Noblesse de la poésie moderne dans les essais critiques de Gabriel Bounoure
1Notion à double face – elle relève d’une ordre social et touche dans le même temps celui des valeurs –, et qui ne relève pas de l’ordre des catégories littéraires, la noblesse apparaît comme un imaginaire qui sous-tend une large part de la littérature européenne de l’entre-deux-guerres1. L’idée de noblesse constitue notamment un référent central d’une frange importante du discours essayistique de la période. D’Oswald Spengler à Denis de Rougemont2 en passant par José Ortega y Gasset3, cette figure par excellence d’un passé perdu permet à certains penseurs du déclin de l’Occident de penser un moment de crise historique majeur. Dans leurs ouvrages, la place de la littérature, de son histoire et de ses fonctions occupe fréquemment un rôle central, qui n’est pas nécessairement réactionnaire, et qui n’implique pas un attrait particulier pour des auteurs appartenant à la noblesse.
2Participant de ce courant de pensée, un Gabriel Bounoure se distingue en ce qu’il apparaît, davantage que comme un penseur qui intègre la littérature à une réflexion sur la civilisation, comme un critique qui ponctue ses essais de considérations relatives à l’histoire du monde occidental. Dans l’histoire de la poésie moderne de langue française, le nom de Bounoure a brillé d’un éclat particulier. Aujourd’hui relativement méconnu, il a compté parmi les critiques importants de son temps, à travers ses articles dans LaNouvelle Revue Française, le Mercure de France ou Les Cahiers du Sud. La place de choix que s’est acquise, du début des années 1920 à la fin des années 1960, celui qui a fondé l’École des lettres de Beyrouth, tient notamment au fait que, comme le pointe Gérard Macé, il « a su découvrir, et souvent le premier, la lueur d’un commencement4 » chez plusieurs poètes devenus des étoiles majeures au firmament poétique du xxe siècle, de Jabès à Michaux en passant par Schehadé5.
3Loin des perspectives formalistes qui se développeront à partir des années 1960, la critique de Bounoure est régie par une dynamique de sympathie (ou d’antipathie) assumée. Dans ses articles, l’auteur prend en effet systématiquement position quant à la valeur des œuvres, en ne manquant jamais de les situer sur un horizon plus large que celui de la seule histoire littéraire. L’interrogation de Bounoure sur la poésie se conjugue en effet systématiquement à un questionnement sur la civilisation moderne et son histoire récente. Commençant à publier durant cette période charnière de l’histoire du xxe siècle que constitue l’entre-deux-guerres, le critique donne à lire un plaidoyer pour la poésie moderne – une partie d’entre elle, du moins – sous-tendu par une conception de l’Histoire qui remet en cause bien des transformations civilisationnelles induites par la modernité.
4Cette tension entre une passion pour la poésie moderne, celle des xixe et xxe siècles pour l’essentiel, et une vision largement antimoderne de l’Histoire de l’Occident se cristallise dans une conception de la littérature résolument placée sous le signe de la noblesse. Bounoure confère à cette notion, prise dans une acception spirituelle davantage que sociale, une fonction de clé de voûte dans la conception de la poésie moderne qu’il développe article après article. Davantage, il en fait l’un des signes du maintien de valeurs essentielles. Dans cette perspective, certaines œuvres phares de l’histoire de la poésie moderne se voient dotées d’une fonction cardinale de préservation d’un idéal civilisationnel, par contraste avec les textes d’auteurs présentés comme en phase avec la modernité technique, commerciale et, au final, bourgeoise, que le critique tient pour responsable du déclin de la civilisation occidentale.
Le déclin de l’Occident et les promesses de la poésie
5Dans sa préface à Marelles sur le parvis, seul ouvrage publié de son vivant, qui rassemble en 1958 un choix de ses articles publiés entre 1926 et le début des années 1950 –, Bounoure synthétise son regard sur la poésie moderne, notamment les enjeux de son rapport avec l’Histoire. Dans cette perspective, il s’intéresse aux violences qui ont marqué le xxe siècle. À ses yeux, les deux conflits mondiaux ont signé la fin brutale d’une aspiration humaniste au bonheur universel portée par la civilisation occidentale. En ruines, elle n’aurait conservé son héritage culturel que dans une certaine poésie. À en croire Bounoure, « au sortir de ces guerres, le destin de l’homme d’Occident », serait devenu « illisible, – et même paraissait perdu sous la menace des forces en jeu dans l’obscurité de l’histoire »6.
6S’inscrivant au sein d’une génération qui s’est formée dans le partage de « l’expérience centrale d[’une] vie », celle de des tranchées, puis de la défaite et l’Occupation quelques années plus tard, le critique estime :
La génération qui a vécu les deux guerres a réclamé, pour oublier le cauchemar de l’histoire, l’assistance de la poésie. Quand nous étions dans les secteurs de Perthes-les-Hurlus et de la Butte de Souain, nous avions avec nous tel poète dans notre sac de fantassin et le même besoin nous amenait à d’autres stances en 1940 dans les jours de la honte7…
7Cette génération aurait trouvé dans la poésie une forme d’antithèse, et de moyen de résistance, face à l’impression de fin d’un monde générée par la guerre.
[L]a poésie se découvrit à nous comme la fonction sacrée et toujours jeune, la pensée par excellence, la pensée première. Elle était la seule promesse dans ce temps d’incertitude où le monde de l’homme paraissait devoir être submergé par l’avancée du mécanique, de l’homogène et des puissances massives8.
8Grand connaisseur du monde oriental – et plus particulièrement moyen-oriental, où il a passé la plus grande partie de sa vie active (au Liban puis en Égypte) –, Bounoure revient fréquemment sur l’idée selon laquelle cette autre civilisation a préservé de son passé. À la fois marqué au coin de l’éternel et placé sous le signe de la jeunesse – à l’instar de la poésie moderne telle que la conçoit le critique –, l’univers arabo-musulman se serait préservé de la dégradation dont la civilisation occidentale aurait été la victime :
Assis dans un tramway du Caire, je vois autour de moi ces visages étrangers et muets, à l’expression fermée et pourtant chargée de significations [...]. Que d’appels pour nous contiennent ces faces et ces profils […], miroirs antiques et jeunes des Alliances millénaires, dont aucun ne porte encore les marques d’avilissement qu’imprime ailleurs la civilisation mécanique9.
9En vertu d’une axiomatique récurrente dans la confrontation de l’Occident avec ses autres, ce face-à-face revêt une tonalité de redécouverte d’un objet perdu et repose sur une admiration qui va de pair avec une inquiétude sur la pente prise par la civilisation de l’auteur. Figures de l’altérité radicale, les « faces » et « profils » de ces contemporains arabes, perçus comme des ancêtres à la jeunesse inaltérée, sont décrites de façon à traduire une fascinante et désirable étrangeté. Si le poème est pourvu d’un visage, assimilé à une surface « imprimable », ce dernier, selon un principe de réversibilité, est lui aussi susceptible de devenir le support de poèmes. Bien que cet univers paraisse affecté par les avancées de « la civilisation mécanique » (le « tramway »), le visage de ces « étrangers », qu’il s’agisse du « visage des choses [ou du] visage des poèmes »10, est porteur « de significations ». Au contraire du monde occidental, il demeure « lisible », préservant par là sa relation avec une forme d’absolu.
Après quatre ans passés dans les tranchées de Champagne ou de Picardie, je découvre avec ravissement des peuples qui ne songent pas à prendre les armes pour le minerai de fer ou l’exportation des cotonnades, mais bien à cause de nuances différentes dans leur façon de concevoir l’absolu11.
10Caractérisé par le règne conjoint du mercantilisme et de la technique, l’Occident serait devenu étranger à ce que furent jadis ses idéaux. Marqué du sceau infamant de la technique et du commerce, soit d’une déchéance à laquelle l’Occident s’est vendu corps et biens, l’homme occidental se serait « dégrad[é] […] en bourgeois », au point de finir par « ressemble[r] […] à une mécanique »12, qui apparaît comme l’antithèse de l’« esprit » associé à la noblesse. Et le critique de faire sien « le dédain » des Arabes « pour la civilisation machiniste, pour la mesquinerie de l’époque bourgeoise et toutes nos laideurs »13. Cette disparité civilisationnelle revêt ainsi un tour éminemment socialisé. Elle se fonde sur la distance entre l’embourgeoisement de l’Occident et ce que Bounoure appelle « l’immuable noblesse de l’Asie14 », que cette partie du monde conserve et partage avec la poésie moderne. Ainsi écrivait-il déjà, près de trente ans avant la parution de Marelles sur le parvis :
Un Français au Levant, pour peu qu’il ait senti l’énorme interrogation qui hante la poésie découverte en ce moment par ceux de sa race, s’émerveillera de trouver ici mille figurations capables d’éclairer en son fond le mouvement d’esprit que la civilisation d’Occident nourrit peut-être contre elle-même15.
11Devant cette situation, le critique estime que, au sortir de la Grande Guerre, « [i]l fallait entreprendre contre soi-même pour garder foi dans la vitalité active de l’art – pour admettre que l’esprit, sous sa forme noblement créatrice d’autrefois, n’était pas voué à l’impuissance16 ». À l’encontre de ce « mouvement d’esprit que la civilisation d’Occident nourrit peut-être contre elle-même », sa poésie incarnerait donc un passé dont la noblesse, en même temps que « l’esprit », compteraient parmi les principales caractéristiques. Chez ce critique de poésie, l’imaginaire nobiliaire élaboré sur la toile de fond d’une axiomatique du déclin de l’Occident sert ainsi d’étalon pour rendre compte de l’histoire et de la fonction de la poésie moderne. Cette dernière apparaît à Bounoure comme un espace de résistance à la dégradation d’un monde frappé par l’embourgeoisement, le mercantilisme et la soumission aux principes de la technique.
La « noblesse de ne pas s’actualiser »
12Sur la foi de ces principes, les poètes pour lesquels Bounoure professe une admiration marquée sont, avec une constance significative, placés sous le signe électif de la noblesse. La pratique de la poésie par Pierre Jean Jouve se voit ainsi assimilée à un « pouvoir princier17 », que l’auteur de Sueur de sang partagerait notamment avec les romantiques allemands. Selon le critique, en effet, ceux-ci « nous ennoblirent18 » en « nous apprena[nt] la noblesse de ne pas s’actualiser19 ». L’inactualité qui qualifie pour Bounoure la noblesse de la poésie moderne s’inscrit ainsi dans une perspective proche de celle du Nietzsche des Considérations inactuelles.
13Compte tenu de la place tenue par le passé dans la pensée de Bounoure, rien d’étonnant à ce que, en dépit de son attention presque exclusive à la poésie moderne, le critique trouve chez l’auteure de La Princesse de Clèves l’un des modèles de cette prise de distance avec le monde contemporain. L’article qu’il lui consacre apparaît à bien des égards comme un hapax. Il s’agit en effet du seul article que Bounoure ait, à notre connaissance, d’une part, consacré à un auteur du xviie siècle, et d’autre part, l’un des deux seuls consacré à une femme (qui de surcroît n’est pas poète mais romancière). Dans ces pages publiées en 1964 dans le Mercure de France, il va jusqu’à faire du personnage éponyme du roman un précurseur des « étranges démarches de notre poésie20 », par son souhait de se retirer du monde afin de se soustraire aux problèmes posés par son attirance pour un homme (le duc de Nemours) qui n’est pas son époux. Cette « décision » de « quitter la cour » constituerait « la première application de cette hygiène que doit suivre l’homme moderne laminé par la grande ville et la civilisation industrielle »21. Et de souligner la noblesse de cette attitude, en même temps que l’inadéquation historique du roman :
[D]ans cette rupture, il y a jeunesse et noblesse, un vouloir abstrait et courageux qui est preuve de force. Au cœur de sa tristesse, elle garde la fierté de l’acte et l’honneur de la subjectivité irremplaçable. […] Ainsi une héroïne exemplaire apparaît derrière la silhouette de cette femme-enfant que ses contemporains ont mal comprise parce que le petit roman qui racontait son histoire dépassait par sa hauteur la position historique que lui assigne sa date.
Petit roman qui portait une telle charge d’avenir que les plus grandes œuvres des siècles suivants semblent obéir à des signes que contenait sa négativité évasive. […] [D]u mutisme de cette belle recluse sortiront, plus tard, dans nos lettres, des formes toutes nouvelles d’expression romanesque et poétique22.
14Ainsi, « le silence » visé par ces retraites « n’est pas seulement fin ; il est aussi origine ; […] pas seulement une mise à l’abri, mais une offensive23 », qui vise à « “tuer la marionnette”, comme dira M. Teste24 », soit une mécanique marquée au coin de la déchéance bourgeoise affectant l’objectalité inanimée25, et qui touche également au langage. Si l’on en croit Bounoure, en effet, durant la modernité, « les mots, exilés de la vérité à cause d’une Faute très ancienne, ne sont plus guère que des pantins habillés de grelots26 ». Rendre le souffle de la vie à ces mécaniques en passe par l’adoption d’un silence dont Bounoure rend compte en usant au sujet de l’héroïne du terme de « retirante ». Il s’agit, écrit-il, « d’un vieux mot du Bourbonnais que Valéry Larbaud voulait rajeunir […]. Retirante s’applique […] à ceux qui excédés par la vie urbaine et le monde se réfugient dans un village quasi désert27 ». Mobilisant un vocable qui partage son origine avec l’une des familles royales de l’histoire de France, le critique non seulement le rajeunit comme le souhaitait Larbaud, mais rend du même geste à l’œuvre de Madame de la Fayette le pouvoir de rajeunissement qu’il lui prête.
15Pareille position de refus revient à promouvoir des valeurs frappées du sceau de l’immuable. Un poète tel que Baudelaire, résolument anti-moderne en ce sens28, incarnerait une telle posture de façon d’autant plus exemplaire qu’elle se trouve marquée par une dimension nobiliaire. Bounoure juge le poète des Fleurs du malcaractérisé par le « plaisir aristocratique de faire pièce aux positivistes29 ». Il fait de celui dont La Princesse de Clèves lui apparaît annonciatrice « l’initiateur » d’une « poésie nouvelle […] qui sera le chant profond et la prière de l’homme dans l’âge des machines et des guerres »30. « [E]nnobli pas la discipline de l’élévation spirituelle31 », Baudelaire serait l’un de ces poètes qui, précisément parce que ces deux notions vont de pair dans l’imaginaire qui informe le discours critique de Bounoure, ont, dans et par leur œuvre, conjointement préservé le souffle de « l’esprit » et celui de la noblesse.
16La part dévolue à l’esprit au sein de cet imaginaire nobiliaire garantit le caractère « vivant » de cette poésie. L’esprit est, précisément, ce qui manque aux machines. Il explique en quoi la poésie ne saurait apparaître comme la mise en œuvre d’un « système » ou d’un « programme », sous peine de manquer à la noblesse qui doit la caractériser. En dépit de cette position assumant certains traits d’un ethos volontiers tenu pour réactionnaire, Bounoure promeut une poésie qui se veut résolument tournée vers l’avenir. À cet égard, si Baudelaire, résolument inactuel en ce sens, « refuse de croire à l’avenir de l’homme, se rendant sourd à ce grand espoir de rénovation qui agite la société occidentale du temps de Michelet, de Karl Marx, de Georges Sand et de Proudhon32 », il n’en reste pas moins qu’il donne à lire « une poésie nouvelle », marquée par la jeunesse que le critique associe systématiquement à la valeur « esprit » et à celles de la noblesse. Non sans une bonne dose de roublardise, Bounoure se rapporte pour appuyer son propos à l’auteur du Capital, grand penseur s’il en est de l’économique et du technique, en même temps que du déclin de la noblesse et de l’avènement historique de la bourgeoisie :
Par le fond de son être, le grand poète appartient toujours à la race rebelle. Marx lui-même (et c’est la meilleure preuve qu’il n’était point marxiste) avait donné à Henri Heine la permission de rester en dehors du système. Par droit de naissance33.
17À en croire Bounoure, l’on naîtrait poète. On le serait de « race » et l’on ne saurait le devenir, selon une axiomatique récurrente de l’idéologie nobiliaire34. L’authenticité poétique serait le fruit d’un don, elle serait reçue comme un héritage de sang, et aucune forme de technique ou de programme ne permettrait de l’acquérir. En ce sens, le poète tel que le conçoit Bounoure se définirait par son extranéité par rapport à toute technicité concertée, à tout principe de calcul, sous peine de perdre contact avec l’« esprit » qui caractériserait la noblesse censée innerver toute poésie authentique. Le travail dont procède la poésie est certes le résultat d’une technique, mais il doit demeurer empreint d’une irréductible part de mystère. Pareil idéal concerne aussi bien les penseurs, en particulier ceux qui entrent en contact avec la caste des poètes, jusqu’à Marx lui-même, dont Bounoure avance qu’il « n’était point marxiste », suggérant ainsi qu’il aurait été étranger au système auquel il a donné son nom.
18Cette étrangeté à soi-même se cristallise de façon exemplaire pour Bounoure dans le silence poétique de Rimbaud. Abandonnant la poésie pour se tourner vers le commerce en Orient, l’homme aux semelles de vent aurait aspiré à se guérir de la poésie mais, ce faisant, il l’aurait en quelque sorte accomplie, selon un topos de la modernité littéraire35. Faisant parler Rimbaud sur le mode de la prosopopée, Bounoure lui fait affirmer : « on dirait que la poésie en moi s’est accrue perfidement du mépris que j’avais d’elle36 ». Ce mépris s’exprime dans une pratique d’écriture qui consiste, durant son exil en Afrique, à tenir des « livres de comptes37 » et des « relevés de factures38 ». « Je “faisais des affaires”, comme on dit ignoblement39 », écrit-il en usant d’un terme qui porte en lui négation de la noblesse. En « s’immol[ant] au monde trivial du commerce40 », le poète incarnerait la noblesse inhérente à la poésie précisément parce qu’il la méprise. Cette démarche, « immolation » de la poésie « d’elle-même à elle-même », diffère de ce qui se joue chez certains poètes, dont Bounoure fustige les positions en se fondant sur l’absence de noblesse de leur poésie à ses yeux.
Vulgarités poétiques
19Selon Bounoure, la poésie constitue l’un des lieux de préservation de la noblesse de la civilisation occidentale. En cela, elle tranche avec le monde moderne, bourgeois, mécaniste et qu’il méprise. Ses considérations au sujet des poètes de la modernité ne sont cependant pas toutes élogieuses. Ses appréciations en la matière se conçoivent elles aussi sur la base du modèle nobiliaire qui informe ses conceptions. En effet, les reproches dont certains font l’objet sont motivés par le fait qu’ils rompent avec la noblesse qui confère sa valeur à la poésie moderne. Ainsi Bounoure considère-t-il qu’« il n’y a pas de commune mesure entre l’usage “commercial” des mots dans la littérature et la parole essentielle, insolite, éternelle du poète41 ». « Essentielle » et « éternelle », cette poésie serait informée par des valeurs issues de la tradition, voire de la sphère de l’immuable. Seule une telle « parole » serait à la hauteur de circonstances aussi dramatiques que les deux guerres, qui font partie de ces situations au cours desquelles il deviendrait « impossible de se payer de mots42 ».
20Dans cette perspective, certains écrivains ne sont guère ménagés. Dans un article de 1931 consacré à la « Comtesse de Noailles », le critique reproche à la poétesse, aristocrate en vue du champ littéraire des années 1920 et 1930, son appartenance à la période de l’avant-guerre, dans des termes qui lui dénient de façon tranchée toute forme de noblesse :
Nombreux sont les poèmes de Mme de Noailles qui révèlent aujourd’hui comme un bain chimique la sottise de la sensibilité d’avant-guerre. […]
[…] Si je considère [l]e sentiment de la Grèce et de l’Orient auquel Mme de Noailles a demandé tant de parfums, de baumes et d’éblouissements, […] [je] n’y trouve que banalité, fadeur et vulgarité roturière. […]
Mme de Noailles ne sera jamais du nombre des nobles dames ayant l’intelligence d’amour. Elle n’a aucune espèce d’imagination. Ce défaut lui interdit les grandes inventions de la spiritualité […]43.
21Dans un article de 1964 qui porte le même titre que celui qu’il consacre, quelques mois plus tard, à La Princesse de Clèves, dans la même revue (le Mercure de France), Bounoure identifie chez Sainte-Beuve une forme de retrait qui pourrait lui ouvrir la voie des « grandes inventions de la spiritualité ». Sa démarche serait déterminée par « le sentiment vif de l’indigence expressive de ses poèmes44 ». Afin de répondre à ce sentiment, Sainte-Beuve se serait tourné vers une formule d’ascèse, celle de la « poésie pure45 », définie comme « poésie sans poème, poésie sans œuvre, poésie simplement possible et que peut-être l’œuvre détruirait46 ». Sainte-Beuve aurait adopté une ascèse visant une forme quintessenciée de poésie, se vouant à un silence tenu pour plus poétique que toute poésie effective. En dépit de cette posture de « retirant » – qui permet de comprendre le titre qui fait de cet article le premier volet d’un diptyque dont le second est consacré au roman de Mme de La Fayette –, Sainte-Beuve ne trouve pas grâce aux yeux de Bounoure :
C’est en arrière, dans une zone de nostalgie et dans un passé, non en avant et dans une zone de liberté créatrice qu’il tend à placer l’être de la poésie. Éteindre toute démarche active, dans une « paix languissante », c’est un quiétisme dicté par un certain sens du confort intime, un contentement de soi, une prudence qui se garde du risque et des dangers de l’audace. Du moins Madame de Clèves, dans la solitude […] qu’elle donne à sa vie, ne prétend pas faire œuvre de poésie47.
22Ainsi une attitude d’apparence analogue peut-elle donner lieu à des interprétations diamétralement opposées. En l’occurrence, les griefs de Bounoure au sujet de Sainte-Beuve se fondent sur une « prétention ». Il semble qu’elle perde sa légitimité précisément en raison de sa nature de revendication. Un schème argumentatif analogue sous-tend les griefs exprimés,quelques années plus tard, à propos d’un poète issu de la noblesse, à l’instar d’Anna de Noailles. Dans l’article de 1939 qu’il consacre à O. W. de Milosz, après quelques éloges de l’œuvre, Bounoure note, d’une façon qui montre l’appartenance à la noblesse n’est en rien à ses yeux un gage de noblesse sur le plan poétique :
Le défaut, toutefois selon mon goût, de ces livres si riches, où la mémoire cosmique de l’homme est retrouvée comme un Éden, c’est qu’« ils ne sont point écrits pour les contemporains » – constatation dont l’auteur se fait gloire, se flattant d’être revenu à la vigoureuse enfance métaphysique des lettres et s’honorant d’être inactuel parmi les barbares du siècle. Il ne s’aperçoit pas que son élocution, tout asservie à la teneur intelligible, est non point jeune, mais archaïsante et fermée au sortilège d’une poésie que les modernes ont affranchie des impuretés de la parole directe et de la syntaxe logique48.
23Dans cet article qui obéit à une axiomatique similaire à celle régissant les attaques de Bounoure contre Saint-Beuve, tout se passe comme si la revendication d’inactualité constituait une forme d’impudeur, un calcul du poète pour s’acquérir des lettres de noblesse, par l’affichage de ce que Dominique Maingueneau appelle une « paratopie temporelle »49, soit la mise en exergue d’une position d’inadapté sur le plan historique, qui perd de ce fait même le caractère naturel qui la qualifie et constitue le gage de son authenticité. Or, précisément, dans l’idéologie nobiliaire moderne, afficher son appartenance à la noblesse peut apparaître comme une forme de vulgarité, et dès lors comme le témoignage d’un manque de noblesse. En l’occurrence, ces considérations trouvent un argument dans la langue du poète lithuanien, tenue pour archaïsante et qui se fonderait sur une syntaxe logique, utilitaire, étrangère à la forme d’une large part de la poésie moderne.
24Les griefs de Bounoure au sujet de Valéry reposent sur des considérations analogues, à la faveur desquelles il explicite davantage la part dévolue à l’idée de noblesse dans ses appréciations. Dans sa préface à Marelles sur le parvis, il revient sur la réticence que Valéry lui a inspirée jadis, pour affirmer qu’il la comprend mieux avec le recul des années, mais aussi pour l’accentuer et en préciser les motifs50. Ainsi s’attaque-t-il à l’ironie valéryenne en écrivant qu’« [i]l y a une ironie par-dessus l’ironie à constater que l’extrême conscience finit par aboutir à une espèce de naïveté51 » qui tiendrait à une « vulgarité foncière52 ». Cette vulgarité – de vulgus, le peuple –, qui situe l’appréciation formulée par Bounoure sur une échelle de valeurs socialement figurée, découle de la façon dont celui qui s’est posé en héritier de Mallarmé a exhibé la dimension « technique » dont procède le dire poétique. « La poésie de Valéry offre l’étonnant exemple d’une poésie naissant de la conscience extrême des moyens de l’imagination poétique53. »
25« Merveilleux inventeur et ajusteur d’idées, Valéry, quand il s’agit de valeurs, manque d’instinct, de nez, de goût, de papilles54 », soit de « valeurs » qui, relevant du domaine de l’organique et des sens (celui du goût, de façon significative dès lors qu’il s’agit ici de formuler une appréciation esthétique), apparaissent comme étrangères au registre du mécanique. Elles participent au contraire du principe du vivant régissant l’imaginaire de la noblesse promu par Bounoure, qui ajoute que « M. Teste a trop voulu ramener la poésie au monde des moyens et des fins, des tâches et des actes » alors que « la poésie, bien plutôt, n’est atteinte que par le désintérêt, […] le refus de tout programme55 », soit de ce qui caractérise fondamentalement le domaine de la technique :
Valéry […] ne s’est jamais douté […] de ce lointain royaume impersonnel qui s’ouvre en dernier lieu à la personnalité unique et ombrageuse du poète. […]
Je discernais quelque chose de froid et de mort chez Valéry, qui affleurait à son visage même et donnait une singulière expression de néant à cette physionomie […].
Il réduisait la poésie à n’être qu’un exemple à l’appui de ses idées théoriques, une subtile démonstration de son épistémologie.
Dans le jeu intellectuel valéryen, le langage ne sort pas de son rôle utilitaire, ni de sa fonction « commerciale »56.
26« Utilitaire » et « “commerciale” », la poésie de Valéry, exhibant les processus d’élaboration du poème, participerait de ce que Bounoure appelle, dans un texte consacré à André Suarès, le « fracas impudique de l’Occident57 », c’est-à-dire des valeurs bourgeoises auxquelles se voit constamment opposé l’« esprit » de la noblesse. Celui-ci se veut résolument étranger au principe de calcul qui gouverne « l’intellect », forme technique – et par conséquent morte – de l’esprit, dont procède le savoir-faire poétique de l’écrivain. Dans l’économie du discours de Bounoure, la noblesse privilégie en effet la valeur de l’unique, alors que le poème tel que le concevrait Valéry, serait reproductible en série et pour ainsi dire sans âme, procédant d’une technicité exhibée qui constituerait la finalité ultime de sa démarche. La littérature valéryenne se réduirait à des exercices de style, utilitaires car soumis à la démonstration d’un discours à prétention rationnalisante – une « épistémologie » –, par définition dépourvu de dimension spirituelle et de la noblesse qui serait la marque de l’expérience poétique moderne.
Noblesse de la poésie moderne
27Si l’imaginaire nobiliaire occupe une place importante dans la littérature européenne moderne58, les formes et les fonctions qu’il revêt sont diverses, qu’il s’agisse de mettre en œuvre des personnages issus de la noblesse ou, pour les écrivains, d’adopter des postures publiques façonnées par le modèle nobiliaire. Durant l’entre-deux-guerres, la veine essayistique qui s’emploie à penser le « déclin de l’Occident » s’appuie fréquemment sur l’idée de noblesse. Elle apparaît ainsi comme l’un des « sociogrammes » majeurs au sein de ces réflexions, soit un « ensemble […] de représentations partielles centrées autour d’un noyau [et] en interaction les unes avec les autres59 » et qui constitue le socle sur lequel s’élabore les normes de ces discours sur la modernité qui confèrent à la littérature une place centrale. La noblesse constitue en ce sens l’une des figures-clés des discours qui façonnent « les économies de la grandeur »60 littéraire de la période.
28L’œuvre de Bounoure participe ainsi d’une tradition de diagnostic de déclin qui se traduit à ses yeux par la disparition des idéaux qui caractérisent la noblesse spirituelle et ses valeurs, conçues comme civilisatrices par excellence. La passion du critique pour la poésie va de pair avec un refus de la disparition de l’esprit de noblesse, qui subsisterait dans le monde contemporain par la grâce de la poésie moderne en même temps qu’au sein d’autres espaces culturels, en particulier le monde arabo-musulman. De ce point de vue, le regard porté par le critique relève du versant l’orientalisme qui fait de l’Orient une forme de civilisation préservée en vertu de son enracinement dans un passé dont il constitue une trace encore vivace61. Selon cette perspective, l’avant-garde poétique ne serait à la pointe de la modernité esthétique que dans la mesure où elle participe d’un passé dont la noblesse apparaît comme l’une des figures d’élection.
29Cette œuvre critique porte en outre sur la poésie un regard qui se distingue d’une conception autonomiste de la littérature, ainsi qu’en témoignent les fréquentes considérations de Bounoure au sujet de la poésie qui se prend elle-même pour objet et perdrait ainsi le contact avec le monde et ses enjeux historiques. Son idéal de poésie aristocratique conjugue de façon étroite l’espace de la poésie et le domaine social et politique, à travers un imaginaire nobiliaire caractérisé comme ensemble de valeurs spirituelles auxquelles il s’agit de donner corps.
30S’il n’a pas lui-même fait œuvre de poète, Bounoure s’y est employé, non seulement à travers ses méditations sur la création poétique moderne, mais aussi par son action de représentant culturel de la France au Moyen Orient, jusqu’à perdre par point d’honneur, au début des années 1950, son poste de conseiller culturel à l’Ambassade de France à Beyrouth. Le 16 février 1952, la revue Actualités égyptiennes publie au Caire une lettre de Gabriel Bounoure adressée au philosophe Abdelrahman Badaoui. La politique que la France mène alors en Égypte et en Tunisie y est dénoncée sans ambages et la diffusion de ce courrier provoque des remous. En dépit de sa désapprobation devant la publication de sa lettre – son accord n’avait pas été sollicité –, Bounoure refuse de se rétracter comme l’y enjoint le Quai d’Orsay, qui par mesure de rétorsion le démet de ses fonctions. Dans la lettre qu’il adresse à sa hiérarchie, l’on peut lire ces lignes :
À l’étranger, les intérêts de la France, tous les intérêts de la France sont à défendre. Les intérêts sont de nature très diverses et exigent en conséquence des formes d’action et de propagande très différentes.
À nos intérêts économiques, commerciaux, bancaires, etc. correspondent des méthodes particulières. Nos intérêts politiques et stratégiques requièrent l’effort d’une diplomatie vigilante et à larges vues. Notre action culturelle doit s’inspirer d’un esprit, non point différent, mais axé sur les réalités de la vie intellectuelle et spirituelle62.
31Une telle attitude témoigne de la posture nobiliaire et du sens de l’honneur animant un homme qui n’admet pas de revenir sur des propos qu’il estimait justes, et concernaient la mise sous tutelle d’une civilisation à laquelle il voue un profond attachement63.