Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 20
Le Moyen Âge pour laboratoire
Philippe Vasset et Alexandre Gefen

Prendre la forme hagiographique et la transposer au présent. Entretien avec Philippe Vasset

Taking the hagiographic form and transposing it to the present. Interview with Philippe Vasset

1Philippe Vasset est journaliste et écrivain. Avec Le Livre Blanc (Paris, Fayard, 2007), il s’attèle au projet de recensement et d’exploration des zones blanches qui constellent les cartes IGN de la Région parisienne. La Conjuration (Paris, Fayard, 2013) continue de se focaliser sur les zones occultées et interdites au regard, mais se concentre particulièrement sur celles qui sont propices à la fondation, voire au montage quasi entrepreneurial, de formes de vie religieuses. À la suite de son passage à la Villa Médicis entre 2014 et 2015, il écrit son dernier roman, La Légende (Paris, Fayard, 2016) – récit d’un secrétaire défroqué de la Congrégation pour les Causes des saints, se présentant comme un « impresario » dans une « petite usine à auréoles ». On y retrouve, comme dans la Conjuration et Le Livre blanc, son goût pour des formes d’écritures grises et mineures, se mêlant de fiches et de rapports, et intriquées dans des procédures et des enquêtes.


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2Alexandre Gefen : Commençons simplement : pourquoi se donner, comme vous le faites dans la Légende, un hagiographe comme personnage principal ?

3Philippe Vasset : L’histoire n’est pas du tout théorique. Dans mon précédent livre, qui s’appelait la Conjuration, un chapitre se passe dans un supermarché abandonné, un supermarché Casino, situé Porte de la Villette, sous un pilier du périphérique et difficile à apercevoir. C’est un endroit qui est très désirable, parce qu’il est entièrement muré : il y a trois étages au dessus et trois étages en dessous, il est sous le périphérique, à l’intersection d’anciennes voies de triage, qui longeaient la porte de la Villette, de la place et de la Petite Ceinture. Le livre porte globalement sur des lieux où l’on pourrait envisager d’inventer des cultes dans Paris. Un des endroits qui m’intéressait dans le cadre de ce livre, c’était donc ce supermarché : j’ai beaucoup tourné autour, j’ai fini par réussir à y entrer, et en rentrant, je me suis rendu compte qu’il avait été intégralement colonisé par quelques graffeurs, qui, quasiment pendant un an, avaient peint l’intérieur sur six étages. J’ai eu l’impression de rentrer dans la cathédrale de Reims, c’était absolument sublime. Tout un chapitre se passe à cet endroit, décrit les fresques et imagine des cérémonies possibles à cet endroit. Quand le livre est paru, les deux artistes qui étaient responsables de tout cela m’ont contacté, non pas pour me dire « C’est magnifique, ce que tu as écrit sur nous, etc. ». Non, leur première question c’était de savoir comment j’étais rentré, parce que l’entrée qu’ils utilisaient était murée depuis longtemps et qu’ils ne pensaient pas qu’il en existait une autre. On s’est assez fameusement entendu, on a fait beaucoup de choses ensemble.

4Puis, le palais de Tokyo leur a demandé de faire une exposition rétrospective sur le graffiti français, au palais de Tokyo, dans des sortes de rebus d’espaces : escalier, recoins, sortie de secours, etc1. Le graffiti ne m’intéresse pas tant que cela, mais j’aime particulièrement ce qu’eux font. Ils s’appellent Lek et Sowat2. Au fur et à mesure du montage de l’exposition, ils me faisaient visiter les différentes parties du palais qui avaient été peintes par les artistes qu’ils invitaient. Ce qui m’intéresse particulièrement dans le graffiti, c’est que, quand deux graffeurs se rencontrent, ils ne parlent pas tellement de toiles, de couleurs et de formes, ils se racontent des histoires : « – Tu es allé à tel endroit ? » « T’es passé par où ? », « – Mais, moi, c’était fermé… », « – Qu’est-ce qui t’est arrivé ? », « – À ce moment, j’ai rencontré un tel… », « – Ah, mais il paraît que… mais non celui que tu as rencontré, ce n’est pas Untel, mais Untel… » En somme, c’est toute une tradition orale que je trouve assez fascinante, et de fait, ils perpétuaient cette tradition, en me faisant visiter les salles au fur et à mesure, parce qu’à chaque fois qu’ils me montraient les œuvres, ils me racontaient avant tout les histoires de ceux qui les avaient faites.

5Un jour, ils me font visiter une salle assez incroyable : c’était une salle totalement aveugle, éclaboussée de peintures du sol au plafond, on peinait à comprendre comment cela avait été peint, parce que les jets de peinture n’étaient clairement pas à taille humaine. Ils me racontent l’histoire de cet artiste, je les écoute et je leur fais cette remarque, que c’est en fait un martyr. Et toute l’idée de la Légende vient de là. Cette vie de martyr, c’est la première vie de la Légende, celle d’Azyle. Cela a provoqué un déclic. Depuis dix, quinze ans, je prenais des notes sur des vies et sur des histoires qu’on me racontait, j’en avais une cinquantaine. Et j’ai réalisé que l’hagiographie était le moyen de rassembler toutes ces vies et d’essayer d’approcher ce autour de quoi je tournais depuis longtemps et qui n’arrivait pas à trouver sa forme – un appel du sacré qui dépasserait le détail biographique. Ce qui m’intéresse dans l’hagiographie, c’est qu’il s’agit de vies toutes tendues par un élan qu’elles peinent à ramasser dans une formule, dans une théorie ou même dans une expression. Le saint est dépassé par ce qu’il appelle.


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6A.G. : Mais en avez-vous lues en préparant la Légende ?
Philippe Vasset : Oui, j’en avais lu un peu, mais pas tant que cela. J’avais lu la Légende dorée, j’avais lu les hagiographies de Bossuet, j’avais lu celles de Huysmans – Don Bosco et sainte Lydwine3.


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7A.G. : Et les Vies de Michon, Les Mythologies d’hiver par exemple, cela ne vous a-t-il pas influencé ?
Philippe Vasset : Pas vraiment, parce que la manière dont il traite l’hagiographie, ce n’est pas exactement ce qui m’intéressait. Lui réécrit des hagiographies sur des personnages historiques, réels ou inventés. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de prendre la forme hagiographique et de la transposer au présent.


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8A.G. : Ce que d’autres écrivains contemporains ont fait aussi... Chez Patrick Deville, par exemple, il y a une sainte Tina4. Vous sentez-vous proche de certains de ces écrivains néo-hagiographes ?
Philippe Vasset : Non, je ne connaissais pas du tout, mais je pense que je l’aurais connu, je ne l’aurai pas lu, juste pour creuser mon propre sillon. Ensuite, ce qui me plaisait dans ce projet, c’est que je n’y connaissais rien. J’aime bien les projets qui sont à la fois d’écriture et d’autre chose : des projets d’écriture et de vie, des projets d’écriture et de marche, etc. En l’occurence, c’était là un projet d’écriture et de lecture. Je me suis fait un programme de lecture assez conséquent. Je n’ai lu que cela pendant un an et demi, en partant de la Vie de saint Antoine, l’histoire des moines de Syrie, l’Histoire Lausiaque5, en remontant jusqu’à Mauriac et sa Sainte Marguerite de Cortone6, ou Cendrars qui a fait au moins deux vies de saints7. Au fur et à mesure de mes lectures, je me rendais compte que les écrivains qui avaient refait des vies de saints m’intéressaient moins que les vraies hagiographies. Et en particulier ce sont les hagiographies mineures, à trois sous, qui m’ont le plus plu. Au départ je ne m’en rendais pas compte, mais j’ai réalisé en fait, que l’hagiographie était un genre mineur, une littérature populaire produite par des auteurs anonymes, la première littérature à l’eau de rose, les premiers romans policiers, les premiers romans d’épouvante. J’en ai beaucoup lu, ainsi que toutes les collections du xviie siècle : dans la pièce de Molière, Tartuffe lit un gros recueil d’hagiographie, qui est la littérature populaire de l’époque, écrite par Ribadeneira, la Fleur des vies de saints8. (…) Plus que les Vies de Michon, c’est surtout cette production kitsch au kilomètre que j’ai lue et qui m’a inspiré.


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9A.G. : Pourquoi ? Parce que c’est un trésor de fantaisies ? Qu’est-ce que vous y trouvez d’intéressant dans cette littérature ?
Philippe Vasset : On retrouve quelque part ce qui me plaisait le plus dans les hagiographies du Moyen Âge : dans La Légende dorée9, les questions de foi n’ont rien à avoir avec la morale, ce ne sont que des histoires. Je ne suis pas médiéviste, et peut-être que cette assertion est un contresens historique, mais j’ai vraiment la sensation que les questions de morale sont évacuées et que seuls comptent la révélation, le miracle, l’événement, le surgissement du sacré qu’on n’arrive pas à cerner. Le saint est beaucoup moins un exemple ou une image pieuse qu’une histoire, en plus souvent non résolue. On ne comprend pas bien ce qui se passe, il se produit des choses miraculeuses, des Deus ex machina sortent du plafond, côté cour, côté jardin, etc. On lit ces histoires invraisemblables avec une certaine sidération, et je trouve que dans la tradition très populaire et très kitsch qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui, on garde cet aspect-là – du saint qui n’est pas une image pieuse. (…)


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10A.G. : Il y a une question qui hante dès le début la Légende : c’est la question de la singularité. Vous placez une citation de Maurice Sachs en exergue10. Le problème de l’hagiographie, c’est qu’elle écrase le particulier sous l’exemple légendaire, alors que les vies que vous racontez sont vraies par leur bizarrerie, leur excentricité, leur différence. Par exemple, Michel de Certeau explique que pour l’hagiographie doxique, l’individu ne compte pas et que c’est une machine textuelle à admirer et à vous faire la morale.
Philippe Vasset : Je trouve que c’est plus compliqué et que l’hagiographie n’est pas forcément réductible à l’exemple. L’hagiographie, c’est à la fois un genre littéraire et une pratique dogmatique (je parle comme un savant, c’est horrible). Il y a d’un côté le texte, et de l’autre tout le processus canonique qui aboutit à la sanctification. Jusqu’à saint François qui est un bon marqueur, ces deux procédures sont confondues ; l’hagiographie fait le saint ; saint François est saint, parce qu’on écrit sa vie ; le fait d’écrire sa vie le sanctifie. C’est pourquoi il y a eu autant de controverses autour de son hagiographie et qu’il y en a deux qui sont sensiblement différentes, même si elles ont été écrites par la même personne, Thomas de Celano11. L’hagiographie représente des cristallisations et des équilibres de pouvoir. Ensuite, les deux procédures se dissocient : il y a d’un côté un processus canonique, dans lequel la vie va être examinée dans sa singularité et dans ses choix ; et de l’autre côté, l’hagiographie qui se poursuit en tant que pur genre littéraire, se désolidarise d’un processus canonique et va devenir l’exemple.

11Effectivement, l’hagiographe a tendance à gommer le particulier, mais il ne l’évacue jamais complètement. C’est pourquoi il est assez facile de faire basculer certaines vies de saint. Avec saint François, si vous coupez sa vie au moment de sa révélation, au moment où il commence à reconstruire des églises, c’est une singularité absolue et inexplicable : il se met tout nu dans une église, il répudie son père, il construit des églises à partir de rien, en tractant des moellons à travers tout le village, etc. Il témoigne d’une étrangeté absolue. Ce qu’il y a d’étonnant, dans l’histoire de l’hagiographie, c’est l’espèce d’embarras qu’éprouve l’Église en tant qu’administration constituée vis-à-vis de cette singularité. C’est la part la plus sacrée, mais en tant qu’instrument d’évangélisation, c’est une catastrophe : on ne peut pas édifier les fidèles avec des vies détraquées. Cette oscillation est permanente entre le particulier et le général dans les vies de saints, plus encore dans les vies des saintes. La singularité du féminin est beaucoup plus difficile à saisir pour l’Église et pour les hagiographes qui sont tous des hommes. Mais d’un autre côté, elles se nichent dans des constructions extrêmement étranges. Bien sûr, je généralise à gros traits : beaucoup d’hagiographes de femmes sont aussi leur confident de leur vivant ; ils se livrent à une double production : des textes d’eux, écrits en interprétant des visions de la sainte. Par exemple sainte Catherine de Sienne : elle était probablement illettrée, elle a une production hallucinante, avec des passages érotiques et très peu canoniques, des charges très violentes contre les prêtres dévoyés, des passages mystiques totalement délirants. Mais son hagiographie s’avère en revanche excessivement normative : tout le particulier est gommé, tout ce qu’elle fait a valeur d’exemple et forme une espèce de jeu de l’oie avec des stations toutes plus admirables les unes que les autres. Dans le cas des vies de saintes, un tiers est présent pour parvenir à gérer cette singularité qui échappe et qui fait le nœud de l’expérience de la sainteté.


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12A.G. : L’hagiographie a aussi donné la nouvelle, et par sa laïcisation, elle a donné les vies de troubadours et les vies d’artistes. Et dans la Légende, justement, il y a des vies d’artistes.
Philippe Vasset : Pas exclusivement. Il y a trois vies d’artistes, initialement, il y en avait plus. Je trouvais qu’il y en avait trop (La Légende est un livre que j’ai beaucoup coupé). Mais je ne voulais pas non plus faire des vies humbles et inconnues. Mon modèle absolu tient dans une vie canonique moins la révélation, tout le désordre et tous les errements qui vont être ressaisis et lissés par l’hagiographie canonique. Tout ce désordre, c’est ce qu’on voit beaucoup plus dans l’hagiographie très ancienne. Dans l’Histoire Lausiaque, et même dans la Légende dorée, il y a beaucoup de désordre, entre des vies de saintes courtisanes et des vies de travesties qui veulent entrer dans des monastères12. Dans la Légende Dorée, cela commence déjà à être ressaisi et retravaillé. Pour la moitié des vies de la Légende Dorée, c’est impossible d’en faire un exemplum. Les vies de martyrs sont tellement baroques ; la révélation, la sanctification, l’acte de courage du saint arrivent après tellement de sévices...


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13A.G. : C’est toute l’étrangeté du christianisme, telle que la montre bien Emmanuel Carrère dans Le Royaume, de cette folie consistant à se mettre sur une colonne ou à trahir ses proches.
Philippe Vasset : Mais, à mes yeux, il me paraissait intéressant de déchristianiser ce modèle-là, et d’essayer d’imaginer des vies aussi singulières. Dans la Seconde Vie de Thomas de Celano, saint François est beaucoup plus perdu que dans la Première. Dans le premier chapitre, il n’a aucune idée de ce qui lui arrive, et d’une certaine manière, l’hagiographe arrive pour mettre des mots pour le saint sur des révélations et des phénomènes qui lui échappent grandement. C’est ce tremblement qui m’intéresse.

14Tremblement qui apparaît beaucoup dans un autre corpus absolument passionnant – à savoir les textes écrits par les saints eux-mêmes, textes autrement moins normés. De toute la littérature que j’ai pu lire pour écrire La Légende, c’est ce qui m’a le plus marqué. Les textes de Jean de la Croix, ceux de Surin édités par Certeau13, les textes de sainte Thérèse d’Avila14Le Livre de la vie : ne serait-ce que le titre… À dire vrai, ces textes sont incroyables, les saints sont totalement perdus, ils racontent n’importe quoi, ils font des choses absurdes.

15Le sommet, ce sont les deux Relations de cette sainte ursuline qui est partie évangéliser les Hurons – Marie de l’Incarnation15. D’une origine assez modeste, elle entre chez les Ursulines à Tours à trente ans, elle a un fils à l’époque, qu’elle abandonne. Elle part ensuite au Canada. Elle a une relation difficile avec son fils, qui lui en veut de l’avoir abandonné. Au début, il essayait de rentrer dans le couvent, il perturbait les cérémonies avec ses camarades, pour essayer de rejoindre sa mère et de la sommer de s’expliquer. Puis, il entre en correspondance épistolaire avec elle au Canada et continue de lui demander une explication. Marie de l’Incarnation raconte par deux fois, mais à la seule attention de son fils – c’est une sorte d’hagiographe absent, on revient au mécanisme du tiers que j’évoquais tout à l’heure – son parcours mystique à la première personne. Et c’est d’un érotisme invraisemblable – j’en lisais des passages autour de moi quand j'écrivais La Légende, on ne me croyait pas et pensait que je les avais écrits moi-même – un texte absolument brûlant, très désordonné, pas du tout normé. Ensuite ce fils – destinataire de ce récit très particulier, venant de la mère qui l’a abandonné et chantant la gloire mystico-érotique du Dieu auquel elle s’est vouée – rentre chez les Bénédictins de Solesmes et devient l’hagiographe de sa mère.


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16A.G. : Mais ces textes n’apparaissent pas du tout dans La Légende… Il n’y a pas de première personne dans La Légende
Philippe Vasset : Non, parce que m’intéressait ce jeu croisé entre le saint et ce quelque chose qui lui tombe dessus et l’écrase, qu’il est incapable de nommer et que l’hagiographe vient ressaisir et nomme pour lui. Mais le mouvement inverse est aussi intéressant : l’hagiographe, qui est finalement ce greffier de la singularité, est au bout d’un moment aspiré par cet excès de singularité qui n’a pas de nom et qui submerge tout, et ce flot-là vient finir par faire éclater ces catégories. On retrouve cela régulièrement dans la littérature hagiographique.


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17A.G. : Il n’y a donc pas que les saints qui vous intéressent, mais les hagiographes eux-mêmes vous intéressent. C’est lors de votre passage à la Villa Médicis que vous vous avez mené un travail d’enquête et que vous vous êtes documentés sur L’œuvre de la Réparation et sur ces institutions de la réputation.
Philippe Vasset : Oui effectivement… Je connaissais depuis longtemps L’œuvre de la Réparation, Boullan, etc., parce que Huysmans est un de mes écrivains favoris et que c’est quelque chose que j’avais en tête depuis un moment16. Mais, sur le travail de l’hagiographie canonique, je suis beaucoup allé à Rome pour entrer dans cette espèce de studio de production de fiction. Je dis souvent, depuis la sortie de la Légende, qu’il y a deux studios de production au monde, Hollywood et le Vatican. Je les vois vraiment comme l’hémisphère gauche et l’hémisphère droit. Autant Hollywood est hyper connu, et on a beaucoup écrit sur le travail des scénaristes, autant le travail des faiseurs de saints reste vraiment mal connu. Cela m’intéressait de me mêler à cette communauté et de comprendre comment cela marchait.


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18A.G. : Vous êtes allé voir le travail qui s’accomplit là-bas. Mais le personnage est imaginaire…
Philippe Vasset : Le personnage est imaginaire, mais il reste tout de même très documenté. Rien de ce qu’il vit, de ce qu’il fait, des endroits qu’ils traversent, rien n’est inventé. Les procédures, la manière dont cela marche, la hiérarchie, sans alourdir de détails, tout est véridique.


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19A.G. : Mais un hagiographe hérétique, ce secrétaire de la Congrégation des Causes des saints, cela n’a pas existé…
Philippe Vasset : Non, car c’est un monde assez feutré, où les conflits n’éclatent pas véritablement. Le point que je n’ai peut-être pas assez rendu dans le livre, parce que je cherchais le bon équilibre entre document et fiction, c’est qu’il s’agit d’un monde paranoïaque. Mais, si j’avais rendu cet aspect-là des choses, cela aurait crée trop de résonances avec mes précédents livres. Je l’ai par conséquent un peu occulté. J’ai un peu l’habitude des communautés fermées, mais dans ce cas précis, j’ai éprouvé un mal fou à y entrer. C’est un monde très étroit, les fonctionnaires à temps plein de la Congrégation sont une cinquantaine. Autour d’eux gravite tout un monde de la sainteté qui doit représenter trois cents personnes, avec tous les consultants et tous les lobbyistes. C’est un vrai univers en soi.


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20A.G. : Oui, on le voit bien, parce que vous faites fonctionner la Congrégation pour les Causes des saints comme une entreprise moderne.
Philippe Vasset : Bien que cela paraisse absurde vu d’ici, c’est un monde sur lequel planent des enjeux considérables. La nationalité du saint est d’une importance considérable. Par exemple, la première sainte palestinienne venait d’être canonisée quand j’étais à Rome ; tout le gouvernement palestinien était là, pour une énorme célébration. Le processus de canonisation, les modalités, les obstacles, l’ensemble est entouré d’un très grand secret, personne ne signe rien. À part les services secrets, c’est le seul autre endroit que je connaisse où rien n’est signé. Tout se fait par consensus pendant toutes les réunions d’étapes. Le procès verbal est anonyme, vous ne trouverez pas les noms des participants. J’ai mis beaucoup de temps à rentrer et à parler, aux secrétaires et aux fonctionnaires. J’ai passé beaucoup de temps avec eux, j’ai mené un travail d’enquête sur place.


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21A.G. : Cela n’a pas été raconté. Il y a peu d’enquêtes ou de thèses sur ces sujets. Robert Harris, cet écrivain anglais, qu’on connaît pour avoir été l’auteur de the Ghostwriter, a écrit récemment un roman policier qui se passe à l’intérieur d’un conclave et qui va être traduit prochainement. Il a fait, pendants des mois et des mois, toute une enquête sur la procédure d’élection d’un pape. Il raconte comment on arrive à l’élection d’un pape tout à fait atypique. Et effectivement ces procédures sont peu documentées et ont peu fait l’objet de romans.
Philippe Vasset : De fait, cela s’est un peu retourné contre moi. Je ne m’en suis pas tellement rendu compte mais le matériau catholique, en France, reste assez chargé. J’ai considéré le catholicisme comme un grand parc d’attraction abandonné où je pouvais faire plein de choses. En réalité, il n’est pas si désaffecté que cela. Pour bon nombre de gens pour qui la laïcité est une vraie valeur, cela reste des corpus très chargés, plombés par l’opprobre qu’ils jettent sur la religion. Inversement, aux yeux des croyants, ce n’est pas quelque chose avec quoi on peut jouer facilement. Des personnes qui appréciaient beaucoup mes livres m’ont dit à cause du sujet : « Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de curé ? » En Italie, en revanche, cette séparation-là n’existe pas : Eco faisait des allers-retours constants ; un philosophe comme Agamben traite en permanence de textes sacrés comme de textes profanes, il ne fait aucune différence. Ici beaucoup moins. Il y a assez peu de spécialistes de la littérature religieuse en France, cela reste un périmètre encore très clos, auquel on ne s’intéresse pas beaucoup : de la vraie littérature mineure.


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22A.G. : Pourquoi avoir superposé une histoire d’amour dans la Légende ? Parce que l’enquête sur la sainteté et sa dérive auraient été trop sèches ?
Philippe Vasset : En fait, non, il n’y a aucun souci de composition ici. La relation entre la sainte et son hagiographe m’a toujours paru comme une histoire d’amour sublimée et comme une histoire très sexuelle vécue par procuration. On retrouve systématiquement dans toutes les histoires de saintes une espèce de perversité dans cette relation duale et tamisée par un récit, comme la relation d’un peintre à son modèle, où le modèle aurait un effet retour sur le peintre, Dans cette sorte de ménage très étrange, on trouve toujours un homme à proximité, à la fois un amant sublimé et un protecteur, qui les fait exister, qui reste dans l’ombre et qui, lui, n’est pas jamais saint. Cette dérive-là m’intéressait.


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23A.G. : Cette question de la folie est-elle importante en arrière-plan ?
Philippe Vasset : Oui, la majorité des histoires de saints sont des histoires de folie… On le voit plus dans le processus canonique ; ensuite, cette espèce de furie de s’inventer quelque chose d’autre est gommée. Quand le saint apparaît, il est toujours soit considéré comme fou, y compris par l’Église, parfois avec des expertises psychiatriques. Il faut très longtemps pour que le saint, d’abord totalement scandaleux, soit repris par le dogme et l’institution. Prenez par exemple quelqu’un comme Marthe Robin17 – cette femme qui était frappée d’inédie, vivant sans se nourrir : elle est supposée ne pas avoir mangé pendant vingt ans, l’Église s’en tenait très loin, aucun clerc ne voulait l’approcher, parce que tout le monde considérait qu’elle était folle ; et puis, le processus de canonisation est progressivement lancé, et cela va prendre encore du temps. Après, finalement, c’est pareil pour plein de saints du Moyen Âge. Ils sont toujours à la frontière de l’hérésie, ils sont traversés par quelque chose qu’ils n’arrivent pas à nommer, ils se substituent souvent au clergé, parce qu’ils sont pris dans des mécanismes d’échanges directs avec la population et le divin. Cela fait voler en éclat le clergé. Je ne suis pas tout à fait dans mon domaine de compétence, mais il y a des saints bien nés, mais toutefois beaucoup de saints ne le sont pas du tout et sont des ignorants.

24Cela me semblait légitime de reprendre le désordre initial de la sainteté. Elle se manifeste toujours comme cela ;  dans le champ de l’institution, elle est toujours une déflagration dérangeante. Le xixe siècle a réussi à inventer les seuls saints qui ne sont pas gênants : les saints enfants. Thérèse de Lisieux est une enfant : elle meurt très jeune et a été malade les six dernières années de sa vie, elle n’a quasiment rien fait, ce n’est pas un saint dérangeant. Tous les autres, tous les saints du Moyen Âge, de la Renaissance, du xxe siècle, de leur vivant, ne sont pas du tout des gens récupérables.


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25A.G. : Y a-t-il là un point commun entre l’hagiographe et l’écrivain, comme étant ceux qui partent enquêter sur l’extraordinaire et le dérangeant ? Est-ce qu’il y a quelque chose comme une réincorporation de l’extraordinaire des marges ?
Philippe Vasset : De l’écrivain, je ne sais pas, mais pour moi, oui, c’est ce qui me plaît. Avec le poids de l’institution en moins, car je ne suis pas greffier. Comme l’hagiographe, je reste malgré tout démuni devant des vies qui sont tout simplement sidérantes.

26Car, ce ne sont pas des histoires inventées. En fait, j’ai procédé exactement comme un hagiographe : je n’ai pas rencontré mes modèles, et j'ai tout mis sur le même plan : les faits avérés, les témoignages de dixième main, les racontars.

27Les vies qui ponctuent La Légende sont des personnages dont j’ai entendu parler et dont on m’a raconté l’histoire. Dans tous les cas, j’ai fait le plus d’efforts possible pour vérifier ce qui était vérifiable : leur existence, le lieu des événements, etc. Dans certains cas, j’ai eu très peu de pièces, il y a deux vies sur lesquelles je n’avais quasiment rien. Les noms ne sont pas tous imaginaires, au moins quatre noms sont vrais. Certes, leur statut n’est pas clair, mais cela aurait été contraire à l’esprit de l’hagiographie que de dire que c’est une enquête sérieuse. Cela allait contre ma nature et contre mes pratiques : j’ai fait l’effort de ne pas rencontrer mes sujets. Depuis que le livre est paru, deux sujets m’ont écrit, et qui ont lu les vies qui leur ont été consacrés. Ce sont des échanges assez étranges, pour eux j’imagine sans doute, mais pour moi aussi.

28Cela dit, attention, je ne dis pas que ce sont des histoires vraies. Personne ne dirait que la vie de saint François par Thomas de Celano est une histoire vraie. Ce n’est pas une catégorie qui fonctionne. En revanche, il est certain que ce ne sont pas des histoires que j’ai inventées. Ce sont des histoires qu’on m’a racontées plusieurs fois. L’une des histoires de La Légende, je suis incapable de la situer, parce que les trois fois où on me l’a racontée, cela se passait à trois endroits différents. Je laisse ce flou là, que je n’ai pas réussi à lever. Il y a au moins trois vies où j’avais beaucoup d’éléments et où j’étais solidement documenté. (…)


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29A.G. : Le modèle hagiographique est très présent, même dans les Vies d’Echenoz, et il est extraordinairement difficile à évacuer, dès qu’il y a un récit d’existence exemplaire, dès qu’il y a un grand scientifique, un grand sportif (quand Échenoz s’occupe de la vie de Zápotek avec Courir). Comment évacuer le modèle hagiographique et ce rapport entre excentricité et exemplarité dans ce type de récit ? Même avec Le Météorologue d’Olivier Rolin (2014). Ce sont des modèles vraiment persistants, et raconter une vie sans ce type d’imaginaire de conversion et de la révélation, cela reste compliqué. C’est frappant, dans les Vies d’artistes – par exemple quand Michon raconte la vie de Rimbaud et de Van Gogh. Ce sont des images d’Épinal des vies de saints modernes.
Philippe Vasset : Dans ce genre des néo-hagiographies, le texte qui m’a le plus bouleversé, ce sont les hagiographies écrites par le Baron Corvo. Cela s’appelle Les histoires que Toto m’a racontées18. C’est invraisemblable et vraiment génial. Le Baron Corvo, c’est ce personnage que Corto Maltese cherche dans Fable de Venise. Il a écrit au début du xxe siècle le Désir et la poursuite du tout19. Un écrivain très étrange, britannique, converti au catholicisme, complètement obsédé par cela. Il a écrit une vie de pape imaginaire, qui n’est autre que lui – Hadrien VII20. Lui-même a mené une vie étrange. Il y a une Vie du Baron Corvo composée par Michel Bulteau, un poète des années 70, qui a écrit le Manifeste électrique aux paupières de jupes21. Ces néo-hagiographies gardent un côté hypermédiéval et baroque, ce sont des histoires qui se tiennent à la fois dans l’Italie qui lui est contemporaine et dans l’Antiquité et le Moyen Âge.  


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30A.G. : Qu’est-ce qu’on écrit après La Légende ?
Philippe Vasset : Vous verrez, je pensais que cela allait être compliqué, mais non en réalité, ça va. Je fais quelque chose de complètement différent.