Quand la mort s’écrit : fiction, performance et performativité du suicide chez Bernard Lamarche-Vadel et Édouard Levé
1Il sera ici question de deux auteurs dont les écrits thématisent la question du suicide et qui, tous deux, ont fait suivre cette thématisation d’un passage à l’acte, d’une réalisation effective du suicide1. Comment la mort auto‑infligée se traduit‑elle dans la littérature contemporaine ? Comment se lit-elle et quel est son pouvoir sur le lecteur ? À une époque où l’on veut surtout la considérer comme un moyen de guérison, de résilience, de réparation des vivants, se pourrait‑il que la littérature présente également un pouvoir inverse, mortifère ?
Des modes d’écriture du suicide
2En régime contemporain, la mort de l’auteur implique surtout la perte d’un être cher, au même titre que toute mort d’un proche : le rapport à la mort tient du banal et du quotidien. Les disparitions de Mathieu Riboulet, Maurice G. Dantec ou Gaëtan Soucy auront révélé, via les réseaux sociaux notamment2, la simple expression navrée d’une absence impossible à combler désormais. Invitée surprise d’un domaine qui fait profession de s’intéresser à des auteurs vivants, la mort, lorsqu’elle est prématurée, agit de plein fouet sur la vie d’un lecteur qui n’est plus, alors qu’il devrait encore l’être, contemporain de l’auteur. Quant à la cessation de l’œuvre, elle figure certes au nombre des motifs du chagrin des vivants, mais de manière plus pondérable. On suppose toujours, à tort ou à raison, l’existence d’une œuvre inachevée, voire de tiroirs où dormiraient encore quelques inédits. Il existe une corrélation entre arrêt de la vie et de l’œuvre, mais il est rare qu’elle se manifeste comme une causalité : la mort ne signifie pas la fin de l’œuvre, et l’on peut encore moins admettre que l’œuvre soit responsable de la mort de son auteur.
3Dans le cas d’un suicide d’auteur, et pour peu que son œuvre y fasse écho, il y aurait une distinction à faire entre deux procédures scripturales qui seraient d’une part la lettre de suicide et d’autre part la fiction de suicide. Dans le cas de la lettre de suicide, même élevé à une dimension littéraire comme le furent Mon suicide d’Henri Roorda ou La Mort morte de Ghérasim Luca, l’écrit a pour fonction d’entériner et éventuellement d’expliquer le geste, à venir mais décidé antérieurement (la lettre de suicide n’apparaît, voire ne paraît que si le suicide a eu lieu). Même si elle peut contenir, comme dans les deux cas cités, des réflexions sur le statut du geste suicidaire, la lettre de suicide procède d’une inéluctabilité fondamentale, conséquence d’une décision prise. Le texte ne porte pas, là non plus, de responsabilité dans la mort de son auteur ; il en apparaît comme la conséquence.
4Dans les fictions du suicide dont il sera question ici, l’œuvre n’est pas la conséquence de la décision de mort mais elle en apparaît plutôt comme la (ou une) cause. Il faut la comprendre comme un phénomène inverse d’une littérature de survie — que l’on pense, en termes de survie, à des degrés et dans des genres divers, à Agota Kristof, à Antoine Volodine ou à Pascal Quignard (pourtant peu enclins à l’euphorie), chez qui la thématisation de la mort appliquée à la figure auctoriale est très présente, mais pour qui l’écriture et la vie ne se comprennent pas l’une sans l’autre en participant d’un même effort de maintien de la seconde par la première (ils sont les héritiers des Kafka, Beckett, Perec d’hier). Avec Levé et Lamarche‑Vadel se trouve retournée la proposition, ordinaire dans la littérature, selon laquelle la pratique de l’écriture serait indissociable à la (sur)vie de son scripteur. Dans les deux cas qui nous occupent, le lecteur en vient à envisager l’œuvre du suicidé comme signe d’une pratique, voire d’une pragmatique de l’autodestruction à travers l’écriture. Il s’agit de poser frontalement la question, dérangeante, de savoir dans quelle mesure l’œuvre, n’ayant manifestement pas pu préserver son auteur de la mort, en porterait dès lors la responsabilité.
Performance et performation
5Édouard Levé et Bernard Lamarche‑Vadel ont en commun de s’être donné la mort après avoir écrit sur le suicide ; plus précisément, après avoir développé une ou plusieurs instances narratives à vocation suicidaire. Levé écrit en 2007 un récit en tu, s’adressant à un ami qui s’est donné la mort et reprenant les mois qui ont précédé son suicide. L’auteur se tue dix jours après le dépôt du manuscrit à son éditeur P.O.L., qui publie Suicide en 2008 (désormais : S). Lamarche‑Vadel met en scène, dans Sa vie, son œuvre (Gallimard, 1997), un double auctorial, dans la personne de Paul Marbach, collectionneur d’art suicidé après la mort de sa fille. Il met fin à ses jours en 2000.
6Levé et Lamarche‑Vadel partagent un trait biographique supplémentaire : celui de venir du monde de l’art. Édouard Levé, à l’origine artiste plasticien et photographe, publie son premier texte à 37 ans (Œuvres, P.O.L., 2002), longtemps après ses premières expositions. Lamarche‑Vadel, pour avoir publié un peu de poésie et surtout des essais sur l’art ainsi que des monographies critiques d’artistes dès 1976, n’entame sa véritable carrière littéraire qu’à 43 ans, avec un tryptique romanesque, Vétérinaires (Gallimard, 1993), Tout casse (Gallimard, 1995) et Sa vie, son œuvre. À cause de cette proximité des auteurs avec les arts plastiques, on pourrait être tenté d’infléchir l’interprétation du geste suicidaire en direction de la performance, comme aboutissement logique d’un cheminement esthétique.
7Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. D’une part, la performance artistique est publique, ce que n’ont pas été les suicides de nos auteurs. D’autre part, le rapport parfois inquiétant de la performance avec la mort, qui s’apparente au rituel chez Hermann Nitsch et les activistes viennois, ou à la rencontre avec la douleur chez Chris Burden, relève d’un défi lancé à la mort, d’une économie calculée de la pulsion — jamais d’un passage à l’acte véritable3. La performance, à l’origine, « inscri[t] l’acte dans une pure temporalité au lieu de le réifier, de le transformer en objet4 ». S’il devait s’agir de performances dans le cas de nos deux auteurs, il faudrait alors considérer le sens de l’œuvre écrite et celui du geste suicidaire comme un tout, se répondant dynamiquement dans le temps. Cela réduirait leurs écrits à un système clos et déterministe, dans lequel le public n’aurait d’autre rôle que celui de consigner passivement une telle clôture.
8Tandis qu’il serait plus admissible de considérer la lettre de suicide, qui conjure cette clôture, comme relevant d’une performance (nonobstant les complications qu’instaure son caractère ou non public), en ce qui concerne la fiction de suicide (dont le caractère public est toujours tributaire de la nature différée de tout écrit publié) c’est bien plutôt de performation qu’il faudrait parler. La lettre s’inscrit dans une poétique : description de l’acte à venir, lisible uniquement une fois celui‑ci perpétré, elle le réduit à un inéluctable qui constitue son terme tautologique — la mort était écrite : il est donc normal qu’elle advienne à la suite de cet écrit, qui lui‑même ne se révèle qu’après la mort, etc. La fiction doit quant à elle être pensée en termes d’invention scripturale, s’inscrire dans une poïétique. Le geste du suicide se conçoit, se façonne au fil de la fiction qui le rend d’abord possible, puis souhaitable : la mort s’écrit.
Marqueurs de fictionnalité
9Il faut à présent revenir sur la qualification des œuvres de Levé et Lamarche‑Vadel comme fictions de suicide. Ce terme de fiction est à comprendre dans la perspective de ce que Dorrit Cohn appelle des « marqueurs de fictionnalité5 ». L’usage de ces marqueurs permet de conférer à certains textes, au statut générique ambigu, les traits d’une fiction que, dans leur ensemble, ils ne sont pas toujours. Un tel apport théorique est fondamental, en particulier s’agissant de Suicide, parce qu’il s’agit de lire de manière contre‑intuitive un texte qui semble vouloir se défaire progressivement de tout aspect fictionnel. De toute manière, il faudra garder à l’esprit que ce texte, comme tous ceux de Levé, ne peuvent se satisfaire du statut global de fiction, mais qu’il reste possible, on le verra, d’y trouver les indices d’un décalage entre le compte‑rendu d’une réalité objective et les traces subjectives d’un imaginaire, ou d’une métaphorisation, qui tiennent de la fiction. Ces indices, qui seront donc nos marqueurs, se présentent essentiellement chez ces deux auteurs sous l’angle de la référence et de l’énonciation. Le postulat fictionnel qui en découle est simple : la figure inscrite du suicidé n’est pas celle de l’écrivain, du moins au départ. Chez Levé, le je s’adresse à un tu décédé et cette séparation locutoire fonde le récit. Chez Lamarche‑Vadel, dont le texte porte quant à lui de manière avérée la qualification générique de « roman », c’est au personnage de Marbach qu’est confié le geste suicidaire. Les énoncés qui peuplent ces textes ne sont pas donnés comme sui‑référentiels ; ils fournissent un décalage initial ne permettant pas l’assimilation directe du suicide écrit au suicide mis en acte par leurs auteurs. Mais ces dispositifs fictionnels présentent aussi, comme on va le voir à présent, de nombreux indicateurs de réduction de cette séparation initiale. Il importe tout autant que cette séparation existe et qu’on cherche à la réduire.
Dans les chaussures de Levé
10Le récit de Levé s’ouvre sur la description du suicide d’un ami du narrateur qui ne sera jamais désigné que par un tu, à vingt‑cinq ans, de manière totalement inattendue, avant un match de tennis, dans une cave, avec un fusil. À ces circonstances particulières s’ajoutent quelques détails témoignant du degré d’intimité assez relatif que le je et le tu partageaient : « Je n’ai pas revu ta femme. […] Quand vous vous êtes mariés, nous ne nous fréquentions plus. » (S, 9). Par la suite pourtant, tout concourt à réduire cette distance initiale. Tout d’abord l’instauration d’une sorte de complicité dialogique permise par le suicide même :
Mais toi, autrefois lointain, distant et ténébreux, tu rayonnes à présent auprès de moi. Quand je doute, je sollicite tes avis. Tes réponses me satisfont plus que celles que [les vivants] pourraient me donner. Tu m’accompagnes fidèlement, où que je sois. Ce sont eux les disparus. Tu es le grand présent. (S, 14)
11Par la suite, les observations très fines de la vie et de la psyché du disparu, voire l’invraisemblance des informations dont le je semble disposer sur elles, font douter du projet initial de portrait, et soupçonner sa dérive vers un autoportrait. C’est d’ailleurs sous ce titre que Levé publiait, deux ans plus tôt, un texte de nature autobiographique constitué d’une collection d’affirmations sur lui‑même, détails plus ou moins significatifs, dont le ton à la fois très neutre et très déclaratif ressurgit constamment dans Suicide. Par exemple : « Tu oubliais les détails. Tu aurais fait un mauvais témoin pour restituer dans l’ordre les événements précédant un accident » (S, 42) fait écho dans Autoportrait à « Je ne raconte pas d’histoires car j’oublie le nom des gens, je raconte les événements dans le désordre et je ne sais pas préparer la chute6. » Autre exemple : le je de Suicide clôt son texte par un « recueil de tercets » écrit par le tu, retrouvé par sa femme dans un tiroir après sa mort et reproduits tels quels. Il s’agit là encore d’une collection d’affirmations sur soi‑même, à la première personne d’un tu qui s’est fait je :
Le solo m’attire
Le quatuor me retient
La symphonie m’éloigne (S, 121).
12Autoportrait contient lui aussi de telles constructions : « Le lac m’attire, la mare me repousse, l’étang m’indiffère » (A, 86), qui accusent la proximité des instances. Même si aucune des propositions qui constituent les tercets n’apparaît à l’identique dans Autoportrait, une telle proximité peut faire douter du dispositif énonciatif. Y a‑t‑il bien un tu en plus du je ?
13Soupçonner l’inexistence de l’ami suicidé serait un leurre : l’ami en question apparaît d’ailleurs dans Autoportrait sans que le doute ne soit permis7. Hésiter quant à la paternité des tercets semble plus légitime. Mais Levé est un auteur qui dit ne pas mentir8. En outre, une autre solution existe, consistant à faire de lui le légataire stylistique de son ami — une appropriation qui rejoint la logique de glissements successifs par lesquels Suicide opère le rapprochement entre ses deux instances énonciatives. Un épisode en illustre la complexité :
Dans un magasin de vêtements d’occasion, tu avais acheté une paire de chaussures anglaises en cuir noir, élégantes et sobres. […] Lorsque tu les essayas dans le magasin, elles s’adaptèrent parfaitement à ta morphologie, comme si tu les avais portées pendant des mois. (S, 104).
14Le tu apprend par la suite, en rencontrant un couple dans une réception, que ces chaussures, reconnues avec effarement par la femme du couple, « étaient celles qu’elle avait offertes à son neveu et que sa mère avait mises en vente après qu’il se fût suicidé » (S, 106). La métonymie par laquelle les chaussures du suicidé deviennent celles du vivant promis au suicide fait contagion, de proche en proche, pour toucher le narrateur, dont il ne fait plus de doute, à ce stade du récit (qui se termine trois pages plus loin), qu’il se trouve à son tour dans les chaussures du mort… à ce détail près : « Je n’achète pas de chaussures d’occasion », lit‑on dans Autoportrait (A, 22). Simple détail dans un contexte de collection de petits faits sur soi‑même, dans la perspective ouverte par Suicide on peut comprendre un tel énoncé comme le signe d’une résistance au destin. Un tel marqueur de fictionnalité, importé d’un texte à l’autre, porte la charge d’un défaut narratif : l’inéluctable issue du suicide se trouve dérangée, la machinerie narrative grippée par un détail qui résiste et maintient une forme de doute, dont la fécondité interprétative tient au pouvoir de la fiction — ne serait‑ce que parce que les deux factualités s’annulent en se confrontant.
15Chez Levé les procédés par lesquels les instances énonciatives peuvent être séparées, appariées ou confondues, relèvent généralement de la métonymie : c’est de l’association, du glissement des états successifs du sujet que surviendra, petit à petit, l’ajournement de la position du narrateur. Mais c’est aussi le maintien d’un espace d’incertitude référentielle, même millimétrique, qui justifie de porter notre attention sur les marqueurs de fictionnalité ; c’est aussi cet espace qui, par son instabilité, force constamment le lecteur à interroger la distance entre l’énoncé écrit et l’acte effectif à venir. Parfois cette distance est imperceptible : le dernier vers du dernier tercet (et donc la dernière phrase du livre) est « La mort m’attend. » Il est valable aussi bien pour le tu que pour le je, et achève de réduire la distance fictionnelle et ses possibles dans l’issue du suicide. Pour autant, il s’agit de maintenir son attention ouverte sur les détails qui contestent l’adéquation complète des existences décrites. On aurait tôt fait de plaquer le je sur le tu : la proximité est presque totale, mais elle ne l’est jamais entièrement. Suicide n’est pas un autoportrait, c’est le récit d’une fiction qui se défictionnalise sans jamais toucher véritablement au réel. Ce n’est pas une lettre de suicide, contrairement aux tercets qui, eux, peuvent en tenir lieu pour le tu dans l’espace de la diégèse. C’est le récit d’un poïein, d’une construction de la mort auto‑infligée et sa transformation en un acte à vocation artistique, c’est‑à‑dire riche en possibles.
16La performance littéraire de Levé ne consiste pas à faire parler le mort, mais, de façon plus virtuose, à se faire soi‑même le mort qui semble parler depuis l’autre rive du Léthé. Ce tour de force doit se poser avant tout comme un acte de création, valable en tant que tel, et non seulement comme confirmation de l’acte de suicide. De victime, l’auteur devient témoin, au même titre que le lecteur. Mais la question peut également se renverser : le lecteur est-il un témoin embarqué ? Qu’est‑ce qui empêche la métonymie de devenir métalepse, et la paire de chaussures fatales, hantées peut‑être, de se glisser à nos pieds ? Sommes-nous astreints à reprendre un tel cahier des charges au pied levé ? Sommes-nous, blague à part, menacés par la tentation suicidaire ?
17Avant de répondre à cette question, observons comment la lecture de Lamarche‑Vadel y mène également.
Lamarche-Vadel, à la place du mort
18L’extrême complexité des dispositifs énonciatifs qui se déploient dans Sa vie, son œuvre, dernier roman de Lamarche‑Vadel, empêche que l’on en fasse ici un résumé complet. Le roman porte sur le personnage de Paul Marbach, double de l’auteur à plus d’un titre — collectionneur d’art, reclus dans son château, animé d’une haine féroce contre la France, et suicidaire. L’occupation principale de Marbach consiste en la rédaction de lettres de condoléances, inspirées des Oraisons funèbres de Bossuet et destinées à pallier le manque de telles productions dans le monde moderne où celles‑ci n’ont plus cours que sur un mode stéréotypé :
Comme vous l’avez probablement remarqué, ces missives de cérémonie se sont délestées de tous leurs charmes. Non seulement les lettres de condoléances actuelles ne parviennent jamais à réanimer le défunt sur le trajet de quelques lignes, mais face à l’absence soudaine qu’elles constatent, ces lettres ne tressent jamais le garde-fou que l’on est en droit d’attendre de nos proches et qui nous protégerait de tomber dans cette absence […]. À notre éditeur, hasardeusement, je proposais, car le fiévreux sentiment d’avoir raison inocule la fièvre pitoyable de redresser les conséquences des défaillances que nous constatons, de rédiger une sorte de manuel de la lettre de condoléances. (SVSO, 142)
19Réanimer le défunt : ce que propose Marbach vaut pour lui-même, pour sa voix dont on ne sait jamais si elle appartient encore au monde des vivants ou déjà à celui des morts, dont on ne sait pas toujours si elle n’est pas transmise au lecteur par l’un de ses nombreux enfants9, dans un feuilletage temporel et énonciatif qui lui confère une identité spectrale. Aurélie Adler en propose la synthèse suivante :
Œuvre enchâssée dans l’œuvre, les lettres de condoléances sont une mise en abyme, réfléchissant, dans la multiplicité de leurs modes d’apparition (fragments, narrativisation, métadiscours), le récit-tombeau, Sa vie, son œuvre, dont les voix plurielles (Charlotte, Ruth, Joseph, etc.) ne figurent jamais que les relais discursifs d’une voix unique, originaire, celle de Marbach s’auto-portraiturant mort-vivant10.
20Chez Lamarche-Vadel, la proximité entre la figure de l’auteur et le personnage central du roman ne se maintient pas, comme chez Levé, dans un glissement métonymique du personnage à l’auteur par un jeu énonciatif, mais dans un système métaphorique complexe qui culmine avec le geste, inscrit dans la diégèse, du portrait — en tant que représentation peinte, qui n’est plus un autoportrait : on mandate un artiste pour le produire. Dans le roman, cet artiste est Georg Baselitz11, à qui les enfants de Marbach confient le soin de confectionner le tableau. La ressemblance, élément essentiel qualifiant la réussite du portrait, obéit à une règle énoncée dans Sa vie, son œuvre (ci‑après SVSO), par laquelle la « ressemblance patente » l’emporte sur la « ressemblance manifeste » :
Je vais vous fournir un exemple [de ressemblance patente] ; Franz [l’un des fils de Marbach] connaît les visites de notre père aux prés qui l’entourent, aux arbres et aux ruisseaux qui inspirent jusqu’à ses lettres de condoléances, cette sente paysanne dont il vient et en laquelle il ne s’est jamais arrêté de défricher pour la maintenir ouverte à ses pas, longe une manière de marcher, de se tenir, de s’asseoir, mais longe aussi cette veine paysanne qui irrigue son visage. Ses ancêtres maternels n’échappent pas à être les fantômes de sa morphologie faciale, le peintre doit nous les montrer, et Franz décide. (SVSO, 134)
21La ressemblance patente ne se contente pas d’une identité fondée sur une loi de figurativité simple ; elle se construit à travers la vision impérieuse d’une identité déployée dans l’espace (la terre, les paysages d’où provient le portraituré) et dans le temps : « un portrait, à notre avis, pour nous convenir, doit en un seul instant condenser l’eau d’où nous venons et la pierre où nous allons […] » (SVSO, 135). Le portrait comporte également un accompagnement animal12 : toute la nature concourt à sa création et à la ressemblance du sujet jusqu’à inclure, ces dimensions multiples s’accentuant, la pluralité des individus auxquels l’identité du portraituré s’indexe, en particulier les membres de sa famille.
22Ces observations mènent à un double constat. D’une part, il apparaît que le portrait rassemble, pour le portraituré qui s’y inscrit, tous les éléments de l’adéquation au monde, dans l’harmonie de sa topique et la perfection temporelle d’un instant artificiellement maintenu dans une forme d’éternité ; d’autre part, que cette idéalisation provoque par contraste la profonde et inéluctable inadéquation du modèle du tableau à la vie, au monde réel. Si le portrait, dans sa perfection, remplace le sujet dans le monde, il lui dispense d’y vivre. Mais d’autre part, le portrait n’est pas le sujet, il n’en est qu’une métaphore, un déport net de la figure du portraituré sur la toile, qui maintient une distance, une non-confusion entre les instances, une nécessité de conserver la différence. On retrouve, chez Lamarche‑Vadel, tout à la fois la même propension que chez Levé à envisager la mort par suicide comme l’inéluctable moyen de quitter la vie, et le même doute quant cette inéluctabilité : ne reste‑t‑il pas quelque chose du sujet, même lorsque la perfection du portrait est atteinte, ou justement parce que cette perfection est inatteignable ?
23La menace suicidaire touche ici jusqu’au lecteur, puisque le monde transféré dans le portrait est total, et donc totalitaire — aucune raison d’en exclure quoi ou qui que ce soit —, et aussi parce que sa nature métaphorique permet un report du portrait sur le sujet‑lecteur aussi bien que sur le sujet‑auteur. Mais, là encore, le salut vient de l’art, qui dans toute sa supériorité par rapport au réel qu’il sublime n’a de sens que s’il s’inscrit dans ce réel. Si Marbach meurt en son portrait, ne reste‑t‑il pas au lecteur la possibilité de s’inscrire en spectateur, plutôt qu’en sujet, du tableau ? Ou, pour envisager la question sous un angle plus ricœurien : si, pour Lamarche‑Vadel, la multiplication des instances qui redoublent sa figure auctoriale mène au portrait comme à une réduction à un idem, ne reste‑t‑il pas au lecteur la possibilité de construire une identité narrative qui soit fondée sur une ipséité ? La réponse affirmative ne souffrirait pas de controverse si, de l’intérieur de son roman comme Marbach depuis son tableau, Lamarche‑Vadel ne tendait pas littéralement la main à ses lecteurs qui, depuis leur état vivant, deviennent les témoins d’un système extraordinairement (mais maladivement) cohérent d’où ils sont exclus et dont leur exclusion leur impose de remettre en question leur état même de vivants (ne vaudrait‑il pas mieux qu’ils soient « emportés » ?) :
L’écrivain retourne à sa table, il se saisit de sa point Bic, me considère, écrit, me regarde, écrit… à la manière d’un peintre interrogeant son motif et dont on ne sait jamais s’il recherche ou vérifie. […] Certes, a priori, je n’aime pas le stylo à bille, d’autant que je n’en peux utiliser que de très ordinaires, laids de surcroît, d’horribles pointes Bic, qui n’ont rien de pointes. Mais des billes elles aussi qui roulent leurs minuscules fardeaux d’encre entre ma page et moi-même qui sommes emportés par le roulement de la terre, nuit et jour ; comme l’encre noire convient sur le papier blanc pour tenter de dire du monde ce que l’on pense de lui. (SVSO, 68‑69)
L’une tient une cigarette, l’autre écrit, mes mains mobiles mais coupées de mon corps dansent devant moi sur l’étroite estrade blanche, […] elles symbolisent et miment sur le papier ma déchéance dans le monde des morts d’où je parle, allongé, presque paralysé, divagant, sur mon lit de mort13.
Peut‑être ne sera‑ce jamais que pur fantasme et embrayeur de ma part, mais je garde la sensation que les multiples apparitions de la main dans mes livres contribuent beaucoup à asseoir spectralement mes récits dans les corps de ceux qui les lisent […]14.
24Comme chez Levé, une dynamique de lecture se met en place, qui transforme le lecteur en spectre, une dynamique par laquelle, pour Adler, « Bernard Lamarche‑Vadel ne laisse en définitive d’autre choix au lecteur, désireux d’entrer dans la vie et l’œuvre de Marbach, que celui qui consiste à prendre la place du mort15 ». Aucun autre choix, vraiment ?
25Cette question de la « place du mort » n’est‑elle pas, elle aussi, réversible ? Ne propose‑t‑elle pas au lecteur un portrait, c’est-à-dire la possibilité de voir en Marbach un auteur « à la place » de l’auteur, lui aussi maintenu devant la mort sous forme de témoin plutôt que de victime consentante ? Cette place, toute spectrale qu’elle soit, à la fois occupée et inoccupée, est l’espace même des possibles de la fiction. Lieu d’aspiration qui happe et asphyxie, mais aussi lieu de respiration et de vie.
Performation et performativité
26Pour répondre à la question de savoir dans quelle mesure le suicide de ces deux auteurs menace leurs lecteurs, je passerai rapidement par deux notions héritées de la théorie des actes de langage de John Austin, l’illocutoire et le perlocutoire16. Poser la question de ce que font ces textes à leurs lecteurs impose de passer de leur performation à leur performativité, et celle‑ci doit être interrogée à la lumière des deux types d’actes austiniens, dont je rappelle rapidement la différence. L’acte illocutoire est « l’acte effectué en disantquelque chose17 », cet acte et cette chose étant intrinsèquement liés — et bénéficiant le plus souvent de conditions institutionnelles particulières, comme l’acte de bénir, de marier, de baptiser, etc. L’effet d’un tel acte est à la fois automatique et unique. Me voilà béni, marié, baptisé par l’acte de langage du prêtre ou du maire, seulement par cet acte, lequel ne sert à rien d’autre. L’acte perlocutoire « est l’obtention de certains effets par le fait de dire quelque chose18 ». Entrer dans une salle en protestant de la chaleur qui y règne devrait conduire quelqu’un à en ouvrir une fenêtre. Mais de tels effets ne sont jamais garantis par l’émission de l’énoncé « il fait beaucoup trop chaud dans cette salle ».
27Pour en revenir à nos auteurs, imaginons à présent de réduire brutalement leurs productions littéraires en un énoncé unique, inexistant tel quel dans leurs productions mais inférable de celle‑ci, qui serait relatif à leur suicide proche. Un tel énoncé ne pourrait pas être « Je me suicide », qui ne peut avoir de valeur illocutoire : ce n’est pas en l’émettant que l’on se donne la mort. Levé démontre sa conscience d’une telle défaillance du langage lorsqu’il écrit : « Je ne pourrai dire qu’une fois sans mentir : “je meurs” » (A, 91). On peut par contre postuler une valeur performative d’un très vaste « je vais me suicider » qui constituerait une sorte de proposition‑noyau des deux auteurs et se traduirait en un accompagnement, par le texte littéraire, du processus les menant à la mort. Un seul exemple à ce propos :
Il est bien connu, je suppose, que certains états, s’ils sont nommés, si les mots sont venus, pour les dire, pour les qualifier, sont des états qui se transforment, se dilatent ; d’une certaine manière, alors, ces états empirent, parce que les mots sont là, comme une citadelle qui protège cet état. Et l’état prend toutes ses aises, chez l’humain, quand il a dit dans quel état il se trouve19.
28Cet extrait offre la description d’une dynamique morbide, dont on imagine le résultat lorsque l’état en question s’avère la tendance suicidaire. Il y a là quelque chose de mécanique, de presque‑illocutoire : en disant le mal, ce mal n’a pas exactement lieu, mais se transforme et s’exacerbe ; un processus s’amorce qui ne permet plus de retour en arrière. S’il fallait prendre pour argent comptant une telle affirmation, voilà que la menace au lecteur formulée plus haut prendrait corps de manière singulière. Car les « mots venus pour dire » ces états sont les mêmes pour l’auteur et le lecteur, et il suffirait alors que les états en question existent en dormance chez ce dernier pour que sa lecture enclenche le processus fatal. Mais comme, par ailleurs, l’existence de ces états ne peut être créé par une lecture qui ne fait, à la rigueur, que les dévoiler, le presque‑illocutoire ne s’applique qu’à l’auteur. Pour le lecteur, il s’agit donc d’un acte perlocutoire, qui se distingue de l’illocutoire précisément par son aspect médiat. La question devient alors de savoir si un acte perlocutoire est performatif, dans la mesure où la performation n’est pas assurée par l’acte même, mais par des effets secondaires et donc potentiellement imprévisibles20 ?
29L’apport de Stanley Cavell21 est à ce titre déterminant pour prolonger la théorie d’Austin, lequel ne considère de vrai performatif que dans l’illocutoire pur — ce qu’on fait en le disant. Or, pour Cavell, même s’il n’est pas possible d’observer un lien de conséquence direct et automatique de l’énoncé perlocutoire à ses effets, certains d’entre eux présentent tout de même une logique performative : ceux pour qui il est impossible de dissocier le sens d’un énoncé de l’émotion qui accompagne la transmission de ce sens. Ce langage de l’émotion, ou plus généralement de l’implication, peut être exporté dans le cas des énoncés annonciateurs de suicide. Rappelons que les particularités énonciatives exposées chez nos deux auteurs (notamment l’usage du « tu » chez Levé) confèrent à leurs textes les conditions dialogiques nécessaires à la reconnaissance du perlocutoire, mais nuançons toutefois : ici, c’est un mélange entre ce caractère dialogique et l’aspect médiat de la communication littéraire, par nature différée, qui permet de conclure à une performativité de l’acte de langage, lorsque le suicide a eu lieu mais que le texte reste pour en témoigner.
30Cela signifie donc que la performativité des textes de Levé et Lamarche‑Vadel ne se situe pas, comme on pouvait le penser au départ, dans leur propre passage à l’acte après l’écriture, mais bien dans l’écrit même déposé entre‑temps et dans les effets que celui‑ci implique. Ces effets, dans une perspective bien plus cavellienne qu’austinienne, sont pluriels. Les « Je vais me suicider » de nos auteurs sont moins à comprendre comme le strict appareil d’accompagnement du passage à l’acte que comme la création d’œuvres prenant pour cadre ce contrat de l’auteur avec lui-même, mais dont les finalités dépassent ce cadre. Un détail à ce propos, mais significatif : s’agissant de Suicide, l’édition P.O.L. ne mentionne pas en quatrième de couverture, ni dans aucune manifestation épitextuelle directe, le suicide de son auteur. Même s’il est probable que le lecteur, en présence du texte, sache ce qu’il est advenu de son auteur, le texte lui‑même se donne comme autonome.
Une ars moriendi
31Cette pluralité perlocutoire ne doit pourtant pas ouvrir à une totale imprévisibilité. Admettre le caractère non‑automatique du suicide des lecteurs de Lamarche‑Vadel et Levé ne traduit pas pour autant la complète innocuité de leurs lectures. Dans ces deux textes, le perlocutoire de la réception est intrinsèquement lié au processus de hantise qui caractérise les personnages et/ou les enjeux énonciatifs en général. Face au lecteur, dans le cas d’un auteur parti trop tôt, se dresse une rémanence de la présence auctoriale. Mais dans nos cas, il s’agit d’une présence qui ne cesse de proclamer le bien‑fondé de son absence, puisque celle-ci procède d’un geste volontaire. Il est tentant dès lors de comprendre ces derniers textes non seulement comme annonciateurs de leur mort, mais aussi comme un véritable vade-mecum : La Mort mode d’emploi est un sous‑titre auquel une grande partie de l’œuvre de Levé, grand lecteur de Perec, peut prétendre ; Sa mort, son œuvre un titre alternatif tentant, sous celui du dernier roman de Lamarche‑Vadel.
32Reste peut‑être à déterminer les enjeux moraux de telles œuvres, s’il est vrai, comme l’écrit Thomas Pavel, que
le roman est le premier genre à s’interroger sur la genèse de l’individu et sur l’instauration de l’ordre commun. Il pose surtout, et avec une acuité inégalée, la question axiologique qui consiste à savoir si l’idéal moral fait partie de l’ordre du monde22.
33Le roman, ou plus généralement la fiction, est liée de manière essentielle à la question morale du suicide. Il est en effet loisible, grâce à la fiction, de lire chez deux auteurs sur le point de mettre fin à leurs jours l’expression d’une option, d’un possible. Non pas « la seule chose qu’il y avait à faire », mais plutôt « la meilleure chose à faire ». À la clôture tautologique se substitue l’ouverture effarante d’un pharmakon pour l’auteur et d’un choix toujours reconduit pour le lecteur, de l’acte à l’œuvre et de l’œuvre à l’acte, dans une constante confirmation. Une autre manière d’envisager cette confirmation serait de l’inscrire dans la tradition de l’ars moriendi.
34Ce second constat est beaucoup plus déstabilisant que le premier, et il en renforce la puissance perlocutoire. La fiction du suicide dit : même dans l’alternative fictionnelle, ordinairement instrument de la liberté du sujet qui se pluralise dans d’autres moi, d’autres destins, la mort est la seule issue, qu’il s’agit dès lors d’anticiper.
35Sans exclure totalement que l’aspect perlocutoire de leurs textes puisse produire un effet‑Werther sur les lecteurs de Levé et de Lamarche‑Vadel, il faut bien admettre que le suicide ne constitue pas pour eux de menace directe — et, au passage, faire remarquer que la littérature ne tue pas plus qu’elle ne sauve intrinsèquement, illocutoirement. Par contre, il lui est intimé l’ordre de s’interroger sur la façon dont il va mourir. Attendre la mort n’est plus une solution lorsque la proposition se retourne en un « la mort m’attend », tout aussi indéniable mais plus difficile à admettre : on se souvient de la célèbre thèse de Philippe Ariès concernant la conjonction de la modernité et du refus d’une mort qui a cessé d’être apprivoisée23. Les textes de Levé et de Lamarche‑Vadel procèdent d’une tradition de l’ars moriendi qui n’est guère représentée dans la littérature contemporaine.
36Si la mort est devenue une réalité de l’autre plus que de soi, lire de tels auteurs revient à lire l’autre dans la mort. Mais il appartient également à cette tradition de conserver sous forme plurielle un tel art, en pensant le terme aussi bien comme une manière (parmi d’autres) de mourir que comme un art de vivre, dans l’indissociation que l’ars moriendi maintient entre les deux états. Un art de vivre à travers l’expérience d’une expression artistique, souvent inédite, toujours singulière. Un art de mourir pour deux auteurs qui, parvenant aux mêmes conclusions, en présentent les prémisses de deux façons à la fois si cohérentes et si différentes qu’on ne peut s’empêcher de valider leur démarche et de leur donner raison.