La « reconstruction » de la présence : Yves Bonnefoy et l’outil linguistique
1L’œuvre d’Yves Bonnefoy constitue un lieu privilégié pour étudier l’articulation complexe entre poésie et vérité, articulation désormais compromise par un discours contemporain qui érige en équivalence langage scientifique et vérité. Les écrits de Bonnefoy sont émaillés de locutions telles que : « poésie et vérité1 », « vrai lieu de la poésie2 » ou encore « vérité de parole3 ». Ces expressions récurrentes confèrent à sa poésie une certaine gravitas qui la soustrait aux considérations esthétiques si souvent associées à l’écriture littéraire4. Pour Bonnefoy, « poète de la présence », la poésie se doit d’avoir une fonction ontologique permettant au lecteur d’accéder à une communion directe avec « ce qui est », leitmotiv central, présent dès ses premiers écrits en prose5. Associée à la présence et à une constellation de mots (l’acte poétique, la parole, la beauté, la terre…) qui fonctionnent en équivalence par glissement sémantique, cette expression est capitale : elle reflète la coïncidence que le poète établit entre réalité et vérité et laisse présager l’utilisation de la deixis sur laquelle il bâtit sa poétique.
2L’expression « ce qui est » apparaît à l’orée des essais de L’Improbable (1959). On lit dans la dédicace : « Je dédie ce livre à l’improbable, c’est‑à‑dire à ce qui est6 ». Au premier abord, la phrase peut surprendre et paraître paradoxale. Mais, comme c’est souvent le cas chez Bonnefoy, le paradoxe relève davantage d’une démarche rhétorique que d’une qualité essentielle. On le voit plus clairement en examinant « le probable », pendant positif de « l’improbable ». En effet, il est aisé de comprendre qu’en tout état de cause un événement probable pourra advenir ; or le corollaire souvent impensé de cette observation est que l’événement n’existe pas encore — et qu’il n’aura peut‑être jamais lieu. L’improbable devient donc, a contrario, tout ce dont l’existence persiste, envers et contre toute attente7. Ainsi, par exemple, l’existence du monde, aussi improbable qu’elle soit, ne laisse pas d’être. Cette image essentiellement phénoménologique d’un monde qui existe en soi est vitale pour comprendre le lien entre réalité et vérité chez Bonnefoy. « Que ce monde demeure !8 », répète‑t‑il en une litanie incantatoire, dans un poème des Planches courbes qui met l’existence du monde en rapport avec les choses simples, vraies, car elles ne cherchent pas à être autre chose que ce qu’elles sont. Dans ce dispositif philosophique, la présence joue un rôle clef car elle permet l’accès à la réalité de « ce qui est ». « L’objet sensible », nous dit Bonnefoy, « est présence. Il se distingue du conceptuel avant tout par un acte. C’est la présence9 ». Contrairement à la qualité presque atemporelle de « ce qui est », la présence est dynamique ; c’est un acte conscient avec des bornes temporelles qui permet au sujet d’être en lien avec la réalité du monde. Cette réalité, toutefois, se situerait au‑delà du langage. Par conséquent, la poésie, pour Bonnefoy, n’est pas essentiellement vraie. Mais sa réalisation — le poème — est vraie lorsqu’elle mobilise la présence pour donner accès à « ce qui est ».
3Même si l’on accepte cette position, demeure la question de savoir comment, et par quelles pratiques on peut construire poétiquement la triade langage, vérité et réalité. Le problème est particulièrement aigu pour Bonnefoy, qui était bien un poète de notre temps, écartelé entre deux pôles : d’une part, une vision marquée notamment par le romantisme, qui aujourd’hui encore voit dans la poésie une transmission presque oraculaire ; et d’autre part, une critique tout à fait contemporaine de l’arbitraire du langage et de son incapacité à dire « ce qui est ». À cela s’ajoute le fait que l’adéquation qu’il établit entre présence, réalité et vérité se positionne en conflit direct d’abord avec les postulats du structuralisme et ensuite, de manière plus frontale, avec la contestation de la possibilité même de la présence à soi apportée par le déconstructionnisme. Cela incite à s’interroger sur l’adhésion totale de Bonnefoy à la notion de présence : est‑elle une défense montée, sciemment ou non, contre le déconstructionnisme ?
4Dès les années 1970 apparaît en filigrane dans l’œuvre de Bonnefoy son opposition farouche au structuralisme et à ses suites philosophiques. Cette opposition patiente mais obstinée montre sa grande connaissance des écrits de Saussure, bien sûr, mais aussi, moins explicitement, de Derrida. Elle est patente dans ses textes en prose lorsqu’il associe le structuralisme à « un sentiment d’impuissance, et de désespoir10 ». Mais elle se devine aussi dans ses poèmes : « Es‑tu venu pour dévaster l’écrit / (Tout écrit, tout espoir) […] / Je ne t’ai pas permis d’oublier le livre11 ». Car au fond, dans sa quête pour dire cette improbable réalité, la difficulté principale que Bonnefoy rencontre est celle du langage et de l’écriture. Daniel Oster emploie pratiquement le même vocabulaire pour évoquer le problème : « le rapport entre littérature et vérité est toujours aussi improbable que le rapport de littérature à réalité. Il faut que cette improbabilité soit écrite12 ». Il s’agira, dans ces pages, d’examiner les moyens que Bonnefoy met en place pour écrire cette improbabilité. Nous y défendrons l’idée qu’il fonde sa défense du dire poétique en grande partie sur des outils linguistiques venus notamment de ce même structuralisme dont il refuse les conclusions philosophiques.
Ancrages historiques et théoriques de la subjectivité
5Le lien entre poésie et vérité que Bonnefoy cherche à mettre en avant est légitimé par un courant ancien, comme le montrent les travaux d’Adrian Armstrong et Sarah Kay sur la période médiévale. Ces chercheurs démontrent, en effet, que face à l’essor de la prose et à sa supposée transparence objective, la poésie a très tôt revendiqué un accès privilégié à la vérité grâce à son ancrage dans la subjectivité13. Cette vision s’est si bien cristallisée au fil du temps qu’il est presque devenu un lieu commun de répéter avec les romantiques que seule la poésie permet de dire de manière authentique l’expérience intérieure de l’individu. Et si commence à poindre dès le milieu du xixe siècle le désaveu généralisé de l’effusion lyrique si caractéristique de la pensée romantique, le lien étroit qui unit poésie et vérité par le vecteur du sujet n’a pourtant jamais réellement été démenti. Comme l’explique Käte Hamburger, il s’appuie sur le fait qu’une différence radicale sépare la poésie des autres formes du discours littéraire : « la littérature narrative ou dramatique nous procure une expérience de fiction, de non‑réalité, alors que ce n’est pas le cas de la poésie lyrique14 ». Comparé donc aux autres genres littéraires, l’énoncé poétique de par sa nature même déterminerait son accès plus immédiat à la vérité. Hamburger cherche à relier cela à la dimension pragmatique du fonctionnement de la langue. Ainsi, dans sa Logique des genres littéraires, elle se réclame de la linguistique énonciative pour asseoir son analyse des genres. Elle entend ainsi légitimer l’analyse littéraire en évacuant le critère « esthétique » et en l’adossant à une approche scientifique.
6On retrouve précisément ces deux démarches dans l’œuvre de Bonnefoy : premièrement, le refus de poser « le Beau » comme finalité de la poésie ; deuxièmement, la réfraction du texte poétique à travers les constructions théoriques et pratiques de la linguistique. Cela amène naturellement la question : pourquoi cet intérêt pour la linguistique ? En réalité, un poète de la génération de Bonnefoy ne pouvait que difficilement échapper aux modulations de pensée radicales apportées par le développement de la linguistique structurale15. Plus profondément, ce qui sépare un Bonnefoy d’un Villon, d’un Ronsard ou d’un Hugo, ce n’est pas tant la question de la contiguïté de la poésie et de la vérité, mais plutôt la relation que la poésie contemporaine entretient avec le langage. De surcroît, au cours du dernier siècle et demi, le rapport entre poésie et langage a lui‑même été happé dans une transformation plus large, celle de la relation que tout sujet peut avoir à la connaissance. Car même si la relation entre poésie et vérité demeure, pour ainsi dire, intacte, ce sont en réalité les notions qui gravitent autour de cette relation — la subjectivité, les pouvoirs du langage et in fine, la vérité elle‑même — qui sont mises à mal au cours des xixe et xxe siècles. D’une certaine manière, cela peut être rattaché à la valeur grandissante d’un discours scientifique qui peu à peu se construisait dans une opposition à l’esthétique. À cet égard, l’œuvre de Buffon fournit un exemple éclairant. Son Histoire naturelle connut un succès retentissant au xviiie siècle, non seulement à cause de son contenu scientifique, mais plus encore à cause de ses qualités esthétiques. Ces deux éléments contribuèrent à sa renommée, à tel point que son allocution de réception à l’Académie française en 1753 avait pour titre « Discours de style » et défendait l’importance du style littéraire dans la transmission des réalités scientifiques. Cependant, cet attachement au style finit par provoquer le déclin du prestige de Buffon. Voltaire et d’Alembert figuraient parmi les détracteurs qui critiquèrent le style du naturaliste pour son côté emphatique, ampoulé, son manque de naturel16.
7De fait, ce n’était pas tant le contenu scientifique de l’œuvre de Buffon que ces philosophes remettaient en cause, que la manière même de dire la vérité du monde observable. Dans ce qui s’apparente à un changement de paradigme au sens kuhnien, le discours scientifique évacua progressivement la subjectivité — et par là‑même, le sujet — s’arrogeant le rôle de porteur de vérité par la description objective du monde qu’il proposait. Ainsi, la poésie, discours esthétique par excellence, se retrouva en marge du discours « vrai » car elle ne portait qu’une vérité subjective — donc forcément limitée, presque confidentielle — et non pas la vérité objective — scientifique, universelle et partagée par l’ensemble de la communauté. Cette réduction de la poésie et de son rôle dans la communauté constitue le cœur du combat que Bonnefoy mène dans ses écrits. C’est un combat qui est inévitablement imbriqué dans la question du sujet et de son autonomie par rapport au langage, car l’idée a été fortement ébranlée par le structuralisme et ses suites philosophiques. Voilà donc la catastrophe annoncée qui a tant marqué Bonnefoy : si la solidité du sujet, seul garant de la vérité poétique, est mise en doute, comment assurer la valeur du discours poétique ? Pour contrer cette vision négative, Bonnefoy s’appuie sur des schémas qui ont du poids dans l’imaginaire collectif contemporain : il fait appel à une philosophie aux fondements théologiques et l’adosse à une démarche linguistique scientifique.
Corps inséparables : la présence, la théologie et la philosophie
8Comme le montre Nicholas Manning dans Rhétorique de la sincérité, il existe une démarche lexicale courante qui consiste à regrouper sincérité, naturel, simplicité, spontanéité, conformité, véracité et vérité sous la rubrique de réalité17. Manning s’attache à analyser la poésie contemporaine (y compris l’œuvre de Bonnefoy) afin de comprendre comment, du point de vue de la technè, le poète peut rendre compte de la sincérité, que celle‑ci soit réelle ou construite18. Son analyse fine évalue bien la « sincérité perceptive », qu’il associe à cette quête bonnefoysienne d’une vérité défaite de sa gangue conceptuelle. Toutefois, l’étude de Manning ne s’attarde pas assez, à nos yeux, sur la mise en œuvre de cette technè, autrement dit, sur les techniques rhétoriques que Bonnefoy mobilise pour transmettre sa position.
9Un des premiers éléments essentiels de ce positionnement rhétorique concerne la notion de présence, si centrale dans l’œuvre bonnefoysienne. John Naughton insiste sur sa dimension extra‑linguistique. Il est important de souligner, écrit‑il, « que lorsque Bonnefoy parle de la présence, il évoque avant tout ce qui se produit en dehors du monde du langage. La poésie ne commence pas dans les mots ; elle commence dans une relation19 ». Ce commentaire réitère, bien évidemment, les grandes lignes de la pensée de Bonnefoy. Mais il élude le vrai problème qui, lui, est très concret et tient au fait que le poète ne peut pas faire autrement que de travailler avec les mots. Cela, Bonnefoy le reconnaît explicitement lorsqu’il écrit : « Oui, la difficulté de la poésie c’est que la langue est système quand sa parole à elle est présence20 ». Le mot lui‑même est clairement programmatique. Lourd de son passif historique à la confluence de la théologie et de la philosophie, il oriente d’emblée les lecteurs, les menant à une manière de lire tournée vers des choses profondes et universelles, enracinées simultanément dans l’atemporalité de l’être du monde et la fulgurance de l’être‑au‑monde poétique. L’utilisation bonnefoysienne de la présence a été longuement travaillée par la critique. Aussi nous cantonnerons‑nous à l’évocation rapide de quelques points clefs. Comme le suggère Roland Giguère, les notions théologiques d’incarnation et de communion sont transposables à la poésie :
Selon le dogme, le Christ incarne le Père et le Verbe qui sont ainsi doublement rendus à la Terre dans l’Évangile et la personne du Christ. La parole poétique ne serait‑elle pas rendue de son côté à la Terre par la poésie bonnefoysienne ? Ou, à tout le moins, cette poésie ne serait‑elle pas une tentative de rendre la parole poétique à la Terre par l’incarnation en elle du réel ?21
10Le rapprochement paraît justifiable, mais il est toutefois à prendre avec précaution car Bonnefoy est très clair sur sa position, affirmant explicitement : « je ne suis pas chrétien ; je n’ai pas de foi22 ». Or, s’il évacue d’emblée cette dimension chrétienne, il module aussitôt son rejet : « j’ai, à des moments, non une foi, bien sûr, mais une foi dans la foi possible23 ». Une même ambivalence se retrouve dans son rapport avec la matière philosophique. Malgré son cri du cœur dans L’Improbable (« Je ne poserai pas de quelque façon philosophique le problème du sensible. Affirmer, tel est mon souci24 »), l’œuvre de Bonnefoy est habitée de présences philosophiques : les noms de Platon, Nietzsche, Plotin, Kierkegaard et bien d’autres apparaissent sans cesse dans ses écrits. Ces présences orientent aussi le lecteur vers l’importance de la tâche que Bonnefoy se donne.
11Le poids sémantique attaché au mot présence constitue donc un outil rhétorique essentiel, pour Bonnefoy. La cooptation du mot lui permet de redonner une certaine intégrité à la poésie qui, par son appui sur une dimension théo‑philosophique, se détourne délibérément de l’égocentrisme potentiel du subjectif, de la trivialité qui le menace à tout instant. Ce choix apporte donc à la poésie cette forme de gravitas que nous évoquions plus haut ; Bonnefoy cherche à élever la poésie au‑dessus des autres discours (ou plus exactement, peut‑être, au même rang qu’eux). Mais il faut noter que cette stratégie est essentiellement rhétorique, dans la mesure où elle s’intéresse autant à la réception du discours poétique qu’à sa production. Son objectif est de convaincre ; de fait, le discours qu’elle tient est perçu par le lecteur comme nécessaire et authentique parce qu’il vise une ontologie plutôt qu’une esthétique.
12Pour finir, l’importance du mot lui‑même, présence, est soulignée par le fait que son adoption n’intervient pas immédiatement dans l’œuvre de Bonnefoy. Dans ses écrits des années 1950, son choix se portait plutôt sur le mot sensible, comme on le voit dans la phrase citée ci‑dessus : « Je ne poserai pas de quelque façon philosophique le problème du sensible ». Dans un entretien de 1972, il explique pourquoi il finit par rejeter le mot :
C’est un mot [le sensible] que je n’emploie plus, car on pourrait le comprendre comme signifiant « concret », « réservé à la pratique des sens », alors qu’il ne s’agit pas pour moi de la simple apparence, de la texture du monde, mais de ce qui, au contraire, échappe à la perception, quitte à lui conférer en retour son intensité, son sérieux. Plus volontiers dirais‑je aujourd’hui la présence25.
13L’opposition que Bonnefoy établit entre présence et concept est bien connue, tout comme son hostilité profonde envers ce dernier. Ce qui nous importe sont les termes selon lesquels Bonnefoy construit cette opposition. En effet, celle‑ci est entièrement déterminée par la notion de vérité. Car si Bonnefoy concède que le concept peut être porteur d’une certaine vérité, il remarque aussitôt qu’il y a « un mensonge du concept en général qui donne à la pensée pour quitter la maison des choses le vaste pouvoir des mots26 ». « Les Tombeaux de Ravenne », texte dans lequel se trouvent ces phrases, est de 1953 ; il figure donc parmi les premiers essais de Bonnefoy. Mais si le mensonge du concept et le problème du langage affleurent déjà, l’assimilation du mot présence à la vérité ne se développe que plus tard, vers la fin des années 1960, dans les essais d’Un rêve fait à Mantoue (1967). Comme nous le suggérions plus haut, si le mot présence acquiert une importance grandissante à partir de ces années, c’est en raison de la remise en question, par le déconstructionnisme, de la possibilité ontologique d’être présent à soi.
Le défi déconstructionniste
14La présence bonnefoysienne est fondée sur la subjectivité et l’accès au monde par une prise de conscience qui est essentiellement phénoménologique. Cela paraît déjà dans son opposition au concept, lorsque le poète demande : « Y a‑t‑il un concept d’un pas venant dans la nuit, d’un cri, de l’éboulement d’une pierre dans les broussailles ? De l’impression que fait une maison vide ? Mais non, rien n’a été gardé du réel que ce qui convient à notre repos27 ». Face à ces phénomènes, que l’on peut ressentir mais non conceptualiser, la présence figure clairement comme un moyen authentique d’appréhender une réalité qui échappe aux constructions logiques. Ces choses sont présences ; elles ont une existence réelle. Mais, comme le font remarquer les penseurs déconstructionnistes, la conscience de ce genre de choses présuppose une subjectivité originelle.
15Nous n’entrerons pas dans les détails de la position derridienne, mais nous limiterons aux éléments que Bonnefoy semble en extraire. Succinctement, on peut dire que les propositions de Derrida sont en grande partie échafaudées sur des notions qui avaient été mises en place par les travaux linguistiques de Saussure. Ce dernier propose, en effet, d’envisager le langage comme un système synchronique qui fonctionne de manière autonome, imposant donc ses structures à un sujet qui ne peut s’en affranchir. Inéluctablement, dans la pensée de Saussure comme dans celle de Derrida, cette prémisse remet fortement en question l’autonomie du sujet et, partant, la notion même de subjectivité. On voit bien l’atteinte que ces positions peuvent porter non seulement à une poésie lyrique, mais a fortiori à une poésie de la présence, puisque tout sujet est contraint d’utiliser une langue dont il ne pourra jamais être maître. Pour contrer ces attaques, Bonnefoy va — dans un geste qui peut paraître assez surprenant — s’appuyer sur certains éléments de la linguistique saussurienne afin de ménager une échappée du langage poétique hors du système linguistique.
16Tout cela, Bonnefoy le fait en connaissance de cause. Ses écrits montrent que les positions de Saussure et de Derrida lui sont familières, comme lorsqu’il écrit dans « La Poésie française et le principe d’identité » :
Saussure et ceux qui l’ont suivi ont montré que le signe est déterminé par une structure, ainsi ont‑ils ajouté une dimension nouvelle à la signification et, partant, à la connaissance des œuvres. Mais la fonction qu’ils reconnaissent au mot est toujours simplement de signifier, et leur richesse même devient dès lors un danger pour la réflexion sur la poésie28.
17Sa position montre aussi une proximité avec certains aspects pragmatiques, ce qu’Alex Argyros signale lorsqu’il explique que pour Bonnefoy, comme pour Derrida, « la présence est la possibilité d’intégrité, de justesse (le propre, la propriété — un “vrai lieu” — etc.) et d’accès qui permet d’ériger la vérité comme principe normatif29 ». Cependant, malgré cet accord partiel, Bonnefoy demeure hostile aux conclusions que Derrida en tire. Certains textes bonnefoysiens indiquent clairement une prise de position qui témoigne à la fois d’une connaissance solide des positions derridiennes et d’une très grande méfiance quant à l’application de cette pensée :
Ce n’est pas l’auteur qui est, c’est sa langue, laquelle ne serait ni vraie ni fausse, ne signifiant que soi‑même. Mais aussi bien, ajoute‑t‑on, elle est infinie, ses formes et ses effets se disséminent de toutes parts dans le livre sans qu’on puisse jamais les totaliser. […] Lire est devenu une responsabilité, un apport, à l’égal d’écrire, et d’ailleurs aussi une fin en soi, puisque celui qui lit n’a pas à se juger plus réel, ni plus présent à soi‑même, que l’écrivain30.
18Le passage est empreint d’une critique rendue visible par le conditionnel, « serait », ou par l’incise, « ajoute‑t‑on ». Ainsi, si Bonnefoy témoigne d’une grande honnêteté intellectuelle lorsqu’il écrit : « Oui, bénéfique le défi qui a été jeté au règne de l’auteur et de sa parole au nom des droits du langage et du désir, dont les voies sont impersonnelles31 », il contre cette concession immédiatement par une mise en garde : « Ce défi ne pourra être maintenu, il faudra bien que notre fondamental libre‑arbitre soit reconnu dans son rôle, qui est de décider qu’il y a du sens, il faudra que l’auteur se réaffirme, sinon dans les méandres de l’écriture, du moins dans son rapport avec son œuvre, dont il a le devoir de faire du sens32 ». Tout le problème réside dans la démarche à suivre pour arriver à rétablir le sujet dans une subjectivité qui lui donnerait accès à la présence — à soi, mais aussi à l’autre. Deux éléments issus de la linguistique, la deixis et la terminologie structuraliste, donnent à Bonnefoy le moyen d’échafauder une riposte à la fois scientifique et rhétorique au défi déconstructionniste.
La mobilisation d’un lexique structuraliste
19Comment cela se construit‑il ? D’une part, le poète met parfaitement en évidence son opposition au fonctionnement structuraliste lorsqu’il écrit, par exemple, à John Jackson :
Je ne voulais pas signifier mais faire d’un mot en somme quelconque l’agent de la désagrégation de ces systèmes que les signifiants — comme nous disons aujourd’hui — ne cessent de mettre en place. Je voulais lui assurer la capacité d’être cette fois non la notion, la figure, mais au‑delà, c’est‑à‑dire dans l’immédiat, et directement, pleinement, le contact avec l’Un, ce que j’appelle présence33.
20Ces remarques indiquent que la structure saussurienne est aux antipodes du désir de transmettre la présence. Et pourtant, naviguent ici, comme continuellement à travers l’œuvre de Bonnefoy, ces termes que Saussure a inventé pour décrire le système linguistique : « signe‑signifiant‑signifié » et « langue‑langage‑parole ». Ceux‑ci sont si étroitement intégrés à la pensée de Bonnefoy qu’il semble même parfois oublier leur provenance, comme lorsqu’il réagit à une remarque lors d’un colloque. Il dit être globalement d’accord avec la question posée et ajoute : « mais simplement faut‑il que je le transcrive dans mon langage personnel, qui passe par les catégories de “présence”, de “langage”, de “parole”34 ».
21Comment rendre compte d’une telle contradiction ? Ainsi que l’a fait remarquer Bruno Gelas, Bonnefoy « déplace les termes [de la linguistique] : ce qu’il appelle langue/parole n’a pas de véritable rapport avec l’opposition saussurienne “virtuelle vs. réalisée”35 ». L’analyse très juste de Gelas mérite d’être étendue. En effet, en inversant la motivation de la terminologie saussurienne, Bonnefoy opère une transformation radicale de sa portée : chez lui, des trois termes saussuriens, langage, langue et parole, seuls les deux derniers sont réellement importants. En effet, il voit le langage seulement comme une notion : la capacité à communiquer. Le langage est aux antipodes des choses simples qui montrent le chemin de la vérité, comme en témoigne un poème de Ce qui fut sans lumière : « Sa bouche veut le sel / Non le langage36 ». Mais si langage est un concept, langue et parole traduisent une instanciation de l’idée. La langue, nous dit Saussure, est « à la fois un produit social de la faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires, adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de cette faculté chez les individus37 ». Elle est, si l’on veut, une sorte de réserve mentale collective où sont stockées l’ensemble des règles et les structures nécessaires à la production d’un énoncé. La parole, plus concrète encore, constitue le phénomène linguistique « matériel », celui que l’on peut entendre, lire ou produire. Saussure appelle ce phénomène « le côté exécutif » de la langue et l’écarte en tant qu’objet d’étude. Il resserre son attention sur la langue seule, car son intention est d’asseoir la linguistique sur des bases systémiques — et donc scientifiques.
22C’est la « systémisation » saussurienne qui incite Bonnefoy à prendre le chemin inverse. Cette « parole » que Saussure rejette d’emblée, la qualifiant de production « individuelle », « volontaire et momentanée38 » — incapable, donc, de traduire une vérité scientifique — sera récupérée par Bonnefoy, qui voit en elle le seul moyen d’ouvrir le système langagier à la présence. Comme il le dira, « la parole est plus vaste que la langue, et elle porte ce que la langue ne porte pas, c’est‑à‑dire l’espérance d’un avenir, le mouvement vers d’autres états de la relation du sujet parlant à lui‑même et à autrui39 ». En effet, comme le montre un vers poétique, la valeur essentielle de la parole est d’être porteuse de réalité : « Parole si ardente que réelle40 ». Cette réappropriation du lexique structuraliste se fait, comme nous l’avons suggéré, assez tardivement. On le voit clairement en comparant la version de 1967 de l’essai « La poésie française et le principe d’identité » et celle de 1980. Dans la célèbre section sur la salamandre, où Bonnefoy décrit les moyens d’accéder à la présence, on peut lire dans la version initiale : « mais je viens en somme de découvrir l’angoissante tautologie de la parole commune, et je n’ai plus devant moi, en moi, qu’un gouffre41 ». La version de 1980 opère un mouvement vers un resserrement théorique. On y lit : « mais je viens en somme de découvrir l’angoissante tautologie des langues, dont les mots ne disent qu’eux‑mêmes, sans prise vraie sur les choses42 ». Cette formulation fait écho à « l’arbitraire du signe » de la linguistique saussurienne. De même, la transformation de parole en langues montre une inversion de la valeur des deux expressions : la charge négative de parole s’est déportée sur langues par la réévaluation linguistique de Bonnefoy.
23Soulignons donc les qualités singulières de la démarche bonnefoysienne. Son projet est de rendre à la poésie son ancienne capacité à pouvoir dire de façon authentique la réalité du monde. En substance, il cherche à faire de nouveau coïncider poésie et vérité en rétablissant la valeur du sujet. Or pour faire cela, il prend appui sur cette même linguistique qui a contribué à la déchéance du sujet. N’y a‑t‑il pas là une forme de contradiction ? Oui, bien sûr. Mais d’un point de vue rhétorique, c’est aussi une stratégie forte : attaquer l’ennemi sur son propre terrain et démontrer que les mêmes outils linguistiques qui dépossèdent l’individu de sa subjectivité peuvent servir à expliquer la nécessaire existence de celle‑ci. Cette possibilité est liée à la nature même du langage, à sa capacité à être à la fois un discours scientifique et poétique. Käte Hamburger cite volontiers une phrase de Hegel où il parle de l’étrangeté du fait littéraire, « cet art singulier, dans lequel l’art commence à se dissoudre43 ». Elle analyse finement cette phrase, expliquant que contrairement aux arts plastiques, le propre du fait littéraire est d’utiliser le même matériau pour un discours artistique que pour un discours pragmatique. Un mauvais tableau, dit‑elle, ne laisse pas d’être un tableau, et donc une réalisation artistique. A contrario, la matière langagière est sans cesse en déplacement sur un axe qui part d’un énoncé simplement informatif et s’achemine vers un discours proprement littéraire et poétique. Le contexte historique montre que le langage scientifique l’emporte désormais sur le langage littéraire en ce qui concerne la part de vérité que ce dernier détient. L’adoption bonnefoysienne d’éléments de la linguistique structuraliste peut donc être interprétée comme un moyen de « réhabiliter » par une terminologie scientifique la vérité du discours poétique et de montrer que la perte de subjectivité constatée par le structuralisme et le déconstructionnisme n’est pas une fatalité du langage.
24Pour concrétiser cette position, Bonnefoy puise de nouveau dans la linguistique, et plus spécifiquement dans la pragmatique. En effet, si l’on reprend l’opposition bonnefoysienne entre système et parole, un élément central ressort : bien que cette antonymie contribue à asseoir la stratégie rhétorique évoquée plus haut, elle demeure foncièrement théorique dans la mesure où elle évoque des catégories linguistiques qui sont, somme toute, conceptuelles. Pour passer de la parole, objet d’étude linguistique, à la présence expérientielle, et pour défaire ce système qu’il critique si âprement, la solution de Bonnefoy s’ancre dans la dimension concrète de la langue. En s’appuyant sur la deixis d’une part, et sur ce que Dominique Rabaté appelle la « performativité » poétique44, d’autre part, sa solution recherche dans les interstices de l’énoncé ces espaces où le langage peut interagir plus directement avec le monde.
La deixis et l’acte poétique
25La deixis est un élément que Bonnefoy a longuement médité. Elle apparaît en effet dès ses premiers écrits, dans les années 1940. Dans l’« Anti‑Platon » (1947), par exemple, Bonnefoy écrit : « Il s’agit bien de cet objet45 ». La répétition à l’identique de la phrase quelques lignes plus loin, tout comme l’italicisation de « cet », focalisent l’attention du lecteur sur ce déictique qui figure, sur le plan rhétorique, l’index montrant un objet devenu réel, et happé ainsi dans le connu partagé par le poète et le lecteur. Plus tard, en réaction à la célèbre observation de Hegel selon laquelle le langage ne peut appréhender ni le ici ni le maintenant en tant qu’entités objectives, Bonnefoy indique : « ce furent précisément ces pages de la Phénoménologie de l’Esprit qui ont été un des ébranlements fondateurs de ma réflexion poétique, ces pages sur l’ici‑et‑maintenant46 ». De fait, l’expression, ici‑et‑maintenant (ou parfois « hic et nunc »), traverse son œuvre entière et apparaît à de nombreuses reprises, dans sa prose comme dans sa poésie. En 2010, il m’écrivait dans un courriel : « la deixis est le porche de la création poétique47 ». Sa remarque s’explique par le fait que la deixis constitue pour lui un outil qui permet à la parole de fissurer le système langagier et ainsi de rendre possible une intrication objectivement vraie entre langage et réalité. Mais comment ? D’un point de vue analytique, la deixis est une catégorie de mots dont le sens est foncièrement instable, car toujours double et rivé au contexte. Elle détient donc la possibilité d’échapper au système du langage qui attribue « normalement » un signifiant à un signifié. L’exemple classique est donné par le pronom je, dont la définition, « mot désignant l’énonciateur qui prononce ce mot », ne peut avoir un référent stable que dans le moment de l’énonciation. Cette caractéristique particulière de ne pouvoir obtenir son « vrai » sens que dans la parole de l’individu est évidemment hautement significative dans la poétique de Bonnefoy, car la deixis atteste la présence irréfutable de son référent et en présume la réalité, que celui‑ci soit matériellement présent ou non. Ce qui intéresse Bonnefoy, c’est que la deixis interroge constamment la réalité et met en scène la véracité de certaines relations. On ne peut, par exemple, dire « ce verre » en indiquant une assiette48. L’association du dire et du geste permet de construire une vérité, ou de la remettre en question, comme le montre de manière si efficace le célèbre tableau de Magritte, La Trahison des images, en associant une référence textuelle, « ceci n’est pas une pipe », au contenu référentiel de l’image. Un dispositif analogue apparaît dans un poème de Douve où le texte attire l’attention sur sa véracité par le déictique « ceci » : « La mer intérieure éclairée d’aigles tournants / Ceci est une image49 ».
26L’on peut évidemment objecter que son utilisation textuelle devrait rendre caduque la deixis, puisque l’indication déictique n’est plus ancrée dans une situation réelle copartagée par les interlocuteurs. L’objection ne prend cependant pas en compte la matérialité du texte, particulièrement importante pour les déictiques de lieu et de temps. Ceux‑ci, en effet, sont rendus possibles par une équivalence entre le maintenant ou l’ici du poète et celui du lecteur qui fait coïncider l’espace textuel et l’énoncé. Ainsi lorsque Bonnefoy écrit dans un poème : « Il la regarde, en ces yeux qui s’effacent / Dans la phosphorescence de ce qui est. / Et maintenant, enfin, il se détourne50 », le « maintenant » rhétorique du poème cible aussi un vrai « maintenant », celui du moment de la lecture. De même, lorsque Bonnefoy explique dans un essai de L’Improbable que « Ici (le vrai lieu est toujours un ici), ici la réalité muette ou distante et mon existence se rejoignent51 », cette description théorique se trouve actualisée dans Hier régnant désert : « Ici l’inquiète voix consent d’aimer / […] / Le pas dans son vrai lieu52 ». Si les vers renforcent l’équivalence bonnefoysienne entre le poème et un « vrai lieu », les deux textes montrent que cet « ici » est aussi l’espace textuel.
27Ainsi, chez Bonnefoy, la deixis contribue à produire ce que Rabaté identifie comme un « geste lyrique », qui serait « l’Action enfin réelle de la poésie », c’est‑à‑dire la coïncidence de faire et dire impulsée par la subjectivité individuelle53. Pour Bonnefoy, cette correspondance a pour nom « l’acte de la poésie », transposition langagière de « l’acte de présence ». La vérité qui affleure dans la deixis y joue un rôle crucial, car cet « acte poétique » est une monstration de la réalité du monde qui cherche à avoir un impact performatif dépassant le texte. En effet, pour Rabaté, la « performativité » du texte poétique résiderait dans le fait qu’il se donne la tâche d’ébaucher la transformation (au sens modeste) du lecteur par le dire qui y est contenu54. Il évoque évidemment les idées de John L. Austin, qui définit « l’acte perlocutionnaire » comme une utilisation spécifique de la langue visant à agir sur l’autre, utilisation dont témoigne par exemple l’expression « il me persuada que…55 ». Or les analyses d’Austin fonctionnent pour le dire « ordinaire », où l’acte perlocutionnaire peut se fonder sur le contenu de l’énoncé ou sur sa force rhétorique — les discours scientifique et démagogique montrent à cet égard deux bornes opposées. Mais qu’en est‑il de la poésie ?
28Que le dire poétique puisse être « objectivement » réel par rapport à d’autres types de discours plus fictifs, nous l’avons déjà vu chez Käte Hamburger ; nous comprenons que cela est lié à la sincérité évoquée par Nicholas Manning. Mais comment sommes‑nous convaincus par la force du poème ? Cela tient à la double reconnaissance par le poète et par le lecteur de la « non‑substituabilité » des mots du poème, à ce que Bonnefoy nomme plus poétiquement « la vérité de parole », une vérité qui est « tout le contraire d’une formule. Une intuition, entière dans chaque mot56 ». Ce point est essentiel : pour Bonnefoy, l’« intuition », rencontre entre le dire poétique et l’assentiment de celui qui le reçoit, constitue l’acte du texte poétique, sa performativité, et donc la possibilité d’un accès authentique à travers la présence. La non‑substituabilité des mots positionne l’acte poétique dans la logique de la remarque hégélienne sur l’art et le langage. Elle pousse la notion de performativité vers une ouverture toute bonnefoysienne, où l’acte poétique devient un travail partagé par le poète et le lecteur.
29Terminons sur la constance du combat que Bonnefoy a mené pour revaloriser la poésie aux yeux de la société contemporaine, en montrant que la vérité du texte poétique se fonde aussi dans la science et la philosophie. Mais il n’est pas si facile de se défaire du défi déconstructionniste. Cette « intuition » que Bonnefoy assimile à la « vérité de parole » figure parmi les mots clefs de L’Improbable, apparaissant pas moins de quatre-vingt fois dans ce recueil. Connaissance directe et immédiate de la vérité qui se présente à la pensée57, l’intuition est une connaissance acquise directement, sans la médiation du langage. Or c’est précisément cette idée que le déconstructionnisme de Derrida remet en question en montrant dans sa critique de Husserl que même dans un monologue solitaire le sujet ne peut se défaire du langage. En réponse à cette analyse, la tâche que Bonnefoy se donne est de nous rappeler que la barrière entre vivre et vrai érigée par le langage peut être franchie. Que la parole est aussi une chose physique et ainsi l’indice d’une présence possible : « Parole jetée matérielle / Sur l’origine et la nuit58 ».