Les deux sourds. Enquête sur la mort de Louis Hémon
« [Louis Hémon] s’interdit l’usage de la première personne du singulier, mais toujours on se trouve en présence d’un héros de son âge, venu d’on ne sait où, qui ne semble pas avoir de famille, en tout cas qui ne se retourne jamais en arrière, qui est aux prises avec les nécessités de la vie et ne tente jamais de leur échapper autrement que par le rêve et l’amour. C’est Mike O’Brady dans Colin-Maillard, c’est Monsieur Ripois et ce sera François Paradis, un personnage dont le nom est si beau, dans lequel pour une fois, parce qu’il va bientôt mourir, acquittant la dette de Ripois, Hémon mettra toute sa complaisance[.] »
Jacques Ferron1
« René Clément s'est bien gardé de détromper les journalistes qui ne voient en Louis Hémon qu'un auteur de second ordre à qui le très folklorique et célèbre Maria Chapdelaine a valu la célébrité. À vrai dire, Louis Hémon […] a écrit plusieurs livres remarquables dont Battling Malone et Colin-Maillard mais je crois bien que Monsieur Ripois et la Némésis fut le chef-d'œuvre de ce Français mélancolique et vadrouilleur qui se suicida bizarrement en marchant entre les rails à la rencontre d'un train en pleine campagne, au Canada. »
François Truffaut2
1Peut‑être est‑ce parce que Louis Hémon (1880‑1913) est venu mourir de ce côté de l’Atlantique, au Canada, qu’il persiste à hanter le corpus national québécois. Plutôt oublié en Europe3, il est maintenu en vie par l’institution littéraire du Québec, au point que Maria Chapdelaine, le roman ayant contribué à son succès, constitue l’une des très rares lectures partagées par presque tous nos collégiens. Mais si Maria Chapdelaine est bien sous‑titré « récit du Canada français », il appert que Hémon n’a passé que quelques mois dans la province de Québec et qu’il n’a été intégré au corpus national qu’à la faveur de sa mort précoce. En 2013, un grand colloque international soulignait d’ailleurs, à Montréal, le centième anniversaire de cette mort.
2Il faut dire que cette mort revêt un caractère romanesque. Louis Hémon se présente comme une sorte de Jack London breton4. Exilé à Londres une petite dizaine d’années, il écrit nombre de nouvelles, parmi lesquelles certaines sont publiées. Il écrit également trois romans, qui ne trouvent pas d’éditeur : Colin‑Maillard, Battling Malone et Monsieur Ripois et la Némésis. Il poursuit ses pérégrinations pour rejoindre le Canada. De là, il rédige d’un jet un roman, à côté du travail éreintant de la ferme où il réussit à se faire engager, au Lac‑Saint‑Jean : c’est Maria Chapdelaine. Il le soumet quelques mois avant sa mort au journal Le Temps. Il ne vit pas assez pour apprendre la nouvelle de la publication, en feuilleton, de ce premier roman à quitter ses tiroirs. Il ne vit pas assez longtemps pour jouir de son immense succès de librairie, qui se compte en millions d’exemplaires (aux éditions Grasset). Après l’envoi du manuscrit en France, il s’engage en effet dans les derniers miles de son aventure, ambitionnant de traverser le Canada jusqu’à Vancouver, accompagné d’un mystérieux vagabond d’origine australienne. Mais dans le nord de l’Ontario, alors qu’ils marchent sur un chemin de fer, une locomotive survient, sur une voie voisine. Le chauffeur siffle, afin de les avertir de sa présence. Hémon et son compagnon changent alors de voie, subrepticement, et se jettent devant le train, dirait-on, happés aussitôt.
3On a évidemment multiplié les explications d’un tel trépas, passant de la physiologie — Louis Hémon aurait été sourd d’une oreille et n’aurait, par conséquent, pas pu bien situer le sifflet de la locomotive — au suicide. Il n’appartiendra pas à cet article de trier les faits, souvent contradictoires, qu’empilent biographes et témoins. Plutôt, je passerai en revue les hypothèses sur sa mort et tenterai de montrer comment celles‑ci se collent aux analyses que l’on peut faire de son œuvre. Hormis quelques nouvelles, le fait que l’ensemble de ses textes soit posthume ne fait qu’accentuer cette étrange causalité : on n’aura jamais lu Hémon qu’à la lueur de son décès.
L’accident
4Paul Bleton et Mario Poirier notent avec sagacité que « le scénario d’une mort ambiguë (accident ? suicide ?), impliquant une victime et un train5 » s’avère structurant dans l’imaginaire de Louis Hémon. De fait, dans ses deux dernières parutions, Monsieur Ripois et la Némésis (1952) et une nouvelle littéraire découverte dans ses archives, publiée dans le journal Le Devoir (2000)6, une jeune femme meurt écrasée alors qu’un déshonneur la guette. La nouvelle, intitulée « L’enquête », s’avère en cela explicite : elle raconte, du point de vue d’un jury de coroner7, l’enquête sur les circonstances nébuleuses de la mort de Golda Kalinski, une « jeune fille […] écrasée par un omnibus automobile à deux heures de l’après-midi, en traversant précipitamment Whitechapel Road ». L’enquête du coroner en éclaire la source. Médicalement, « trois côtes avaient été brisées, dont une avait perforé le poumon droit ». Pas de doute, convient le chirurgien, que nous avons là la cause du décès : « Cette jeune fille semblait avoir joui d’une santé robuste et était exceptionnellement bien développée. »
5En fait, le corps de Golda Kalinski sature la nouvelle. Il apparaît dès l’amorce, ce « corps […] contemplé derrière une vitre, dont les formes pleines saillaient sous le linceul ». On est incapable, toutefois, d’arrêter l’intention derrière sa trajectoire : « Le chauffeur de l’autobus expliqua à son tour que la victime était venue pour ainsi dire se jeter sous les roues de son véhicule, de manière si soudaine qu’il n’avait pu ni freiner, ni l’éviter. » Pour ainsi dire, voilà le nœud de l’enquête : s’est‑elle ou non jeté devant le véhicule en marche ? Le dernier témoin prend enfin la parole pour prêter au corps de la jeune femme une agentivité. Ce témoin est un « jeune homme également de nationalité russe, qui se trouvait avec la victime au moment de l’accident ». On apprend que ce jeune homme avait le bonheur d’être le fiancé de Golda sur leur terre natale jusqu’au jour soudain où elle le quitte, disparaissant au bras d’un Gentil — un étranger non‑juif. Bientôt abandonnée par ce dernier, elle n’ose pas revenir dans sa famille et fuit son déshonneur aussi loin qu’à Londres. Son fiancé, trois ans plus tard, réussit à l’y retrouver, comme ça, au coin de Whitechapel Road. L’apercevant, Golda s’enfuit, et par mégarde se jette sous cet omnibus. C’est la « honte de subir un pardon humiliant » qui l’a propulsée, propose le fiancé. Le résultat est le même : « Oh ! Dieu unique ! L’horreur du beau corps broyé ! »
6S’il faut insister sur ce corps, sa robustesse et sa pétulante santé — sa troublante fertilité —, c’est qu’il fait retour au gré des textes de Hémon. Racontant les « aventures » londoniennes d’Amédée Ripois, homme médiocre sans morale, Monsieur Ripois et la Némésis présente un homme qui n’hésite pas à exploiter les femmes qu’il fréquente — il exploite leur vertu comme le fruit de leur travail. Ainsi de cette miséreuse, secourue dans la rue, qu’il transforme en prostituée ; ainsi de cette autre femme, prostituée bien établie, qu’il projette de violer, mais que les circonstances l’amènent à exploiter : il devient son compagnon, vivant du labeur de ce « corps plein ». Enfin, Ripois conquiert Ella, vertueuse jeune femme, dont il ruine l’existence. Ella, en effet, tombe enceinte après que le protagoniste l’a convaincue de se donner, et aussitôt, ce dernier disparaît. Il a beau revenir à la fin du roman pour quêter son pardon, il est trop tard. L’oncle aveugle d’Ella lui apprend en effet : « Elle est morte ! dit l’aveugle. Morte. Entendez-vous ? Morte peu après que vous êtes parti, chien !... Un accident !... 8» Il spécifie aussitôt, donnant toute l’ampleur au corps de la jeune femme :
Par le Dieu vivant, je jure que c’était un accident ! N’allez pas croire qu’elle s’est tuée pour vous ! Non ! elle avait deviné quelle sorte d’homme vous étiez, et comment vous lui aviez menti, bien avant cela ; dès que vous êtes parti… C’était un accident, je le jure ! Mais quand on l’a apportée, toute écrasée et saignante, et, plus tard, déjà morte, quand j’ai senti ses membres cassés sous mes mains, ma petite Ella, si droite et si forte !... et que j’ai songé que c’était peut‑être à cause de vous9 !
7Ce corps est l’objet de la transaction de Ripois : il était fort, maintenant cassé ; il portait la vie, il est maintenant mort. Comme chez Kalinski, on espère l’accidentel pour ne pas tirer trop de conséquences de la tragédie.
8On connaît la trame schématique de Maria Chapdelaine : une « belle grosse fille10 », faisant l’envie de tous, subit la cour de trois prétendants. Eutrope Gagnon, d’abord, le voisin taciturne, Lorenzo Surprenant plus tard, l’homme émigré « aux États » et travaillant dans une manufacture en banlieue de Boston, et François Paradis surtout, élu du cœur de Maria, aventurier véritable, un peu coureur des bois, travaillant sur les chantiers, faisant commerce avec les « sauvages », exploitant le territoire québécois sans s’astreindre à la besogneuse vie du colon cloué sur sa terre. Or François Paradis périt, obligeant Maria à revoir son choix.
9Comme l’indique Jacques Ferron dans le passage de sa préface cité en exergue du présent article, cette mort acquitte la dette contractée par Ripois. En effet, l’aventurier meurt de froid, perdu dans les bois. Le trépas du charmeur rachète celui de la charmée, Ella, dont le corps fertile avait été happé par un tramway. « Il s’est écarté », résume‑t‑on lors de l’annonce du décès de François Paradis :
Le mot lui‑même, au pays de Québec et surtout dans les régions lointaines du Nord, a pris un sens sinistre et singulier, où se révèle le danger qu’il y a à perdre le sens de l’orientation, seulement pour un jour, dans ces bois sans limites11.
10On retrouve là tous les signes de l’accidentel : réduite — il s’est écarté —, cette mort se justifie par une perte de l’orientation, par les aléas de la température — il faisait tempête — et enfin, par les circonstances précises. Si François Paradis marche à travers les « bois sans limites », c’est parce qu’« il y avait eu un accident à la track » et que les « chars ne passaient pas12 ». C’est dire qu’un accident de train amène François Paradis à marcher, à s’écarter, à être frappé par une tempête — et son corps à disparaître à jamais. Il s’agit d’une autre mort ambiguë, inaperçue par Bleton et Poirier, impliquant une victime et, in absentia, un train.
11Il convient de tirer de ces trois exemples toutes les conséquences de la justification accidentelle. L’accident, dans les trois cas, permet d’éviter de rendre les personnages agents de leur destin, soumis plutôt aux pressions de la fortune. « Ça montre que nous ne sommes que de petits enfants dans la main du bon Dieu13 », laisse tomber le père de Maria à l’annonce de la mort de François Paradis : on ne meurt que par volonté divine, châtié d’avoir trahi sa religion pour un Gentil, châtié de s’être donné à un Français au cœur impur, châtié pour son hybris d’aventurier ne reconnaissant pas le danger de la nature. De la même manière, lorsque Marie Hémon, sœur de l’écrivain, raconte à son premier biographe, Allan McAndrew, que Louis Hémon avait « l’oreille paresseuse » suite à une maladie infantile, elle soustrait à son frère le poids de sa mort : rattrapé par une faiblesse contractée dès l’enfance, c’est cette faiblesse qui l’emmène trente ans plus tard dans la tombe. La mort devient inexorable et in‑signifiante.
12Comme on l’a souvent noté, cette oreille paresseuse ne tient toutefois pas la route. Jamais avant sa mort on n’a mentionné cette « commode surdité » de l’écrivain. Cela fait écrire à Jacques Ferron : « Et ce jeune Australien qui l’accompagnait et mourut comme lui, sans qu’on sache comment, prétendra-t-on qu’il était sourd de même ?14 » Comme le vieil aveugle narrant la mort d’Ella, on désire cet accident, on le répète pour s’en convaincre, rendre les troubles extérieurs indifférents, regarder ailleurs pour ne pas voir l’évidence : la responsabilité du mort dans sa propre issue.
Le conflit de code
13 Une autre hypothèse a été présentée pour expliquer la mort de Louis Hémon, moins tressée de fatalité, et un peu plus de statistiques. Dans son « enquête » sur le séjour de Louis Hémon au Canada, Alfred Ayotte relève un nombre statistiquement significatif d’Européens — et plus particulièrement de Français — morts sur les voies ferrées canadiennes. Il tente de justifier cette aberration par une cause culturelle : en France, la position des voies et la direction des trains procédaient d’une autre organisation ; de même, les sifflets des locomotives avaient une autre signification.
14Si à ce jour aucun critique n’a fait écho à cette hypothèse, au demeurant parcellaire15, elle traverse pourtant certaines analyses textuelles de nouvelles écrites très tôt dans la vie de Hémon. Ainsi, Geneviève Chovrelat analyse la nouvelle « Jérôme », parmi les premiers écrits de l’auteur, en y relevant un structurant « conflit de nature et de culture ». Dans cette nouvelle, en effet, on suit un jeune homme, professionnel, qui abandonne tout à la suite de sa rencontre avec un chien, qu’il baptise Jérôme. Ce chien lui apprend la liberté du « monde sauvage » et l’horreur de la hiérarchie et de la « bourgeoisie mal lavée ». Le protagoniste se prend alors d’un « dégoût de sa servitude » et abandonne avec insolence le poste de secrétaire de préfet qu’il occupait. Le Préfet s’émeut de la décision de son secrétaire et le met en garde devant l’impasse — notamment économique — à laquelle il se condamne, mais le protagoniste lui réplique : « Vous savez qu'on peut aller au Canada pour cinquante francs ?16 » Dans cette nouvelle, le rejet d’une « culture » ou d’une « civilisation » hiérarchique se fait au profit d’une nature sauvage, et à la fin de la nouvelle, canadienne17. Le nom du chien lui-même — Jérôme —, indique ce refus de disqualifier le sauvage, cette volonté de le rendre aussi significatif que le sujet humain. Dans Maria Chapdelaine, le cheval familial se nomme Charles‑Eugène, avec le même effet.
15Ce conflit se problématise, cependant, au gré des textes de Louis Hémon. Bleton et Poirier mettent de l’avant dans leur étude une nouvelle intitulée « Le sauvetage », dans laquelle un nommé Ripois — un nom repris dans le dernier roman publié de Hémon, Monsieur Ripois et la Némésis — entend apprendre à nager à son fils. Or, pour ce faire, il le jette tout simplement à la mer, prétextant :
Mon fils […], tu sais nager. Tous les hommes savent nager, et même les petits garçons. Seulement, il y en a qui oublient qu’ils sont, après tout, des animaux, et qui se noient par erreur…18
16Le fils est sur le point de se noyer. Le père, pour le sauver, tombe à son tour à la mer, et réalise alors que lui-même, aussi animal soit‑il, ne sait pas davantage nager. Le dénouement de la nouvelle présente le sauvetage du père et du fils par des plaisanciers qui assistaient à la scène depuis la plage.
17Ces deux textes racontent ainsi la « tentation animale », le premier sous la forme d’un fantasme salvateur, le second, d’une mécompréhension dangereuse. Il existe là une véritable partition qui structure les principaux récits de Hémon, à commencer par son premier roman, Colin‑Maillard, dans lequel un ouvrier d’origine irlandaise, Mike O’Brady, peine à s’intégrer aux règles londoniennes. Il devient tour à tour agitateur anarchiste, ivrogne vadrouillant dans les pubs, puis fervent religieux, à la suite de son intégration dans un Institut de charité chrétienne. Tout le problème de Mike O’Brady réside dans le fait qu’il exècre toutes les formes d’autorité — hiérarchie de classe, de propriétaires, de religion — sans rien comprendre à ses règles. Il mésinterprète par exemple la bonté d’une charitable lady comme un geste d’amour. Cette trame est reprise quasiment à l’identique, dans sa mécanique, dans Battling Malone19, second roman sur lequel il convient de s’attarder davantage.
18Patrick Malone, itinérant londonien d’origine irlandaise, est surpris par des aristocrates, un jour, en train de battre trois policiers costauds. Ces aristocrates cherchaient justement la perle rare anglaise, capable de redonner du prestige à la « boxe d’Albion », sport dominé alors par les Français et les « nègres américains ». Sa figure de « jeune sauvage ingénu20 » le rattache d’emblée à une nature peu domestiquée. Si Lord Westmount, l’homme qui le prend sous son aile pour en faire la fierté pugilistique anglaise, le « contemplait […] comme s’il l’avait sculpté de ses propres mains21 », on convient que « comparé aux beaux athlètes grecs que le marbre a fait vivre parmi nous, Pat Malone eût semblé disproportionné, presque monstrueux22 ». Se joue d’ailleurs entre ce « sculpté » et ce « monstrueux » tout le conflit qui traverse Malone : fait par de riches aristocrates, il reste l’animal, la bête anglaise désirée dans sa sauvagerie. Ainsi, l’assemblée des nobles, « quand ils eurent senti » que Malone était un être anormal, fait pour le pugilat, se mirent à l’admirer :
Malone devint beau à leurs yeux, beau comme étaient beaux les greyhouds, les whippets ou les bull-dogs de leurs chenils, beau de la beauté des animaux spécialisés et sélectionnés pour un effort unique, et que les profanes jugent disgracieux et laids23.
19Lors du premier combat véritable entrepris par Malone, on assiste, note la narration, à « la lutte inégale d’un homme et d’un animal meurtrier24… » Malone est l’être sauvage.
20Le roman de Hémon est construit précisément sur l’identité conflictuelle de Malone. La boxe qui le fait progresser socialement est elle-même le fait d’un conflit de civilisation. On répète tout au long du roman sa sauvagerie, sa nature animale, mais aussi bien la fierté nationale, la noblesse quasiment artistique de ce sport. Les publics aristocratiques et distingués cohabitent avec la plèbe vulgaire et enflammée. Dès l’incipit, on pénètre dans « la grande salle du National Sporting Club, celle où se donnent les combats, qui est une ancienne salle de théâtre transformée25 ». Cette première ligne contient le conflit nature-culture qui confondra Patrick Malone plus tard dans le récit : le théâtre, noble, littéraire, de distance et de convention, se voit remplacé dans le matériau textuel par le sport, le combat, l’indicible barbarie26. Les descriptions de combats saturent alors le roman de Hémon, achevant d’héroïser l’animal Malone. En ce sens, cette littérarisation du sport se trouve pointée dans son conflit de codes, vite ironisée par le protagoniste. Découvrant un compte rendu journalistique d’un de ses triomphes, Malone laisse par exemple tomber :
« Ces journalistes[…], tout ce qu’ils trouvent à dire sur une affaire comme ça… ma parole ! Il faut que ce soient des malins, sûr ! » […] Cela lui avait paru si simple, ce qui s’était passé la veille entre les cordes du ring ; tout juste un long travail assez dur auquel il s’était appliqué de son mieux, ce qui était bien naturel puisqu’il était là pour cela […]. Et l’histoire compliquée, semée de grands mots, que cela était devenu sous la plume de ce rédacteur de grand journal27 !
21Ce naturel de l’expérience animale rencontre la grandiloquence des mots littéraires qui sculptent un récit. Tout le problème survient lorsque Malone se fait la dupe de ce récit :
Il crut qu’il avait miraculeusement passé la frontière — la frontière qui séparait les gens du commun de ces autres gens qu’il voyait autour de lui28.
22Il crut, voilà la clé. Comme Mike O’Brady croit être aimé d’une mécène aristocrate dans Colin‑Maillard, comme François Paradis se croit investi des pouvoirs sauvages capables de traverser les rudes tempêtes dans Maria Chapdelaine, Malone se croit devenu un notable, et il s’imagine même être aimé par Lady Hailsham, sœur de son bienfaiteur.
23Le roman mène à l’habituelle déconvenue des récits de Hémon : Malone perd son dernier combat contre un petit boxer français, civilisé, bien nommé Serrurier, et il s’en va chercher courage entre les bras de Lady Hailsham. Il s’enflamme jusqu’à lui déclarer son amour et à la demander en mariage. Elle n’a pour toute réponse qu’un grand rire, comme devant un animal trompé par ses primaires perceptions : « [I]l sentit l’outrage. Et son ressentiment fut aussi quelque chose de simple et de purement animal29. » Dès lors, il assomme le page qui s’érige entre lui et sa belle, et l’incompréhension des codes suffit à l’achever :
Lady Hailsham avait reculé jusqu’au chiffonnier du fond de la pièce, une main à la tempe […] ; dans l’autre main elle tenait quelque chose, et comme Pat s’avançait elle lui cria par deux fois […] « Restez où vous êtes ! » […] Pat n’était pas de ceux qui s’arrêtent. L’instant d’après la détonation du revolver se répercutait dans les couloirs vides30[.]
24Comme l’animal n’a pas compris qu’il n’était appréciable qu’à condition d’être le subalterne domestiqué par la Haute société, il n’a pas compris la force subtile des sentiments — les siens — et des armes à feu — les leurs.
25Hémon, sur les chemins de fer canadiens, de même. Arrêtez, restez où vous êtes, disait le sifflet de la locomotive qui venait derrière lui. Il a pourtant changé de track. On connaît son destin.
La pulsion de mort
26Dans sa récente biographie de Louis Hémon, Alain Boulaire rapporte la première réaction de la belle-sœur de l’écrivain, Kathleen Philips : « Il n’était vraiment pas du genre à se suicider, il avait tant de bon sens et était très posé en toute chose31. » Bien qu’affirmée à la négative, l’hypothèse du suicide survient en premier lieu, dès lors qu’on décrit les circonstances de sa mort. À travers les échanges entre Félix Hémon, père de l’écrivain, et les autorités canadiennes suite aux funestes événements, jamais cette hypothèse n’est mentionnée — il faut Kathleen Philips, tutrice de l’enfant de Louis Hémon, pour que l’hypothèse prenne forme. Difficile de ne pas lire une sorte d’accusation sous cette supposition : la petite Lydia‑Kathleen Hémon, élevée par sa tante peu fortunée, sans mère depuis que cette dernière est internée pour folie, serait maintenant sans père, sans support, sans port d’attache. Voilà, lit‑on en substance, un acte égoïste étonnant pour un père, un homme de bon sens et très posé en toute chose.
27Il faut voir que les textes de Hémon relativisent l’égoïsme d’un tel passage à l’acte, sans nier la pulsion de mort qui le sous-tend. Dans la nouvelle « La peur », on raconte l’amitié naissante de deux hommes unis par leur passion pour la brasse. Invité par son nouvel ami dans le domaine familial où une mare impressionnante offre l’occasion d’une nage en milieu naturel, le narrateur-personnage s’étonne de la nervosité de son hôte. Il apprend alors qu’une véritable malédiction plane sur la famille, alors que le patriarche avait été retrouvé mort d’apoplexie dans la mare plusieurs années plus tôt, et que le jeune frère de l’ami, de même, était mort noyé dans les hautes herbes. Ils se baignent malgré tout, et ce qui se produit inquiète le narrateur :
Les longues herbes du fond s’ouvrirent brusquement, comme écartées par le passage d’un corps, et mon hôte se retourna d’un brusque coup de reins, et, poussant une sorte de gémissement, fila vers l’autre bout de la mare, s’allongeant dans l’eau comme une bête pourchassée32.
28Lors d’une autre baignade, le phénomène étrange s’accentue :
Je sentis distinctement sur ma jambe le frôlement d’une chose longue et rapide qui passait près de mon corps, une chose qui semblait avoir surgi d’entre les herbes épaisses et secouait de son élan brusque les couches profondes de l’étang. Je suis peu impressionnable et aucunement nerveux, mais, à ce simple contact, la peur, l’effroyable peur me bloqua soudain la gorge33.
29Après cette mésaventure, tentant de convaincre son hôte de ne plus retourner se baigner, le narrateur, sans plus de formalité, fait sa valise et s’en va. Quelques mois plus tard, il apprend par les journaux la mort de son ami, retrouvé dans son étang :
Lorsque le cadavre fut découvert, il était à moitié sorti de l’eau, les mains étaient cramponnées désespérément aux branches d’un saule qui surplombait, et la figure était figée dans une grimace d’effroyable horreur. La mort était attribuée à un accident cardiaque34.
30À la lecture de la nouvelle, tout indique avec force détails qu’il n’y a là aucun accident. L’hôte tentait la mort, retournait à la mare malgré sa frayeur, malgré le destin familial et la fatalité fantastique que cela sous-tendait, reproduisant à l’exact une « compulsion de répétition » telle que décrite par Freud, tentation de ramener le sujet à un état antérieur des choses35, inévitablement, à la mort.
31On retrouve la même configuration dans Maria Chapdelaine. On apprend, bien avant la mort de François Paradis, qu’un autre François Paradis, père du premier, avait frôlé la mort dans les bois sauvages du nord : « Un jour, qu’il abattait un arbre pour faire du feu, seul, l’arbre a faussé en tombant et l’a assommé. » Retrouvé grâce aux autochtones qui passaient par là, François Paradis père a survécu aux risques de sa témérité. Mais le fils tente à son tour le sort. « Ça n’avait pas de bon sens de vouloir faire ce voyage-là en plein hiver36 », rapporte Eutrope Gagnon à l’heure de raconter la mort de François Paradis. Tous objectent au jeune homme le caractère suicidaire de sa quête et, plus encore, la puérilité de son sacrifice : si François Paradis se jette dans une tempête de neige, ce n’est ni pour sauver quelque âme en détresse, ni par appât du gain. Simplement, il veut passer les fêtes avec Maria.
32Se baigner, s’amuser, voilà ce qui constitue les prétextes aux pulsions de morts des personnages de Louis Hémon, et pourquoi pas, de Louis Hémon lui-même. Dans une lettre à sa mère, quelque temps avant de fonder son projet de quitter Londres pour le Canada, il écrit : « Ce qui me dégoûte de Londres, c’est qu’il ne se passe rien. Malgré mes penchants naturels, je ne peux arriver à mener la vie curieuse et accidentée qui me plairait37. »
33Cette structure pulsionnelle, sous forme d’« héroïsme immotivé », constitue aussi l’aboutissement de la trajectoire de Mike O’Brady dans Colin‑Maillard38. Amoureux d’Hannah Hydleman, une belle juive, dans les premiers temps de son arrivée à Londres, il doit bien convenir qu’ils n’appartiennent pas au même monde. S’il se noue d’amitié avec Wynnie, la serveuse du pub qu’il fréquente, la relation demeure chaste. Plus tard, il s’amourachera d’une aristocrate, Audrey Gordon-Ingram. Devenu croyant en raison de cette dernière, Mike O’Brady perd la foi très vite : la belle aristocrate part sur le Vieux‑Continent pendant près d’un mois et en revient fiancée. Avec la religion part la tempérance : il se remet à boire et devient mélancolique, « bouleversé par un instinct profond d’abandon, d’abandon irrémédiable, et d’injustice39. » Il renoue avec le pub l’ayant accueilli à Londres, « Les Trois Dauphins », et renoue également avec Wynnie, sa serveuse. Abîmé d’alcool, il remarque la tenue dérangée de Wynnie et comprend que sa compatriote — pour laquelle il ressent « une sorte de tendresse fraternelle, une pitié d’autant plus facile qu’il la plaignait parce qu’elle se révélait proche de lui40 », à la différence de la juive et de l’aristocrate — est exploitée d’une manière inacceptable par le propriétaire de l’endroit. Ainsi, sur le point d’être mis dehors par ce dernier, de recevoir « l’ordre de s’en aller, de quitter son dernier refuge pour le morne désespoir de la rue41 », Mike O’Brady se révolte qu’un puissant l’outrage ainsi une nouvelle fois : « Cette figure violacée et bouffie !... Sa chaîne d’or !... Son ventre repu… Et voici qu’il allait insulter encore42. » Il abat alors un lourd porte‑allumette sur la tête du propriétaire et le pousse dans l’escalier menant à la cave, où il s’engouffre à sa suite pour l’achever. Mike lance à l’adresse de Wynnie : « Hein ! Je vous l’avais bien dit, que je vous délivrerais quelque jour43 ! » Il réussit à se libérer de la poigne des hommes qui tentent de l’arrêter, s’empare d’une barre de fer et sort dans la rue, triomphant, mais assuré de la mort prochaine qui l’attend :
Rien ne comptait plus ici-bas que la dureté lourde qu’il sentait entre ses paumes, le jet de métal tangible, réel, indiscutable, facile à comprendre, qui sculptait tout puissamment les fragiles crânes humains. Les âmes nombreuses qui s’étaient suicidées en lui depuis des mois avaient fui comme des ombres. Dans son cœur flambait l’anarchisme ingénu de tous les O’Brady44.
34Tout se trouve bien mis en scène dans cet explicit du premier roman de Hémon : le suicide, le fer qui fend les crânes, l’anarchisme des origines qui ne mène qu’à d’héroïques bagarres perdues d’avance. « Qu’est-ce que je vais devenir ?45 » s’étonne Wynnie devant le passage à l’acte de son compatriote. Comme Maria doit payer l’héroïsme de François Paradis, Wynnie paie celui de Mike O’Brady. Il y a pire que l’égoïsme, nous rappellent les fictions de Hémon : il y a les sacrifices inutiles et irréfléchis.
Lire la mort de Louis Hémon
35Il existe, chez Louis Hémon, un récit type, sans cesse répété : un être traverse amours et cultures, poussé inexorablement vers une impasse. Dans les quatre romans que j’ai évoqués dans cet article, en effet, on constate cette trajectoire. Mike O’Brady aime tour à tour une juive, une aristocrate et se sacrifie pour sa compatriote, Wynnie. Patrick Malone bat tour à tour un Anglais, un Afro‑Américain avant de rencontrer la défaite contre un Français. Amédée Ripois quitte une Anglaise pour une non‑Anglaise, qu’il quitte pour une jeune fille naïve, Ella. Cette dernière se tue. De même pour Maria Chapdelaine, qui est aimée par un Canadien « sauvage », lequel meurt, l’amenant à choisir un Canadien émigré aux États‑Unis, pour enfin choisir Eutrope, le Canadien fidèle à la terre.
36Ces structures en trois temps racontent toutes, à leur manière, les pièges du risque. En effet : Patrick Malone affronte des rivaux de plus en plus forts, Amédée Ripois exploite des filles de plus en plus innocentes, Mike O’Brady désire des dames de plus en plus inaccessibles. Louis Hémon a suivi le même itinéraire.
37Quittant Paris et sa famille bourgeoise, Hémon se rend à Londres où il vit une quasi-misère, ne cessant de quémander l’appui financier de ses parents. On sait qu’il y devient père d’une fille illégitime. Le Canada constitue sa deuxième destination. À l’occasion de ce séjour, il écrit le roman dans lequel l’aventurier, celui qui risque trop, meurt d’emblée, alors que cette fatalité ne survenait, dans les œuvres précédentes, qu’au dénouement. Le risque, dans « les bois sans limites » et les « contrées sauvages » se fait plus menaçant. Hémon, néanmoins, pousse l’audace jusqu’à prévoir un voyage vers l’Ouest : un tel voyage consiste à monter dans des trains en marche, à traverser des terres inhospitalières, à s’offrir aux bêtes sauvages. Ce risque lui sera fatal.
38À force, on pourrait suggérer que la vie de Louis Hémon s’ajoute aux diégèses de ses propres œuvres — et en effet, elle en reprend les trois temps, les leçons morales, les circonstances tragiques. Il y a dans ce geste de lecture bien du mysticisme. L’accident, le conflit de codes, le suicide constituent cependant des hypothèses heuristiques accompagnant les lectures de l’œuvre de Louis Hémon. C’est ce que j’entendais exemplifier : que cette œuvre posthume du romancier breton venu mourir au Canada, qui n’a été lue qu’à l’aune de sa mort, peut gagner à l’être46.