Poétique de la poèmathanatologie, ou Modeste contribution pour aider les auteurs à mieux préparer leur mort
1Au risque de commencer sur une note triste, on évoquera d’abord deux décès, voire quatre, ou plutôt, pour être exact, deux fois deux versions de la mort d’un même écrivain1. La première de ces morts dédoublées se rencontre sous la plume de l’écrivain Javier Marías qui dans son recueil Vidas escritas, publié en 1992, narre la mort de William Faulkner :
La dernière fois, qu’il monta, il [Faulkner] fit une chute. […] Le cheval l’avait désarçonné et il n’avait pas pu se relever, il était tombé sur le dos. […] Faulkner resta un certain temps alité, grièvement blessé dans de grandes souffrances. Il mourut avant d’avoir guéri complètement à l’hôpital où il était entré en observation. Mais la légende ne veut pas qu’il soit mort de cela, d’une chute de cheval. Ce fut une thrombose qu’il l’emporta le 6 Juillet 1962, il n’avait pas encore soixante‑cinq ans2.
2Voici à présent un deuxième couple nécrologique, cette fois à propos de Pétrone, sous la plume de Marcel Schwob, dans ses Vies imaginaires :
Tacite rapporte faussement qu’il fut arbitre des élégances à la cour de Néron, et que Tigellin, jaloux, lui fit envoyer l’ordre de mort. Pétrone ne s’évanouit pas délicatement dans une baignoire de marbre, en murmurant de petits vers lascifs. Il s’enfuit avec Syrus et termina sa vie en parcourant les routes. […] Pendant plusieurs mois, ils vécurent de pains funéraires qu’ils dérobaient dans les sépulcres. Pétrone terrifiait les voyageurs par son œil terne et sa noirceur qui paraissait malicieuse. Il disparut un soir. Syrus pensa le retrouver dans une cellule crasseuse où ils avaient connu une fille à chevelure emmêlée. Mais un grassateur ivre lui avait enfoncé une large lame dans le cou, tandis qu’ils gisaient ensemble, en rase campagne, sur les dalles d’un caveau abandonné3.
3Marías et Schwob ont en commun de corriger la mort de deux auteurs, ou tout au moins le récit qu’on en fait. Une version de la mort de Faulkner et Pétrone est rapportée mais est rejetée. Elle est donnée soit comme fausse (« Tacite rapporte faussement ») soit comme fictive (« La légende »). À la version rejetée est subsistée la bonne version, celle qu’il convient de retenir. Or le récit refusé est celui que donnent habituellement les historiens de la littérature. Dans toutes les biographies autorisées et autres notices introductives, on lit que Faulkner est mort sans conteste d’une thrombose. Et toutes les histoires de la littérature latine, comme toutes les notices des éditions savantes, rapportent la version que donne Tacite de la mort de l’auteur du Satyricon. Quant à aux versions retenues par Schwob et Marias, elles sont tout à fait inédites, et pour cause, puisqu’elles sont manifestement imaginées : les auteurs revendiquent le caractère fictif de leurs recueils. En matière de mort auctoriale, il est donc clairement affirmé une supériorité de l’imagination littéraire sur le récit historique de la littérature.
4L’hypothèse et le cadre herméneutique qui sous‑tendent les corrections de Schwob et de Marias, se laissent facilement décrire : si l’on admet qu’une œuvre est forcément inspirée par la vie de son auteur, et que la biographie de l’auteur est, partant, une clef d’interprétation privilégiée de l’œuvre, il n’y a nulle raison théorique de ne pas admettre que la mort peut également servir à lire l’œuvre qui, parce que la mort fait comme on sait partie de la vie, doit être d’une manière ou d’une autre inspirée par la mort de l’auteur. Cependant cette maxime théorique se heurte à des considérations pratiques assez difficiles, en apparence, à contourner : le plus souvent les auteurs n’écrivent pas après leur mort et il leur est donc difficile d’adapter leur œuvre à leur trépas ; en outre, la mort étant souvent (mais, fort heureusement, pas toujours) chose imprévisible et inattendue, bien des auteurs imprévoyantes4 quittent ce monde d’une manière étourdie, sans songer à harmoniser leur sortie avec leurs écrits.
5Devant ce déplorable désordre, certains ont déjà tenté d’apporter des solutions prometteuses. Beaucoup de critiques, biographes et exégètes ont ainsi tenté coûte que coûte de faire le lien entre la mort historique de l’auteur et son œuvre — ce numéro de Fabula‑LhT nous donne d’ailleurs quelques exemples de cette thanatoherméneutique. Plus audacieux, mais finalement dans le même esprit, Pierre Bayard a proposé de relire les grandes œuvres de la littérature en y cherchant l’annonce de la manière dont l’auteur est effectivement mort5. Enfin, des écrivains‑lecteurs comme Schwob et Marías ont préféré corrigé la mort des auteurs par le biais de la fiction qui dit, comme on le sait depuis Aristote, ce qui doit (ou aurait dû) être et non pas ce qui fut.
6Or, alors que les critiques et autres lecteurs ne ménagent pas leurs efforts et leur imagination pour mettre en conformité la mort et l’œuvre, les auteurs, négligents, se conduisent de manière assez puérile comme s’ils étaient immortels, et font preuve d’une fâcheuse imprévoyance. Comment peut‑on prétendre être écrivain et donner une œuvre que la postérité lira, commentera et interprétera, si on ne tente pas de laisser un ensemble œuvre‑mort lisible, ouvragé et construit ? Voilà pourquoi il me semble plus qu’urgent d’appeler les écrivains encore vivants à faciliter la tâche exégétique de leurs futurs lecteurs, en préparant leur mort du mieux qu’ils le pourront. Le modeste propos de cet article est de les y aider. En esquissant une étude systématique des rapports qui peuvent s’établir entre une œuvre et la mort dans un discours critique, nous espérons ménager aux auteurs une entrée apaisée dans la postérité, mais aussi leur faire prendre conscience de leurs responsabilités et des choix hygiéniques et existentiels qu’ils doivent faire pour se procurer une mort aisément facile à relier à leur œuvre. C’est dans cette perspective que l’on entend jeter les bases d’une poétique de la poèmathanatologie qui étudie les différents moyens de mettre discursivement (logos, le discours) en rapport l’œuvre (poèma) et la mort (thanatos), ou plus exactement le discours sur l’œuvre et le récit de la mort. Ce service rendu aux auteur.es l’est donc aussi à leurs exégètes, à qui revient le plus souvent la tâche d’écrire ces discours où l’œuvre est mise en rapport avec la mort : il est temps de venir en aide aux critiques désemparés, parfois au point d’inventer des morts alternatives.
Question de temps
7Convaincus de l’intérêt de la poèmathanatologie, nous pouvons à présent en jeter les bases. L’écriture et la mort sont deux événements du monde empirique que nous appréhendons, comme on sait, à travers les catégories du temps et de l’espace. Nous commencerons donc par étudier les rapports de temps et d’espace entre l’œuvre et la mort.
8D’un point de vue temporel, trois possibilités s’offrent à l’auteur :
1. Mourir avant que son œuvre ne soit achevée — prépoèmathanatotème ;
2. Mourir en achevant son œuvre — sympoèmathanatotème ;
3. Mourir après que son œuvre a été achevée — postpoèmathanatotème.
Les trois procédés présentent des avantages.
9Un prépoèmathanatotème permet de laisser du travail aux exégètes, qui auront à cœur d’achever ce que la mort a empêché l’auteur d’accomplir : l’œuvre. Cette option est donc particulièrement recommandée aux auteur.es adeptes de l’œuvre ouverte et autre blancs textuels. À vrai dire, on voit mal comment de tels auteur·es peuvent se permettre de choisir une autre mort que celle‑là.
10Le sympoèmathanatotème, plus difficile à réaliser, présente le grand avantage de ne pas laisser, après le point final, ce résidu existentiel dont les critiques ne savent souvent que faire et qu’ils décrivent vaille que vaille : après avoir déposé son dernier manuscrit, X fréquente les villes d’eau dans l’espoir d’améliorer sa santé, mais malgré les réactions positives des premiers lecteurs de ce dernier manuscrit, il décline peu à peu et meurt à Évian des suites d’une entorse au genou. Dans ce cas de figure, il convient donc de mourir au moment où l’on appose le point final au manuscrit, à moins que l’on ne préfère s’étouffer juste après avoir signé le bon à tirer ou s’écrouler dans l’escalier qui mène au bureau de l’éditeur auquel, justement, on vient de remettre son manuscrit. Il va sans dire que l’art d’exhaler son dernier souffle au moment précis où l’on appose son point final suppose une virtuosité certaine : cela ne s’improvise pas et un·e auteur·e tenté·e par la chose aura soin de se préparer tout au long de sa vie à cette brillante sortie. Songeons que Mozart, pourtant un artiste consommé, a raté son coup bien qu’il ait écrit, dit‑on, le Requiem tout en agonisant : il mourut peut‑être, non sans élégance, au moment où il écrivit la musique accompagnant les mots homo reus, l’homme coupable, ou, mieux encore, juste après avoir inscrit sur sa partition l’indication qu’il fallait tout reprendre au début, quam olim da capo, mais néanmoins bien avant la cadence parfaite qui clôt le Lux aeterna final, à la fin du célèbre et pas tout à fait posthume oratorio. Il n’est rien de pire que ces pertes de contrôles qui mènent à de grandes morts prématurées plus gênantes encore que les mieux connues petites morts précoces. Se retenir de mourir, c’est le travail d’une vie.
11Si l’on craint de ne pas réussir ce difficile exercice, on préférera tirer profit du temps qui reste après la fin de la l’œuvre et il existe des postpoèmathanatotèmes tout à fait réussis : l’auteur, après avoir fini d’écrire, pourra en effet mettre toute son énergie dans la préparation d’une mort parfaitement adaptée à son œuvre — en la matière, le cas d’Arthur Rimbaud est exemplaire.
12Quel que soit le choix que l’on fasse, on devra en tout état de cause prendre des précautions en matière de relation temporelle. Par exemple, dans le cas d’un prépoèmathanatotème, l’auteur devra laisser des signes clairs que son œuvre est inachevée. La chose est facile s’il s’interrompt au milieu d’un texte ou d’une phrase. Mais s’il laisse uniquement des textes apparemment achevés, il aura soin de laisser entendre que dans sa globalité son œuvre n’est pas achevée. Tous les moyens traditionnels pourront être utilisés à cet effet : plan d’un texte à venir, plan général de l’œuvre laissant apparaître des textes non encore écrits, projets jamais réalisés jetés sur des brouillons ou évoqués publiquement, rêves d’écritures confiés à des proches, etc.
Questions d’espace
13Si la question du temps permet un traitement assez simple et littéral, la catégorie de l’espace suppose au contraire une distinction entre espace au sens propre et espace au sens figuré. L’idée de mourir dans son œuvre s’entend de deux manières différentes : très littéralement au milieu de son œuvre, et de manière plus imagée, au sein du monde fictif ou actuel représenté par l’œuvre.
14L’œuvre littéraire, comme on le sait, consiste dans un objet d’immanence idéal6, en d’autres termes dans un objet abstrait. Il semble donc fort difficile, voire impossible, de mourir littéralement dans son œuvre. Ce n’est pas le cas évidemment d’autres arts — et on peut concevoir un sculpteur qui mourrait assis sur la statue dont il est l’auteur. On se gardera toutefois de confondre l’édification de son propre tombeau et mort dans l’œuvre : faut‑il rappeler que le tombeau n’est pas un lieu où l’on meurt, mais où l’on réside après sa mort7 ? Quoi qu’il en soit, une mort dans sa propre œuvre semble irréalisable dans le domaine littéraire sauf à fractionner le problème en déclinant l’œuvre en différents aspects plus concrets — autremement dit en l’« aspectualisant8 » : mourir dans son œuvre, ou plutôt au milieu de son œuvre, signifiera alors mourir pendant la composition ou la lecture de son œuvre, voire, mais le cas est vraiment limite, en sautant dans le vide depuis une édition géante de ses œuvres complètes.
15La plus probante de ces aspectualisations a à voir avec la performance. On apprend à l’école que Molière a failli mourir au milieu du Malade imaginaire, c’est‑à‑dire au milieu d’une performance du Malade imaginaire — dans la mesure où il était également l’auteur de la mise en scène, on peut même dire qu’il a failli mourir deux fois dans son œuvre, et l’on regrette d’autant plus qu’il ait raté son coup à quelques râles près. On le regrette d’autant plus que la science historique a récemment mis à jour le caractère fortement légendaire de ce récit de mort, dû manifestement à un de ces pseudo‑poèmathanatologues qui inventent une autre mort au lieu d’inciter les auteurs vivants à accorder leur mort historique à l’œuvre9. Quoi qu’il en soit, s’il était mort de la sorte et s’il était mort au bon moment, pendant et non après la représentation, Molière serait également presque mort au sein de l’univers fictif par lui inventé.
16Force est toutefois de reconnaître qu’un auteur se trouve rarement, pour ne pas dire jamais, dans le monde de sa fiction : cette configuration intrapoèmathanatique est extrêmement rare, sauf évidemment approximation ou sens figuré. Le discours poèmathanatologique a en effet une forte tendance à donner pour cadre spatial à la mort de l’auteur un univers réputé refléter, plus ou moins approximativement, la fiction qu’il a imaginée de son vivant : voilà pourquoi, dans notre exemple initial, Pétrone meurt dans une atmosphère qui rappelle fortement celle qu’il a décrite dans Satiricon. Un cas d’intrapoèmatème semble tout particulièrement impossible (ou tout au moins appelle une imagination très maîtrisée) : je pense aux œuvres décrivant un univers par définition post‑mortem, tels les dialogues des morts et surtout la Comédie de Dante. J’aimerais bien savoir comment l’on meurt dans une œuvre où l’on décrit son voyage chez les morts et je lirais volontiers un récit de la mort de Dante en Enfer ou au Purgatoire (après tout il a tendance à s’évanouir régulièrement et n’est sans doute pas en bonne santé — peut-être tenterai‑je de l’écrire, à l’occasion, pour enrichir la bibliothèque poèmathanatologique).
17Mais le moyen le plus sûr de s’assurer une mort intrafictionnelle reste encore la métalepse : dans ce cas, par le biais de la figure, la mort est perçue comme l’équivalent d’une entrée dans l’œuvre et l’on dira, par exemple, que Nabokov est mort le jour où il est enfin entré dans le monde de Lolita ou que Flaubert a enfin rejoint Madame Bovary (formulation intéressante dans son ambiguïté, car elle suppose qu’il la rejoint dans la mort ou dans la fiction, ou encore dans sa mort fictive). Cette mort métaleptico ou transpoèmathanatique, par entrée dans l’œuvre, trouve son pendant dans la mort métaleptique par sortie d’un élément de l’œuvre dans le monde de l’auteur. On pourra ainsi raconter que Balzac est mort tué par le père Goriot, Shakespeare par un Hamlet insatisfait ou encore par une épée tombée inopportunément hors de l’une de ses scènes finales et sanglantes. Notons au passage que l’on peut aussi imaginer le cas d’un personnage qui, ne voulant pas mourir, sort de l’œuvre pour tuer son auteur, provocant de facto une situation prépoèmathanatique où la mort intervient avant la fin de l’œuvre. Je laisse les personnages de fiction décider s’il est pire de mourir dans une œuvre achevée ou de vivre sans dénouement — que ceux et celles qui seraient tentées par l’expérience s’avisent toutefois qu’un autre auteur pourrait bien achever l’œuvre et les tuer quand même. L’autorocide ne doit donc pas s’envisager sans précaution, et la question de la transpoèmathanatologie appelle d’une manière générale un examen attentif et précautionneux. On se demandera par exemple qui raconte cette mort métaleptique ? On peut penser qu’elle est le plus souvent prise en charge par un critique inventif, mais on peut très bien concevoir également un auteur particulièrement virtuose qui parviendrait à raconter son entrée dans la fiction qu’il a créée et qui, au moment précis où il narre sa mort fictionnelle, dernier épisode de son récit, meurt littéralement. Ici le sympoèmathanatotème qui accompagne la mort métaleptique homodiégétique se distingue par son caractère remarquablement homogène et on peut regretter que cette figure soit d’une exécution particulièrement difficile.
18Fort heureusement, la chose est beaucoup plus facile à réaliser dans le cas d’un récit factuel, notamment dans le cas de l’autobiographie : l’auteur vivant par définition dans le monde que son œuvre évoque, on peut dire sans hésiter que tout auteur d’une autobiographie, comme d’ailleurs tout diariste, meurt dans son œuvre, ou en tout cas dans l’univers représenté dans son œuvre auquel il ajoute, par sa mort, un nouvel événement. Que les auteurs étourdis ne croient pas cependant que les genres factuels à la première personne peuvent leur permettre de contourner la question poèmathanatologique : on sait bien que certains auteurs prennent un certain plaisir à raconter leur mort par anticipation, et à mettre cette mort imaginaire en rapport avec leur œuvre. La chose part d’un bon sentiment et l’on voit bien que ces homopoèmathanatologues veulent faciliter la tâche de leurs futurs exégètes. Toutefois sauf coïncidence miraculeuse dont je ne connais pas d’exemples, ils ne feront que compliquer le problème puisque leur mort effective, quand elle surviendra, sera différente de leur mort inventée.
19Quoi qu’il en soit de ces subtilités qui intéresseront surtout les auteurs virtuoses (et mourants), tout écrivain consciencieux doit avoir l’esprit les éléments spatio-temporels qui encadrent la poèmathanatologie. Un premier tableau leur permettra, je l’espère, d’y voir plus clair :
prépoèmathanatotème |
sympoèmathanatotème |
postpoèmathanatotème |
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intrapoèmathanatotème |
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transpoèmathanatotème |
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extrapoèmathanatotème |
20Ce tableau doit d’abord permettre de caractériser le cadre spatiotemporel des morts d’auteurs que nous connaissons. Par exemple, on peut dire que Rimbaud a quitté ce monde en situation post et extrapoèmathanatologique.
21Mais il offre surtout à l’auteur soucieuse de préparer sa mort, un éventail de choix : il pourra décider quel cadre poèmathanatologique a sa préférence et commencer à s’y préparer. Une mort à la Rimbaud suppose que l’on arrête d’écrire à un moment donné de son existence afin de ne laisser aucun doute sur le caractère postopéral de son trépas (on a dit les risques de confusion avec une mort sympoèmathanatologique).
22Ce sont surtout les sympoèmathanatotèmes intrapoèmathanatologiques qui ne s’improvisent pas : il ne faut pas compter sur un improbable hasard pour pousser son dernier soupir au moment précis où l’on achève son œuvre, surtout si l’on veut en outre mourir, au moins au sens figuré, au sein de ladite œuvre. Je préconise pour ma part le protocole suivant : l’auteur consciencieuse recevra comme une chance l’annonce de son futur trépas des suites d’un mal implacable ; loin de s’en désoler, elle aura soin, à partir du moment où il entre en phase dite terminale, de consacrer l’essentiel de ses journées à écrire, de préférence dans un lieu facilement assimilable à l’univers décrit par l’œuvre. La chose est évidemment plus ou moins facile à réaliser en fonction de la nature de son mal et de son œuvre. Dans une société où l’on meurt bien souvent en milieu hospitalier, il est donc de bonne méthode de consacrer l’essentiel de son œuvre au monde médical, si l’on veut avoir une petite chance de réussir ce type de mort. On peut certes prendre un autre parti et décider, si on représente un monde aventureux et dangereux, de passer l’essentiel de ses journées dans un univers équivalent : disons à la guerre ou en quelque tournois. Mais le moyen d’écrire alors que l’on guerroie ou saute en parachute ? Devant la difficulté de l’entreprise, je suis d’avis qu’il n’est pas déshonorant de demander une assistance médicale pour obtenir une coïncidence parfaite entre le dernier soupir et le point final (ou autre marque d’achèvement). On parlera alors de synintrapoèmathanatotème assisté et loin de mépriser l’écrivaine qui prend ce parti, on admirera son courage et sa conscience professionnelle. En matière de poèmathanatologie on pêche le plus souvent par improvisation que par préparation.
23Cette tendance à l’improvisation est d’autant plus déplorable que le temps et l’espace ne sont pas, loin de là, les seuls critères qui permettent de relier la mort et l’œuvre : outre ce cadre extérieur, la mort et l’œuvre se trouvent en effet dans une relation interne où mort et œuvre entrent en relation en vertu de leurs caractéristiques propres.
Relation statique : analogie et logique
24Deux mises en rapport sont concevables :
1. Une relation statique où la mort et l’œuvre sans être modifiées l’une par l’autre sont toutefois reliées ;
2. Une relation dynamique où la mort exerce un effet sur l’œuvre, à moins que ce ne soit l’œuvre qui fasse quelque chose à la mort.
25Pour étudier la relation statique, nous utiliserons la classique opposition entre l’analogie et la logique et postulerons donc que mort et œuvre peuvent se trouver soit dans un rapport de ressemblance (ou de dissemblance), soit dans un rapport de causalité, l’une entraînant l’autre. Ces deux relations s’exercent sur un plan thématique ou rhématique, selon que c’est davantage le message ou la forme de l’œuvre qui se trouve concerné.
26On se trouve donc devant quatre grandes possibilités, comme on peut le voir dans le tableau suivant, où l’on notera que, la colonne 1 se divisant en ressemblance et dissemblance, et la colonne 2 supposant deux sens à la relation causale, nous avons exactement 8 cas de figure à étudier.
Analogique (ressemblance/dissemblance) |
Logique (l’œuvre cause la mort ; la mort cause l’œuvre) |
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Thématique |
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Rhématique |
27Ce premier panorama a le mérite d’attirer notre attention sur la relative pauvreté des discours poèmathanatologiques qui se limitent dans leur majorité à mettre en relief la ressemblance thématique entre œuvre et trépas, comme dans notre exemple initial des deux discours sur la mort de Pétrone et de Faulkner. Afin qu’ils puissent faire un choix informé, il est urgent de montrer aux auteurs désireux de préparer leur mort la richesse et l’étendue du champ poèmathanatologique.
28On passera donc assez vite sur les morts ressemblant à l’œuvre sur un plan thématique, sans négliger toutefois un cas limite intéressant : qu’en est‑il de la mort absurde d’un auteur dont l’œuvre décrit un univers absurde ? Imaginons par exemple que Lewis Caroll soit mort d’être arrivé en retard à une chasse au lapin. Il est à craindre que l’isotopie entre l’œuvre et la mort redonne sens un certain sens à l’ensemble poèmathanatologique, que la mort comme l’œuvre s’en trouvent un peu moins absurdes, voire que l’une explique l’autre dans un rapport métatextuel (nous allons y venir). Nous conseillons donc aux auteurs d’une œuvre absurde de rechercher une mort qui ne le soit pas, afin de maintenir assez élevé le taux d’absurdité global du dispositif poèmathanatologique. Mais à l’exception de ce cas, la mort par analogie thématique fonctionne assez simplement : Baudelaire est censé mourir dans les bras d’une prostituée, Flaubert en confondant un perroquet et le Christ, Proust dans un salon, Claudel dans la joie du Christ, etc. On notera seulement que l’analogie poèmathanatologique s’accorde assez bien avec l’intrathanatotème, car pour mourir d’une manière analogue à son œuvre, il est assez recommandé de mourir dans l’univers qu’elle décrit.
29Les analogies formelles, moins souvent mises en avant, ouvrent des perspectives plus stimulantes pour les auteurs virtuoses : il est des styles de mort comme il est des styles d’écriture, ou, à l’échelle du genre, il est également des morts plus romanesques, plus théâtrales, plus poétiques, etc., que d’autres. Un auteur de nouvelle peut par exemple s’employer à mourir rapidement, tandis qu’un dramaturge évitera, autant que faire se peut, les maladies et autres atteintes de l’appareil respiratoire et phonatoire, afin de dialoguer son trépas jusqu’au bout. Les possibilités d’analogie stylistique sont à vrai dire infinies tant il est de manières singulières d’écrire et de manières idiosyncratiques de mourir — je ne peux qu’appeler de mes vœux un traité du style poèmathanatologique. On pourra, par exemple, se demander ce qu’est une mort hermétique comme le style de Mallarmé, nombreuse comme la prose de Rousseau, chargée comme la poésie de Saint John Perse ou à l’inverse quel style littéraire peut faire écho à une mort paisible, douce, brutale, prématurée, etc.
30Dans les limites de cette étude, on se limitera à un cas difficile : la mort analogue à un style métaphorique. Le cas de la métaphore ouvre une subtilité : toute mort analogue à l’œuvre fait métaphore en soi, que l’œuvre qu’elle image soit ou non métaphorique, mais qu’en est‑il d’une mort faisant métaphore pour une œuvre elle‑même métaphorique ? Qu’est‑ce, en d’autres termes, qu’une métaphore de la métaphore ? La question excède évidemment le cas de la mort mais elle intéresse d’autant plus la poèmathanatologie que, dans l’affolement des derniers instants, on peut parfois avoir tendance à prendre la mort d’un seul bloc, au sens propre, sans voir comment elle peut parfaitement fonctionner à la manière d’une métaphore, soit consister dans la rencontre d’un comparant et d’un comparé. Imaginons la mort d’un poète français abusant des métaphores classiques (« feu » pour l’amour, « fer » pour la prison, « printemps » pour la jeunesse). Il aura tout intérêt à se ménager une mort elle‑même métaphorique, susceptible par exemple de métaphoriser une autre mort, et à se documenter sérieusement à cet effet auprès des meilleurs spécialistes de sémiologie médicale : on peut par exemple considérer que la mort par œdème pulmonaire est assez proche d’une mort par noyade. Cela permettra la construction d’une analogie entre la poétique (métaphorique) de l’auteur et sa mort elle‑même métaphorique : noyé sur son lit de mort sans avoir quitté la terre ferme, il avait fait brûler ses personnages sans que jamais le feu ne les touche. La relative difficulté de ce genre d’opération poèmathanatologique n’est rien en comparaison d’un cas véritablement complexe qui peut nous rappeler le problème des auteurs situant leurs univers fictifs dans un univers post‑mortem. Que faire si le poète désire accorder sa mort à une œuvre où il a abusé des métaphores liées à la mort ? La question n’a rien d’irréaliste : trop de poètes insouciants de leur avenir poèmathanatologique usent et abusent métaphoriquement du sème de la mort : mourir en poésie signifie sans doute plus souvent jouir, succomber, partir, désirer que mourir. Une mort effective contraste alors de manière criante avec le style de l’œuvre.
31Cette dernière remarque met en lumière l’intérêt de ménager une catégorie pour la dissemblance : le but de la poèmathanatologie est de procurer un moyen de mettre en rapport l’œuvre et la mort, mais rien n’interdit que ce rapport soit de contraste ou d’opposition. Dans le cas de la mort littérale d’un auteur amateur de morts métaphoriques, on opposera donc le style métaphorique de l’œuvre et le style littéral du trépas, de même que l’on pourra à volonté construire un contraste entre, par exemple, la lente agonie de Maupassant et la brièveté de ses nouvelles, ou, sur un plan thématique, entre une mort banale et une œuvre centrée sur l’extraordinaire et l’inédit.
32Si l’établissement de rapports de ressemblance et de dissemblance est au fondement du discours littéraire et, partant, du discours poèmathanatologique, ce n’est là qu’un procédé élémentaire, indispensable préliminaire à la vraie mission de toute critique : expliquer, soit donner des raisons, motiver, saisir l’œuvre dans une chaîne de causes et de conséquences dont elle le maillon essentiel. C’est pourquoi la poétique de la poèmathanatologie doit aussi s’intéresser à l’établissement de liens logiques entre la mort et l’œuvre afin que les auteur·es soucieux·ses de préparer leur mort puissent prendre en compte cette dimension. Deux possibilités se présentent, selon que c’est l’œuvre qui cause la mort, ou la mort qui cause l’œuvre.
33Comment l’œuvre peut‑elle entraîner la mort ? Certes on meurt généralement d’avoir vécu et l’écriture littéraire faisant partie de la vie, on meurt donc, notamment, d’avoir écrit une œuvre littéraire. Pour ne pas en rester à ces généralités, il faut envisager l’état d’auteur de manière plus spécifique en en déclinant une nouvelle fois les aspects, selon le commode schéma de Jakobson qui nous offre six points d’entrée : énonciateur, destinataire, référent, code, message, canal10. Nous irons des causes les plus concrètes et évidentes aux explications les plus spéculatives et/ou abstraites.
34On peut d’abord mourir très concrètement du fait du canal choisi pour transmettre son œuvre et plus généralement de la forme concrète de l’œuvre. Une œuvre trop longue à écrire peut provoquer une mort d’épuisement qui sera d’ailleurs bien souvent de nature prépoèmathanatologique. On peut aussi concevoir, du côté de l’auteur, le pendant du livre empoisonné ou plus largement léthal dont Umberto Eco a popularisé l’effet fatal sur le lecteur. Rien n’empêche d’imaginer une encre ou un papier aux émanations toxiques, fatales à l’auteur·e studieux·se, et autres écroulements d’étagère où l’écrivain a rangé son œuvre (trop) volumineuse, sans oublier bien sûr les cas de fichiers informatiques infectés provoquant une explosion de l’ordinateur et la mort de son utilisateur. Il n’est donc pas certain que la progressive dématérialisation des techniques d’écriture rende moins probable ce genre de mort. Il faudra juste savoir décider si une électrocution suite à la mauvaise manipulation de l’ordinateur auquel on confie ses écrits relève de l’accident domestique ou d’une mort strictement poèmathanatologique. Tout aussi concrète, et hélas plus répandue ces derniers temps, est la mort par le lecteur ou la lectrice de l’œuvre — qu’il s’agisse de l’exécution d’une condamnation officielle ou d’une initiative individuelle de tel ou tel lecteur‑meurtrier, insatisfait au point de vouloir se débarrasser de l’auteur. Les fans satisfaits, s’ils peuvent être très dangereux pour l’auteur·e (voir Misery de Stephen King), ont en effet tendance à vouloir le garder en vie pour qu’il continue d’écrire. Quant aux causes de l’insatisfaction du lecteur meurtrier, elles sont légions : du désir de ne pas voir tel ou tel secret révélé à la paranoïa aiguë, en passant par la fureur esthétique ou la rivalité littéraire (certains lecteurs sont aussi des auteurs). À vrai dire, on peut concevoir tellement de raisons pour une lecteur de tuer son auteur que l’on s’étonne de ne pas trouver davantage de récits poèmathanatographiques de meurtres lectoraux à la rubrique des faits divers.
35Trouve‑t‑on autant de bonnes ou mauvaises raisons du côté du destinateur — de l’auteur donc ? Certes un auteur peut désirer en tuer un autre, mais un·e auteur·e peut‑il ou peut‑elle se tuer en tant qu’il est auteure de son œuvre ? La question est plus délicate, car il est parfois bien difficile de distinguer les suicides ordinaires des suicides strictement auctoriaux. La chose va de soi à partir du moment où l’on conçoit l’écriture, une certaine écriture, comme un suicide : nommer les choses, c’est les séparer de l’existence par le langage, et en ce sens le langage est mort des choses ; par quoi se nommer, c’est se tuer, pense à peu près Blanchot11. Si on trouve ce suicide‑là un peu trop abstrait, on se plongera dans les riches annales du suicide d’auteur. La brève consultation d’une liste de cinquante écrivains suicidés obligeamment fournie par le site Senscritique12 me conduirait plutôt à la conclusion que les écrivains meurent plutôt parce qu’ils ne sont plus (ne peuvent plus être) écrivains que parce qu’ils le sont.
36Toutefois on peut concevoir au moins deux cas de suicide plus spécifiquement poèmathanatologiques, car liés à un acte de conscience professionnelle : d’une part on a dit que le sympoèmathanatotème accidentel étant rare, un·e auteur·e peut donc avoir à cœur d’appuyer sur la gâchette exactement au moment où il ou elle appose (de la main qui ne tient pas l’arme fatale) son point final ; d’autre part, on peut concevoir une œuvre factuelle qui narre la mort de son auteur, ce que nous avons nommé homopoèmathanatologie et dont nous avons dit qu’elle coïncidait très rarement avec la mort effective de l’auteur — sauf bien sûr si l’on meurt ou si l’on se tue juste après avoir annoncé son suicide et son modus operandi : on aura alors la satisfaction de mourir dans une situation poèmathanalogique parfaitement cohérente, et accessoirement de ne pas voir son œuvre déclassée dans la catégorie de l’autofiction, voire du mensonge. Il n’en reste pas moins que l’on aura accompli un suicide poèmathanatologique en une tentative remarquable pour harmoniser le référent et sa représentation.
37Mais est‑il d’autres cas où le référent peut tuer l’auteur sans qu’il s’agisse d’une simple coïncidence ? Racine aurait pu mourir d’une passion fatale sans que cela s’explique par sa tendance à représenter des passions fatales. La combinaison lecteur‑référent peut être très dangereuse et on peut considérer que beaucoup de lecteurs envisagent de tuer un auteur parce qu’ils estiment, à tort ou à raison, que l’œuvre parle (mal) d’eux. Hormis ce cas, on peut encore signaler les régimes de censure où le seul fait d’aborder tel ou tel sujet vaut peine de mort, sans que le juge ait d’ailleurs besoin d’avoir lu pour condamner à mort — on conviendra que dans ce cas l’auteur est tué par son référent de manière assez exacte. On restera dans le même régime dictatorial pour concevoir, de manière plus spéculative, un gouvernement tyrannique qui fait de la faute de langue ou du non‑respect des règles une raison suffisante de condamner à mort. Voilà pour la mort par le code.
38Enfin, on rêvera un instant sur les messages léthaux — soit que le personnage sorte de l’œuvre pour tuer son auteur, ce qui constitue une mort transpoèmathanatologique, pas forcément prépoèmathanatologique (le personnage peut sortir de l’œuvre alors qu’elle est achevée), soit, sur un plan plus rhématique, que le procédé d’écriture conduise l’auteur de vie à trépas : est‑il des cas de mort par hypallage ou anadiplose ? Je l’ignore, mais c’est peut‑être dans cet esprit que les stylisticiens donnent aux figures de style des noms qui évoquent, on le dit souvent, des maladies.
39La mort venant après l’œuvre, on conçoit mal comment elle peut la causer, sauf à penser que la perspective de la mort à venir peut expliquer l’entreprise d’écrire. Mais l’ordre de succession doit être distingué de la relation de causalité et la chose est assez courante, au moins à deux niveaux. Du point de vue de la constitution littéraire du canon, il fut un temps, qui n’est peut-être pas tout à fait terminé, où il fallait être mort pour être considéré comme un auteur à part entière, c’est‑à‑dire un auteur dont on peut étudier l’œuvre au sein de l’institution scolaire et universitaire.
40De manière moins anecdotique, on peut faire de la mort un trait définitoire de l’écrivain et donc de l’œuvre : on ne peut faire œuvre littéraire qu’en s’acceptant mort, auteur mort de l’œuvre que l’on écrit (généralement) pour la postérité, auteur mort, de manière plus imagée, parce que par définition physiquement absent de l’œuvre écrite qu’il laisse à d’autres. La mort est donc, dans cette optique, une condition nécessaire pour que l’œuvre advienne.
Pragmatique de la poèmathanatologie
41Nous avons fait jusqu’à présent comme si la mort et l’œuvre étaient deux entités que l’on peut mettre en rapport, mais qui ne sont pas transformées l’une par l’autre. Rien n’est moins vrai. Il convient de dégager une pragmatique de la poèmathanatologie, en se demandant ce que la mort peut faire à l’œuvre, et ce que l’œuvre peut faire à la mort.
42La première question est plus aisée dans la mesure où les travaux des poéticiens qui nous ont précédés offrent un tableau assez clair et relativement complet de ce que l’on peut faire à une œuvre. Selon les canons de la transtextualité, on dira donc que la mort est susceptible de citer, encadrer, réécrire, commenter et classer l’œuvre. On aura reconnu les cinq catégories de l’inter, de la para, de l’hyper, de la méta et de l’architextualité13. Mais avant d’aller plus loin, il convient de répondre à une objection qui pourrait se présenter : la transtextualité est réputée, en son sens étroit, étudier les relations entre les textes et on peut hésiter à affirmer, sans plus d’examen, que la mort est un texte. Cette hésitation est le signe que l’on a déjà oublié que la poèmathanatologie n’est jamais qu’un texte qui met en relation deux discours : un discours sur l’œuvre et un discours sur la mort — il apparaît clairement que dans le cadre de notre réflexion, c’est le discours sur la mort qui se trouve dans un rapport transtextuel avec l’œuvre. Il faut toutefois ajouter à cette considération générale la notation que bien des morts, comme événements, comportent déjà sinon un texte, du moins du langage : la mort est d’ailleurs sûrement un des moments de l’existence réputés les plus bavards (les fameuses dernières paroles).
43C’est dans cette perspective que l’on peut d’abord dégager une fonction intertextuelle de la mort, soit que l’auteur cite son œuvre en énonçant ses dernières paroles (curieusement aucun cas ne (me) vient à l’esprit, peut‑être parce qu’au moment de la mort un auteur est réputé continuer à écrire, et non pas se répéter ?). Mais il suffit que le récit de mort fasse élégamment allusion à un aspect de l’œuvre, pour produire un effet d’intertextualité.
44La fonction métatextuelle de la mort apparaît plus clairement. Au premier abord on voit mal, certes, comment la mort pourrait être considérée comme un principe explicatif de l’œuvre, à la manière dont on tient certains éléments biographiques comme des motifs susceptibles de rendre compte de l’œuvre. C’est sans compter sur l’ingéniosité de certains discours critiques qui peuvent parfaitement présenter la mort de l’auteur comme un principe unifiant d’explication, comme si toute l’œuvre prenait sens à la lumière du trépas auctorial. En ouvrant sa biographie de Roland Barthes par le récit de sa mort, Tiphaine Samoyault trouve dans ce trépas comme un fil de lecture qui tient son propos14. On sait que le principe unifiant d’un discours sur l’œuvre est réputé rendre compte de l’unité de l’œuvre elle‑même — voilà comment la mort peut expliquer l’œuvre qui semble même ne prendre sens qu’au moment de la mort. Plus largement, on pourra associer la mort à une révélation (c’était donc cela qui se dessinait obscurément dans l’œuvre) et/ou à une sorte de morale enfin explicitée (c’était donc cela — ce qui ressort de ce suicide, de cet accident, de cette agonie, etc. — que voulait montrer l’auteur dans son œuvres). Certes, de telles opérations supposent bien souvent que l’on commente la mort avant de commenter l’œuvre à partir de la mort, mais je gage que c’est aussi le cas des éléments biographiques quand on les utilise de la même manière pour éclairer l’œuvre.
45Quant à la fonction hypertextuelle du trépas, elle est évidente dans le cas du journal qui ne peut s’achever (vraiment) que par la mort effective de l’auteur. Toute mort de diariste constitue donc une suite (et fin). Dans le cas de l’autobiographie qui ne suppose pas que l’on raconte sa propre mort, on dira que la mort a plutôt fonction d’épilogue ou d’apostille. Pour les homopoèmathanatologues qui imaginent leur mort et la racontent, leur mort effective a plutôt fonction de variation et, dans certains cas, de réécriture par changement de registre. Mais l’hypertextualité poèmathanatologique ouvre un éventail de possibilités beaucoup plus large. On se contentera ici de signaler le risque des morts parodiques : un auteur de tragédie évitera évidemment, sauf s’il tient à provoquer enfin le rire, à mourir des suites d’une chute sur une peau de banane, et un auteur de vaudeville contemplera avec précaution la perspective de la mort prématurée par suicide.
46Cet effet parodique révèle la fonction architextuelle de la mort : en tant que dernier événement, le trépas provoque un effet de récapitulation conclusive et peut être déterminant pour classer l’œuvre ou la reclasser. Une mort ressemblante à l’œuvre confirme généralement la classification générique, mais on peut se demander si trop de dissemblance thématique ou rhématique n’est pas susceptible de changer le classement de l’œuvre, ou du moins de l’interroger.
47Quoi qu’il en soit, cette fonction conclusive permet de repérer la fonction paratextuelle poèmathanatologique : venant en dernier lieu, mais parfois connue bien avant la lecture de l’œuvre, la mort d’auteur ressemble étrangement à un quatrième de couverture dont elle occupe à peu près toutes les fonctions.
48Si l’on voit donc à peu près ce que la mort peut faire à l’œuvre, il peut sembler moins facile de déterminer ce que l’œuvre peut faire à la mort, ou plus exactement en quoi l’œuvre peut changer le discours sur la mort, sa représentation au sein d’un énoncé poèmathanatologique. Rappelons-nous cependant que nous avons tendance à représenter la mort comme belle (c’est‑à‑dire sans souffrance et tardive, bref acceptable) ou au contraire à en faire un événement scandaleux (curieusement, on ne parle pas de morts laides…). On se figure dès lors assez bien comment l’œuvre peut embellir la représentation de la mort, au sens où elle permet de représenter comme une mort acceptable un trépas qui serait autrement scandaleux. Par exemple, une mort accidentelle et prématurée est plus acceptable chez l’auteur d’une œuvre qui appelle la vitesse et l’aventure, et les souffrances d’une longue agonie seront sans doute moins scandaleuses quand elles reflètent le rythme d’une œuvre lugubre et lente.
49Mais cette manière de rendre la mort acceptable est en fait tout simplement une manière de lui donner sens, et c’est cela plus fondamentalement que l’œuvre permet de dire de la mort : de même que la mort peut faire commentaire pour l’œuvre, de même l’œuvre permet‑elle de commenter la mort, de lui enlever ce qu’elle a d’inacceptable — c’est‑à‑dire d’absurde et d’arbitraire. En ce sens, on peut dire que l’œuvre permet de donner à la mort plus de « naturel », autrement dit plus de motivation, si par l’adjectif « naturel » on entend, comme c’est souvent le cas, « non scandaleux », « explicable », « logique ». On pourrait objecter à cette analyse que tout discours de condoléance ou de deuil tente plus ou moins d’opérer ce commentaire de la mort, mais la poèmathanatologie est un lieu privilégié de ce genre d’opération pour la raison simple qu’elle met la mort en relation avec l’œuvre qui est déjà, dans notre culture, objet de commentaire. La tâche du critique étant de montrer que tout dans l’œuvre peut s’expliquer par des raisons qu’il convient de mettre en lumière, on peut gager que le critique poèmathanatologique sera particulièrement bien placé pour trouver des raisons à la mort qu’il narre — et où trouvera‑t‑il ses raisons, sinon dans ce qu’il connaît le mieux : l’œuvre ?
50On ira donc jusqu’à proposer une loi selon laquelle toute mort d’écrivain est susceptible d’être « naturelle » à partir du moment où elle est mise en rapport avec l’œuvre, dans un commentaire critique qui inclut l’œuvre et la mort. C’est sans doute pour cela que bien des écrivains satisfaits de leur œuvre affirment qu’à présent « ils peuvent mourir ». Il me semble qu’ils ne veulent pas dire par là qu’ils ont accompli leur tâche, mais plus fondamentalement que leur mort sera moins absurde, parce que susceptible d’être l’objet d’une explication par l’œuvre. On ne peut donc pas affirmer que l’œuvre évite la mort, même si le fantasme d’immortalité accompagne plus souvent qu’à son tour le geste d’écriture. Mais on peut dire, ce qui n’est déjà pas si mal, que l’œuvre est susceptible de donner un sens à la mort.
51Il va de soi toutefois que cette motivation opérale de l’œuvre peut parfois ne pas jouer : l’œuvre peut parfaitement concourir à une démotivation de la mort, notamment quand le trépas intervient au milieu d’une œuvre en pleine élaboration : un prépoèmathanatotème participe évidemment d’une démotivation de la mort et renforce son caractère scandaleux, violent, etc. Voilà comment l’œuvre peut aggraver la mort.
52Nous disposons à présent de deux tableaux assez complets de la poèmathanatologie. Le premier croise la relation statique (analogique ou logique), à l’effet de la mort sur l’œuvre :
intertextuel |
paratextuel |
hypertextuel |
métatextuel |
architextuel |
|
analogie |
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logique |
53Le second met en rapport la relation statique à l’effet de l’œuvre sur la mort :
Naturalisation |
dénaturalisation |
|
analogie |
||
logique |
Conseils aux futurs auteurs morts
54Ces tableaux doivent permettre à chaque auteur de faire un choix en connaissance des choses, de choisir la mort qu’ils désirent et d’adapter leur régime de vie à ce projet, ou éventuellement d’adapter leur œuvre à a mort qu’ils pressentent ou projettent.
55Prenons le cas de deux morts historiques et voyons comment les deux auteurs auraient pu améliorer leur situation poèmathanatologique. Raymond Queneau et Georges Perec sont tous deux morts d’un cancer du poumon, en 1976 pour le premier, en 1982 pour le second. On voit ce qu’a essayé de faire Georges Perec quand il augmenta, du moins je le suppose, sa consommation de cigarettes à partir de 1976 : son projet de mourir de la même maladie que son ainé et collègue de l’Ouvroir de littérature potentielle est une remarquable tentative de jouer sur la fonction architextuelle du trépas — l’identité des causes du décès confirme l’appartenance des deux auteurs au même groupe. On observe d’ailleurs le même effort chez Simone de Beauvoir décédée, comme Sartre, des suites d’un œdème pulmonaire — une pathologie très différente du cancer pulmonaire, puisque ni Sartre ni Beauvoir n’ont jamais, en aucun cas, été membres de l’Oulipo. Toutefois aucun autre membre de l’Oulipo n’ayant, à ma connaissance, tenté d’imiter le mode de trépas de Queneau et de Perec (Italo Calvino est malencontreusement mort des suites d’une hémorragie cérébrale), leur effort est resté assez vain.
56Ce manque de persévérance est d’autant plus regrettable que pour ces morts oulipiens (oulipiennes), on voit bien avec quelle facilité on aurait pu renforcer l’architextualité en concevant une poèmathanatologie avec analogie rhématique et, partant, un effet d’intertextualité — ce qui aurait conduit à naturaliser leur mort. Je pense évidemment à la perspective d’une mort à contrainte. Dans le cas de Perec, s’imposait l’idée d’une mort lipogrammatique (une maladie sans « e », et donc en aucun cas un cancer, eût été préférable), et dans le cas de Queneau, on aurait attendu une mort liée au 14 (chiffre clef des vers d’un sonnet et du nombre de lettres composant le nom et le prénom de l’auteur). Il n’est pas si difficile de s’organiser pour mourir dans le 14ème arrondissement d’une maladie qui comporte 14 lettres en se faisant hospitaliser dans la chambre 14, etc. Idéalement, si Perec avait pu choisir une maladie sans « e » et comportant 14 lettres, l’effet architextuel du trépas oulipien aurait joué à fond. Tout cela est possible mais, encore une fois, ne s’improvise pas.
Conseiller thanatographique, un métier d’avenir
57En matière de mort littéraire, on n’est donc jamais trop prévoyant et il est plus qu’important d’aider les auteurs à préparer leur mort. La fonction socio‑littéraire de la critique pourra alors être enrichie d’une nouvelle perspective. Se profile à l’horizon de cette étude la création d’un nouveau métier du livre : conseiller poèmathanatologique. À l’heure où il devient urgent de professionnaliser les études de lettres, cette perspective n’est pas le moindre apport de la poétique de la poèmathanatologie. Le conseiller poèmathanatologique présentera à l’auteur·e venu·e le consulter l’éventail des situations poèmathanatologiques. Pendant que l’auteur·e fait son choix, le conseiller lit l’ensemble des écrits de son client à la date de la consultation. Un second rendez‑vous est l’occasion pour l’auteur·e d’exprimer ses préférences et pour le conseiller de lui suggérer des morts concrètes en fonction de l’analyse qu’il a faite de son œuvre. Ces propositions s’accompagnent de recommandations en termes d’hygiène de vie, voire de modes d’existence. Si on choisit, par exemple, une mort prépoèmathanatologique lipogrammatique en « e », telle que la mort par malaria ou par typhus, il est urgent de prendre un billet d’avion pour des régions du monde où ces maladies sont encore répandues (toute vaccination serait évidemment contreproductive).
58La consultation poèmathanatologique sera également l’occasion pour l’auteur d’exprimer des craintes auxquelles il faut savoir répondre. En effet, l’auteure le plus scrupuleux et le plus prévoyante n’est pas à l’abri d’une mort inopinée qui n’entrera pas dans un rapport clair avec son œuvre, ou, pire, qui entrera avec son œuvre dans un rapport indésirable. C’est pourquoi le conseillère poèmathanatologique soumettra l’auteur consultante à une batterie de tests médicaux et génétiques pour déterminer avec la plus grande certitude quels types de trépas sont à prévoir. Dans le cas d’une grande probabilité de trépas par telle ou telle cause, il n‘hésitera évidemment pas à conseiller à l’auteure un plan de révision et d’amélioration de l’œuvre qui se trouvera peu à peu dans la relation souhaitée avec la mort prévisible. On peut également concevoir — la perspective de la mort n’est pas incompatible avec de nouvelles rencontres — une sorte de bourse aux morts et aux œuvres, cocktail littéraire où les auteur·es seront invité·es à échanger leurs œuvres en fonction de la mort qui les menace, voire, mais la chose est plus difficile, à tenter d’échanger leurs morts.
59Certains auteures particulièrement inquiètes — il en est — pourront toujours faire remarquer que rien n’est jamais certain en matière d’écriture et de mort, que trop de projets de livre ont conduit à des résultats inattendus et que trop de morts ne sont pas (du tout) prévisibles. Le conseiller peut alors jouer de cette imprévisibilité et suggérer une analogie thématico‑rhématique qui naturalisera la mort inattendue : à œuvre inattendue, mort surprenante. Mais son éthique professionnelle doit surtout la conduire à ne pas taire au consultant le grand secret de la relation poèmathanatologique, un secret dont on s’est peut‑être avisé si on a lu les lignes qui précèdent.
Le grand secret de la thanatographie (thanatoherméneutique)
60Longtemps, la poèmathanatologie a été étudiée et pratiquée de manière rudimentaire comme le montrent bien les exemples avec lesquels nous avons ouvert cette étude : on cherchait une analogie thématique et si on ne la trouvait pas, on rejetait le trépas comme non pertinent. La poétique de la thanatographie dont nous avons posé ici les principes permet d’ouvrir largement l’éventail des possibles relations entre mort et œuvre. Par quoi toute mort peut être mise en relation avec l’œuvre. Un bon poèmathanatologue aura toujours le moyen, en consultant les tableaux que nous avons mis à sa disposition, de trouver un rapport possible entre l’œuvre et la mort — cela quelle que soit l’œuvre, et quelle que soit la mort. En dépit des apparences, c’est donc moins aux auteurs que nos conseils s’adressent qu’aux lecteurs professionnels, en particulier s’ils se spécialisent en poèmathanatologie.
61Ces critiques trouveront dans notre poétique un ensemble de ressources, une sorte de boîte à outils, utiles à l’heure des big data. Ils pourront y chercher la relation poèmathanatologique la plus intéressante pour telle mort et/ou telle œuvre. On peut rassurer les auteures : même s’ils n’obtiennent pas la relation poèmathanatologique dont ils ont rêvé, on peut leur garantir qu’il sera toujours possible de dégager une relation entre leur mort et leur œuvre. Ainsi jouera à fond la fonction pragmatique de la poèmathanatologie : toute mort peut sembler naturelle, « belle », c’est‑à‑dire motivée et pensable, dès lors que la poèmathanatologie s’en empare. C’est pourquoi il est indispensable, je le répète, de former des poèmathanatologues capables de s’orienter dans les multiples discours poèmathanatologues qui sont en fait, on l’aura compris, des lectures. Et finalement l’état d’auteur d’une œuvre lue est certainement une des meilleures positions pour éviter une mort absurde et dépourvue de sens. Toute mort est lisible dès lors qu’elle frappe l’auteur d’une œuvre lue. La poèmathanatologie ne va pas sans une thanatoherméneutique.
62Est‑ce à dire que la poétique n’a finalement pas de conseil de vie et d’hygiène à donner aux auteurs et futurs morts ? Si, bien sûr, car on peut préférer telle ou telle relation poèmathanatologique. Mais ces conseils devraient peut‑être élargir leur cible, car ils intéressent également d’autres mortels en relation avec les œuvres dont nul ne se soucie : les lecteurs. Je pense d’abord aux lecteurs auctorialisés et munis d’une œuvre critique que d’autres commentent. Ce premier cas suppose toutefois une complexe triangulation entre l’œuvre lue, la méthode de lecture et la mort. Quelles relations poèmathanatologiques envisager pour l’auteur d’une étude de sources sur une œuvre de la Renaissance, par exemple ? Mais je pense également aux lecteurs dits ordinaires, qui n’écrivent pas leur lecture et à qui il arrive de mourir : faut‑il alors passer de vie à trépas le livre lu à la main ? Dans sa bibliothèque ? Quand on a fini de lire ? Et quand a‑t‑on fini de lire ? Le trépas doit‑il être homologue ou non à son univers fictif préféré, ou à son style de prédilection ? Les questions ne manquent pas : la poèmathanatologie est une discipline bien vivante. Espérons que de nouveaux financements, des partenariats avec les facultés de médecine et les hôpitaux publics, la création de diplômes nationaux et internationaux, lui permettent de prendre un plein essor et de révéler à l’humanité les grands secrets de la thanatographie : la mort n’est jamais qu’un texte à expliquer.