Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 24
Toucher au « vrai » : la poésie à l'épreuve des sciences et des savoirs
Benjamin Bâcle

Le jeu des substitutions : poésie et science chez Samuel Taylor Coleridge

The game of substitutions: poetry and science in Samuel Taylor Coleridge

1Que fait un poète lorsqu’il ne parvient plus à écrire de la poésie ? Soit il abandonne tout à fait, soit il cherche une autre manière d’exprimer ce qu’il ne peut plus exprimer en vers. Mais il est plus probable encore qu’il continue à écrire sous d’autres formes — prose, philosophie, critique littéraire… —, sans plus prétendre à la création poétique, et que de fait il revienne à d’autres d’évaluer la continuité possible entre ses vers et le reste de son œuvre. L’objet de cet article est précisément de s’interroger sur la possibilité d’un transfert de l’activité poétique vers une activité qui lui est en apparence diamétralement opposée, celle de la recherche scientifique. Plus que d’un discours sur la vérité au sein de l’acte poétique, il s’agira ici d’un discours sur la vérité habité par un « esprit » poétique ; un jeu de substitutions au terme duquel le poète, incapable de poursuivre son travail créateur sous sa forme traditionnelle, revêt l’habit du scientifique, afin de poursuivre ce travail malgré tout, voire même de le compléter.

Le renoncement à la poésie

2Cofondateur, avec William Wordsworth, du romantisme anglais, et auteur d’une poignée de poèmes désormais « classiques1 », pour la plupart écrits avant 1800, Samuel Taylor Coleridge (1772‑1834) en vient peu à peu, au début du xixe siècle, à renoncer à la poésie en tant que forme d’écriture spécifique. La cause de cette résignation a pu être attribuée, à la suite de Coleridge lui‑même, à une situation matrimoniale de plus en plus insoutenable, à des douleurs arthritiques persistantes, à une addiction croissante à l’opium (employé initialement pour atténuer lesdites douleurs), à une certaine répugnance à produire « sur commande », ou encore à un intérêt de plus en plus prononcé pour la métaphysique, de Giordano Bruno à Friedrich Schelling, en passant par Jacob Boehme, Baruch Spinoza, George Berkeley, Gotthold Ephraim Lessing, Emmanuel Kant et Johann Gottlieb Fichte. Coleridge revient souvent, en particulier, sur son incapacité à se dépouiller du bagage philosophique accumulé lorsqu’il entreprend d’écrire en vers : au lieu d’un banc d’oiseaux s’élevant gracieusement vers le ciel, il donne naissance à « une outarde métaphysique, s’envolant lentement, lourdement, péniblement au ras du sol, au‑dessus de vastes étendues mornes et plates2 ».

3Nombre de commentateurs déplorent cela dit que le jeune Coleridge n’ait pas pris acte de ce que, chez lui, le poète et le philosophe ne s’excluent pas l’un l’autre, mais se présupposent. Comme il le dira lui‑même dans sa Biographia Literaria (1817), « aucun homme n’a jamais été grand poète sans être en même temps profond philosophe3 ». Dans l’un des premiers ouvrages qui lui ont été consacrés en français, Paul Deschamps note ainsi que l’expérience poétique telle que la vit et la conçoit Coleridge procède d’une confrontation entre « une multitude de lectures et de réflexions philosophiques » et un « humble détail » ou un « incident sans importance de la vie quotidienne4 ». Le poème, pour Coleridge, doit sublimer la nature en y imprimant la marque d’un esprit enrichi et affiné par l’étude. Ce n’est donc pas dans celle‑ci, en dépit de certains des propos de l’intéressé lui‑même, qu’il faut chercher la cause de son impuissance. Pour le reste, continue Deschamps, il ne s’agit guère que de circonstances « normales », dans le sens où chaque vie individuelle a son lot de difficultés et d’imprévus.

4Ce qu’en réalité Coleridge perd, au tournant du siècle, c’est la capacité de jouir de l’harmonie entre soi et le monde, les sentiments et l’esprit, les beautés de la nature et les recherches abstruses. Cette harmonie, il la sait, et il en fera le fond de toute sa pensée, mais il n’en est plus habité de la même manière : la joie et l’espoir qui l’alimentaient ont disparu. Comment expliquer cette perte ? Deschamps évoque, entre autres, l’amour impossible de Coleridge pour une femme, Sara Hutchinson ; John Charpentier, la douloureuse prise de conscience de ce que Wordsworth réussit quant à lui à maintenir une relation positive à l’univers, tandis que Coleridge doit fournir plus d’efforts et dépend de plus d’aléas ; Richard Holmes, pour sa part, mentionne le refus de Wordsworth d’inclure son poème Christabel dans la nouvelle édition des Lyrical Ballads, qui avaient placé les deux poètes à l’avant‑garde du mouvement romantique en Grande‑Bretagne. Quoi qu’il en soit, le dernier poème notable de Coleridge, Dejection : An Ode, est un « chant du cygne5 » faisant état de sa stérilité en des termes paradoxalement très poétiques : « …bien souvent », dit Holmes, « dans ses lettres et poèmes de la période 1801‑1804 — et mémorablement dans Dejection —, il décrit sa perte apparente de créativité de la manière la plus brillante et imaginative qui soit. Il [oppose] le poète et le métaphysicien, alors qu’il [est] maintenant les deux à la fois6 ».

L’incomplétude de la pensée

5Or, malgré le sentiment de perte bien réel, la créativité est encore là, comme en témoigne la variété de ses publications subséquentes : de la revue The Friend à Aids to Reflections et On the Constitution of the Church and State, en passant par ses Lectures on Shakespeare et sa Biographia Literaria, le Coleridge de l’après‑Dejection multiplie les ouvrages mêlant, entre autres, analyses de questions de société, considérations philosophiques, exégèse religieuse, théorie esthétique, critique littéraire, conseils à l’attention des politiques. Ces textes se lisent la plupart du temps comme un effort, de la part de l’auteur, pour expliciter à ses lecteurs (mais aussi à lui‑même) le fil de sa pensée concernant un sujet qui inévitablement en mène à un autre, puis à un autre, ad infinitum. Certes, l’ensemble est souvent erratique, et rempli d’« emprunts7 » plus ou moins crédités à Kant, Fichte, Schelling ou d’autres ; certes, on ne peut parler d’un « système philosophique » proprement dit, malgré le projet toujours réitéré de Coleridge de produire un Opus Maximum qui rendrait compte de toute sa pensée, esthétique, morale, métaphysique, religieuse, politique, sociale. Mais cette faillite de l’entreprise totalisante indique justement un ancrage dans le réel lié à une reconnaissance de ce que celui‑ci est toujours ouvert, toujours surprenant, toujours, pour partie, élusif. Sous‑tendant et cimentant l’œuvre publiée, les Notebooks que Coleridge remplit tout au long de son existence révèlent ce que Kathleen Coburn appelle un « don pour une observation minutieuse et inquisitive8 » du réel, qui ne peut se satisfaire d’une réponse préétablie, niant l’événement. De fait, « la pensée philosophique [de Coleridge], bien que non systématisée, est bien plus incisive que ce que suggèrent ceux qui n’ont pas fait l’effort de la retracer […]. Il déploie un type de métaphysique aujourd’hui discrédité, mais il est erroné de le qualifier de vague ou de mystique9 ».

Une « sympathie imaginative » pour la science

6La recherche du vrai anime toute l’œuvre de Coleridge. La vérité, il ne la voit pas sous l’angle d’une discipline en particulier, mais à travers le prisme de toutes les disciplines, prises ensemble et dans leur harmonie sans cesse réajustée. Dans ce contexte, la poésie ne s’oppose pas à la connaissance positive, mais en est l’émanation : « la poésie est l’éclosion et le parfum de tout le savoir humain, de toutes les pensées humaines, de toutes les passions, émotions humaines, de tout le langage humain10 ». Du fait de son double attachement au tout et au singulier, on peut dire de Coleridge qu’il souscrit à au moins deux conceptions parentes du rapport entre poésie et vérité : d’un côté, et dans la plus pure tradition romantique, la poésie renvoie au mystère indéchiffrable de l’univers, à un absolu inaccessible au simple entendement ; de l’autre, comme plus tard chez Yves Bonnefoy, la poésie renvoie à la présence et à l’expérience incarnée et finie des choses ou des êtres. Dans un cas, on est au‑delà, et dans l’autre, en‑deçà de toute pensée conceptuelle. Mais, à cet égard, Coleridge ne se différencie pas tant que cela de bien d’autres de ses congénères, contemporains ou non. Ce qui fait de lui davantage qu’un métaphysicien romantique, c’est son effort constant pour comprendre et s’approprier les sciences dures, telles qu’elles sont pratiquées par les chimistes, les physiciens et les naturalistes de son temps. Trevor H. Levere parle ainsi d’« une sympathie imaginative pour l’entreprise scientifique11 », inséparable d’une « vision unifiée du monde naturel 12 », et donnant lieu à un régime de lectures exceptionnel : « ses connaissances scientifiques étaient remarquables, particulièrement en Angleterre. [Et] pour un poète, elles étaient uniques13 ».

7Après un bref aperçu des vues de Coleridge sur certaines des recherches scientifiques de son temps, nous proposerons une interprétation de son ouvrage sur la question — la Theory of Life — permettant d’y voir à la fois une substitution et un aboutissement possibles de son travail de poète. La science de Coleridge est une science liante, unifiante et vivante, fondée sur la coïncidence entre conscience et vérité, et coïncidant elle‑même, à travers la poussée créatrice qu’elle voit à l’œuvre dans la nature, avec l’activité créatrice de l’esprit humain.

Une science qui lie

8Dès ses débuts dans la vie intellectuelle et artistique de son temps, Coleridge aspire à « mettre toutes les disciplines en harmonie14 ». Cette harmonisation, il la visualise initialement sous une forme versifiée, plus précisément celle d’un poème qui comprendrait et articulerait toutes les sciences et toutes les expériences humaines, et pour lequel il lui faudrait d’abord passer au moins dix ans à acquérir

une maîtrise acceptable des mathématiques, une connaissance complète de la mécanique, de l’hydrostatique, de l’optique, de l’astronomie, de la botanique, de la métallurgie, de la paléontologie, de la chimie, de la géologie, de l’anatomie, de la médecine [et puis de] l’esprit de l’homme — puis l’esprit des hommes d’après toutes les histoires, toutes les explorations, tous les voyages15.

9Il est possible de voir dans cette ambition le germe de l’Opus Maximum, mentionné plus haut. Si, à partir des années 1800, cet Opus n’est plus conçu sous une forme poétique, c’est bien entendu sans doute car Coleridge peine à écrire en vers, mais c’est aussi peut‑être qu’il est désormais convaincu que les vers ne font pas le poème, et qu’ils ne sont pas non plus nécessairement le meilleur medium pour rendre justice à la poésie des sciences. David W. Ullrich note ainsi que, après s’être enthousiasmé pour Erasmus Darwin et sa poésie, notamment The Botanic Garden, Coleridge en vient à regretter que cette poésie ne soit guère qu’un « phénomène de surface16 », qui, sous l’éclat des rimes, se contente d’énumérer et de classifier les différents types de végétaux, sans s’attacher à rendre compte des lois qui les traversent et les lient. Le poème, chez Darwin, est un coffret joliment décoré mais inerte, davantage qu’une force vive.

10Mais plus que Darwin le botaniste poète, c’est la botanique elle-même, telle qu’elle se pratique à son époque, qui semble à Coleridge manquer de « liant » : dans l’un des numéros de son journal The Friend, il fait état de ses vastes lectures sur le sujet (évoquant des botanistes tels que Johann Hedwig, James Smith, Charles‑François Brisseau de Mirbel ou encore Antoine Laurent de Jussieu), et déplore que la science des plantes ne soit encore guère plus qu’une « énorme nomenclature, un immense catalogue bien arrangé17». Tout comme la poésie de Darwin ne peut être dite « poétique », ce catalogue ne peut être dit « scientifique », car enfin « les termes “système”, “méthode”, “science”, sont des simples impropriétés de politesse, quand ils sont appliqués à une masse s’élargissant par des appositions infinies, mais dépourvue de nerf qui vibre ou de pouls qui bat, en signe de croissance ou sympathie interne18 ». En science comme en poésie, Coleridge recherche cette « sympathie interne » entre les phénomènes : puisque ceux‑ci s’imbriquent et s’interpénètrent les uns les autres, ce qui retient son attention est avant tout ce qui fait état de forces, de dynamiques, de tendances, davantage que ce qui se réduit à des catégorisations et des classifications sans vie, et dénuées de liant. Il ne s’agit pas là que d’une préférence, mais d’une condition sine qua non de la science. Coleridge souscrit pleinement à l’opposition romantique entre organicisme et mécanicisme ; mais là où d’autres se contentent de « romantiser » la science, il déclare que la science ne peut être qu’organiciste.

Une science qui unifie

11L’idée, ici, est donc « de poursuivre l’unité du principe, à travers toute la diversité des formes19 ». Et cela non seulement parce qu’une telle unité, et les lois et les principes qui la sous‑tendent, permettent d’inscrire les découvertes faites dans une vision du monde méta‑scientifique, mais aussi parce que sans ces armatures, et sans une compréhension de ce que pourrait être leur idée directrice, la discipline explorée se condamne à la stagnation. À titre d’exemple, Coleridge compare l’étude de l’électricité à celle du magnétisme, et suggère que si la seconde n’a pas progressé autant que la première, c’est parce que les recherches, en son sein, se sont jusqu’ici limitées à l’observation du même phénomène sous différentes formes, sans jamais en tirer de conclusion décisive : elles se sont confinées à « la réitération du problème, non sa solution20 ». Par contraste, « les théories et les fictions des électriciens contenaient une idée, et toujours la même idée, laquelle conduisit nécessairement à une méthode21 ». L’idée en question, le « sol fondamental » ou la « loi22 » à laquelle le pouvoir d’abstraction parvient en transcendant les « [les] fluides qui ne sont que notion, [les] composés chimiques, [la] matière élémentaire23 », est celle de

deuxforcesopposées, tendant au repos à travers l’équilibre. Ce sont là les uniques facteurs du calcul infinitésimal, semblables en toutes les théories. Elles fournissent la loi, et en celle‑ci la méthode pour, à la fois, arranger les phénomènes et donner de la substance aux apparences, au point qu’ils deviennent alors des faits scientifiques24.

12Ce sont les recherches de son ami Humphrey Davy qui fournissent à Coleridge à la fois l’esprit et la matière du principe d’opposition qui préside selon lui à l’activité électrochimique :

La chimie de Davy était fondée sur la polarité […]. Sa démonstration des relations entre les puissances chimiques et électriques corroborait l’idée que la nature était une unité dynamique. Et sa décomposition des alcalis constituait une attaque contre la table des éléments de Lavoisier. Le travail de laboratoire de Davy, remanié comme il le fallait, fournissait ainsi à Coleridge un exemple de science dynamique25.

Une science qui vit

13Les réflexions de Coleridge sur les principes et les lois de la nature trouvent leur expression la plus aboutie dans ses Hints Towards the Formation of a More Comprehensive Theory of Life, publiés à titre posthume et qui s’appuient en grande partie sur les travaux de Davy, mais aussi sur ceux de John Hunter (1728‑1793), de son disciple John Abernethy (1764‑1831) et de Henrik Steffens (1773‑1845). Cette Theory of Life, au sein de laquelle résonnent également des échos plus lointains de compagnons de route de longue date, tels que Giordano Bruno (1548‑1600) ou Jacob Boehme (1575‑1624) s’inscrit contre les approches philosophiques et scientifiques popularisées par l’empirisme des Lumières, qui n’admettent que « distance et proximité, composition (ou plutôt compaction) et décomposition, en somme, uniquement les relations de particules non productives les unes avec les autres, de sorte que dans chaque cas le résultat est la somme exacte de ses composantes, à l’instar d’une addition arithmétique26 ». Elle substitue à cette « philosophie de la Mort27 » une interprétation « vitaliste » des phénomènes physiques, chimiques, géologiques et biologiques étudiés. L’élan vital qui préside à tout mouvement et développement du monde naturel y est ainsi attribué à la polarité évoquée plus haut — ou au « dualisme essentiel de la vie28 ». Mais à cette dynamique, Coleridge ajoute une dimension téléologique : il définit la vie, qu’il voit donc à l’œuvre autant dans la matière non organique que chez les êtres vivants29, comme « le principe d’individuation, ou la puissance qui unit un ensemble donné en un tout présupposé par toutes ses parties30 ».

14Cette affirmation a des conséquences cruciales sur le concept même de vérité : de « chose en soi » détachée du réel, qui correspondrait au point de repos par excellence, elle passe au statut de tendance, qui travaillerait toute la nature au corps, et cela sans repos et sans fin préprogrammée. Le vrai n’est pas un objet immobile, il est un inlassable mouvement créateur, et la perfection ne consiste pas en une adéquation à un étalon externe, mais en la réalisation d’un certain degré de singularité et de cohérence interne, au milieu et en harmonie avec d’autres tendances ou efforts similaires. Car enfin il n’y a pas d’individuel sans assemblage, et vice‑versa :

La tendance vers l’individuation ne peut se concevoir sans la tendance opposée à la connexion, tout comme la puissance centrifuge suppose la puissance centripète, ou comme les deux pôles de l’aimant se constituent l’un l’autre, et sont les actes constituants d’une seule et même puissance31.

15L’harmonie, voire même l’interdépendance des contraires postulée ici par Coleridge, se retrouve dans le rapport qu’il établit entre esprit et matière : d’un côté, l’esprit explicite et de fait complète la matière et donc la nature, de l’autre il en poursuit le travail.

Une vérité consciente

16« Toute connaissance », lit‑on ainsi dans la Biographia Literaria, « repose sur la coïncidence d’un objet avec un sujet32 », « la vérité se situe en toutes circonstances dans la coïncidence de la pensée avec la chose, de la représentation avec l’objet représenté33 ». Et « durant l’acte de connaissance lui‑même, l’objectif et le subjectif sont si instantanément unis que l’on ne peut déterminer lequel des deux précède l’autre34 ». On ne peut retrancher la subjectivité de l’équation du savoir, ce qui en fait une partie intégrante de l’objet étudié : Coleridge voit en ce type d’idéalisme « le plus vrai et le plus évident réalisme qui soit35 ». Les véritables sciences sont marquées du même sceau : « même les sciences naturelles, qui commencent avec les phénomènes matériels comme réalité et substance de tout ce qui existe, aboutissent, de par la nécessité de théoriser inconsciemment et pour ainsi dire instinctivement, à l’identité entre nature et intelligence36 ». Cette conviction qu’une telle identité pénètre l’entièreté du vivant permet de comprendre pourquoi Coleridge cherche, dans ses investigations scientifiques, ce qui va ou pointe au‑delà de la simple mécanique : la nature est en quelque sorte incomplète sans l’esprit qui l’explique et l’explicite. Comme le note Patricia  M. Ball, le rôle du scientifique est d’être attentif à « l’entente secrète37 » entre tous les phénomènes, et non seulement de s’attacher à rendre compte de ce qui fait la spécificité et l’intérêt de chaque objet examiné, mais aussi de lui trouver sa place dans un univers d’interrelations infiniment complexe. Plus encore, « la manière de rendre le caractère d’une chose précisément est, pour Coleridge, de l’humaniser38 ». L’essence même des choses n’est donc accessible qu’à ceux qui n’en sont pas.

17Le rôle clef de la conscience dans l’appréhension et la constitution du savoir et de son objet, dans l’épistémologie coleridgéenne, peut nous amener à nous demander si sa science unificatrice ne se réduit pas, après tout, au simple reflet d’un esprit se voulant unifiant, imprimant partout sa marque de manière à ne jamais voir que lui‑même. Il est vrai que chez Coleridge, l’aiguillon du savoir s’oriente le plus souvent selon des coordonnées préétablies. En premier lieu, sa théorie de la connaissance doit beaucoup à son hostilité à l’égard d’une épistémologie empiriste qu’il considère, à l’instar de nombre de ses contemporains (Kant, Fichte, Schelling, mais aussi, en France, Maine de Biran), comme délétère et impropre à établir le sens de l’existence humaine. Dans les termes du modèle « associationiste » promu par David Hartley — héritier des prémisses de l’Essay concerning Human Understanding (1689) de John Locke, et cousin du sensualisme d’Étienne Bonnot de Condillac , l’esprit humain n’est plus guère qu’un réceptacle passif des représentations provenant des sensations, dont les combinaisons multiples finissent par former des idées. Cette approche, nécessaire à l’objectification du processus d’acquisition des connaissances et des qualités intellectuelles et morales dans un contexte féodal marqué par des divisions sociales fondées sur des différences essentialisées, tend pour Coleridge à pulvériser l’unité de l’expérience humaine, en lui refusant toute volonté, toute créativité. Le poète‑philosophe postule au contraire l’existence d’un vouloir humain unificateur et assimilateur échappant, par nature, à la loi de cause et d’effet s’appliquant au reste de l’univers.

18Pour lui, si l’existence humaine doit avoir un sens, elle doit être libre, et si elle doit être libre, elle doit être spirituelle, dans le sens de ce qui ne se réduit pas à un mécanisme aveugle : « (1) S’il doit y avoir quelque chose de Spirituel dans l’homme, c’est la volonté qui doit l’être. (2) S’il y a une volonté, il doit y avoir une Spiritualité dans l’homme39 ». Plus spécifiquement, toutes les facultés humaines actives — et en premier lieu la volonté, l’imagination et la raison (qui s’apparente à une intuition des vérités éternelles et en cela se distingue de l’entendement) — reflètent nécessairement, de manière imparfaite et conditionnée, des attributs divins équivalents, par nature parfaits et entiers :

Newton n’était guère qu’un matérialiste — l’Esprit dans son système est toujours passif — le spectateur paresseux d’un monde qui lui est extérieur. Si l’esprit n’est pas passif, s’il est en vérité créé à l’image de Dieu, & et cela dans le sens le plus sublime qui soit — l’image du Créateur — il y a alors matière à soupçonner que tout système bâti sur la passivité de l’esprit doit être faux, en tant que système40.

19Cette conception est vouée à mener à un certain anthropocentrisme dans la manière dont le monde naturel est appréhendé, et Coleridge tend en effet à hiérarchiser les espèces en fonction de leur degré de complexité organique, mais aussi de leur niveau de conscience : en bas de l’échelle du vivant, la Theory of Life situe donc le règne végétal, qui pour subsister fait principalement usage de la force du magnétisme ; au‑dessus, les insectes, dont les organes fonctionnent sur le mode de l’irritabilité et font usage de la force de l’électricité ; au troisième plan, les mammifères, dont la complétude du système nerveux permet l’avènement d’une véritable sensibilité. Entre les deuxième et troisième rangs, les poissons et les oiseaux, caractérisés par un mélange d’irritabilité et de sensibilité. Enfin, au sommet de la pyramide, l’humain :

Chez l’Homme la tendance centripète et individualisante de toute la Nature est elle‑même concentrée et individualisée — Il est une révélation de la Nature ! De fait, il est renvoyé à lui‑même, rendu à sa propre responsabilité ; et celui qui se tient le plus droit et le plus ferme sur lui‑même, celui‑là est le plus vrai, car le plus individuel des Hommes. Dans la vie sociale et politique, l’acmé est l’interdépendance ; dans la vie intellectuelle, elle est le génie. Et la polarité, qui a accompagné la loi d’individuation tout au long de son ascendance, ne la déserte pas ici : à la hauteur correspond la profondeur. Les intensités doivent être à la fois opposées et égales. À la liberté doit correspondre le respect de la loi. À l’indépendance doit correspondre le service et la soumission à la Volonté Suprême ! Au génie idéal et à l’originalité doivent correspondre, dans les mêmes proportions, la résignation au monde réel, la sympathie et l’intercommunion avec la nature. C’est au point médian de la conciliation, à l’équateur, que l’Homme vit […]41.

20De telles déclarations siéent mal à un penseur qui prétend chercher la vérité scientifique pour elle‑même, et ce d’autant plus à l’aube d’un xixe siècle certes encore disposé à certains rapprochements incongrus, mais tendant inexorablement vers le scientisme, le positivisme, l’utilitarisme, le réalisme et le naturalisme. Mais, au‑delà des possibles anachronismes et préjugés, et sur un plan purement discursif, les idées scientifiques et esthétiques de Coleridge s’articulent avec une certaine aisance.

La poésie, une continuation de la nature par d’autres moyens

21L’activité poétique, à l’instar des phénomènes naturels, se structure autour de l’idée d’individuation : l’effort mental, psychique et affectif nécessaire à la création artistique reflète l'élan physique, chimique et biologique qui mène à toujours plus d’unicité. Dans l’un des passages les plus cités de sa Biographia Literaria, Coleridge définit l’activité de l’imagination créatrice, qu’il appelle « secondaire » (en ce qu’elle représente un effort plus intense que l’imagination primaire et spontanée dont tous les humains font usage à tout moment) et qu’il distingue de la « fancy » dans les termes suivants : elle « dissout, diffuse, dissipe, dans le but de recréer ; là où ce processus est rendu impossible, elle lutte, à tout le moins, pour idéaliser et unifier. Elle est essentiellement vitale, tout comme tous les objets (en tant qu’objets) sont essentiellement fixes et morts42 ». C’est un peu comme si la raison d’être de l’imagination était de prolonger le travail des forces à l’œuvre dans le monde physique, en s’élançant plus loin encore vers l’individuation et la singularité. Et, de même que l’individualité émerge de la polarité au niveau de la pure matière, la création poétique se caractérise par « l’équilibre ou la réconciliation de qualités opposées ou discordantes : l’identité et la différence ; le général et le concret ; l’idée et l’image ; l’individuel et le représentatif ; la fraîcheur et le sentiment de la nouveauté avec les objets vieux et familiers […]43 ».

22Sous l’effet d’une impulsion décidément poétique, Coleridge ne se contente donc pas de romantiser la nature ; il fait de la poésie l’aboutissement même de la nature. Mais il y a plus : à travers son équation entre l’une et l’autre, il en vient à échanger leurs places respectives, à substituer l’une à l’autre, et vice versa. Et le poète qui ne parvient plus à versifier continue à faire de la poésie, en faisant de la science.

La science, une continuation de la poésie par d’autres moyens

23Un passage de The Friend prête appui à cette interprétation :

Si dans Shakespeare nous découvrons la nature idéalisée en poésie, par le pouvoir créateur d’une méditation profonde et pourtant fidèlement observatrice, alors par l’observation méditative d’un Davy […] nous trouvons la poésie, en quelque sorte, rendue substantielle et réelle dans la nature : oui, la nature elle‑même dévoilée à nous […] qui est à la fois le poète et le poème44 !

24Coleridge dit ailleurs de Davy qu’il est « le premier homme qui, né poète, a converti la Poésie en Science45 ». À cet égard, il s’oppose diamétralement à Erasmus Darwin, dont les efforts pour propager ses découvertes scientifiques en vers témoignent d’une incompréhension de la nature de la poésie comme de celle de la science : pour Coleridge, rappelons‑le, la poésie de Darwin n’est qu’une apposition de formes les unes sur les autres, sans perception de la « sympathie interne » qui les lie. Chez Davy, au contraire, une profonde sympathie unit la recherche à la poésie. Comme le résume Levere, Coleridge voit très tôt que c’est dans la chimie de Davy elle‑même, davantage que dans ses poèmes ou sa philosophie, que se trouve sa poésie46.

25De ce qu’il constate et admire une certaine fluidité dans la circulation entre science et poésie, chez Davy, il est possible d’inférer que Coleridge espère parvenir à opérer une conversion similaire, à travers ses propres analyses scientifiques. Celle‑ci serait alors une manière, pour son auteur, de continuer à créer « poétiquement », mais sur un autre mode. Cette conclusion est d’autant plus tentante que, comme nous l’avons vu, les idées directrices de la Theory of Life s’alignent sur la théorie esthétique de Coleridge, et de fait étendent le champ de la matrice poétique à l’univers entier. Une telle interprétation peut s’appuyer sur un article de Sam G. Barnes concluant que la Theory of Life devrait se lire comme une version condensée du fameux Opus Maximum. Peu importe que des doutes subsistent sur la date et les conditions de sa rédaction ou son originalité, peu importe qu’elle soit une œuvre de circonstance n’ayant aucune commune mesure avec le projet gargantuesque de l’Opus, la Theory est sans doute le seul « message philosophique complet47 » jamais produit par Coleridge, et le principe de la polarité et celui de l’unité dans la diversité constituent le cœur même de sa philosophie48. De fait, s’il faut la considérer comme l’expression la plus aboutie de la vision du monde propre à Coleridge, il est possible de l’appréhender également comme l’aboutissement de toutes ses intuitions, y compris poétiques.

Les Notebooks et la vérité de l’existence

26Il est tentant, ici, de conclure que tout est bien qui finit bien. Mais on peut se demander si Coleridge lui‑même aurait trouvé une telle interprétation consolatrice, voire même plausible. Le fait qu’il n’ait jamais cherché à publier la Theory de son vivant, et semble même avoir fini par la mettre de côté, laisse supposer une possible insatisfaction à son égard. Comme si, une fois conceptualisée de manière claire et organisée, sa pensée avait perdu de sa vivacité, de sa richesse et de sa suggestivité. Cela, mis dans le contexte de son incapacité à versifier et à achever son projet d’unification de tous les savoirs, peut évoquer un conflit interne quant à la formalisation et à l’encadrement de ce qui tient à la force vitale, que celle‑ci soit appréhendée poétiquement ou scientifiquement. Et Coleridge peut alors sembler pris dans la tension qui selon Bonnefoy constitue le cœur même de l’activité poétique, tension entre le vrai qui déborde toute conceptualisation et le langage toujours tenté par cette conceptualisation, et dont on ne peut sortir — conditionnellement — que par la parole, processus dialectique conscient de la finitude de son initiateur et des insuffisances des moyens qu’il emploie. Cette parole est pour Bonnefoy une occasion de partage, là où le beau pur, qu’il soit conceptuel ou esthétique, tend à se refermer sur lui‑même. En cela, elle mène à « la seule vérité qui importe, non celle de la matière, mais celle de l’existence49 ». Si l’on comprend l’« échec » de Coleridge (qui doit beaucoup à sa propre narrativisation) comme le signe plus ou moins volontaire et conscient d’une certaine répugnance à s’extraire du milieu où pensée et événement se rencontrent au nom d’une œuvre monumentale mais dénuée de vie, alors on peut considérer les moindres méandres, détours et apartés de ses écrits comme les lieux mêmes où viennent se nicher, encore fraîchement écloses, sa poésie, sa science, sa vérité.

27Et nul écrit, chez Coleridge, n’est plus saturé de telles circonlocutions que ses Notebooks. Au sein de ceux‑ci, l’observation, sous‑tendue par des lectures nombreuses et éclectiques, se fait aussi minutieuse que possible afin de mettre au jour la beauté ou le sens profond d’un phénomène tout juste appréhendé : cette « prose descriptive », écrit Patricia Ball, « finit par se transcender elle‑même, et par produire les fruits de la poésie50 ». Chaque entrée des carnets de Coleridge consigne avec une certaine urgence une intuition mêlant le particulier et le général ou mettant en relation des réalités de genre et d’essence différents, et l’image qui en émerge est à chaque fois une et singulière. Ici, il cherche des exemples pour appuyer sa thèse selon laquelle « les extrêmes se touchent », et note « obscur par excès de lumière51 » ; là, regardant la mer, il s’extasie devant « la merveilleuse autonomie et la personnalité inconfondue de chacune de ces millions de millions de formes », n’empêchant pas « l’Unité indivise en laquelle elles [subsistent]52 » ; ailleurs, il compare un rai de lumière s’élargissant à mesure qu’une porte s’ouvre, « de façon à gagner en Largeur ce qu’il perd en longueur53 », au moi s’épanouissant dans le temps. Ce qui ressort de chacun de ces extraits, c’est une capacité à réaliser dans la pratique ce qui demeure abstrait dans la Theory, à savoir le rapprochement et la fusion d’éléments en apparence hétérogènes, en vue d’élargir le champ des itérations possibles du pouvoir créateur et donc unificateur qui sous‑tend l’existence humaine et la vie elle‑même.

28« L’extase de Coleridge face au mystère de l’Être — le fait purement et simplement miraculeux que les choses et les personnes existent, plutôt que de ne pas exister, est ce vers quoi tend tout ce qu’il a à dire sur la science et la littérature54 ». Ana Taylor résume ici ce qui fait de la vérité de Coleridge une vérité éminemment poétique, si l’on choisit de comprendre la poésie comme un ajustement permanent entre soi et le monde : l’émerveillement devant une existence une et multiple, qui, à tous les échelons, ne cesse de tendre vers sa propre singularité, tout en recherchant et en s’enrichissant de l’altérité — et en cherchant à l’enrichir.