La biographie de T.E. Lawrence par André Malraux. Un échec et un apprentissage.
Pourquoi Lawrence ?
1Lawrence d’Arabie fascinait Malraux depuis la fin des années 1920. Dans le choix de rédiger sa biographie, une affinité profonde entre les deux auteurs a dû jouer : celle du rapport conflictuel qu’ils ont entretenu avec leurs œuvres respectives. L’épopée de Lawrence offrait un prolongement flamboyant à l’évocation de la Grande Guerre que Malraux venait d’initier dans Les Noyers de l’Altenburg. La vie de Lawrence et la question de la possibilité de la raconter faisaient, de plus, écho à la vie de Garine et à la difficulté d’en rendre compte. Enfin, Lawrence incarnait la figure de l’aventurier, capable de concurrencer le réel et le transmuer en « merveilleux », et qui hantait tous les romans de Malraux.
2Comme le rappelle Maurice Larès dans la notice de l’édition Pléiade1, les affinités entre Malraux et Lawrence sont très nombreuses. L’une d’entre elles touche à l’essentiel : il s’agit de la forme que prend chez les deux auteurs le démon de l’écrit. Lawrence doute beaucoup de la qualité de ses œuvres, comme Malraux lui-même, et singulièrement en ces années 1942 et 1943. Il ne s’agit pas seulement, chez Lawrence, des jugements dépréciatifs sur ses écrits qui jalonnent sa Correspondance. Il a « perdu » la première version des Sept Piliers de la Sagesse, mais ne l’a-t-il pas en fait détruite ? Il s’infligea en tout cas de la réécrire, plus longue de quelque 150 000 mots. Il concède une publication, après bien des réticences, mais à quelque 200 exemplaires seulement, après avoir mis un soin maniaque et incongru, et au prix de réécritures harassantes, à la suppression des « chenilles » typographiques2. Il envisage de confier la rédaction d’un reader’s digest de l’œuvre à David Garnett – exemple peut-être unique d’un auteur qui n’exclut pas qu’un résumé fait par un autre vaudra tout autant (mieux ?) que l’original de sa main. Il s’en chargera finalement mais jugera le résultat moins que médiocre. Malgré les mises en garde de ses amis auteurs et éditeurs, il brûle le manuscrit de The Mint (La Matrice) et confie le seul exemplaire dactylographié aux hasards de la poste de 1929, qui aura charge de le faire parvenir (ou pas ?) du Waziristan à Londres. Il en interdit la publication jusqu’en 1950. Une phrase de Lawrence résume assez bien ces situations, dont la dernière s’apparente à une tentative de suicide : « on écrit des livres par nécessité mais on les publie par indulgence3... » – où « indulgence », dans l’ordre de la critique, est probablement pour lui un understatement.
3Dans le registre de la relation compliquée avec l’œuvre, Malraux n’est pas en reste. Son pénultième roman, Le Temps du mépris, sera de sa part l’objet d’un ostracisme inamnistiable. Des quelque 70 pages de l’ouvrage, il n’en sauvera, dans les Antimémoires, que trois, avec l’épisode de la chute de l’avion et d’un de ses « retours sur terre » miraculeux4. Mais ce passage n’était lui-même qu’une adaptation d’un texte rédigé pour la presse à l’occasion de son extravagante expédition à la recherche des ruines de Saba5. Les Noyers de l’Altenburg sont présentés dans l’édition de 1948 comme faisant partie d’un ensemble, La Lutte avec l’Ange, dont la partie manquante a été – bien entendu – détruite par la Gestapo. Comment expliquer que cette œuvre, suite de morceaux de bravoure sertis dans une remarquable inventivité formelle, n’ait été destinée par Malraux qu’à « la curiosité des bibliophiles » ? Et présentée en toute hypothèse comme ne devant pas être rééditée (on sait pourtant qu’il ressuscita l’essentiel des Noyers dans les Antimémoires puis dans Lazare). S’adressant à Roger Stéphane, l’écrivain invente (?) la même circonstance d’une perte du manuscrit de la Psychologie de l’art, ou plutôt de l’alternative d’une perte ou d’une saisie par les Allemands. Il laisse en plan ce « compagnon » de La Voie Royale que devait être Le Règne du Malin, texte auquel il travaillait en 1939 et 1940. Enfin, entre 1941 et la fin de 1943, Malraux procède à de longues retraites dans le Désert. Le résultat est ce Démon de l’absolu, une œuvre de près de 500 pages serrées qu’il jugea indigne d’être publiée. Eût-il eu l’idée farfelue de le faire qu’il ne le pouvait, puisque, de nouveau, la Gestapo avait saisi le manuscrit (ce qu’il disait encore en 1970 à Claude Mauriac). Si l’on excepte L’Espoir, exception de taille il est vrai6, pendant 12 ans, du Temps du mépris (1935) à la publication du premier tome de la Psychologie de l’Art chez Skira en 1947, les rapports de Malraux avec ses propres écrits ont été une longue suite de pulsions conflictuelles. La profonde crise de doute que Malraux a traversée à l’égard de son œuvre l’a naturellement rendu très attentif à tout ce qu’il y a d’autodépréciatif dans les écrits de Lawrence. Peut-être même a-t-il prêté une oreille trop complaisante à cette musique, au prix d’une moindre qualité de jugement. On y reviendra.
4Il y a une continuité d’inspiration partielle entre Les Noyers de l’Altenburg et Le Démon de l’absolu, qui ont été écrits successivement. Il s’agit dans le second texte de revenir à la Grande Guerre que Malraux avait évoquée dans le premier avec l’épisode de Bolgako. Épisode paradoxal puisque le « père » du narrateur, qui est sous l’uniforme allemand, assiste, dans ce combat, à un fraternel « assaut de la pitié7 » au cours duquel les soldats allemands, enfreignant les ordres de leur état-major, portent secours aux soldats russes qui viennent d’être gazés. Paradoxal, donc « romanesque », bien qu’historiquement exact. Malraux trouve avec Lawrence un « conquérant » presque contemporain – 13 ans seulement les séparent – bien réel mais hautement romanesque. Avec lui, la Guerre est exotique, vraiment victorieuse (il prend Damas, les Alliés ne prendront jamais Francfort) ; c’est une guerre de mouvement, une guerre nomade où il ne pleut jamais. Bolgako et la prise de Damas seraient ainsi, dessinant une façon de cycle, deux événements « légendaires » de la Grande Guerre. On reviendra sur ce terme. À l’opposé des enlisements et des carnages de la Somme, la Guerre c’est, pour Malraux, le lointain de la Vistule ou d’Aqaba – et la fraternité.
5Un « conquérant »... Il est peu probable qu’en 1927, date de la rédaction du roman éponyme, Malraux connaissait Lawrence autrement que par sa légende. Il existe cependant un lien troublant, car précédant certainement la connaissance des Sept Piliers de la sagesse, entre la biographie réelle de Lawrence et celle, fictive, du plus complexe et du plus « désaccordé » des personnages de Malraux : Garine8. Avec chez l’un et l’autre la même fuite du passé, le même sentiment d’humiliation, le même pouvoir de prédicateur-propagandiste, la même quête d’une délivrance par l’action, et le même rôle central d’un viol : celui d’un soldat par des légionnaires, dont Garine a été témoin et qui l’obsède9 et celui que subit Lawrence lui-même à Deraa. Et, peut-être surtout, il y a la mise à la question de l’approche biographique par le narrateur Michel qui révèle les failles et les lacunes de la fiche de police, supposément bien « renseignée » pourtant, censée résumer la vie de Garine. Jacques Lecarme, qui met très justement en lumière toute la portée de ce passage, souligne qu’« aux certitudes d’un rapport qui évalue la dangerosité de Garine et qui procède par assertions factuelles, Michel répond par des interrogations, des incertitudes, des ambiguïtés10. » À 26 ans, Malraux présente le premier de ses personnages romanesques comme possédant un curriculum vitae trompeur, une biographie douteuse. Que peut-on savoir d’une vie, que peut-on en dire, la notion a-t-elle même un sens ? Ce questionnement, Malraux y reviendra jusqu’à Lazare. Le Démon de l’absolu en constitue l’étape centrale, à mi-œuvre, à mi-vie. Une étape que l’on pourrait qualifier d’utopiste, ou d’illusoire : le biographe y postule en effet que la vérité d’une vie peut s’atteindre à travers celle d’une existence.
6Où peut bien nous conduire la préface du Démon de l’absolu – le nom de Lawrence n’y est jamais cité – dont les tout premiers mots énoncent un projet extravagant : « Contre le lien du réel et de l’écoulement du temps... » ? La préface s’avance dans un questionnement qui ne quittera plus Malraux : si le réel est une fantasmagorie, alors quel merveilleux, quel « imaginaire » est plus réel que lui ? Il peut paraître étrange qu’une telle interrogation commence ici par l’exemple de « cette incarnation moderne de l’imagination » qu’est le Détective et qu’à l’ouverture d’un texte sur Sisyphe on nous parle de Sherlock Holmes. C’est peut-être que le Détective, comme le biographe que se propose d’être Malraux, cherche à dévoiler une identité, dont il pose, par sa recherche même, le mystère. Malraux poursuit en abordant la question du réel sous un angle original qui est celui de savoir ce qui peut susciter notre étonnement, ce qui est plus réel que le reste ; il s’agirait, disons, du réel-de-métamorphose. Et Malraux de montrer à quel point l’étonnement, ou son absence, sont l’un et l’autre étonnants. Ainsi, par exemple, « des deux plus grandes aventures qu’ait connues l’Occident, les Croisades et la Conquête de l’Amérique, il n’est pas resté un seul événement légendaire11 ». L’épisode de Bolgako et la geste de Lawrence seraient les deux événements légendaires de la Grande Guerre pour Malraux, « légendés » par lui, points de fixation de son étonnement et de son imaginaire. L’écrivain revient ensuite à une forme de chronologie. La fascination qu’a constamment exercée sur lui le siècle de Saint Louis se retrouve ici. Dans l’opposition entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, l’homme tenait alors, selon Malraux, que les sentiments avaient la « solidité d’une cathédrale » parce que le sentiment religieux, la Foi, les dominait tous, tandis que le « monde des choses était incertain »12. Le « merveilleux » qui s’attachait alors aux choses, ce sera exactement le « Surnaturel » des écrits sur l’art et « l’imaginaire-de-vérité » de L’Homme précaire et la littérature. Pour nous autres Modernes, au contraire, le monde des choses est certain, trop certain, alors que celui des sentiments est « hypothétique », à l’image du premier d’entre eux, l’amour laïque. Hypothétique, au sens de ce qui doit toujours être expliqué et ne le peut jamais, mais pas au sens de « merveilleux ».
7Pour les Modernes, quel est alors le refuge du merveilleux ? Il a trouvé un précaire asile dans un espace-temps rêvé et dans des figures-types. Ainsi, pour les rêves, il s’agit de l’exotisme et de ce que Malraux appelle curieusement « l’invention du passé » (au sens où Michelet et Hugo, à la « famille » desquels il a toujours dit appartenir, ont inventé le passé). On peut rêver d’époques ou de lieux « où l’imaginaire pourrait arriver – aurait le droit d’être vrai ». C’est la différence entre ces conditionnels et l’indicatif qui conduirait à caractériser le merveilleux moderne comme procédant d’un mensonge à soi-même. De même, pour les figures-types, l’ambitieux et le joueur ont-ils ceci de commun qu’il feignent de tendre de tout leur être vers un but, alors qu’ils savent que l’objet de l’ambition s’éloigne à mesure que l’on s’en rapproche et que la perte est l’indispensable carburant de la poursuite du jeu. Il y a enfin la figure de l’aventurier, celui qui reprend les charmes de l’ailleurs et du hasard et les puissances de la volonté, mais dont l’entreprise délibérée s’approche au plus près de l’authentique – parce qu’elle réduit la part de « comédie », parce que la vie y est souvent en jeu. Une formule le définit :
Son ennemi, c’est l’ordre du monde– le réel. [...] Être nomade des métiers – comme des lieux, comme des états civils, et comme, s’il était possible, de soi-même –, c’est tenter de se placer, en face du réel, dans les conditions du merveilleux13.
8Il s’agit pour l’aventurier moderne de retrouver cette façon ancestrale qu’avait l’homme de considérer que le réel n’était rien d’autre qu’un « affleurement du merveilleux ».
9Lawrence est fervent d’exotisme et de nomadisme. Il est hanté par le passé (« obsédé de passé »..., « la maladie du passé »14). Il est ambitieux, parfois pour lui-même, passionnément, en tout cas, pour les autres. Il est joueur, au sens où il croit à la puissance créatrice et féconde du hasard et où il lui arrive de tout miser sur la même case (son expédition d’Aqaba, par exemple). C’est enfin l’Aventurier type, « l’homme que n’éclaire pas le soleil, mais la torche qu’il tient dans son poing15 ». C’est, dans cette préface, avoir assez bien tracé les contours du personnage sans en avoir jamais écrit le nom. C’est avoir assez bien campé Malraux lui-même, dans cette sorte de biographie elliptique et allusive fondée sur des références à des types. Malraux eût-il, en nommant son « personnage » , nourri d’exemples tirés de sa biographie les traits de caractère que l’on vient d’évoquer, eût-il montré, de façon plus resserrée qu’il ne le fera dans la suite du Démon, que Lawrence était un héros de la condition humaine par sa volonté farouche et douloureuse de réduire la part de « comédie16 » qui nous afflige, mais un héros malheureux car « Sisyphe [amoureux] du rocher17 », que nous aurions eu à lire, non une biographie mais une « Vie de Lawrence » signée Malraux, délibérément lacunaire, capricante et métaphysique, comme la préface de l’ouvrage d’Albert Ollivier sera une « Vie » de Saint-Just.
Un ensablement
10Mais, avec une belle humilité, Malraux veut tout à la fois honorer le « pacte » biographique (avec ses contraintes : respect de la chronologie, enquête, précision...) et ménager une part de merveilleux, en réglant quelques comptes avec le réel. Peut-on, dans cette tension, écrire une Vie ? Cela serait possible à deux conditions. L’une, que le personnage ait été aussi peu disert que possible sur lui-même et qu’il ait laissé au biographe la liberté de reconstituer cette vie et d’en dessiner les contours psychologiques. Dans ce cas, la biographie n’exclut pas l’imaginaire, elle l’exige au contraire. L’idéal-type de ce genre d’entreprise, ce seraient les Mémoires d’Hadrien, qui ne sont aucunement des Mémoires, mais une géniale biographie sui generis. Or, dans le cas de Lawrence, la tâche de Malraux est rendue très compliquée par le fait qu’il s’agit d’écrire une Vie que le vivant en question a déjà écrite et sans laisser guère d’espace aux trouvailles d’un biographe, puisque tous les registres essentiels, événementiel, historique et politique, métaphysique, ont été abordés par lui. Tour d’écrou renforçant l’étreinte, le même a commenté son autobiographie – ses limites, ses « blancs » (Lawrence veille avec soin à bien dire quand il se tait, ce qui rend arrogante et suspecte par avance l’exégèse d’un tiers), ce mélange d’orgueil et d’humilité consubstantiels au genre – et ce aussi bien dans l’autobiographie elle-même que, de manière abondante, dans sa Correspondance. On en vient donc à la deuxième possibilité, qui se fonde sur l’hypothèse que bien qu’en ayant beaucoup dit, l’individu est très loin d’en avoir dit assez. Cela va bien au-delà de l’idée banale mais juste qu’il reste toujours à explorer chez quelqu’un malgré les explorations qu’il a faites lui-même. Il s’agirait, mais resserré dans le cadre d’une biographie, de faire ce que Sartre fera avec Flaubert, Sartre qui en savait sur l’écrivain et même sur Gustave infiniment plus qu’ils n’en savaient l’un et l’autre (et précédemment, sur Baudelaire et sur Charles). Dans un registre voisin, il y a la « psychologie-au-secret » ou la « psychologie de l’Inconscient »18. Mais Malraux n’y croit pas : « Qui donc mesurera chez un autre que lui-même la douleur et la honte19 ? », formule du Démon qui annonce bien des condamnations futures. Pire d’ailleurs : il s’agit pour lui d’objets phobiques. À cet égard, il est très remarquable que Malraux ne commente pratiquement pas l’épisode du viol de Deraa – faisant crédit à Lawrence d’avoir dit, en une formule désespérée et sublime, l’essentiel de ce qu’il fallait en dire20 – et reprend telle quelle son affirmation selon laquelle un des charmes majeurs du métier de mécanicien est que l’on n’y rencontre pas de femmes21... Ce qui prévient Malraux d’emprunter la voie de la critique sartrienne ou d’user des délices suspicieuses de la psychologie-au-secret, c’est aussi qu’il a toute sa vie souffert d’une heureuse infirmité : il ne sait pas être « contre », et l’une et l’autre ne fonctionnent jamais aussi bien que lorsqu’elles prennent la forme d’enquêtes à charge. Après la réussite, comme cas-limite et donc non-renouvelable de la Vie de Napoléon par lui-même, Malraux a rédigé cette fois-ci une Vie de Lawrence par lui-même presque continûment réécrite par Malraux. Toutes les chances, théoriques et pratiques, que l’entreprise biographique échoue ayant été réunies, c’est sabre au clair que Malraux part à l’assaut de cette Vie.
11Que va-t-il donc faire dans cette galère d’écriture, gardant sur le métier plus de deux ans la rédaction de cette Vie d’un Homme Illustre, dont l’homme en question a déjà dit l’essentiel ? La moindre difficulté n’est pas, qu’avec cette biographie, Malraux écrit contre soi. On l’a souvent dit, un des traits les plus constants de son écriture romanesque est d’éviter le récit et de réduire au strict minimum la place de l’énonciateur extérieur aux personnages. Soit à peu près l’inverse de la posture biographique et il n’est donc guère étonnant que Malraux peine à accepter les conditions formelles inhérentes au genre. Il tente de leur échapper par trois procédés, tous de caractère mimétique, par lesquels l’instance narratrice dominante que les lois du genre l’obligent à être s’essaie à se fondre, à disparaître dans son personnage, comme il le faisait dans Garine, Perken, Kyo, ou Manuel. Le procédé le plus immédiat consiste à reprendre les propos mêmes de Lawrence, soit par la reproduction d’une lettre ou d’un passage des Sept Piliers, soit, fréquemment, par des synthèses de ses écrits, de ses analyses, dont on peut observer qu’elles sont souvent fidèles. Le deuxième moyen réside dans l’hétéro-introspection, où ce qu’écrit Malraux a les apparences et la substance d’un monologue intérieur de Lawrence – qui d’ailleurs, comme avec le procédé précédent, peut résulter de la mise en scène, de la synthèse, de réflexions transcrites par Lawrence lui-même. Le troisième moyen, enfin, consiste à neutraliser autant que possible l’instance narratrice extérieure, Malraux lui-même, en adhérant fidèlement au récit de Lawrence par une paraphrase aussi formellement belle que possible, mais une paraphrase tout de même. La plus grande partie des chapitres « La marche vers le nord » et « La clé de Damas » (130 pages en tout) est ainsi une sorte de récit « dicté » par Lawrence. Malraux, qui a déjà transfiguré un soulèvement à Canton, une insurrection à Shangaï et une guerre civile en Espagne, et ce en n’intervenant qu’exceptionnellement dans la vie de ses personnages, est ici souvent conduit, pour s’absenter de nouveau, à paraphraser des passages des Sept Piliers, à s’en tenir scrupuleusement à ce que Lawrence lui-même ou ses historiens rapportent.
12Le chapitre XXXV (« N’était-ce donc que cela ?») est le seul que Malraux ait publié, dans une revue gaulliste (La Liberté de l’esprit, avril-juin 1949). Les raisons de ce tirage à part ne sont en rien évidentes. L’absence de plans-séquences, la succession rapide de prises selon des angles de vue violemment contrastés, les asyndètes récurrentes servent généralement bien les exercices d’admiration malruciens : c’est sur ces procédés que reposent en partie les « montages » des écrits sur l’art. Ici, ils laissent le lecteur perplexe. Plus précisément, un des traits de la rhétorique malrucienne est cette façon subvertie d’utiliser la nuance à des fins de renchérissement (ici encore, les écrits sur l’art, mais aussi les portraits en sympathie abondent d’exemples22). Dans ce chapitre, la nuance traduit l’embarras, l’à-peu-près, l’hésitation. Ajoutons qu’il est étrange et littérairement très maladroit de conclure, de dresser un bilan – ce qui constitue la tonalité générale du chapitre – alors que s’ouvre la phase la plus étrange de la vie de Lawrence, celle où il s’invente des avatars, des exercices d’ascèse et recherche les humiliations : comme le dit Malraux lui-même, la phase de sa vie la plus « accusatrice »23. Il est certain cependant que le déceptif qu’annonce le titre domine. La sévérité du jugement concerne surtout l’œuvre écrite. Malraux est ici « contre », mal à l’aise dans cette posture, car, de nouveau, il écrit contre soi. Au demeurant, qu’il prétende ne faire que reprendre les avis de Lawrence lui-même, ce ventriloquisme n’est pas bien dans ses habitudes : ce sont généralement ses personnages, fictifs ou réels, qui parlent comme lui et non l’inverse. Lawrence, donc, n’a pas su s’exonérer du récit pour ne garder que la grandeur de l’action, de cette « cicatrice » dont Perken voulait marquer le monde :
Le récit détaillé de ses actes était loin d’être le meilleur moyen d’expression de son action. Il avait voulu apporter son témoignage à la résurrection d’un peuple, et il lui semblait parfois relire les mémoires d’un dynamiteur24.
13Entre les tout premiers chapitres et le fameux chapitre CIII presque final (« Moi-même »), Lawrence, selon Malraux, n’a pas assez transfiguré son action en élaguant la succession des actes, en lui donnant valeur de légende. Quant à la métaphysique du désastre qui habite Lawrence, Malraux lui reproche de ne l’avoir pas, elle aussi, transfigurée :
Un Melville, un Conrad même eussent trouvé, au-delà d’une atmosphère que Lawrence avait peut-être atteinte, la source suprême de poésie qui fait de la déception, du désespoir, non une paralysie, mais une tragédie25.
14Peut-être suffirait-il d’assez peu de choses pour remettre à l’endroit ce texte embarrassé et injuste, en considérant que l’embarras vient de ce que Malraux parle aussi de soi, et que le jugement devient juste s’il concerne au premier chef Le Démon de l’absolu et non les Sept Piliers, justice qu’il rendra d’ailleurs en ne le publiant pas.
15Malraux reproche à Lawrence de ne pas avoir trouvé une écriture à la hauteur de sa métaphysique. Peut-être suggère-t-il même que, l’eût-il trouvée, elle aurait en retour apaisé les déchirements et réduit la part d’ombre qui habitaient cette métaphysique. Trait d’époque, ou effet de génération, portée à l’intellectualisme, la lecture des Sept Piliers par Malraux est en tout cas continûment conceptuelle – « psychologique » , au sens où il parle de « psychologie de l’art ». Il n’est pratiquement jamais question de style, de « métier » dans Le Démon de l’absolu, pas plus d’ailleurs que dans L’Homme précaire : il s’agit de la Littérature, non de l’écriture. Cette réduction, inhérente au rythme de cavalcade du second texte, rien ne l’imposait dans le long cours de la monographie. Malraux, il est vrai mal servi par la seule traduction disponible à l’époque, passe à côté de l’immense talent de prosateur de Lawrence, dont certains (T. Hardy, E.M. Forster, G.B. Shaw, W. Churchill...) eurent très tôt l’intuition qu’il lui vaudrait sa survie, quoi qu’il advînt par ailleurs du souvenir de son aventure terrestre. Irving Howe a résumé cette promesse posthume en une belle formule ; il oppose l’autodérision de la partie du titre « un triomphe », quand le mot s’applique à l’action politique, au sens pur qu’il retrouve lorsque, le livre refermé, on l’applique à l’entreprise littéraire : « In another sense [The Seven Pillars] is a triumph: a vindication of consciousness through form26. » De fait, la seule façon dont Malraux rend justice à l’écriture de Lawrence, c’est (parfois) quand il le cite, ce qui n’est pas rien mais n’est pas grand-chose. On n’attendait certes pas de l’auteur de la préface de Sanctuaire des analyses de textes... Mais entre ce type d’exercice et une saisie métaphysique englobante et éloignée, il y avait – encore une fois : dans une monographie – l’espace de commentaires d’ample composition de l’écriture lawrencienne. Nous n’en trouvons pas. Le problème n’est pas seulement que la « psychologie » des Sept Piliers qui nous est donnée à lire occulte la dimension littéraire de l’œuvre ; il réside aussi en ce que la lecture uniment métaphysique peut nous éloigner de la métaphysique même, de cette partie de la métaphysique que l’acte et la façon d’écrire révèlent : Lawrence, comme tout grand écrivain, a sa forme à lui de cet « éternel imparfait » que Proust associait indissolublement à la vision du monde de Flaubert27. C’est ainsi que nous ne trouvons pas non plus ce qui peut relier des éléments aussi dissemblables que les Sept Piliers et La Matrice. Pourtant, passer du jaune brûlé des Sept Piliers au camaïeu des gris sombres de The Mint, passer du récit flamboyant au journal de bord, de la geste collective à la solitude, ces séquences d’écriture que tout oppose s’originent dans la conviction que tout, pour Lawrence, conduit au Livre. Malraux évoque assez peu The Mint – dont il ne connaissait peut-être que des bribes en 1942-1943 – et une seule fois en en percevant l’inquiétante originalité28. Mais à la page précédente, il énonçait que « toute inspiration de romancier implique l’émerveillement ou l’angoisse devant la diversité des hommes29 ». Affirmation très contestable par sa réduction et impropre à saisir le lien qui unit l’entreprise littéraire de Lawrence. Elle se déploie de l’émerveillement devant ce qu’il arrive aux hommes de faire (c’est la dominante de la plus longue partie des Sept Piliers), à l’angoisse devant le peu de chose qu’ils sont (c’est la constante de The Mint).
16Il y a bien une ombre portée du « N’était-ce donc que cela ? » sur les quelque 100 pages qui suivent ce chapitre (et, l’ayant lu, sur nombre de celles qui le précèdent). Que peut-on cependant « sauver » dans Le Démon de l’absolu ? Un charme que l’on peut y trouver, c’est que la nature y est « belle comme un rêve de pierre ». Malraux y a déployé le second de ses deux univers fétiches, et polaires30. Il y eut la touffeur conradienne de l’exubérante nature cambodgienne infectée de reptiles et d’insectes (dont il avait la phobie) ; nous retrouverons à Delhi, Dakar, Singapour... l’humidité chaude des Tropiques. Et il y a désormais l’autre paysage, qui se situe quelque part entre l’Asie centrale, les ruines enfouies de Saba, l’Égypte, l’Arabie de Lawrence. Il arrive que, par une nuit d’Idumée, une immense bonté tombe de son firmament et Le Caire est indissociable de ses bougainvillées. C’est parfois aussi une nuit chaldéenne : « Le repas était servi dans un jardin, sous les étoiles de Chaldée indulgente au supplice31... » – ce repas, ce jardin, ce supplice, c’est l’écho de Salammbô. Par excellence, c’est un paysage de remontée du temps, un paysage du Premier Jour où Dieu vient d’abandonner le monde à sa pure apparition. Paysage d’« aube biblique » dont Malraux réussit le tour de force de la recréer, après l’épisode de la fosse aux chars, jusqu’en Flandre où, mélange de machinisme et de Genèse, comme dans Les Démon de l’absolu, « [les] chars au bout de la rue faisaient leur plein d’eau, monstres agenouillés devant les puits de la Bible32 ». Dans la minéralité, Malraux voit tout le contraire d’un Waste Land :
[Lawrence] fit renaître d’abord le vieux mépris haineux des errants pour les sédentaires, l’exaltation de la misère choisie, le néant des villes à l’illumination sordide devant la solitude criblée d’étoiles et resplendissante du silence de Dieu33. Qu’était la loi du désert sinon l’éternel refus de tout ce par quoi les hommes s’accordent au monde, le mépris des mille formes du démon que la vermine des cités appelle bonheur34.
17L’évocation de la vallée de Roum dévoile un chaos de siècles et de registres :
C’était une de ces premières failles grandioses où les premiers peuples voient l’entaille de la hache des dieux, une de ces voies sacrées dont la majesté conserve le souvenir de l’assaut des anges rebelles. En même temps que dans l’odeur des tamarins, Lawrence plongeait dans un monde de cosmogonie, dans la forteresse de ses rêves d’enfant grandis à l’échelle de ceux d’Hercule35...
18L’auteur de l’excellent appareil critique précise que ces lignes ne sont en rien inspirées par un passage des Sept Piliers. Il a raison : Malraux, ici, n’est pas chez Lawrence mais avec Chateaubriand.
19Avec le cadre, autre élément réussi : les portraits. Les chapitres XXXVII et XXXVIII, en particulier, sont le témoignage d’une profonde empathie et même d’une fraternité—valeur cardinale chez Malraux – à l’endroit de Lawrence. Fraternité que l’on retrouvera, intacte, dans Lazare, où l’une des premières questions que pose Malraux à son chirurgien-psychiatre au sortir de sa résurrection est : « Auriez-vous guéri Lawrence36 ? », comme un grand blessé qui s’interroge d’abord sur le sort d’un camarade.On doit aussi opposer au chapitre XXXV l’émouvant et brillant explicit, avec son éloge de l’adolescence comme âge béni de la vie, celui des luttes avec l’Ange et des possibles, dans lequel Malraux unit Lawrence, Saint-Just, Rimbaud et Fabrice et redonne à cet homme « désaccordé37 », à cet « athée de la vie38 », à cet « assiégé39 » toute sa part solaire, magnétique :
Désintéressement, courage, romantisme, les sentiments auxquels Lawrence devait d’abord sa légende étaient des sentiments d’adolescent. Son drame, né du conflit de l’éthique et de la politique, le drame de l’adolescence ; sa tragédie, sa confrontation à l’absolu, la tragédie de l’adolescence40.
20Tous les ouvrages de Malraux, des Conquérants à l’Intemporel, en passant par celui-ci, sont essentiellement des exercices d’admiration41. Les portraits en sympathie de Lawrence qui émaillent le texte sont au nombre des passages littérairement les plus convaincants du Démon de l’absolu42. Avec parfois d’admirables fulgurances43.
Du Mémorial aux Antimémoires
21Les portraits de Lawrence conduisent à poser la question plus complexe de savoir ce que Malraux lui-même a pu sauver et retenir du Démon. Cet ouvrage abandonné est à certains égards une écriture d’avant-textes, ou « séminale ». Dans les portraits en sympathie, Malraux y dépasse l’alternative de l’autonomie formelle du personnage et de la présence de l’instance narrative. C’est une voix qui parle, dont ne sait où. Une suite de jugements sans juge identifiable, tout entière (dé)possédée par son « sujet », où le mot est à entendre au sens premier. Ce sera la tonalité générale des écrits sur l’art (rarissime dans Psychologie de l’art, le « je » Malraux disparaît totalement dans Les Voix du silence) ; celle des textes brefs, nerveux, pénétrants, du Triangle Noir (du moins pour Goya et Saint-Just) ; celle du Saturne ; celle enfin des Oraisons funèbres de Jean Moulin et Jeanne d’Arc. Mais la leçon de l’échec de la biographie ne sera pas moins bien retenue. Elle est suivie de la longue élaboration des écrits sur l’art (jusqu’en 1957, pour la première version de La Métamorphose des dieux). Ils représentent, à l’inverse exact du Démon, l’autre cas polaire du traitement de la question biographique, réduite alors à son degré zéro. La question de la biographie de Rembrandt, parmi quantité d’exemples, ne se pose tout simplement pas – à peine celle de Goya, à cause de sa surdité, mais parce qu’elle est contemporaine du surgissement d’un graphisme radicalement nouveau.
22Malraux a décrété la fin du roman au tournant de 1940. Écrire une biographie après cet acte de décès n’était en rien incohérent : mieux que la fiction, rien ne vaut la vie, la vraie. Une chose est désormais acquise : il n’y aura plus de Perken ni de Garine. Il est très remarquable que le seul personnage fictif qu’il mettra en scène après la Guerre ce sera le Clappique de La Condition humaine, réinventé dans les Antimémoires, mythomane revendiqué, avec qui un Malraux autofictif dialoguera dans un bar des Tropiques où le farfelu lui décrit le scénario du film Le Règne du Malin, éponyme du roman que Malraux, le « vrai », a renoncé à écrire quelque trente ans plus tôt44... Dans l’abandon de la fiction, il rencontre toutes les difficultés d’écriture et de « placement » que l’on a dites, d’autres sans doute. Dès la rédaction du Démon et de façon de plus en plus affirmée par la suite, de la Correspondance aux « entretiens », aux Antimémoires et à L’Homme précaire, le concept de biographie est l’objet de critiques de plus en plus vives de la part de Malraux, jusqu’au jugement franchement péjoratif énoncé dans le dernier texte45. Nathalie Lemière-Delage retrace, de manière très convaincante et précise, les différentes étapes de ce divorce46. Répondant à Frédéric Grover, Malraux énonce un définitif : « Considérant l’homme comme énigmatique, je ne suis pas à l’aise dans l’intelligible47. » C’est dit par Malraux sans appel, mais l’on pourrait lui répondre. D’abord, que classer Lawrence, par exemple, dans la catégorie des individus « intelligibles » constitue un raccourci très audacieux ; ensuite, que les personnages qui l’aimanteront désormais sont des hommes qui, et dans cet ordre, ont une biographie intelligible tout en demeurant éminemment énigmatiques. Ce que Malraux a appris avec Le Démon de l’absolu, c’est que la vie peut en effet valoir mieux que le roman à condition que l’action qui la parcourt ait sa charge d’imaginaire (le rêve pan-arabe...), sa puissance de métamorphose (Lawrence, c’est l’adolescence48...) et le charme du merveilleux (le décor « brûlé de Dieu », les victoires...), en un mot possède sa puissance de devenir-fiction. Dès lors, ce que Malraux « reproche » à Lawrence, c’est de ne pas avoir saisi cette chance de devenir-fiction que la réalité de sa biographie terrestre lui permettait d’offrir à sa vie, et à foison. De ne pas avoir sauvé d’une biographie les instruments d’alchimie de l’imaginaire, de la métamorphose et du merveilleux propres à transfigurer un réel qui resterait autrement obstiné, qui resterait une existence et un « destin ». S’agit-il alors de mentir ? La question n’est pas là : quand on a le droit de dire : « quel roman que ma vie ! », eh bien, ce roman il faut l’écrire. Et le reproche s’adresse tout autant à Malraux lui-même : si Lawrence n’a pas écrit ses Antimémoires, Malraux n’a pas su les écrire à sa place – et le jugement littéraire est sans appel, d’où la renonciation à publier.
23Nous trouvons au chapitre XXXV, dans le raccourci d’une phrase, la substance d’un manifeste littéraire :
Dans une fiction [Abd-el-Kader] eût été inacceptable ; or les personnages des grands mémorialistes, ce sont des personnages que le lecteur croirait vrais même s’il savait que l’auteur les a imaginés49.
24Parlant de Mémoires, un genre où la postulation de vérité fait partie des clauses du contrat avec le lecteur, Malraux emploie ici quatre expressions qui renvoient à l’irréel et tout lecteur s’attendrait, après les premiers mots, à lire : « les personnages des grands romanciers », Malraux ne fût-il pas déjà ici antimémorialiste. D’ailleurs, dans ce passage, Malraux dit à peu près et comme en écho ce qu’il disait de son premier roman et de son héros : « Je crois qu’il est impossible d’opposer aux Conquérants [...] un élément historique tel qu’il supprime la possibilité du livre, et, élément essentiel, la possibilité de la création de Garine50. » Le traitement d’Abd-el-Kader est révélateur : sa présence, envisagée uniquement du point de vue de la fiction, est jugée « inacceptable », ce qui suggère qu’elle est embarrassante dans des Mémoires – et que le mieux serait, là aussi, d’en faire l’économie. La suite, qui élargit le propos à l’énoncé d’une règle, rend totalement indécidable la question de savoir si les personnages du mémorialiste sont vrais, puisque, ne le seraient-ils pas, le lecteur les croirait cependant tels. On pourrait évidemment objecter que l’existence de, disons, de Gaulle, Lawrence ou Malraux lui-même, n’est pas indécidable mais bien certaine. Mais l’important, dans la stratégie littéraire du futur antimémorialiste, c’est que leur biographie autorise la transcendance, la métamorphose, du devenir-fiction : ce que l’on dit d’eux, en toute hypothèse, est crédible. Car il s’agit bien de cela : refuser désormais l’alternative de la fiction et de la biographie, après avoir triomphé dans l’une et s’être essayé à l’autre. Pour ce qui concerne Malraux parlant de soi, il n’y aura ni vrai, ni faux mais le « vécu ». Pour les autres, il s’agira des « hommes de l’Histoire », « ces hommes qui, comme les grands artistes, comme les aventuriers de jadis sur un autre plan, sont des hommes de l’antidestin »51. Ils ont pour pseudonymes « de Gaulle », « Nehru », « Saint-Just » (« Mao » aussi, hélas !) Lawrence est ici Janus : une face tournée vers l’aventure, qui n’est plus pour Malraux (en 1967) « qu’un appartement abandonné », l’autre, malgré son échec final, tournée vers l’Histoire. Le Démon de l’absolu n’est pas le premier jet d’une « Vie de Lawrence », c’est l’avant-texte des Antimémoires.
25« Ce n’était ni vrai, ni faux, mais vécu52. » On oublie souvent de rappeler que cette fameuse formule de La Condition humaine est énoncée – vertigineusement – à propos de Clappique. Sa mythomanie atteint alors un remarquable niveau d’intensité puisque, après s’être inventé une vie, il s’invente une mort, ou presque. Il confesse en effet un faux désir de suicide à une jeune femme pour lui inspirer de la compassion avant la suite de leur rencontre, qui aura lieu à l’étage et ne serait autrement que vénale. Ce même Clappique qui, on l’a dit, accèdera à la réalité que lui confère sa capacité à dialoguer avec Malraux – et même, ce que de Gaulle ne réussira jamais, à le faire taire. Phase ultime de l’interrogation malrucienne sur ce qu’est une vie, puisqu’elle domine tout Le Miroir des limbes, que serait donc le « vécu »53 ?
26Une vie augmentée à coup sûr. Augmentée de la présence entêtante des rêves et de la qualité d’existence qu’ont certains possibles. Ces possibles qui, malgré l’obstinée « idiotie du réel » , pour reprendre le mot de Clément Rosset—il y a un idiotisme de chaque instant, un réel unique—ont le droit d’exister, existent en nous et pour nous au point que sans eux notre vie est indéchiffrable. Et une vie accueillante aux métamorphoses, qui transmuent notre passé (« nos vies antérieures » ), qui perpétuent les actes créateurs et décuplent leur puissance en les faisant renaître—autrement.
D’un Colonel l’autre.
27Le Démon sanctionne donc la défaite de la biographie entendue strictement, mais une défaite honorable, si l’on veut bien considérer que la biographie de Lawrence ne laisse pas indemne celle de Malraux. Concernant la « cicatrice54 », l’empreinte qu’on laisse sur le monde, on pourrait en effet émettre l’hypothèse que la longue fréquentation de Lawrence a joué un rôle déterminant dans l’entrée de Malraux en Résistance. La fable du manuscrit du Démon saisi par la Gestapo, qu’il a entretenue épisodiquement mais fort longtemps, mettrait en scène son premier acte de résistance. Rôle déterminant pour deux raisons. La première, c’est la découverte de la puissance du sentiment d’appartenance à une patrie. Jusque-là, des Conquérants à L’Espoir, ses personnages combattaient pour un idéal, une idéologie (des intérêts aussi, rarement), sur fond, souvent, de « guerres civiles ». Si Garine agite la propagande nationaliste avec, parfois, plus de succès que ne le fait Borodine avec la propagande sociale, le constat reste désabusé : « toutes ces villes chinoises sont molles comme des méduses. Le squelette ici, c’est nous [= les révolutionnaires européens]55. » Dans Les Noyers de l’Altenburg, l’épisode du pantouranisme – mouvement d’ailleurs protéiforme, dont le nationalisme n’était qu’une des composantes – est très bref56. Et à Bolgako, il n’y a en fait ni Russes ni Allemands, mais des hommes qu’unit une même condition. Dans Le Démon de l’absolu, un nouvel espace où peuvent se déployer le rêve et l’action apparaît : la Patrie, à la fois comme origine et comme horizon.
Lawrence rencontrait pour la première fois un patriotisme qui était au nôtre ce qu’une révolte est à une révolution—un patriotisme sans perspective, ivre de son début et indifférent à son arrivée. Un patriotisme qui se concevait comme une aventure57. »
28Ce passage, parmi bien d’autres de même inspiration, suggère tout ce qui distingue les combats de la Sierra de Teruel de ceux de la Brigade Alsace-Lorraine, et les annonce. Il ne s’agit plus, malgré la même présence d’une « illusion lyrique », d’ordonner sa vie en fonction d’une téléologie mais en partant d’une ontologie. Dans la figure des soldats de l’an II, une des plus récurrentes dans l’imaginaire malrucien, il y a les idéaux de la Révolution et « la Patrie en danger ». À parts égales. C’est cette seconde part que Malraux explore en écrivant sa Vie de Lawrence.
29La seconde raison qui permettrait d’établir un lien entre la rédaction du Démon de l’absolu et l’entrée en Résistance tiendrait à la fonction cathartique qu’a exercée cette entreprise. Selon Malraux, on l’a dit, la vie de Lawrence est « accusatrice ». Ce qu’elle met en jeu, c’est l’irrémédiable incommunicabilité des consciences, rien moins que l’existence d’une humanité commune : « cette angoisse inséparable d’une conscience lucide où Lawrence avait vu la dignité même de l’homme, était à peu près inconnue à l’humanité58 ». Face à l’accusateur, l’avocat Malraux parle peu. Il se ressouvient du temps où il était Coroñel lorsqu’il prête à Lawrence vis-à-vis de ses soldats « [le] don de se faire non leur égal, mais leur semblable [...]. Les hommes aiment plus qu’ils le croient à reconnaître, et même à ressentir une supériorité, à la condition de la ressentir fraternelle59. » Ailleurs, c’est encore probablement Malraux qui pense, lorsque nous lisons : « Le plus obscur des mécaniciens [de la RAF] appartenait à cette épopée qui n’osait qu’à demi prendre conscience d’elle-même, mais dont la fraternité montrait qu’elle ne s’ignorait pas tout à fait60. » Nous sommes ici comme nous étions avec les « mécaniciens » Bonneau et Pradé dans la fosse aux chars des Noyers de l’Altenburg. Mais c’est généralement le procureur dont Malraux se fait l’interprète : « [Lawrence] regardait s’entremêler dans l’ombre leurs actes de la journée [= ceux des Arabes] comme il eût épié dans un microscope tout le peuple étranger dont était fait son sang61. » Il ne s’agit pas seulement d’une étrangeté tenant à l’appartenance à des civilisations différentes, qui est le fond des interventions de Möllberg dans les Noyers, car cette étrangeté s’éprouve chez Lawrence bien plus vivement encore quand il retrouve les « siens » , mais de la dissemblance qui isole sans recours l’intellectuel, ou celui qu’habite une idée, face à
la solidité avec laquelle [les] hommes [sont] installés dans leur néant, et auprès de laquelle l’intelligence la plus assûrée, la sainteté la plus reconnue, étaient si chancelantes, si incertaines d’elles-mêmes, mettaient en question l’esprit avec plus de virulence que la plus lucide conscience n’accuse la condition humaine62.
30Remarquable accent de sincérité par quoi l’avocat, provisoirement, rend les armes au procureur. « Pour Lawrence, tous les autres (sauf quelques hommes dont le rapprochait le soupçon d’une tragédie commune) étaient beaucoup trop différents de lui, et par là trop semblables entre eux63. » Et, évoquant les sept péchés capitaux qui nous rassemblent peut-être dans une même humanité, Malraux note que celui que Lawrence partageait le plus avec les autres était celui qui l’en séparait le plus : l’orgueil. Il est évidemment tout à fait normal que Lawrence s’exprime souvent (y compris par Malraux interposé) dans une biographie qui lui est consacrée. Mais pourquoi Malraux lui répond-il si peu, voire relaie sa parole ? C’est qu’il n’appartient alors à aucune « fraternité » et paraît même être revenu de tout (réfugié en ces années 1942-1943 dans la « neutralité vaguement gaulliste » dont parlait Drieu). Il s’est mis à l’épreuve, et presque à la question, dans cette familiarité avec Lawrence, avec sa nigredo, sa façon souvent lucide et convaincante de reconnaître la dérisoire victoire de l’absurde. Il faut pourtant répondre à Lawrence, mais ce sera ailleurs que dans le livre. Au sentiment de dissemblance (unlikeness) qui s’accroît chez Lawrence au fil de sa vie va s’opposer le besoin d’une fraternité à venir chez Malraux – le second observant chez le premier, avec une sympathie navrée, un solipsisme métaphysique qui le hante lui-même mais qu’il tient pour sa part d’ombre. Pas plus que le soleil et la mort, la vie ne se regarde fixement, dit Malraux, qui ajoute : « La question qu’elle pose, il ne s’agit pas d’y répondre, mais de la supprimer : de trouver des états dans lesquels elle ne se pose plus64. » Quelques mois après l’abandon du Démon de l’absolu, Malraux répond à Lawrence en actes et donne un « état » à sa vie alors flottante en décidant, lui, « d’approfondir sa communion ».
31La tentative de rédaction d’une biographie aboutissait à révéler une tension entre la vie et la fiction, où ni l’une ni l’autre ne pouvait prévaloir. Malraux subvertira les deux notions dans les Antimémoires et Lazare. La tentation de la dissemblance, le futur colonel Berger s’en départira en retrouvant bientôt la fraternité des combats que connut le jeune lieutenant Lawrence et en épousant, lui, la France. Dans ces deux domaines, œuvre et vie, c’est-à-dire la Vie, le long compagnonnage avec Lawrence aura été une propédeutique.