Les novélisations pour la jeunesse : reformulations littéraires du cinémaou reformulations cinématographiques de la littérature ?
1En quoi le développement des novélisations – c’est-à-dire des produits éditoriaux associant films et livres – pour la jeunesse influe-t-il sur l’ensemble de ce secteur éditorial, tant d’un point de vue économique que d’un point de vue littéraire, notamment générique ? Sans doute en cela qu’il remet en cause à grande échelle d’une part la « grammaire générique » du livre pour la jeunesse, c’est-à-dire les canons qui président aux choix de production des éditeurs, et, d’autre part, notre « grammaire critique », c’est-à-dire notre manière de percevoir, de comprendre et d’analyser des textes.
2Assurément, cela dérange : il n’est pas rare que des consommateurs de produits culturels et des médiateurs du livre en particulier se méfient du lien entre produits audiovisuels et livres où ils voient « l’autodestruction de la Raison et le déclin de la conscience critique », pour reprendre les termes d’Adorno et Horkheimer parlant de la culture de masse1. Combien de fois, lorsque je dispensais une formation à des médiateurs du livre et que j’en venais à évoquer les novélisations, n’ai-je entendu : « Pour moi, c’est pas des livres ! » ou : « Pas de ça dans ma bibliothèque ! » L’origine de cet effroi est profonde, selon Monique Dagnaud :
On a tendance à opposer la culture légitime, prodiguée par le système scolaire, et les valeurs qui l’accompagnent (érudition, morale de l’effort, profondeur, méritocratie, progression dans la connaissance) à celle des médias de masse (décryptage immédiat, pensée elliptique, pragmatisme, émotions fugitives, dérision)2.
3Signe critique qui ne trompe pas : alors que se multiplient les livres sur la littérature pour la jeunesse et l’art de l’enseigner, rares sont les réflexions associant livre, audiovisuel et jeune public3. Pourtant, il semble urgent d’inventer de nouveaux outils transdisciplinaires (relevant de la stylistique, de la sociologie, de l’anthropologie, de l’économie, du marketing*4, etc.) pour penser ces étranges objets textuels, car ils revivifient à leur manière la production pour la jeunesse – genre, malgré qu’on en ait, très codifié.
4La codification générique n’est pas nouvelle : Armando Petrucci a montré de façon synthétique que « toute culture écrite » a élaboré sa « liste d’œuvres et d’auteurs proposée comme norme et comme modèle (…) suffisamment vaste pour assurer la reproduction des valeurs idéologiques, culturelles et politiques5. » Dans cette perspective, Isabelle Olivero a rappelé comment Daniel Milo, Alain Choppin et André Chervel avaient constitué une manière d’histoire de la légitimité littéraire en étudiant les « classiques scolaires6 ». À l’opposé d’une telle codification, les novélisations revendiquent trois critères souvent présentés comme incompatibles avec une analyse littéraire. En effet, elles assument ouvertement : 1) leur cœur de cible (par exemple « 3-6 ans ») ; 2) leur inscription dans une logique commerciale ; 3) leur caractère de produit dérivé par rapport à un produit audiovisuel. Faut-il pour autant se replier sur une conception restreinte de la « bonne » littérature ? Est-il opportun de sanctuariser le livre pour les enfants ?
5Face au danger d’appauvrissement lié au « littérairement correct », la confrontation avec les novélisations interroge de façon stimulante notre appréhension de la Littérature, que nous avons parfois tendance à penser, à la manière de la langue, comme une « monumentalité [qui] ne tolère pas d’être vivifiée par quelque nouveauté » selon l’expression de George Steiner7. Or, la question des novélisations pour enfants et adolescents est d’autant plus importante que le livre pour la jeunesse est un secteur essentiel de l’édition. En 2006, il représente quelque 12 % de son chiffre d’affaires en France et, en 2004, près de 10 % en Europe, comme le montre le tableau 1 en annexe8.
6Secteur commercial imposant, le livre pour la jeunesse est tenu à une rentabilité qu’il ne peut atteindre qu’à travers trois pistes : 1) la sursectorisation (découpage en tranchesd’âgede plus en plus fines et pouvant se chevaucher) et l’exploitation de créneaux en pointe ; 2) la prescription scolaire ; 3) la poly- et la multi-exploitation. Nous n’évoquerons ici que pour mention le premier point et le deuxième, dont l’importance n’est pourtant pas sans présenter quelques similitudes avec notre sujet (comme les novélisations, les romans « prescrits » peuvent rapporter gros et servir de modèles influant sur les auteurs et les éditeurs). De même, nous ne nous intéresserons que partiellement à la multi-exploitation, qui consiste en deuxpoints : d’une part, la réexploitation à l’identique d’un texte dans plusieurs collections (ainsi Effroyables jardins passant d’une collection pour les adultes à une collection pour les jeunes) ; d’autre part, la déclinaison d’un même concept à travers des produits différents selon les classes d’âge visées. C’est cette deuxième partie de la multi-exploitation qui, associée à la poly-exploitation (déclinaison d’un même concept selon des médias différents : édition, audiovisuel, etc.), nous intéressera ici.
7Dès à présent, et il convient d’insister sur ce point, il nous faut désinvestir moralement les termes que nous emploierons. « Exploitation » et « produit » sont des mots que nous considèrerons comme neutres. Notre propos est de tenir un discours articulé autour de trois principes : 1) démonter les mécanismes liés aux rapports entre films et livres pour la jeunesse ; 2) montrer que ces rapports sont réciproques ; 3) souligner l’importance de cette contiguïté pour la définition de la littérature pour la jeunesse. En effet, la porosité entre cinéma et littérature dans le domaine des livres pour jeunes lecteurs reste, curieusement, à souligner. Nous nous attacherons donc à expliquer comment une triple relation s’est mise en place : le livre pour jeunes peut devenir film (I) ; le film peut devenir livres pour jeunes (II) ; et le rapprochement entre film et livre entraîne de facto une influence des règles de la narration cinématographique sur le roman pour la jeunesse (III).
I. Quand le livre devient film
8Dans une première partie, il nous faut nous arrêter sur une facette essentielle de la relation entre livre et film : la transposition d’un livre en film que, par commodité, nous appellerons filmisation. C’est sur ce passage que nous nous proposons de réfléchir, et non sur les modifications que le cinéma peut apporter à l’intrigue d’un livre. En effet, notre problématique nous conduit à interroger non le contenu mais le lien lui-même qui permet, explique et entretient la proximité entre édition et audiovisuel. Ainsi montrerons-nous qu’il s’agit d’un passage réversible (A), d’une relation fructueuse (B) et d’une dépendance mutuelle (C).
A. Du livre au film : un passage réversible
9La transformation d’un livre en film est paradoxale. Elle donne une forte visibilité au livre et apparaît comme une chance économique forte9 ; mais son évocation peut surprendre dans un article sur la novélisation, définie comme la mise en livre d’un film. Ce paradoxe témoigne de la contiguïté des produits culturels que constituent le livre devenu film et le film tiré du livre. L’opposition stricte entre un produit dérivateur (d’origine), et un produit dérivé (postérieur), ne tient pas, dans la mesure où le film entraîne généralement le succès du livre et l’amène à changer de statut, le faisant passer dans la plupart des cas d’un produit culturel légitime, au sens que Bernard Lahire emprunte à Pierre Bourdieu10, à un produit de grande consommation. Des contre-exemples existent : Silverwing de Kenneth Oppel (Bayard Jeunesse) n’a pas obtenu les retombées audiovisuelles rêvées ; La Sixième de Susie Morgenstern (l’école des loisirs) n’est pas devenu un blockbuster après le film qu’il a inspiré ; Le Journal d’une princesse de Meg Cabot (Hachette Jeunesse) n’a pas changé de statut après la diffusion de la piètre version cinématographique ; et Citizen Dog de Koy Nuj (Intervista), malgré une mise en place impressionnante, a connu en librairie un accueil à la hauteur de la modeste distribution de ce film sympathique. Cependant, le plus souvent, les adaptations cinématographiques ont des effets sur le livre, tant sur ses ventes que sur son apparence physique. Prenons trois exemples pour illustrer ce point.
101) Le 25 octobre 2006, la sortie du film Stormbreaker tiré du roman d’Anthony Horowitz a été accompagnée d’une réédition spéciale du livre, pourtant déjà disponible en grand format et en poche, avec une première de couverture tirée d’images du film et « 8 pages de photos du film11 ». On voit ici à l’œuvre la porosité des frontières entre audiovisuel et édition : le film est tiré du contenu du livre, mais une partie du contenu du livre est tirée du film.
112) Les filmisations peuvent affecter le contenu du texte. Ainsi de l’excellent Passage de Louis Sachar12, dont le titre a été changé en La Morsure du lézard (Le Passage) au moment de la sortie du film de Disney. En conséquence, la filmisation n’est pas qu’une novélisation inversée : elle peut aussi ouvrir la voie à un réinvestissement éditorial de l’adaptation cinématographique plus poussé qu’une simple illustration13.
123) Les adaptations cinématographiques permettent parfois de jouer sur plusieurs tableaux. Ainsi, l’adaptation de « classiques » sur grand écran permet de profiter de deux effets porteurs : l’attrait de l’audiovisuel et la force de prescription de l’éducation Nationale. Par exemple, Hatier a acheté le droit d’exploiter certaines images du Grand Meaulnes version Jean-Daniel Verhaeghe, avec Nicolas Duvauchelle et Jean-Baptiste Maulnier, promettant d’envoyer cinquante mille plaquettes aux enseignants de français et aux documentalistes des collèges et lycées. Ici, l’adaptation cinématographique est à son tour exploitée par l’édition de manière à séduire le public enseignant, a priori hostile aux cross over* culturels mais susceptible d’être tenté par cet adoucissement du calvaire que peut représenter, pour un jeune lecteur, la lecture d’Alain-Fournier.Dans le même esprit, signalons le prix de l’Éducation Nationale qui « met chaque année à l’honneur un film de la sélection officielle du Festival de Cannes dont l’originalité de forme et de contenu permet d’engager un travail artistique et pédagogique de longue durée. » En 2006, un jury d’enseignants et d’élèves présidé par Frédéric Mitterrand a choisi de primer une petite œuvre d’auteur tournée avec trois bouts de ficelle : la superproduction Marie-Antoinette de Sofia Coppola, inspirée par un livre14.
13Il existe, on le voit, un continuum livre-film-livre, qui participe d’une logique économique et culturelle bien identifiée. Elle poursuit la dynamique de poly-exploitation fortement développée dans les années Internet, où tout livre devait être pensé dans sa déclinaison internet et CD-ROM. Après l’éclatement de la « cyberbulle », l’édition pour la jeunesse s’est ouvert de nouveaux débouchés en se rapprochant du secteur audiovisuel. En France, il paraît aujourd’hui impossible d’éditer un roman à fort potentiel sans signer en sus du contrat de cession des droits d’édition un contrat de cession des droits audiovisuels. Néanmoins, il convient de distinguer deux secteurs distincts dans l’édition pour la jeunesse : d’une part, les albums ; d’autre part, les poches et les « grand format » (souvent appelés « hors série » ou « hors collection »). Les albums réexploitent souvent des univers tirés de l’audiovisuel, nous les évoquerons donc dans une deuxième partie. En revanche, les meilleures ventes des romans ont souvent inspiré le film qui le leur rend bien. C’est ce dont témoignent les meilleures ventes IPSOS de « littérature jeunesse grand format », citées ci-dessous.
B. Du livre au film : une relation fructueuse
14Les tableaux 2a, 2b, 2c des meilleurs ventes jeunesse15 donnés en annexe appellent trois commentaires. Premièrement, on remarque de nombreuses différences entre les deux premiers, signe d’une forte saisonnalité des ventes, conséquence éditoriale de la filmisation sur l’édition. Le temps de valorisation en librairie d’un livre est court, indépendamment de son succès. Ce temps réel d’exposition (distinct du temps de disponibilité) recoupe et se nourrit de la chronologie extrêmement brève du cinéma. Le troisième tableau amène néanmoins à nuancer ce propos : les blockbusters* ont une durée de vie en librairie plus longue que celle des simples best-sellers*.
15Deuxièmement, on note que les stratégies de poly-exploitation s’allient aux stratégies de multi-exploitation. En 2006, un best-seller grand format pour la jeunesse n’existe pas que grâce à l’audiovisuel (cela concerne cependant 80 % des 10 meilleures ventes en août, 60 % en novembre et entre janvier et octobre), mais il s’inscrit forcément dans une série (c’est le cas de tous les titres). Notons qu’il peut être vendu sous plusieurs formes : one-shot*tiré du film (Bienvenue à Narnia), gros livre revendant d’un coup tous les volumes publiés (intégrale Narnia) ou plusieurs (Orphelins Baudelaire et Arthur, le film).
16Troisièmement, on observe une influence large du cinéma sur les livres pour la jeunesse. Elle ne se réduit pas à une formule simple qui consisterait à vendre des pelletées d’exemplaires d’un livre porté à l’écran. D’autres techniques plus subtiles permettent de profiter des filmisations. Citons-en trois : généralisation du succès, similitude, anticipation.
171) Les conséquences positives d’une adaptation peuvent irriguer les ventes des tomes suivants : c’est le cas de Harry Potter et des Orphelins Baudelaire, par exemple.
182) La similitude avec des produits déjà filmisés bénéficie à des livres non encore portés à l’écran : c’est le cas de L’Apprenti épouvanteur et d’Artemis Fowl, très harry-pottériques, et celle, soutenue par une forte publicité, de Magyk.
193) La promesse d’une adaptation cinématographique permet aussi de doper les ventes d’ouvrages inscrits dans une série. Ainsi s’expliquent pour partie l’intrusion de Michelle Paver et du palpitant Fils de l’eau, celle de Louise Rennison pour le sixième tome du Journal de Georgia Nicolson, et celle d’Arthur et les minimoys : 1,2 million d’exemplaires de la tétralogie de Luc Besson avaient été vendus avant la sortie du film, soutenu par un lancement important , par des « partenariats » et par des licences vendues à Orange, BNP-Paribas, Atari, Panini, des fabricants de jouets, etc.16
20Par conséquent, les effets de la mise en film doivent être pris en compte dans l’étude des novélisations : ils irriguent une grande partie de l’édition pour la jeunesse, bien au-delà de la simple reprise de l’affiche du film sur la couverture.
C. Du livre au film : une dépendance mutuelle
21L’impact de la filmisation sur les livres pour la jeunesse justifie l’affirmation selon laquelle l’édition est partie prenante (et importante) d’un succès cinématographique… ou que le cinéma justifie et permet le succès de l’édition pour la jeunesse. Force est de souligner la dépendance mutuelle entre édition pour la jeunesse et cinéma selon trois plans : économique, culturel et générique.
22La première dépendance mutuelle est économique. « Le cinéma [on pourrait même dire : l’audiovisuel en général] ne peut plus se passer des livres17 », affirmait récemment un journaliste. Mais les livres aussi ont besoin de l’audiovisuel sur plusieurs plans : d’abord pour asseoir leur modèle économique ; ensuite, et ceci appuie et prolonge le point précédent, pour s’assurer de la publicité via une visibilité multimédia renforcée ; enfin, pour coller aux habitudes culturelles du public. Aujourd’hui, certains prix dits « littéraires » à forte notoriété ne sont plus remis ni par des critiques, ni par des journalistes, ni même par des lecteurs motivés mais par « un jury de vingt-six téléspectateurs » pour France-Télévisions, par exemple18. Le lecteur n’est plus qu’un téléspectateur comme un autre ! La novélisation assume l’existence de profondes interférences entre les différentes composantes du système de production de biens culturels. Elle participe d’un système interculturel global, où, quelles que soient ses qualités, le livre est oublié au profit de la marque dont il est porteur. Ainsi, « de plus en plus de films sont adaptés de jeux à succès, et réciproquement. L’union des deux genres garantit des recettes importantes19 ». De fait, en 2005, les meilleures ventes de jeux adaptés de films sont Harry Potter. La Coupe de feu d’Electronic Arts, avec 254 146 jeux vendus (toutes plates-formes confondues) pour 12 984 172 euros, suivis de Star Wars III. La Revanche des Sith de LucasArts (227 712 jeux et 11 258 715 euros). Notons le positionnement marginalisé du livre, conçu comme un produit dérivé du film, officiellement (Star Wars) ou officieusement (le jeu Harry Potter est présenté comme étant tiré d’un film et non d’un livre ayant inspiré le film). Plus que de mise en film, il faudra donc bientôt parler de mise en vidéo ! Encore un signe que la proximité entre l’édition pour la jeunesse et l’audiovisuel n’a jamais été aussi forte.
23La deuxième dépendance mutuelle est culturelle. Le chapeau qui ouvrait la liste des produits « au cinéma et en librairie » de Livres Hebdo, fin octobre 2005, était sans ambiguïté : « La fin de l’année est placée sous le signe de l’enfance. Sans compter OliverTwist, qui vient de sortir, pas moins de neuf films sont liés à une production éditoriale jeunesse (sic), dont les gros calibres que sont Zorro, HarryPotter, ChickenLittle, Kirikou, KingKong et autre Narnia20 ». Près d’un an plus tard, les livres pour la jeunesse continuaient de s’étaler sur le grand écran : « Sortis courant août, Pirates des Caraïbes et Lassie n’auront échappé à personne, tandis que Georges le petit curieux s’est montré plus discret. On retrouve ensuite à l’écran un manga (Nausicaä), des romans d’aventure (Alex Rider et Eragon) et des livres tirés de films d’animation tels que Les Rebelles de la forêt, Azur et Asmar, Franklin et le trésor du lac, Arthur et les Minimoys21». Ajoutez les classiques du livre audio avec la sortie de Piccolo, Saxo et compagnie, et le compte ne sera pas mauvais, tant il est vrai que le genre jeunesse surexploite les passerelles entre films et livres en mêlant filmisations et novélisations22. Ce qui crée des altercations amusantes : lors d’une signature dans la galerie commerciale du Leclerc Paridis de Nantes, un auteur expliquait que jamais il ne se commettrait dans la collection « Cinémascope » d’Intervista, destinée à accueillir des ouvrages au fort potentiel d’adaptation cinématographique. Pas comme ces nuls de co-auteurs d’ézoah, dont j’étais… Lui préférait produire des livres originaux, c’est-à-dire publiés systématiquement pour le même public, dans la même collection, au rythme de deux par an. Culturellement, les acteurs de la littérature pour la jeunesse cherchent donc perpétuellement des signes de légitimité23 parfois peu compatibles avec la filmisation… mais pas toujours ! Ainsi, Laurence Le Fur y voyait une solution à l’illettrisme : « Comment attirer les enfants vers la lecture ? Question cruciale pour bon nombre de parents en cette période de vacances propice à ce loisir. Une piste : les inciter à se plonger dans un film tiré ou à l’origine d’un film. D’après les ventes, nul doute, ça marche ! Après la sortie des Désastreuses aventures des orphelins Baudelaire, les ventes des ouvrages de Lemony Snicket ont explosé de 140 %24 ! »
24La troisième dépendance mutuelle est générique. Il existe une similitude entre certaines exigences cinématographiques grand public et certains marqueurs indispensables à toute publication pour la jeunesse. Cette proximité a amené la création de concepts éditoriaux originaux. Ainsi, Arthur de Luc Besson est une série signée par une vedette du cinéma français, où le livre est imaginé comme une bande-annonce et un test grandeur nature : si les ventes décollent, on en fait un film (ce qui, depuis, a été élargi à la collection « Cinémascope »). On est ici devant un cas-limite, qui n’est en fait exceptionnel que parce qu’il prend ouvertement position. En effet, de nombreux textes sont à l’évidence écrits pour être adaptés au cinéma ; mais peu d’auteurs l’avouent, de peur que l’adjectif de « commercial » ne souille leur œuvre. Grâce à l’exploitation d’un genre à la mode (l’imaginaire), au design* habile de Patrice Garcia et surtout à la notoriété de leur auteur-réalisateur, dès lors invité sur maints plateaux de télévision, le succès des romans de Luc Besson est au rendez-vous : après une première mise en place à 50 000 exemplaires, le premier tome s’était vendu à 335 000 exemplaires fin octobre 2005. Et les ventes éditoriales françaises représentent une partie du chiffre d’affaires, largement complétée par 32 cessions étrangères et 21 licences à cette date. De plus, le produit a été adapté pour plusieurs tranches d’âge, avec, pour les plus jeunes, un album que Luc Besson a tenu à rédiger lui-même, et des coloriages. Après le lancement résolument people*du premier tome, Pascale Parillaud, éditrice et efficace chef de produit, a tout axé sur la visibilité de la marque : forte PLV (publicité sur le lieu de vente: catalogues, stop-piles, présentoirs, kakémonos, sacs, etc.) pour les canaux principaux que sont les GMS(grandes et moyennes surfaces), campagnes d’affichage sur le réseau ferré, partenariats très axés sur le produit de base, etc. « L’important, explique-t-elle, ce n’est pas que la pub fasse vendre, c’est qu’elle dynamise l’énergie collective autour du livre. Nous faisons de gros efforts pour que les vendeurs sentent qu’ils sont soutenus25. » Stratégie payante !
25En conclusion, nous pouvons synthétiser l’impact d’une adaptation cinématographique de la manière suivante : le livre est un produit intégré dans un espace culturel globalisé, où son succès se mesure à l’aune des surenchères d’adaptations dont il est le fruit ou qu’il peut susciter26. Quand le livre devient film, on peut considérer qu’il trahit la pureté originelle d’une mythique Littérature, « âme de la vie culturelle » victime du passage « d’un monde artisanal à un monde hyperconcentré, demandant toujours plus de rationalisation et de rentabilité27 » ; mais on peut aussi souligner qu’il participe du développement d’un secteur culturel bien intégré à la société multimédia. L’adaptation cinématographique des livres pour la jeunesse en est une illustration intéressante.
II. Quand le film devient livre
26Dans une deuxième partie, il nous faut nous arrêter sur une autre facette essentielle de la relation entre livre et film : le passage d’un film en livre que, par commodité, nous appellerons novélisation, bien que le terme soit parfois impropre. En effet, nous évoquerons sous ce terme la déclinaison du film en romans (d’où le terme angliciste de novelisation) livres-jeux et en albums illustrés, par exemple, qui ne correspondent pas à l’acception originale. Et pour cause, notre problématique nous conduisant à nous interroger sur les modalités de transformation de certains films en produits éditoriaux pour la jeunesse. Nous étudierons ce phénomène selon trois angles : un angle factuel, qui nous conduira à définir différents types de passage du film au livre (A) ; un angle critique, qui nous amènera à évaluer la possibilité de saisir la novélisation comme sujet d’un discours analytique dont il s’agit de définir les outils (B) ; et un angle littéraire, qui nous permettra d’envisager une littérarité textuelle (d’un texte dans son ensemble) ou microtextuelle (d’une partie d’un texte) opposée à une non-légitimité architextuelle (C).
A. Typologie de la novélisation
27Penser la novélisation dans l’édition pour la jeunesse exige de ne pas s’en tenir au seul passage du cinéma au livre. Il faut ouvrir momentanément notre champ d’étude en élargissant, d’une part, la nature du produit dérivateur, passant du seul cinéma à l’audiovisuel en général ; et en élargissant, d’autre part, la nature du produit dérivé, qui ne sera pas le seul récit du film mais l’évocation de l’univers du film dans un produit de librairie. Pour Anne-Laure Walter, « l’édition jeunesse, qui a été pionnière en matière de livres dérivés de films (novélisations, albums de photos, coloriages), se porte bien grâce à cette manne. Tous les dessins animés Disney donnent lieu à des ouvrages chez Hachette. Harry Potter, Narnia et Charlie et la chocolaterie, après une adaptation sur grand écran, suscitent de nouveaux ouvrages chez Gallimard Jeunesse. De son côté, Le Chêne Jeunesse, lancé en novembre 2005, a publié les ouvrages de photos tirés de deux films, La Piste et Serko28 ». La problématique culturelle que nous avons soulignée joue à plein : « Pour les parents, c’est une bonne façon de donner un prolongement à l’imaginaire de l’enfant. » Certes, le succès n’est pas toujours au rendez-vous : Aurore,le film de Nils Tavernier29 a été un échec, Robots aussi30, sans doute à cause d’un scénario trop peu inventif pour permettre de savourer ses scènes d’action et son hommage à Britney Spears. Toutefois, le succès d’un produit dérivé pour la jeunesse sera d’autant plus important que « le phénomène d’addiction est immédiat chez le jeune public, [alors que] rares sont les films pour adultes qui deviennent cultes. » Dès lors, comment caractériser techniquement ces dérivations ? Voici une typologie simplifiée.
28Le premier type de passage du film au livre participe de la globalisation de l’économie culturelle, via la vente de licences éditoriales. Prenons juste pour exemple la novélisation d’Oliver Twist. Le film anglophone réalisé par Roman Polanski a bénéficié d’une multi-adaptation éditoriale, avec réédition du texte original « raccourci » utilisant l’affiche du film et édition de plusieurs albums, dont une version DeLuxe avec « cahier documentaire » illustré de photos du fonds Hachette (on y appréciera par exemple un résumé de l’histoire industrielle du xixe siècle en 500 signes). Cette exploitation éditoriale est nécessaire à l’équilibre du « budget le plus élevé des productions françaises » de 200531. Elle se justifie par trois perspectives encourageantes : 1) un public captif supposé chez les scolaires (Oliver Twist relevant des « classiques ») ; 2) la présence de référents historiques forts (le film étant censé « apprendre » quelque chose sur les pauvres de la Londres industrielle) ; 3) l’effet boomerang de légitimation : Oliver Twist novélisé n’est pas qu’une novélisation, c’est un livre tiré d’un film tiré d’un livre. Oui, il faut suivre !
29Le deuxième type de passage du film au livre participe d’une globalisation de l’économie éditoriale. En effet, devant le développement du secteur « jeunesse », les licenceurs (ceux qui vendent les licences, on l’aura deviné) sont souvent amenés à démarcher plusieurs domaines éditoriaux. Dès lors, les éditeurs se fondent sur cette stratégie pour assurer une visibilité plus large à leurs produits. Ainsi de la collection « NG » (pour « nouvelle génération ») lancée par l’éditeur de bandes dessinées Soleil le 26 avril 2006, et dont le premier titre est significatif : il s’agit de Foot 2 rue, un dessin animé diffusé sur France 3 et novélisé avec un succès certain en Bibliothèque verte. Cette novélisation, au sens large, d’un concept audiovisuel, repose sur une approche rationalisée de la production. « Plus petit que dans la BD traditionnelle, le format des albums se rapproche de celui des comics, écrit Anne-Laure Walter. Avec un prix très attractif (5,95 euros), l’éditeur toulonnais espère séduire la cible des 8-12 ans » aussi bien en librairie qu’en grande distribution32. » L’objectif affiché est « de développer des licences audiovisuelles », selon www.soleilng.com. Car il serait erroné de ne penser la novélisation que dans une optique film / livre stricto sensu. L’analyse dominante du moment affirme que la « nouvelle génération incarne une rupture radicale33 ». Pour Dominique Poussier, responsable des acquisitions « jeunesse » de TF1, la jeunesse est « née avec une télécommande à la main, le portable fixé aux oreilles, la MP3 dans la poche et un œil sur Internet avec l’ADSL. Ce sont des multiconsommateurs captifs de tous les supports, très en prise avec l’image et les nouvelles technologies, et très impatients en termes de comportement. » La novélisation pour la jeunesse tente de tirer profit de cette globalisation de la demande, en s’attachant à la fois aux fictions proprement dites, mais aussi aux univers qui enveloppent ces fictions.
30En conséquence, il nous paraît possible de synthétiser l’état des lieux de la novélisation selon deux optiques complémentaires. D’une part, une optique macroproductive, qui consiste à penser la production culturelle comme un tout. C’est le principe de la tache d’huile : le projet matriciel (le film, par exemple) est une tache que l’on tente de faire couler sur la plus grande surface possible. Ainsi de Kaamelott, court-métrage devenu série quotidienne (100 épisodes annuels), déclinée sur 55 T-shirts en vente dans « l’échoppe officielle », des triples DVD et une bande dessinée parue chez Casterman le 27 novembre 2006, L’Armée du nécromant34… en attendant plus. D’autre part, une optique microproductive, qui consiste à penser la production culturelle comme une structure multipolarisée, dont il faut spécialiser chaque type d’exploitation. C’est le principe de la dichotomie : chaque secteur exploitable est sans cesse subdivisé en sous-secteurs pour lesquels il convient de prévoir des produits spécialement adaptés au public-cible. Ainsi, à l’intérieur du secteur jeunesse, on distinguera les lecteurs (romans) des non-lecteurs (albums et livres-jeux) sans oublier les « mauvais lecteurs » (albums avec texte plus important), etc. La compétence du public n’est pas seule en cause : des sectorisations par type de réseaux de vente, donc par périmètre financier disponible, sont aussi envisageables. Est-ce à dire que toute novélisation se réduit à une équation économique ?
B. Critique de la novélisation
31Il nous semble inopportun de refuser à la novélisation pour la jeunesse le statut d’« objet critique littéraire » ; et ce, pour au moins deux raisons. D’une part, nul observateur ne peut nier la dimension commerciale de toute production culturelle, certains participants arguassent-ils de la pureté de leurs intentions. D’autre part, la légitimation critique est un point qui intéresse les éditeurs de novélisation, cet élément dût-il nous surprendre. J’en veux pour illustration la novélisation évoquée supra d’Oliver Twist. Pour l’éditrice d’Hachette Jeunesse chargée de « ce mélange d’un film et d’un classique littéraire », l’album « n’accompagne pas simplement le film, c’est une occasion de raconter l’histoire d’Oliver en se servant des photos de Polanski. Donc c’est un livre qui doit rester dans les bibliothèques. »
32De sorte que la dimension commerciale du texte n’est pas contradictoire avec une aspiration littéraire, au contraire : ce qui constitue un objet critique (travail sur le texte, options linguistiques : narration au présent ou passé simple, rythme du récit, rapport entre texte et images…) fait partie intégrante du processus commercial. Il y a donc une réelle légitimité à vouloir saisir la novélisation via la critique littéraire. Nous l’allons montrer en deux points.
33Le premier élément critique est d’ordre générique. La novélisation, au sens large que nous avons évoqué, n’est pas limitée à la seule fiction – roman ou album – ou à l’essai d’accompagnement. Elle peut procéder d’autres genres tels que le documentaire. Ainsi, selon Anne-Laure Walter, « les achats de licences audiovisuelles se multiplient dans les secteurs pratique et documentaire avec des ventes atteignant les 100 000 exemplaires35 ». Cette ouverture générique n’est pas négligeable. Elle ouvre le champ critique sur des phénomènes culturels importants, de Question maison, émission de décoration de France 5 à E = M6, programme scientifique de la chaîne susnommée, et C’est pas sorcier, émission jeunesse documentaire sur France 3. Cette visibilité accrue du documentaire participe d’une remotivation d’un secteur souvent méprisé car ignoré de la critique. Grâce à elle, le champ éditorial de l’édition pour la jeunesse s’élargit, selon Dominique Korach, directrice de Nathan Jeunesse : « Nous cherchons à nous renouveler, car nous parlons toujours finalement des volcans et du corps humain ! S’inspirer d’une émission à forte identité nous permet de nous démarquer dans un marché très encombré. Et on s’autorise à traiter des thèmes moins porteurs, les fourmis par exemple. » Or, ces ouvrages « nécessitent un tirage important, une diversification de l’offre et un vrai lancement marketing. » On voit ainsi que l’ouverture apportée par la mise en livres de produits audiovisuels associe un élément commercial (l’impact télévisuel) à un élément éditorial (la diversification de l’offre thématique), ce qui offre des prises légitimes à un discours sur les novélisations, quel qu’en soit le genre.
34Le second élément critique est d’ordre comparatiste. En effet, une partie de la légitimité des livres pour la jeunesse repose sur la similitude et l’assimilation avec la production pour les adultes. Or, la novélisation poly-exploitante est un phénomène comparable dans les deux secteurs éditoriaux. Ainsi, le 17 août 2006, Pocket Jeunesse a publié des albums tirés de la série télévisée pour les 4-8 ans Les Conseils de Célestin. Selon les chiffres officiels36, la série, diffusée depuis dix ans sur France 3 serait regardée par 550 000 téléspectateurs dont 175 000 seulement seraient dans le cœur de la cible 4-10 ans. De cela, on déduit que l’impact parental sera fort : le premier horizon de réception de cette production dite « pour la jeunesse » est, en réalité, constitué des adultes, ce qui n’est pas le cas de toutes les novélisations pour la jeunesse – ainsi de celles que publie Hachette Jeunesse en « Bibliothèque rose ». Donnons-en pour preuve la présence systématique dans Célestin d’une préface bavarde à fonction « dédramatisante » signée d’une psychologue. Parmi les titres proposés, il sera difficile au critique de choisir les plus palpitants parmi : Jamais sans mon casque (« mets bien ton casque à vélo ! » conseille la publicité), Je dis non aux jeux dangereux, Je n’ouvre pas à n’importe qui et Une nouvelle petite sœur. Le tout est accompagné d’une PLV, de spots publicitaires sur France 3 (contournant ainsi habilement l’interdiction de la publicité pour les livres sur les canaux hertziens), de partenariats avec le dvd et le cd de la série37, ainsi que d’une communication à destination des prescripteurs dans les « Cahiers Pocket » de septembre, « sans oublier un train spécial Macif et Maif (…) qui devrait s’arrêter dans vingt-deux grandes villes françaises. »
35La vampirisation parentale de la production pour la jeunesse n’est pas une nouveauté38 ; mais on pourra la comparer avec profit à deux éléments. D’une part, des ouvrages « pédagogiques » non novélisés, mais directement destinés aux adultes sous couvert d’enfance : je veux parler des ouvrages de Catherine Dolto-Tolitch et Colline Faure-Poirée, dont les plus aguichants volumes de « Mine de rien » ont été réédités (conseillons Caca prout !, que l’on pourra approfondir avec Propre ! et Pipi au lit) ; ici, la fonction de visibilité assurée par France 3 est remplacée par une caution légitimante apportée par la marque DOLTO, inscrite en GROS. D’autre part, des ouvrages « qui apprennent des choses aux adultes » et novélisent chroniques ou émissions audiovisuelles. Citons les Chroniques des Michel Pollaco et Serres tirés d’une émission sur France-Info (Le Pommier), Comprendre le sens des mots pour comprendre le monde d’Alain Rey (Laffont, 2006), Ce que peut la littérature sous la dir. d’Alain Finkielkraut, tiré de ses émissions « Répliques » sur France-Culture (Stock, 2006), et, plus drôles, paraît-il, les Chroniques à croquer de Veziane de Vezins, au Rocher, tirées de chroniques pour le Figaro. Une approche comparatiste pourrait montrer comment une logique de réplication entre éditions pour adultes et pour jeunes se met en place, pour partie parallèle, pour partie spécifique.
36Ces deux aspects, générique et comparatiste, n’assument pas de manière définitive la légitimité de la critique de la novélisation pour la jeunesse. En revanche, ils indiquent deux pistes permettant de mettre en place un discours critique directement tiré de l’évolution de la novélisation, qui se développe selon un double axe transgénérique (fiction, essai, documentaire, pratique) et imitatif (les tentatives de développement éditorial pour les adultes inspirant des perspectives pour les jeunes, et réciproquement). Reste que cette légitimité critique ne préjuge pas d’une littérarité des textes proposés aux jeunes lecteurs – littérarité dont nous allons tâcher de rendre raison à présent.
C. Littérarité de la novélisation
37Nous n’évoquerons dans cette partie que les questions liées aux transformations d’un produit audiovisuel en livre. Il n’empêche, parler de littérarité de la novélisation pour la jeunesse, c’est s’affronter à un double préjugé. D’une part, peut-il y avoir littérarité quand on parle de produit dérivé ? D’autre part, peut-il y avoir littérarité quand on parle de livre destiné à un public précis ? En somme, certains éléments susceptibles d’être constitutifs d’une forme de littérarité peuvent-ils être réunis dès lors qu’il y a novélisation pour la jeunesse ? Cela nous conduira à interroger brièvement le concept de produit dérivé et celui de littérarité.
38Le premier élément de littérarité à noter est le contexte. Même Edmond de Goncourt, et on sait à quel point il aimait les enfants39, avait conscience qu’« un chant de L’Iliade ne parlera pas à l’intelligence d’un enfant français comme lui parle une histoire bêtement merveilleuse de vieille femme, de nourrice40 ». Dès lors qu’un public-cible est désigné, il est évident que toute volonté de jauger l’objet textuel doit prendre en compte l’horizon d’attente. En effet, la novélisation a clairement pour projet de divertir et de prolonger un émerveillement suscité par un produit audiovisuel. Par conséquent, parler de sa littérarité potentielle ne revient pas à nier sa dimension commerciale, mais propose d’évaluer le réinvestissement textuel du produit dérivateur (ce qui existait avant : film, dessin animé, jeu vidéo). En clair, la plupart des novélisations en albums se contentent de plaquer quelques paragraphes de textes sur des doubles pages d’illustration. Toutefois, certaines travaillent le produit dérivé comme un produit devant pouvoir être défendu en soi. Ainsi, la novélisation du soap* Sous le soleil a-t-elle été écrite par Malika Ferdjoukh, auteur renommé de littérature pour la jeunesse. En lieu et place d’une sorte de résumé des scénarii auxquels elle avait participé, l’auteur a préféré inventer les journaux intimes de différents personnages. De la sorte, la forme audiovisuelle est subvertie par une réécriture spécifiquement textuelle, dont on peut évaluer les signes de littérarité aussi bien en tant que texte (qu’est-ce qui est non-télévisuel dans le livre ? pourquoi ? et comment est-ce inséré à un ensemble résolument marqué par les passages obligés de la série télé ?) qu’en tant que fiction (comme tout roman qui se présenterait à l’étude : rapport entre contenu du récit et forme narrative employée, jeu sur les niveaux de langue, intégration des niveaux de lecture entre fans et néophytes, anticipations et décalages des stéréotypes de personnages et de situations, recours signifiant à différentes structures narratives, etc.).
39Néanmoins, reconnaître le potentiel littéraire d’une novélisation ne revient pas à le lui accorder de facto. Pour un éditeur, la novélisation peut fort bien ne consister qu’à augmenter son chiffre d’affaires grâce à des produits d’appel permettant de mobiliser les circuits de vente en GMS. Dans ce cas, la traduction hâtive de produits tout aussi hâtivement fabriqués par des packagers américains limitera grandement la suspicion de littérarité. Pour prendre un exemple pictural, certains albums de Superman Returns, publiés par Hachette en juillet 2006, ont intégré des photos du film présentant une cascade du super héros où les fils retenant l’acteur n’avaient pas été gommés à la palette graphique. On peut alors légitimement craindre que le texte soit à la hauteur des images. De même, il est souvent peu rentable de travailler le texte pour lui-même. Souvent, il s’agit surtout de décliner le plus massivement possible une marque. Pour ne prendre qu’un exemple, « le raz-de-marée Dora n’est pas terminé », écrit un journaliste fin juin 2006. « Après la vague des albums chez Albin Michel Jeunesse, c’est au tour de Magnard, avec huit cahiers parascolaires En route pour découvrir, tirés au total à 800 000 exemplaires, d’envahir les librairies le 1er juillet » à la faveur du « dessin animé interactif diffusé sur TF1 ». La stratégie est claire : « Les huit titres rassurent les parents en proposant les apprentissages fondamentaux de l’école maternelle » affichés dès la couverture. L’enjeu est considérable avec des tirages de 100 000 exemplaires au titre, 7 500 PLV et un entrepôt spécial loué pour l’occasion. La licence, signée par Laurent Breton, directeur du département parascolaire Magnard-Vuibert, court jusqu’en 2009 et permet d’annoncer deux vagues de nouveautés pour les deux prochains étés. Elle s’appuiera, en sus du dessin animé, sur une comédie musicale « montée par Gérard Louvin41 »… et accusée de racisme à sa sortie42. La littérarité n’est clairement pas revendiquée comme un argument justifiant l’existence des novélisations de la petite Mexicaine.
40En conséquence, le second élément de littérarité à étudier est l’investissement de la notion même de littérarité. En effet, de plus en plus de stylisticiens, à commencer par Georges Molinié, rejettent avec virulence ce concept sous le double prétexte, a priori paradoxal, de vacuité et de surinvestissement – vacuité, car aucun signe objectivable ne pourra jamais établir la littérarité d’un texte ; et surinvestissement, car d’innombrables définitions ont été proposées pour pallier cette déficience43. Cette situation paradoxale nous amène à dénoncer le concept de pré-légitimité littéraire. En clair, pour qu’un texte soit susceptible de critique littéraire, la présence d’un contexte légitimant est souvent exigée, qu’il soit éditorial (collection habituée à recevoir des textes reconnus comme littéraires), auctorial (texte signé par un écrivain reconnu comme littéraire), officiel (objet validé par une instance pédagogique reconnue apte à juger de la littérarité d’un texte), etc. Cette notion de consensus est développée par des critiques comme Michel Murat, pour qui « la littérature, c’est ce que nous appelons la littérature », avec la double exigence du « nous » de communauté de pensée, et de la nomination explicite d’un objet considéré comme « littérature »44. Nous admettons volontiers cette position, mais nous tenons – d’autant plus dans le cadre de cet article – à souligner le fait que la communauté se positionne autour d’objets reconnus comme potentiellement légitimes. La novélisation pour la jeunesse n’est pas un objet a priori légitimable, car d’une part il s’agit d’un produit second, et d’autre part, nous l’avons dit, il s’agit d’un objet : 1) destiné à un public particulier ; et 2) accompagnant un produit à fort potentiel commercial.
41Dès lors, il nous appartient de souligner que cette prévention qui empêche la préhension littéraire du texte peut, à l’occasion, fausser notre jugement. Aussi proposerons-nous de distinguer une littérarité textuelle (celle d’un texte précis) voire microtextuelle (celle d’un passage), et une non-légitimité architextuelle (celle de l’architexte composé de l’ensemble des novélisations). On ne peut rejeter d’un même argument la traduction d’une novélisation d’une superproduction américaine, d’une part, et, d’autre part, les novélisations des court-métrages de Carine Tardieu par la réalisatrice, dans la collection « Ciné-roman » d’Actes Sud Junior. La lecture des captivants Baisers des autres, par exemple, convaincra les curieux de la richesse potentielle d’une novélisation45. En réalité, ce à quoi nous appelons, c’est à une opposition entre l’appréhension d’un phénomène global (celui de la textualisation de phénomènes audiovisuels à plus ou moins forte visibilité) et la compréhension d’un texte particulier, dont la pertinence littéraire peut se juger sur deux plans : d’une part, sur le passage de l’audiovisuel à l’écrit (pertinence, originalité du procédé, singularité et apports du rendu) ; d’autre part, sur l’écrit lui-même, lorsqu’un faisceau de signes linguistico-narratifs concordent pour laisser présager d’un travail d’écriture analysable selon les stratégies stylistiques bien connues.
42En conclusion, lorsque le film devient livres pour jeunes, il ne participe certes pas systématiquement d’une reformulation littéraire du cinéma. L’objectif premier reste de participer au développement d’une marque dont le livre n’est qu’un produit dérivé, selon le principe du branding*popularisé par Naomi Klein46. Toutefois, ce constat n’est en rien contradictoire avec l’émergence possible d’objets littéraires ; et ceci, sous deux angles. D’une part, certains ouvrages novélisés peuvent acquérir ou, du moins, chercher à acquérir une certaine autonomie par rapport au produit dérivateur dont ils sont issus. Cela passe par l’originalité du travail de transformation (bonus pédagogiques, transcription inattendue ou saisissante, rapport texte / image décalé pour les albums, effets textuels de description évoquant un panoramique ou un zoom non réalisé dans le film, etc.) ou, moins évident mais parfois non moins réel, des prises de liberté signifiantes par rapport à la matrice (ajout de séquences, distorsion de scénario ou de répliques, apport d’intertextualités nouvelles, etc.). D’autre part, certains ouvrages novélisés peuvent revendiquer une littérarité propre au sein d’un genre. On parlera alors de littérarité intra-générique, c’est-à-dire que, à l’intérieur d’un cadre normé que le texte respecte globalement, des dissonances intéressantes se font entendre. Ainsi, quand, dans Sous le soleil, Malika Ferdjoukh propose des focalisations spécifiques à chaque tome, ce procédé, qui pourrait passer pour banal, offre en réalité des effets assurément littéraires : mise en place d’un « je », jeu sur les gimmicks*signalant l’appropriation du langage comme constitutif de toute personnalité, et constructions spécifiques des phrases, grammaticalement mais aussi narrativement, selon des enchaînements logiques propres à tel personnage, telles que les réactions anticipant la relation de l’événement (« je t’écris sous le coup de la colère ! Je dois te raconter ce qui s’est passé… »), comme si l’émotion submergeait l’objectivité du fait et justifiait l’écriture de l’intime, etc.
43Y a-t-il quelque provocation à prétendre que la novélisation d’une série télévisée peut aussi être analysée avec les mêmes outils et les mêmes exigences qu’un roman communément admis comme littéraire ? Être convaincu de la réalité du phénomène n’empêche pas d’avoir conscience qu’il peut paraître un tant soit peu loufoque. Toutefois, il nous semblait à tout le moins important, dans cette deuxième partie, de montrer comment l’adaptation de l’audiovisuel en livre entraînait de nouvelles conditions de légitimation littéraire. D’autant que, en écho, le rapprochement entre film et livre entraîne de facto une influence des codes du récit cinématographique sur le roman pour la jeunesse. Tel est l’objet de notre troisième partie.
III. Quand film et livre se mélangent
44À ce stade de notre étude, force est de constater une interpénétration forte entre littérature pour la jeunesse et audiovisuel. Mais le dire puis le constater ne suffit pas. Encore faut-il l’analyser pour déterminer les formes majeures que peut prendre l’influence de l’audiovisuel sur la littérature pour la jeunesse. Première forme, narrative, marquée par des cuts*fréquents, des chapitres ou des sous-chapitres brefs, des dialogues efficaces et des descriptions aux effets cinémascopiques assumés (A). Deuxième forme, éditoriale car liée à l’objet-livre : les « gros » livres, avec le passage en forts volumes composés de romans publiés séparément, et la complémentarité de deux légitimités – l’une, commerciale, liée au succès, et l’autre, éducative, relative au « pavé » dont l’ampleur valorise l’acte de lecture (B). Troisième forme, générique : le développement des blockbusters*cinématographiques inspirés de livres pour la jeunesse a entraîné un développement de livres aux imaginaires très divers (heroic fantasy, science-fiction, conte, etc.) pour les jeunes lecteurs47, dans lesquels certains auteurs multiplient les signes de littérarité (jeux sur les codes, interrogations métalinguistiques, inventions formelles signifiantes, etc.) (C).
A. Influence narrative du cinéma sur la littérature pour la jeunesse
45Afin d’évoquer l’influence du cinéma sur la littérature pour la jeunesse, on parlera, de cinématisation, par opposition à la filmisation, que nous avons définie plus haut comme la transformation en film d’un livre). L’audiovisuel influence la structure même des livres pour la jeunesse. Nous nous attacherons à en montrer trois signes : le respect des conventions, les effets de brièveté et les effets de montage.
46Le premier signe de la cinématisation du livre pour la jeunesse réside dans un respect du cinématographiquement correct. Il y a ici un effet de convergence entre deux exigences communes aux livres pour la jeunesse et au cinéma grand public : l’efficacité narrative, dont nous traiterons dans les points suivants, et la morale48. Jean-Luc Douin rappelait qu’« un nouveau critère [de censure] est apparu : celui de la télévision, indispensable partenaire financier et vigilant cerbère en matière d’érotisme49 ». La morale est aussi exigeante pour les enfants que pour l’adaptation télévisuelle « tout public » de romans du xixe siècle : « à la fin du roman de Paul Féval, signale ainsi Marjolaine Jarry, Lagardère, la quarantaine héroïque, épousait sa filleule Aurore, dix-sept ans ». Dans le téléfilm, Lagardère ne s’éprend pas d’Aurore, mais de la mère de celle-ci50. Rien d’étonnant si Peau d’âne n’est proposée au jeune public que dans des versions « arrangées ». De même, pas question de risquer un revers juridique, comme celui que la Motion Pictures Association of America (MPAA) a infligé aux Choristes, interdits aux moins de 13 ans non-accompagnés d’un adulte. Motif : « usage de gros mots » (profanities)51. Une moralisation similaire du récit est un élément qui permet, explique et suscite des rapprochements entre cinéma et livre pour la jeunesse.
47Le deuxième signe de la cinématisation du livre pour la jeunesse réside dans le recours omniprésent au cut dramatique. Cette technique, qui donne parfois l’impression qu’il faut accrocher le lecteur avant d’envoyer un tunnel de publicités, est devenue une manière de norme narrative qui entretient le mythe du climax perpétuel, que les us anglophones ont rebaptisé cliffhanger*. Il est du reste curieux que l’incipit des romans ait inspiré plus d’études que celle de l’explicit des chapitres, lesquels ne sont plus que rarement des blocs cohérents. Ainsi, ils peuvent se terminer de la sorte :
« J’attrape le téléphone d’une main, en frottant machinalement de l’autre ma joue qui cuit :
– Allô, Zita ?52 »
48Comment résister à l’envie de découvrir la suite de la conversation entre Nina et sa copine ? Ce type de cut peut avoir deux objectifs : ou bien suspendre la narration et la reprendre plus tard, après que du temps a passé ; ou bien insister sur un moment ou un mot particulièrement importants. C’est le cas dans l’exemple suivant :
« I’m talking, » I said, « about an exorcism. » //
Chapter sixteen
« Out of the question, » said Father Dominic53.
49Ici, le cut – qui n’a rien d’une facilité gratuite, tant sa fonction narrative est forte – donne toute sa résonnance au mot d’exorcisme, dont on connaît la charge qu’il a, entre autres d’un point de vue cinématographique54. Le cut a donc des fonctions narratives très diverses : fonction rythmique d’accélérateur (quand il évite une narration inutile, comme dans le premier exemple), fonction dramatique de résonateur (comme dans le deuxième exemple55) et fonction diégétique de suspenseur, comme dans ce troisième exemple :
Ainsi commença une amitié unique, qui, dans le cœur de Tobie, fit fleurir les Basses-Branches pendant ces longues années d’exil56.
50Avec un style surchargé (à presque chaque nom son adjectif : « unique », « basses », « longues ») qui a séduit certains prescripteurs, l’auteur propose en conclusion de chapitre un fondu au noir dont la fonction est de créer une suspension. Par opposition à la simple accélération, la suspension problématise la coupure : en l’occurrence, le récit de l’amitié est terminé ; désormais, ce qui est en question, c’est la narration des « longues années d’exil ».
51Le troisième signe de cinématisation du livre pour la jeunesse réside dans la construction du récit. En effet, le culte du cut, dont nous n’avons montré que quelques aspects à titre d’illustration,rejoint un ensemble de procédés typiques du découpage cinématographique. Un signe qui ne trompe pas : le classement des meilleures ventes « poche jeunesse » de novembre 2006 présente aux quatre premières places Eragon, Harry Potter, Titeuf volume 12, et une novélisation venue par le dessin animé : Winx Club volume 1057. Aujourd’hui, les romanciers pour la jeunesse sont donc amenés à prendre conscience du tempo de leur récit. De la sorte, les chapitres des fictions pour les adolescents ont parfois gagné en densité d’action, en habileté de présentation, en efficacité des dialogues – même si le rendu de l’oralité n’est pas également maîtrisé par tous –, ce qu’ils ont parfois perdu en art de la description. La peur de « lâcher » le lecteur n’autorise guère les longs panoramiques. David Gemmell, auteur d’heroic fantasy pour adultes très apprécié des adolescents, devait sans doute une partie de son immense succès à son art singulier : dans ses sagas, notamment Drenaï, le discours indirect décrit les batailles, tandis que les dialogues posent les enjeux et évoquent le décor, renversant les répartitions traditionnelles des fonctions discursives. Sera privilégiée une succession de détails montrés à un rythme effréné, façon « clip ». De même, le sous-chapitrage (espaces blancs ou « * » séparant des blocs de texte) pourra dynamiser le récit.
52Lorsqu’elle était directrice éditoriale du livre chez Bayard Jeunesse éditions, Charlotte Ruffault synthétisait ces différents aspects ainsi :
On s’est dit que notre approche de l’écriture n’est peut-être pas la même que celle des Américains. (…) C’est pourquoi nous nous sommes entourés de scénaristes pour nous apprendre comment fonctionne la dramaturgie au cinéma, et (…) nous essayons de construire des séries avec des auteurs français. Le but étant de pouvoir les exporter et de trouver enfin cette fameuse touche française… Même si l’on n’a pas l’impression d’y être tout à fait parvenus, on a fait des progrès. Notamment en réalisant des séries historiques qui se vendent entre quinze mille et vingt mille exemplaires, ce qui, pour le secteur, est honorable, la moyenne se situant à huit mille exemplaires58.
53On le voit, l’influence cinématographique sur l’édition pour adolescents ne témoigne pas forcément d’une aspiration à l’adaptation audiovisuelle. En revanche, elle signale une prise en compte des habitudes narratives créées par l’industrie cinématographique. Ménageons donc un cut à notre tour en nous demandant pourquoi et comment le cinéma influence formellement la littérature pour la jeunesse…
B. Influence formelle du cinéma sur la littérature pour la jeunesse
54Pour évoquer pertinemment l’influence formelle du cinéma sur la littérature pour la jeunesse, il convient de montrer d’où elle vient et ce qu’elle provoque.
55Son origine est triple. Nous avons évoqué l’aspect économique. Celui-ci se double d’un aspect social. De fait, une donnée rarement prise en compte, et qui participe pourtant du phénomène que nous décrivons, a été l’augmentation du nombre d’écrivains professionnels pour la jeunesse. Celui-ci a entraîné notamment deux phénomènes : d’une part, la publication d’aspirants best-sellers se contentant de dupliquer des recettes éprouvées, de façon plus ou moins habile et personnelle ; d’autre part, le développement des écrivains qui vivent de leur clavier grâce à des créations dont ils ne sont que partiellement l’auteur. Ainsi, la novélisation a créé un marché de techniciens du récit pour la jeunesse. Cet aspect de la profession, pour être souvent déconsidéré, n’en reste pas moins pratiqué tant par des écrivaillons que par des vedettes du genre. En France, Anne-Marie Pol, Fanny Joly, Fabrice Colin, Malika Ferdjoukh, pour ne citer qu’eux, y ont sacrifié tour à tour. Et quand Marie-Aude Murail, la grande dame du roman pour adolescents contemporain, publie une biographie de Dickens au moment de la sortie d’Oliver Twist, s’il ne s’agit pas le moins du monde de novélisation et sans que cela dévalorise per se son livre, ne peut-on néanmoins y voir un signe d’opportunisme, donc d’influence conjoncturelle du cinéma sur l’édition pour la jeunesse59 ? Rien de plus logique, selon Vicente Verdu, pour qui nous sommes entrés dans l’ère du capitalisme de fiction, où
l’auteur devient un produit de plus parmi les ouvriers de l’esthétique. Il cesse de jouer le rôle de poète fou pour se transformer en un professionnel à part entière, au même titre qu’un photographe, un graphiste, un webmaster, un réalisateur, un styliste ou un chirurgien. Cela signifie, compte tenu de l’évolution singulière des choses, qu’il accomplit (…) le désir noble et digne des avant-gardes de fusionner le monde avec l’art60.
56L’auteur n’est plus toujours celui qui crée un univers de fiction : il peut aussi être celui qui l’anime. Investir les créations des autres est devenu sa tâche. Il lui arrive d’être, à l’instar de certains informaticiens, un « développeur ». Sa pratique de novélisation peut en effet consister à « mettre en phrases » un scénario dialogué ; mais elle peut aussi l’amener à s’inspirer de personnages et de décors définis pour raconter d’autres histoires inspirées par le récit matriciel et respectueuses d’un cahier des charges narratif préalablement défini. Il est significatif que ces contraintes, héritées de l’audiovisuel, soient joliment appelées la « bible »61. La maîtrise d’une telle expertise technique (science du récit et respect des consignes) ne peut qu’influer sur le travail personnel de l’auteur, soit par rejet, soit par attraction. Car, qu’on le veuille ou non, participer à une entreprise profitable comme l’est la novélisation, c’est aussi une manière de légitimer sa production par l’accès à une diffusion considérable. Comme le souligne Françoise Benhamou à propos des politiques culturelles, on est passé, sans exclusive, d’un discours de légitimation socioculturel (en l’occurrence : chaque livre est unique, singulier, original) à un discours de légitimation socioéconomique (il faut toucher le jeune public, quoi qu’il en coûte, pour qu’il lise, fût-ce en détournant l’impact de l’audiovisuel)62. Insistons donc, après les aspects économique et social, sur le troisième aspect que nous voulions mettre en avant : l’aspect culturel.
57En effet, de nombreux livres pour la jeunesse s’intègrent à un univers aux déclinaisons sans cesse plus larges. Or, l’influence du cinéma sur les livres pour la jeunesse va au-delà de la stricte novélisation. Les livres fortement consommés par les jeunes ne restent pas concentrés sur l’industrie éditoriale. Ainsi du Petit Prince, dont la gestion s’est rationnalisée. La Succession Antoine de Saint-Exupéry, dirigée par Olivier Agay, comprend deux structures majeures : une pour les droits d’auteur, une pour les droits dérivés, qui commercialise « vaisselle pour les bébés, lampes, poupées, valises, jeux de cartes, peluches et surtout une gamme très importante de papeterie haut de gamme », c’est-à-dire chère donc rentable63. Courant 2006, la Succession a supervisé une adaptation dramatique en France et en Allemagne, l’inauguration d’un espace Saint-Exupéry au Bourget, une exposition à la Monnaie de Paris en septembre, et une soirée pour la fin d’année sur France Télévisions. La déclinaison du livre en albums et produits éditoriaux dérivés (recueil de dessins de l’auteur, etc.) ne représente qu’une partie de la manne venue d’un auteur tombé du ciel. Dans cette perspective, il est certain qu’un livre seul ne peut asseoir la notoriété et l’importance d’une œuvre. Et pas seulement par appât du lucre : également parce que la polyexploitation est désormais intégrée par les lecteurs. Le plus beau compliment qu’un jeune lecteur puisse faire à un auteur est souvent : « J’ai trop hâte que votre livre fasse un film ! » La marque du produit (notion que l’on étendra, pour les gros succès, au nom d’auteur) devient un élément de reconnaissance de plus en plus fort.
58Ainsi expliquée, l’influence formelle du cinéma sur la littérature pour la jeunesse peut être doublement caractérisée.
59La première caractéristique est l’apparition de gros livres. En effet, la première révolution de la littérature pour la jeunesse avait eu lieu en poche avec R. L. Stine. La deuxième a amené l’avènement du grand format. La troisième a entraîné l’émergence du gros format. La publication de tomes de Harry Potter toujours plus gros a provoqué l’apparition d’une nouvelle norme. Il faut faire masse. Derrière le petit sorcier qui vieillit, le plus grand succès parmi les fictions pour la jeunesse est Eragon, dont les deux premiers volumes, vendus à près de 600 000 exemplaires en France fin novembre 2006, dépassent les 750 pages. Les livres plus maigres sont fréquemment republiés en volumes bedonnants, qui rassemblent plusieurs tomes d’une même série ou d’une même collection. C’est le cas, grâce au film, des Chroniques de Narnia (868 pages), ou, par contamination, de la savoureuse série Everworld de Katheryn A. Applegate – un échec en poche, un succès en gros format. Adaptation au cinéma et quatre-vingt-dix ans de l’auteur (mort) aidant, Gallimard Jeunesse a republié fin août 2006 les deux histoires de Charlie, James et la grosse pêche ainsi que Matilda dans un tome de 640 pages destiné aux lecteurs « dès 9 ans ».Des options alternatives existent, comme en témoignent les Orphelins Baudelaire, qui décline les livres en volumes unitaires (grand format et, pour les moins récents, format poche), en coffrets et en gros livres (disponibles en 573 pages pour les trois premiers tomes). Tout commence mal, le tome 1, est donc disponible en France dans quatre emballages, sans compter les autres versions (club, etc.). Pourquoi cette prolifération à l’identique est-elle liée à la cinématisation des livres pour la jeunesse ? D’une part, parce que Harry Potter s’est imposé grâce à la polyexploitation ; dès lors a été établie l’idée qu’on pouvait vendre de gros livres aux enfants, et que ceux-ci pouvaient se vendre énormément pour peu qu’ils fussent filmisés. D’autre part, parce qu’il est admis que, en 2006, un roman qui fait rêver les jeunes doit être gros, en grand format et en série, puisque les grands succès récents adaptés au cinéma à partir de livres pour la jeunesse sont des romans d’imaginaire publiés en gros format et pensés sur le principe de la sequel*.
60La seconde caractéristique montrant l’influence formelle du cinéma sur la littérature pour la jeunesse est la légitimité attribuée à ces gros livres. Cette légitimité peut se fonder sur des arguments disparates. Argument patrimonial : Narnia, c’est ancien, ça existe encore, donc c’est bien. Argument commercial : si ça se vend autant, c’est que les enfants aiment le lire, donc c’est bien. Argument pédagogique : les gros livres valorisent le lecteur, les entraînent à la lecture et renforcent les chances de les rendre bibliodépendants, ce qui est bien. Argument technique : la lecture de gros livres prépare les jeunes à lire des livres pour adultes, au moins en termes de quantité. Bien sûr, chaque argument peut se retourner. Rien n’est plus aisé que de connoter négativement tout compliment ou toute assertion positive. Toutefois, devant le raz-de-marée de livres dépassant allègrement les cinq cents pages, on ne peut que constater l’influence considérable du cinéma sur les livres pour la jeunesse. Non seulement parce que les filmisations ont permis l’émergence de nouvelles normes de lecture et d’édition ; mais aussi parce qu’elles ont suscité l’alliance de deux loisirs souvent présentés comme concurrents. En effet, c’est à l’adaptation audiovisuelle de livres pour la jeunesse que l’édition pour la jeunesse doit une grande partie de son succès actuel. Reste que l’influence audiovisuelle est aussi générique. Il est temps de le montrer.
C. Influence générique du cinéma sur la littérature pour la jeunesse
61Dans le tableau 2c, on a vu mêlées les meilleures ventes tout format confondu (y compris album). C’est très instructif d’un point de vue générique, car on peut noter la présence de trois grands ensembles. Premièrement, l’influence du cinéma sur la littérature pour la jeunesse n’est pas seulement économique, comme nous l’avions vu auparavant. Elle impose des codes. Les livres les plus vendus pendant l’été 2006 relèvent d’un thème (les mondes imaginaires), d’un rythme de parution (ce sont des séries) et d’une exposition (ce sont des textes poly-exploités). Une interprétation plus fine objectera sans doute que cela ne concerne « que » les toutes meilleures ventes ; et cela n’est certes pas faux. Mais qui croit encore au mythe d’une dichotomie entre textes commerciaux d’une part et textes que l’air du temps n’a pas influencés ? Notre réception elle-même est sensibilisée à cette situation. Comme l’a noté Vincent Ferré,
avec Lewis Carroll, J.R.R. Tolkien compte parmi les écrivains au statut complexe à identifier, tant notre perception de leurs textes est conditionnée par l’histoire de leur réception voire de phénomènes culturels annexes. Dans le cas John Ronald Ruel Tolkien (1892-1973), les dizaines de millions d’exemplaires du Seigneur des anneaux (1954-1955), de Bilbo le hobbit (1937) ou du Silmarillion (1977), ainsi que l’influence de cet univers sur des domaines souvent mal connus des adultes comme les jeux de rôles ou sur l’industrie cinématographique ont eu tendance à détourner des œuvres l’attention du public, avant même la sortie de l’adaptation en trois parties de Peter Jackson, qui s’est signalée dans l’histoire du cinéma par sa démesure – budget, durée du tournage, nombre d’Oscars, promotion… – et apparaît désormais comme le « produit dérivé » le plus connu de l’univers tolkenien, jusqu’à parfois l’occulter64.
62L’influence générique du cinéma, consciente ou non, sur au moins une partie de la production pour la jeunesse, est incontestable. Tâchons de la caractériser.
63Première caractéristique : l’uniformisation des livres à succès. Toutefois, il convient de préciser ce jugement à l’emporte-pièces. Sous l’uniformité apparente se cache en effet une grande diversité de genres. À l’imaginaire magique de Narnia, narré « à la mode des années 1950 », on opposera sans difficulté l’écriture de type fantasy qui caractérise les œuvres de Christopher Paolini, histoires de dragon très codifiées (doit-on insister sur le fait qu’un texte « codifié » n’est pas forcément sans intérêt ?). En revanche, on pourra rapprocher les sorcelleries de J. K. Rowling de sa copie signée Joseph Delaney, tant il est vrai qu’il n’est point de grand best-seller sans, tôt ou tard, un clone lancé à sa poursuite pour gober les miettes du festin – parfois fort nourrissantes. Le livre de Luc Besson est intéressant puisque l’auteur a édité « le livre du film » plusieurs mois avant le film lui-même. C’est une volonté de poly-exploitation originale, qui procède aussi d’un refus momentané d’exploiter le livre en poche en prévision de l’explosion des ventes prévu avec l’exploitation de la version cinéma. Partant, on le voit, l’uniformisation est parfois source de diversification.
64Deuxième caractéristique de l’influence générique du cinéma sur la littérature pour la jeunesse : le développement du documentaire. Nous avons vu l’importance de la télévision pour ce secteur. Voyons à présent comment la mode audiovisuelle du docufiction influe sur la production pour la jeunesse. Le mélange documentaire et fiction n’est pas une nouveauté : la collection « Kididoc », chez Nathan, revendique l’usage d’une illustration semblable à celle d’un texte de fiction par opposition à celle, moins scénarisée, un texte de type documentaire65. Néanmoins, la mode audiovisuelle de la fiction revisitant le documentaire quand les images manquent influe profondément sur le genre même du documentaire. Cet engouement, d’origine anglo-saxonne, s’est manifesté par la diffusion sur France 2 de téléfilms comme Le 11 septembre dans les tours jumelles de Richard Dale le lundi 4 septembre 2006 à 20 h 50. On sait que le cinéma américain s’est aussi jeté sur l’aubaine que constitue toute catastrophe spectaculaire et sanglante. Le premier film à être exploité en France, le 12 juillet 2006, fut le Vol 93 de Paul Greengrass (Flight 93 est aussi un téléfilm de Peter Markle). Cet intérêt pour la fiction comme moyen de réinventer le réel, Françoise Guiseppin le décrit dans un article intitulé : « Quand le document passe par la fiction ». Elle y souligne la prolifération récente de textes mêlant les genres. Parmi les collections, signalons « Le journal d’un enfant » chez Gallimard qui mêle « document et récit en mettant en scène un enfant dans une époque donnée ». « Mon histoire », toujours chez Gallimard, « propose de vrais-faux journaux intimes d’enfants pris dans la tourmente, par exemple L’Année de la grande peste. Journal d’Alice Paynton, 1665-1666. » Selon la libraire toulousaine, « l’engouement actuel pour le roman historique et la biographie est à mettre à l’actif d’une recherche de vérité en même temps que de merveilleux. Cela traduit à la fois un souci pédagogique de transmission et une attirance pour le fabuleux et les figures légendaires, qu’il faut mettre en parallèle avec le retour des mythes66 ».
65On peut certes se demander si l’on a bien affaire ici à un signe d’influence du cinéma. Ne serait-ce pas plutôt le fait d’un engouement culturel global, que chaque secteur de l’industrie des loisirs exploite à sa façon, comme le secteur du tourisme le fait en s’appuyant sur certains de Codes fictifs pour proposer des visites de bâtiments réels ? Les deux hypothèses se complètent. Reste que la vogue du docufiction montre clairement que le lien entre cinéma et livre pour la jeunesse est à la fois diégétique, formel et générique.
66En conclusion, la proximité entre la littérature pour la jeunesse et le cinéma pose puis dépasse les problèmes de la rentabilisation marketing et du branding. Elle informe la notion même de littérature. De plus, le fait que les adultes aillent voir des films pré ou post-novélisés comme Arthur, sous prétexte d’« accompagner les enfants », augmente l’audience des livres pour la jeunesse67. Ce qui, à son tour, informe l’écriture de livres qui ne s’adressent plus seulement aux jeunes lecteurs… Ce point est crucial pour notre question initiale. De fait, le développement des novélisations manifeste le lien profond de l’édition avec l’ensemble du système culturel.
67Dans ce système, le cinéma n’est qu’une composante de la diversification de la littérature pour la jeunesse. La presse en est une autre pour deux raisons. D’une part, elle entérine l’importance de l’audiovisuel chez les enfants. Ainsi, le 18 novembre 2006 est paru le troisième numéro de Télé Zapette, « magazine télé réservé aux enfants » (le seul, à notre connaissance, à demander à ses lecteurs, dans un curieux accès d’humilité, de ne pas le jeter sur la voie publique). D’autre part, elle donne de nouvelles formes aux livres pour enfants. Ainsi, le 13 septembre 2006, le magazine familial Eltern a lancé une série pour les enfants vendue par packs au prix unitaire de 49 €. Chaque pack contient « six livres, ou six cd, ou six dvd. (…) Une précédente série de deux packs de livres audio, lancée à la fin de 2005 au prix de 45 € pour six cd, s’est venue à 350 000 ex. » L’objectif, soutenu par un budget promotionnel de 2,7 millions d’euros, est double : prendre la suite de la « Junge Bibliothek » du Süddeutsche Zeitung, qui revendique 1,8 millions d’ex. à 4,9 € pièce, et de la « Kinder-Edition »du Zeit (300 000 ex. à 8,5 €) ; d’autre part, proposer une offre déclinable en librairie (chaque volume y sera vendu 9,95 €, et un abonnement sera proposé)68.
68Ce sont ces interactions entre la littérature pour la jeunesse et les autres produits culturels qu’illustre, afin d’« ouvrir » cet article, le schéma que l’on trouvera en annexe.