de régime de théâtralité.
31S’éloignant de plus en plus du « drame absolu » pour aller vers le « drame moderne48 », le postdramatique49, le performatif50 ou encore le métaphysique51, les scènes contemporaines accueillent désormais des spectacles interprétés par des comédien·ne·s en situation de handicap mental. Le théâtre n’est plus l’un des outils d’un protocole de soin visant l’amélioration de l’état de santé du patient : le handicap présente désormais une valeur sur le plan artistique. En étant nécessairement en décalage avec un drame absolu n’ayant peut-être jamais existé ailleurs que dans la théorie de Szondi, le handicap mental aurait ce précieux pouvoir de forcer les metteurs en scène et les spectateurs à s’interroger sur ce qu’ils entendent par « théâtre » et sur ce qu’ils attendent de lui. À ce titre, la pratique théâtrale de comédien·ne·s en situation de handicap mental aurait toute sa place dans des ouvrages consacrés à l’histoire du théâtre, qui réfléchissent aux bouleversements et aux ruptures majeures survenues dans le champ de l’art dramatique depuis les cinquante dernières années.