Où va la philologie numérique ?
1Les philologues, notamment médiévistes, et parmi eux des jésuites ou bénédictins, sont assez largement aux origines de ce que l’on est venu plus tard à nommer les humanités numériques1. Quoiqu’ils aient réalisé parmi les premiers les possibilités fournies à leur science par l’informatique naissante, préfigurées par des tentatives de mathématisation de la critique textuelle dès l’entre‑deux‑guerres2, ces pionniers considéraient l’ordinateur avant tout comme un outil susceptible d’automatiser des tâches trop fastidieuses ou irréalisables sans son soutien, sans que cette approche pratique ne remette nécessairement en cause les implicites théoriques et les conceptions du texte et de l’auteur qui sous‑tendent la démarche philologique3. Des années 1960, où l’emploi de l’ordinateur par les philologues est jugé « courant » par Dom Froger4, il faudra attendre les travaux de Bernard Cerquiglini pour que les développements de l’informatique soient vus comme à même de remettre en cause les idéaux de fixité du texte et d’autorité, issus de la civilisation de l’imprimé, et lui restituer sa « variance » médiévale, par la multiplication des textes, des lectures, la fluidité ou la non‑linéarité de ses accès, grâce à l’« ordinateur […] en avance sur l’imagination philologique et linguistique5 ».
2On ne peut certes nier le rôle joué par ce medium dans l’émergence, au sein de la critique textuelle, d’approches ecdotiques tentant une synthèse entre respect d’un témoin et respect de l’intention de l’auteur6, ou dans le développement de nouveaux types d’édition qui remettent fondamentalement en cause la traditionnelle (et assez largement implicite) sélection d’informations telle qu’elle était présentée par les éditions critiques imprimées, en nous amenant à expliciter et modéliser les choix que nous opérons dans l’ensemble des faits observables dans nos sources7.
3Pour ma part, l’objet de cet article ne sera pas de revenir longuement sur ces questions, mais d’examiner les transformations de la « vie de laboratoire » du philologue. Ces transformations concernent notre manière même de formuler des énoncés ou d’établir des connaissances sur nos objets d’étude, la façon d’inscrire la philologie dans la révolution scientifique que nous vivons depuis les années 2000, tout comme la possibilité pour elle de participer d’une unité retrouvée de la méthode scientifique, rangée derrière un nouveau paradigme. Comme on le verra, ces transformations ne sont pas sans influencer notre rapport aux textes médiévaux, nos procédés de lecture ou le statut de l’éditeur critique.
1. De l’édition électronique à une philologie des données ?
1.1. Édition électronique : une définition
4Qu’est-ce qu’une « édition électronique » ? L’heure est passée où l’on pouvait faire de l’existence sous forme numérique d’un objet un critère essentiel de sa définition. Aujourd’hui les éditions, même les plus traditionnelles, vivent nativement dans un format numérique. L’édition « papier », ou, pour mieux dire, imprimée, n’est guère plus qu’un dérivé du fichier dans lequel l’éditeur a réalisé son travail philologique d’établissement du texte. Le medium de diffusion n’est pas non plus suffisant : la simple mise en ligne d’un fichier contenant la numérisation des pages d’une édition imprimée (ou pensée en tant que telle), comme on les trouve, innombrables, dans les bibliothèques virtuelles, ne saurait constituer une édition électronique de plein exercice.
5Pour surmonter cette difficulté de définition, Patrick Sahle propose de différencier éditions « numérisée » et « numérique ». Fort efficace, sa définition repose sur les potentialités propres au numérique : est numérique une édition qui ne peut être retranscrite sous forme imprimée sans perte d’information ou de fonctionnalité.
Digital scholarly editions are not just scholarly editions in digital media. I distinguish between digital and digitized. A digitized print edition is not a « digital edition » in the strict sense used here. A digital edition can not be printed without a loss of information and/or functionality. The digital edition is guided by a different paradigm. If the paradigm of an edition is limited to the two-dimensional space of the « page » and to typographic means of information representation, than it’s not a digital edition8.
6Si l’on souhaite envisager la philologie numérique dans sa globalité, il importe néanmoins de s’abstraire un instant de la question de l’édition électronique, qui concentre depuis quelques décennies l’attention, en tant que publication résultant d’un travail philologique, qui peut, lui, demeurer tout à fait traditionnel, pour envisager les méthodes computationnelles comme participant de l’établissement du texte et, plus généralement, des modes de production de nouveaux savoirs. Un travail philologique tout à fait traditionnel peut déboucher sur une édition électronique, de la même manière qu’un travail de philologie numérique peut avoir comme aboutissement une publication imprimée, comme le rappelle Tara Andrews9.
7La philologie numérique peut alors être définie comme une transformation dans les méthodes d’établissement du texte et d’analyse, par l’intégration d’outils computationnels, dès que ceux‑ci peuvent apporter des gains dans le processus d’établissement du texte (gains de temps, de finesse, de granularité dans la transcription, la collation…), sa représentation (enrichissement par la représentation de phénomènes graphiques, linguistiques, sémantiques…, et enregistrement des opérations éditoriales dans l’édition même) ou son analyse scientifique. Le contraste avec la philologie traditionnelle en sort renforcé :
The difference between the traditional approach to philology, whether “old” or “new”, and the digital approach lies in their respective willingness to divide labour between human and artificial intelligence; where the former tends to be reluctant to embrace digital possibilities, the latter favours a more efficient division of labour and encourages the production of new methods of presenting texts. The method of production, rather than the published form that the resulting editions take, is the practice wherein lies most of the promised revolution within textual scholarship, but it has attracted considerably less attention than the question of digital publication10.
8Ce glissement du regard, du numérique comme medium de diffusion et de lecture d’une philologie traditionnelle, au computationnel comme vecteur d’une transformation méthodologique profonde, mène naturellement vers une philologie qui place en son centre les données (et leurs modèles), par la redéfinition de leur amont (production), comme de leur aval (analyse).
1. 2. Vers une philologie intensive en données
9La distinction entre humanités « numériques » et « computationnelles » est dans l’air. Au‑delà d’un pur choix terminologique distinctif ou d’un retour aux humanities computing du xxe siècle11, la revendication d’une dimension computationnelle rend compte d’un basculement, à mon sens éminemment souhaitable, d’une perspective tournée vers la diffusion et la publication électronique, à un accent mis sur les données et leur exploitation pour la création de nouveaux savoirs scientifiques. Ce basculement s’intègre pleinement dans le tournant de la science des données (data science, data‑driven, ou data‑intensive), qui marque actuellement les champs de la connaissance, à des rythmes et des degrés divers, et va de pair avec l’explosion des quantités de données disponibles et exploitables (le « déluge de données »), ainsi que le renouveau de l’intelligence artificielle ou l’omniprésence des méthodes d’analyse statistique et de visualisation. En ce sens, il serait d’ailleurs plus juste de parler de Data‑driven Humanities12.
10Ce changement terminologique, de manière finalement assez similaire à celui des Humanities computing aux Digital humanities, se veut aussi révélateur d’un changement dans la considération du rôle du numérique : comme le nouvel outil transforme progressivement l’art de celui qui le manipule13, le computationnel est progressivement passé d’une dimension ancillaire (« slave labour » dit McCarty dans sa leçon inaugurale de la chaire de Humanities Computing du King’s College14), à une composante de la démarche scientifique, indispensable pour répondre aux questions que sa disponibilité permet de se poser15.
11En amont, le travail philologique se voit ainsi renouvelé par des possibilités nouvelles en termes d’acquisition du texte, avec la reconnaissance du texte manuscrit (couramment, Handwritten Text Recognition ou HTR), la collation assistée par ordinateur, ainsi que la possibilité d’entraîner des modèles d’apprentissage machine (notamment, des réseaux de neurones) pour réaliser toutes sortes de tâches, qu’il s’agisse d’annotation linguistique (lemmatisation, annotation morpho-syntaxique ou syntaxique), sémantique (des entités nommées aux formules, motifs narratifs, figures rhétoriques…), ou stylistique, métrique, de catégorisation des lieux variants, etc.
12En aval, ce qui s’offre au chercheur est la possibilité d’allier finesse, granularité descriptive et quantité importante de données dans l’analyse, dans des proportions jusqu’ici inenvisageables et permettant notamment de discerner des régularités difficilement perceptibles à l’œil humain, qu’il s’agisse par exemple de paléographie quantitative, scriptométrie, stemmatologie, stylométrie ou « lecture distante ».
13Ce changement en aval n’est d’ailleurs pas uniquement quantitatif, mais a le potentiel de transformer également notre démarche scientifique, en nous permettant de passer d’une approche qui cherche dans des données délicates à manier la validation d’hypothèses préexistantes, à une approche qui fasse émerger une formalisation à partir des données16.
14C’est là, selon toute vraisemblance, que se nichent les progrès à venir de la philologie et de notre connaissance du passé, en permettant des questionnements jusque‑là impossibles et en nous permettant de lever ou d’interroger certains des postulats les plus ancrés de notre heuristique17, comme les « présupposés du sens commun qui obstruent la connaissance de ces époques » passées, selon la formule d’Alain Guerreau18.
15Néanmoins, ce changement, comme tous les changements de paradigme scientifique, voire de « matrice disciplinaire » (dans les termes de Thomas Kuhn19), possède aussi une dimension sociologique et ne peut être entièrement porté par un sous‑ensemble de « philologues computationnels », mais demande une transformation dans les valeurs et pratiques admises par la communauté savante dans son ensemble, comme le relève Tara Andrews au sujet de l’édition électronique :
The onus cannot fall entirely on the producers of critical editions, however; production is almost always driven by demand. Until those who might use our editions, beyond printing out a PDF copy of the critical text and citing the page number of an associated printed version, present themselves, our digital editions will continue to offer a convenient PDF version of the critical text with apparatus, and they will continue to have associated print publications to which most of the effort is devoted. It is the practice of deep and/or large-scale text analysis, rather than that of textual criticism itself, which must drive the development of digital editions in all their potential20.
2. Des données, pour quoi faire ?
2.1. Nouvelles données, nouveaux questionnements
16Avec le développement de l’édition électronique et la fin des contraintes imposées par le format imprimé, des éditeurs de texte n’ont pas tardé à s’emparer des possibilités nouvelles, permettant la démultiplication des textes et de leurs représentations ou l’enregistrement d’une large gamme de phénomènes. Puisqu’il est devenu possible de rendre compte de l’intégralité du texte de tous les témoins en sus de textes critiques, comme de représenter, dans les données, le physique (feuillets, colonnes, lignes) à côté du structurel (chapitres ou strophes, vers), l’allographétique (variantes de formes des lettres, abréviations, segmentation ou ponctuation ancienne) à côté du graphématique, l’observé à côté de son interprétation, on a progressivement vu apparaître des éditions se détachant de la sélection et de la normalisation uniques traditionnellement présentées par les éditions imprimées. Dans le même temps, la spécificité de chaque texte comme de chaque approche interprétative, de pair avec l’individualité et la créativité de chaque éditeur, ont favorisé un écosystème dans lequel chaque édition répond à son modèle propre, quand bien même celui‑ci s’inscrit généralement dans un cadre, large et permissif, tel que celui proposé par la Text Encoding Initiative21.
17Soucieux de rendre apparente la richesse des données de leurs éditions et de laisser entrevoir la variété des analyses qu’elles permettent, certains projets ont donné lieu au développement d’interfaces de consultation novatrices22. Si, dans certains cas, ces interfaces permettent une valorisation légitime du travail éditorial, il est très regrettable que, dans d’autres, elles soient venues se substituer tout à fait à un accès direct aux données, parfois inaccessibles en tant que telles23. Les interfaces, souvent le résultat de développements ad hoc, avec un financement limité dans le temps, et sans que l’on prenne nécessairement en compte le besoin de les maintenir dans la durée, sont de toute façon sujettes à une obsolescence rapide ; leur utilité est en partie limitée dans le temps et certainement limitée face à la richesse des réutilisations possibles des données, qui sont, elles, en tant que production scientifique, pérennes et susceptibles d’une vie beaucoup plus longue et de multiples renaissances.
18Quelles que soient les raisons de l’obsession des interfaces — besoin légitime des lecteurs, simple réponse à la demande d’une communauté encore peu encline à se livrer à une manipulation directe des données, manque d’implication des chercheurs dans des aspects jugés « techniques », ou bien résultat de restrictions sur la diffusion des données, imposées par les éditeurs commerciaux ou la possessivité de certains savants vis‑à‑vis de leur travail —, cette pratique tend à limiter la pérennité des éditions, comme les usages nouveaux des données, la réalisation d’éditions critiques prenant en compte de vastes traditions ou la constitution de corpus de grande envergure. Or dans l’édition, même électronique, ce qui mobilise des compétences rares et engendre la plus‑value scientifique majeure, et qui est à la fois le plus gourmand en temps, en moyens et en expertise, c’est le travail éditorial en lui‑même. « Data is the Important Long-term Outcome » pour reprendre l’expression de Magdalena Turska, James Cummings et Sebastian Rahtz24.
19Ne nous méprenons pas : même avec les gains de temps ou d’efficacités que permettent les outils numériques, l’édition électronique reste un processus difficile, chronophage et coûteux, notamment parce que nous préférons profiter des possibilités nouvelles pour enrichir et approfondir nos données et nos questionnements plutôt que de nous contenter d’une production standardisée et en série (il n’est pas interdit de s’en réjouir !) Il nous faut en revanche sortir du fantasme selon lequel une édition pourrait rendre compte de tous les faits d’un manuscrit ou d’un texte : acte interprétatif et sélectif par essence, elle n’en présente qu’un sous‑ensemble25. Si, armé des potentialités infinies de l’outil numérique, le philologue doit faire face à la question brûlante : « Where to stop ?26 », les données qu’il produit ne se retrouvent, elles, pas nécessairement condamnées à une seule représentation, à un usage limité, à un modèle ou un questionnaire spécifique : le partage et la diffusion des données leur permettent d’être reprises, transformées, incluses dans un nouveau corpus ou enrichies de nouvelles interprétations, de sélections de nouveaux faits. Ce n’est que ce faisant qu’on se laisse la possibilité que surviennent des usages et des découvertes que l’éditeur n’aurait jamais envisagés. Qui peut prévoir toutes les questions futures de la science ?
20Un consensus fort existe selon lequel le partage et la libre diffusion des données n’a, pour la science, que des avantages. Les quatre justifications principales en sont, dans les termes de Christine Borgman,
(1) to reproduce or to verify research, (2) to make results of publicly funded research available to the public, (3) to enable others to ask new questions of extant data, and (4) to advance the state of research and innovation27.
21Pour la philologie numérique, comme pour d’autres sciences, des méthodes prometteuses existent, qui ne pourront guère progresser, si nous nous acharnons à reproduire toujours les mêmes opérations, plutôt que de profiter pleinement de la dimension cumulative que facilitent les outils et formats numériques.
22La production de corpus a beaucoup à gagner des méthodes fondées sur l’apprentissage machine, employées notamment pour la reconnaissance des écritures manuscrites, la lemmatisation et l’annotation linguistique, ou une variété d’autres formes d’enrichissement des données. Le point commun de ces méthodes est d’être très fortement dépendantes de la quantité et de la qualité des données d’entraînement disponibles, seules à même de retarder le surentraînement (overtraining) qui en limite l’efficacité et la généralité. Ainsi, si nous voulons pouvoir, à l’avenir, parvenir à des modèles plus performants et plus aisément applicables à de nouveaux textes, la constitution de jeux de données de grandes dimensions est un prérequis.
23Du point de vue de l’analyse de ces données, beaucoup d’études se trouvent encore circonscrites à des descriptions isolées ou peinent à dégager à la fois la spécificité des textes, genres, zones ou périodes étudiés vis‑à‑vis du plus large contexte de l’écrit médiéval autant que les tendances générales qui traversent celui‑ci28. Comment identifier les caractéristiques paléographiques ou de scripta propres à un manuscrit de chanson de geste, sans corpus de manuscrits épiques auxquels le confronter ? les caractéristiques des manuscrits épiques sans un corpus d’oïl généraliste ? les caractéristiques de l’écrit d’oïl sans corpus occitan ou latin ?
24En d’autres cas, l’existence de jeux de données communs de référence est l’occasion d’éprouver, sur un même terrain, et de comparer objectivement, les résultats de différentes approches. La manifestation la plus visible — mais certainement pas la seule — en est formée par les défis organisés à l’occasion de congrès. Si ce type de compétitions scientifiques n’est pas nouveau, leur développement dans le champ des études textuelles — en dehors du traitement automatique de la langue, où elles sont monnaie courante — est plus récent. Elles touchent néanmoins désormais aux champs de la paléographie ou de la stemmatologie29.
2. 2. Des humanités reproductibles ?
25L’intérêt de la libre diffusion et de la pérennisation des données de la recherche ne se limite pas à une dimension cumulative ou comparative, mais touche également d’autres pans de la démarche scientifique. Au fur et à mesure que l’analyse de données prend de l’importance dans la constitution de nouveaux savoirs, le besoin se fait plus criant de vérifier l’intégrité des données, de reproduire les expériences, de vérifier ou infirmer les énoncés qui en découlent. Les sciences humaines n’ont, en effet, guère de justification pour se dispenser des critères de reproductibilité et de réfutabilité qui, depuis au moins Popper, forment les piliers de l’épistémologie30. Il est souhaitable, au contraire, qu’elles s’inscrivent pleinement dans le mouvement pour la science ouverte, qui tire son origine de la vaste « crise de la reproductibilité » sur laquelle, dans les années 2000, John Ioannidis et d’autres ont attiré l’attention31 : une vaste majorité des découvertes de la science seraient fausses (i.e. biaisées et non‑reproductibles), voire souvent de simples mesures des biais induits par les chercheurs eux‑mêmes. C’est sur ce constat que s’est construit le mouvement pour la science ouverte et la reproductibilité, impulsé notamment par Brian Nosek avec le Reproducibility Project (2011) — confirmant dans les grandes lignes les craintes qui s’étaient exprimées — puis par le Center for Open Science (2013), et qui a déjà commencé à se propager de la psychologie et de la médecine vers les sciences humaines32.
26Pour être réalisée, cette exigence de reproductibilité implique de rendre aussi transparents que possible les jeux de données utilisés, les protocoles d’analyse et la manière dont les résultats obtenus s’articulent avec les hypothèses formulées dans les publications. Concrètement, cela demande de rendre compte des données et logiciels dans la version utilisée, des manipulations, transformations, requêtes ou scripts, ainsi que des résultats, de préférence de manière plus large que la sélection qui franchit le seuil de la publication, la partie émergée de l’iceberg de données, pour paraphraser Jim Gray33.
27En ce qui concerne plus précisément la philologie, nous avons besoin de standards pour citer exactement une portion donnée d’une édition particulière d’un texte, dans la version qui a servi à l’analyse34 ; d’entrepôts pérennes permettant d’accéder aux données dans le temps, avec des éléments indispensables de contextualisation de celles-ci, à l’instar du service fourni par l’University of Oxford Text Archive35 ; de modèles et d’outils interopérables et transparents36. Plus généralement, nous avons besoin d’infrastructures et d’un écosystème au sein desquels les données et leurs interprétations circulent librement, et où le chercheur peut aller facilement de l’un à l’autre — et en cela, nous pouvons bénéficier des précédents de l’eScience37. Mais nous avons aussi besoin d’être convaincus, en tant que chercheurs, de la nécessité et de l’intérêt qu’il y a au partage de nos données, encore plus souvent prôné que réellement mis en œuvre38.
3. Libérez les données !
28Même si l’on goûte fort peu les anglicismes, il en est un qui a le mérite de nommer un phénomène jusque là peu appréhendé, le copyfraud. Désignant l’escroquerie au droit d’auteur, ou, plus exactement, la revendication fallacieuse de droits sur des œuvres du domaine public, ce terme a été inventé en 2006 par Jason Mazzone pour décrire une forme omniprésente, mais peu remarquée, d’usurpation du domaine public :
These false copyright claims, which are often accompanied by threatened litigation for reproducing a work without the putative “owner’s” permission, result in users seeking licenses and paying fees to reproduce works that are free for everyone to use, or altering their creative projects to excise the uncopyrighted material. […] False assertions of copyright are everywhere. In general, copyright belongs to the author of a published work and expires seventy years after the author’s death. Yet copyright notices appear on modern reprints of Shakespeare’s plays, on Beethoven’s piano scores, and on greeting card versions of Monet’s Water Lilies. Archives claim blanket copyright in everything in their collections, including historical works as to which copyright, which likely never belonged to the archive in the first place, has long expired. […] As a result, publishers and the owners of physical copies of works plaster copyright notices on everything. These publishers and owners also restrict copying and extract payment from individuals who do not know better or find it preferable not to risk a lawsuit. These circumstances have produced fraud on an untold scale, with millions of works in the public domain deemed copyrighted and countless dollars paid out every year in licensing fees to make copies that could be made for free39.
29Mazzone répartit les cas de copyfraud en trois catégories, dont chacun d’entre nous a probablement déjà fait l’expérience : les mentions de copyright en tête des éditions d’œuvres du domaine public ou de numérisations ; les restrictions d’utilisation (citation, copie, usages académiques ou fouille de données40) qui vont au-delà du droit ; les revendications de droits sous prétexte de la possession d’une copie matérielle de l’œuvre, telle que les pratiquent notamment archives, musées ou bibliothèques41.
30Si cette usurpation du domaine public est si répandue, et touche jusqu’aux peintures rupestres des grottes de Lascaux42, c’est que les causes qui la favorisent sont multiples : la méconnaissance du droit (notamment par les milieux universitaires), l’impunité quasi-généralisée et le succès (financier) qui couronne ces fraudes, et, comme le souligne Mazzone, la désinformation à laquelle se livrent certains éditeurs43, comme le détail des législations elles‑mêmes, beaucoup plus attentives au respect du droit d’auteur qu’à celui du domaine public, surtout lorsqu’il s’agit de punir les contrevenants44.
31Pourtant, pour le médiéviste, la situation est simple : comme il n’existe, par définition, aucun auteur médiéval mort il y a moins de 70 ans, tous les textes médiévaux sont du domaine public ; transcrire et établir un texte ne crée pas de droit nouveau sur le texte en lui‑même, pas plus que de s’en faire l’éditeur commercial, de le numériser ou d’en posséder un manuscrit45. Des jugements récents sont venus confirmer cette protection des textes médiévaux vis‑à‑vis de revendications de propriété46. Les variantes aussi, « elles‑mêmes résultats de modifications fort anciennes47 », appartiennent au domaine public.
32Si les textes et leurs variantes sont, donc, du domaine public et libres de droit, ce n’est pas nécessairement le cas des introductions, notes et éventuelles traductions, ce qui signifie concrètement que tout un chacun peut récupérer, utiliser et rediffuser un texte, mais dépouillé des matériaux critiques fournis par l’éditeur scientifique, pourtant à même de le contextualiser et d’en éclairer le sens. Pourquoi priver la communauté savante comme le grand public de cette plus‑value du travail philologique, de ce surcroît de savoir ?
33Ce n’est pas le seul aspect pervers de ce mode de fonctionnement. En effet, devant les fumées peu engageantes produites par les annonces et injonctions contradictoires inscrites au frontispice des bases de données comme au seuil de l’enfer de Dante48, la tentation est forte, pour le chercheur peu téméraire voulant seulement ajouter un texte à son corpus, de prendre des libertés dans l’exactitude des références bibliographiques de l’édition qu’il va utiliser — ou, au moins, de ne pas redistribuer les données sur lesquelles se fondent ses expériences. Quand on sait tout ce que l’établissement du texte et son sérieux (ou non) doit au lent travail et à l’application du philologue qui l’édite, il n’est pas difficile d’imaginer les conséquences de cet anonymat délétère, qui contrevient en outre aux fondements de l’éthique académique.
34Ces deux problèmes devraient pouvoir suffire à eux seuls, s’il était besoin d’arguments supplémentaires, à convaincre les éditeurs de texte d’opter pour la seule solution à même de faire véritablement valoir leur travail et de lui permettre d’atteindre son utilité pleine et entière : libérer d’eux‑mêmes l’intégralité de leur travail éditorial, en le plaçant, à leur guise, sous une licence libre ou dans le domaine public49.
4. Conclusions
35Si l’on souhaite que la philologie prenne la place qui lui est due dans le paysage scientifique actuel et bénéficie des progrès scientifiques considérables contenus, en germe, dans le quatrième paradigme de la recherche scientifique, il importe certes de transformer la manière dont nous pratiquons l’édition de texte et dont nous offrons le produit de notre travail à la communauté savante ; mais il faut également nous transformer nous‑mêmes, en adoptant une posture humble et ouverte devant nos sources, sans appropriation indue et sans dissimuler la possibilité de l’erreur — mieux, en fournissant à la communauté non seulement les résultats de nos recherches, mais aussi la manière dont ils ont été produits et peuvent être reproduits ; en leur fournissant, en somme, les moyens de réfuter nos énoncés, de faire mieux, de faire plus ou de faire autrement ; en acceptant que le mécanisme fondamental du progrès scientifique soit la réfutation. L’erreur au centre : voilà qui devrait, en tant que philologues, nous réjouir !