Débattre d’une héroïne tragique au xviie siècle (et après) : les exemples de Sophonisbe et de Desdémone
1Les œuvres littéraires, qui ne sont pas encore conçues comme de la fiction au sens actuel du terme, ne sont pas débattues de la même manière au xviie siècle et aujourd’hui. La réception commune des textes est essentiellement morale et, loin d’interroger comme nous la construction d’une intrigue ou la cohérence d’un personnage, elle tend à fragmenter le texte en types, en situations ou en sentences à valeur exemplaire1. De plus, aller au théâtre est surtout un événement social, peu propice à l’immersion fictionnelle. Néanmoins, le développement de la théorie puis la naissance de la critique dramatique créent les conditions d’un débat qui s’élargit progressivement au-delà des milieux doctes. En France, la sociabilité des salons favorise l’émergence d’une conversation cultivée, qui permet aux hommes et aux femmes de la haute société d’échanger sur des textes littéraires. Les mises en fiction de ces débats soulignent l’apport de la mixité des participants, qui garantit leur animation et leur agrément. Accompagnant le passage d’une critique savante à une critique galante, les femmes y représentent un goût nouveau, marqué par la sensibilité et la galanterie et influencé par la lecture des romans, et un mode de réception caractérisé par l’adhésion et l’émotion et par la mise en relation des situations fictionnelles avec la réalité sociale et l’expérience personnelle2. Mais loin de la fiction galante d’un débat égalitaire et de la réalité des discussions orales, les débats qui ont été conservés dans les textes imprimés sont principalement le fait d’hommes de lettres.
2Lorsque le théâtre devient un objet de débat public au cours du xviie siècle, les personnages féminins se trouvent souvent au cœur des polémiques3. Le renouvellement et le développement du personnel féminin qui caractérisent la modernité théâtrale en Europe accompagnent la promotion, à la fois réelle et symbolique, du public féminin, avec lequel les auteurs entrent ostensiblement en débat dans le paratexte. La vraisemblance et la bienséance qui régissent la création des personnages selon les théoriciens et la dénonciation par les théâtrophobes des effets corrupteurs produits par les héros sur le public postulent des liens étroits entre les êtres de fiction et les normes sociales contemporaines. Du xvie au xviie siècle, les personnages féminins évoluent pour s’adapter aux réalités sociales, aux représentations de la femme, aux attentes et aux préoccupations du public. À partir de la fin du xvie siècle, la figure de l’épouse devient de plus en plus fréquente dans les tragédies comme dans les comédies. À travers les personnages de Sophonisbe et de Desdémone, toutes deux actrices de leur mariage et critiquées pour leur choix, sont interrogés la liberté de choix des femmes, l’expression du désir féminin, l’amour et la fidélité au sein du mariage. Mais le héros demeure un être hors du commun, en particulier lorsqu’il s’agit d’une femme, comme le suggère la définition du terme « héroïne » par Richelet : « L’héroïne est une dame qui a du courage, de la fermeté et du mérite au-delà de toutes celles de son sexe. C’est une héroïne. On doute si une femme peut être l’héroïne d’un poème épique »4. L’héroïne de tragédie se trouve écartelée entre le respect de la bienséance, c’est-à-dire l’adéquation au genre, et les exigences de l’héroïsme, qui impliquent le dépassement de ces limites. Si elle suscite tout particulièrement le débat, c’est parce qu’elle associe le sexe perçu comme le plus faible au pouvoir que la fiction confère au héros.
3L’analyse des débats suscités par deux héroïnes tragiques très différentes mettra en lumière la nature des discussions provoquées par le personnage féminin, mais aussi la diversité de leurs formes et leur évolution à travers le temps. Portée à la scène par Corneille en 1663, Sophonisbe se trouve immédiatement au centre d’une querelle, qui donne lieu à la publication de plusieurs commentaires critiques, avant de sombrer dans un oubli durable. Créée en 1604 sur la scène londonienne, où elle était jouée par un boy actor, Desdémone fait pleurer le public tout au long du xviie siècle, avant de commencer à faire l’objet de critiques et de susciter un débat qui se poursuit jusqu’à nos jours. Les deux personnages ont cependant en commun d’appeler des critiques centrées sur leur féminité : « trop héroïne », Sophonisbe échoue à faire naître l’émotion ; trop audacieuse, Desdémone n’aurait pas dû désirer le Maure ou alors, trop silencieuse, elle n’aurait pas dû se laisser assassiner par son époux. Conçues à une époque où la modestie, qui lie chasteté et passivité, est la vertu par excellence des femmes, ces deux héroïnes mettent à l’épreuve les représentations contemporaines de la femme et de la différence des sexes. Si elles font apparaître l’écart entre la fiction et la réalité, leur réception témoigne des liens profonds qui unissent fiction et réalité dans l’esprit des spectateurs et des spectatrices. Le débat sur l’héroïne tragique met en lumière la participation de la fiction dramatique à la construction du genre et invite à interroger la part prise par les femmes à la discussion critique.
Sophonisbe, une héroïne trop forte ?
4Représentée à l’Hôtel de Bourgogne en janvier 1663, la Sophonisbe de Corneille fait l’objet d’une analyse critique approfondie dans les Nouvelles Nouvelles de Donneau de Visé et déclenche rapidement une querelle qui met aux prises l’abbé d’Aubignac, attaquant la pièce dans une Dissertation, et deux défenseurs de Corneille, Donneau de Visé, qui propose une nouvelle lecture de la tragédie dans une Défense de Sophonisbe, et l’auteur anonyme d’une Lettre. Cette querelle est un débat littéraire masculin, révélatrice des rivalités qui opposent un dramaturge et un théoricien et de la stratégie d’un jeune auteur ambitieux face à un auteur consacré mais vieillissant5. Elle s’inscrit aussi dans un débat plus large qui concerne la place de l’amour dans la tragédie et oppose les tenants d’une tragédie héroïque, représentée par Corneille, aux développements de l’esthétique galante, comme le suggère la Dissertation sur le Grand Alexandre, où Saint-Évremond fait l’éloge de Sophonisbe. Les femmes ne participent guère au débat critique sur Sophonisbe, bien qu’elles y soient fréquemment convoquées. Elles y apparaissent comme une catégorie déterminante du public du théâtre, mais aussi comme une part de plus en plus importante du public de la critique. Ainsi, l’abbé d’Aubignac adresse sa Dissertation sur Sophonisbe à la duchesse de R*, qu’il présente comme la commanditaire de ses commentaires : sa destinataire, qui a vu la pièce, est sans cesse prise à partie par le théoricien qui feint de discuter avec elle. Donneau, qui a souligné l’influence nouvelle des femmes dans la réussite littéraire6, réplique au théoricien en suggérant la nature purement « imaginaire » de cette duchesse et l’écart entre ses critiques supposées et le jugement des dames qui « ont plus de douceur »7. La querelle, qui prend théoriquement en compte le public féminin, accorde une grande importance à la conception des personnages, qui font l’objet d’analyses approfondies, et interroge tout particulièrement la nature de l’héroïsme féminin. Alors que l’association entre femme et amour tend à se renforcer et à devenir le support principal de l’émotion, l’héroïne de Corneille, capable de soumettre son amour à d’autres exigences plus impérieuses, ne fait pas l’unanimité.
5La comparaison joue un rôle important dans le débat suscité par le personnage de Sophonisbe. La pièce de Corneille s’inscrit en effet dans une longue série de tragédies consacrées à la reine de Carthage, inaugurée au début du xvie siècle par la Sofonisba de Trissino. Face à toutes les Sophonisbe de fiction créées par ses prédécesseurs, Corneille présente son héroïne comme un retour à la Sophonisbe historique, celle dont Tite-Live a rapporté les actions. Mais ses critiques la comparent principalement à la Sophonisbe de Mairet, dont la tragédie, créée en 1634, a connu un succès durable et joué un rôle important dans la diffusion d’un modèle tragique galant. Comme le souligne Saint-Évremond, la Sophonisbe de Mairet est une femme amoureuse et c’est à ce titre qu’elle a séduit le public féminin et le public mondain :
Mairet, qui avait dépeint la sienne infidèle au vieux Syphax, et amoureuse du jeune et victorieux Massinisse, plut quasi généralement à tout le monde, pour avoir rencontré le goût des dames et le vrai esprit des gens de la cour.8
6Le projet de Corneille est tout autre : il s’agit, d’après l’un des interlocuteurs mis en scène dans les Nouvelles Nouvelles, de faire de Sophonisbe « une honnête femme »9, ou plus justement d’en faire une héroïne au sens fort du terme, car « Corneille n’a pas moins d’égard au caractère des femmes illustres qu’à celui de ses héros »10. Comme il l’explique dans la préface de la tragédie, Corneille ne fait pas de différence entre le héros et l’héroïne : ils sont tous deux animés d’une « passion plus noble et plus mâle que l’amour »11. Ainsi, Corneille « prête un peu d’amour » à Sophonisbe, mais « elle règne sur lui, et ne daigne l’écouter, qu’autant qu’il peut servir à ses passions dominantes », qui sont l’« attachement aux intérêts de son pays » et la « haine pour Rome »12. Le dramaturge a conscience du décalage entre une telle conception de l’héroïsme et celle qui règne dans la tragédie galante :
J’aime mieux qu’on me reproche d’avoir fait mes femmes trop héroïnes, par une ignorante et basse affectation de les faire ressembler aux originaux qui en sont venus jusqu’à nous, que de m’entendre louer d’avoir efféminé mes héros, par une docte et sublime complaisance aux goûts de nos délicats, qui veulent de l’amour partout.13
7Au débat théorique sur le vraisemblable et le vrai s’ajoute donc un débat sur la place de l’amour, qui s’exprime en termes genrés. L’association entre amour et féminité met en relation la dramaturgie tragique avec la construction des différences de genre. Le débat sur Sophonisbe suggère en effet que des limites nouvelles s’imposent aux personnages féminins : une héroïne vraisemblable est désormais une femme amoureuse, dont les discours sont principalement de nature sentimentale et les actions caractérisées par la soumission à la passion. L’émergence d’assignations genrées plus marquées entraîne une réduction des possibilités fictionnelles du personnage féminin14. Ainsi, l’abbé d’Aubignac s’offusque des considérations politiques placées par Corneille dans la bouche de Sophonisbe et d’Éryxe : « on ne souffre pas volontiers des femmes faire ainsi les Catons, et l’on souhaiterait qu’elles fissent un peu plus les femmes », c’est-à-dire qu’elles parlent du « sentiment de leur cœur » plutôt que des affaires de l’État15. Donneau, par la voix du nouvelliste Straton, critique pour sa part le choix que fait Sophonisbe de divorcer de Syphax pour épouser Massinisse dans l’espoir d’échapper ainsi à la captivité, en suggérant qu’elle aurait mieux fait de subir son sort :
elle fait un crime sans y être contrainte pour éviter une chose à quoi elle aurait été forcée, qui ne blessait ni son devoir ni sa vertu, que bien des reines ont soufferte avant elle et qui aurait été imputée à sa mauvaise fortune.16
8Pourtant, lorsqu’il répond à d’Aubignac dans la Défense, il souligne combien cette passivité aurait été peu héroïque :
Vous dites que Sophonisbe n’est pas une héroïne, et vous voulez qu’elle fasse tout ce qui l’empêcherait de l’être ; […] qu’elle agisse comme la dernière et la plus faible de toutes les femmes, qu’elle fasse ce qu’une bourgeoise ne ferait qu’à peine, et qu’elle pleure, lorsque son mari va chercher la gloire : les héroïnes n’agissent pas de la sorte.17
9À l’héroïne tragique dominée par l’amour et vaincue par le sort, conforme aux représentations du genre féminin, s’oppose donc l’héroïne au sens plein du terme, capable de s’élever « au-dessus de son sexe »18.
10Sophonisbe est accusée de ne pas susciter « l’intérêt », qui fait naître l’émotion et devient la pierre de touche du jugement. La querelle de Sophonisbe est révélatrice de l’importance nouvelle accordée à cette relation empathique avec le héros ou l’héroïne. Dans les années 1660, l’évaluation poétique et morale tend à céder la place à une réception plus émotionnelle, que le public féminin est chargé de représenter. Or Sophonisbe n’émeut pas suffisamment. D’Aubignac observe ainsi que pendant la représentation « le théâtre n’éclata que quatre ou cinq fois au plus, et […] en tout le reste il demeura froid et sans émotion »19. Pour Donneau, ce manque d’intérêt est dû à l’indétermination des motivations de Sophonisbe, partagée entre plusieurs sentiments : « on ne sait si c’est l’amour ou l’ambition ou la crainte du triomphe qui la font agir, ce qui fait que l’auditeur ne saurait entrer dans ses intérêts, qu'il ne saurait prendre son parti ni se déclarer entièrement contre elle », or « les auditeurs » « veulent ou aimer, ou haïr, ou plaindre quelqu’un »20. À la fois amoureuse, jalouse et fière, Sophonisbe suscite des réactions contradictoires dans le public, qui ne peut ni se livrer entièrement à la pitié pour une amante malheureuse, ni éprouver une admiration sans réserve pour un héros glorieux. Associé à sa quête de gloire, l’amour de Sophonisbe pour Massinisse ne la rend pas touchante, mais suspecte, car on ne sait plus si elle l’épouse pour satisfaire son désir ou pour échapper aux Romains. D’Aubignac et Donneau blâment donc le divorce et le remariage de Sophonisbe et lui dénient le statut de « femme d’honneur »21. Pour le nouvelliste Arimant, Corneille aurait dû faire de Sophonisbe « une femme généreuse, au lieu d’une emportée qui se laisse gouverner à son amour »22. Mais pour les défenseurs de Corneille, il ne fait pas de doute que la seule motivation de « la fille d’Hasdrubal » est le refus de se soumettre aux Romains et l’héroïne ne manque pas de produire des émotions intenses, en particulier au dénouement, où se mêlent admiration et pitié, comme le suggère l’abbé Villiers, qui regrette néanmoins que ce ne soit pas les héros masculins qui les suscitent : « on est fort touché au contraire du malheur de Sophonisbe, qui ne meurt que parce qu’elle aime la gloire, et qu’elle ne veut pas survivre à la perte de sa liberté »23.
11Destinée à flatter le goût du public féminin, en proposant des modèles de comportement applicables à la femme du monde et en abordant la question du mariage24, Sophonisbe fait cependant l’objet d’un débat purement masculin, où « le goût des dames » n’est qu’une construction dans l’argumentation. L’échec de Sophonisbe, qui demeure l’une des pièces les moins jouées de Corneille, est en partie lié à l’évolution des représentations de genre, qui cantonnent de plus en plus les femmes au seul domaine amoureux. Alors que Corneille préfère suivre l’histoire plutôt que de se soumettre à la vraisemblance et à la bienséance, les critiques ne cessent, du xviie au xxe siècle, de déplorer le manque d’humanité et de réalisme de la pièce, qui témoigne, selon Sainte-Beuve, que « Corneille connaissait peu les femmes »25. Amoureuse, mais capable de soumettre ses passions à de plus grands enjeux, Sophonisbe n’a pas tous les travers des héroïnes contre lesquelles les lectrices et les spectatrices sont mises en garde par les moralistes. Mais les théâtrophobes du xviie siècle s’inquiètent des effets de l’admiration suscitée par les « héroïnes » et les « princesses du théâtre », qui risquent de faire naître dans l’esprit des jeunes filles des espérances déplacées et de leur faire mépriser le « détail du ménage »26. Un siècle plus tard, Rousseau dénonce plus explicitement encore « le renversement des rapports naturels » « qui donne, dans nos pièces tragiques et comiques, l’ascendant aux femmes sur les hommes »27. Les héroïnes fortes mettent en péril l’utilité morale et la fonction sociale du théâtre. Aujourd’hui qu’elles sont à nouveau à la mode, Sophonisbe pourrait peut-être trouver de nouvelles résonances avec le monde actuel. Lorsque la metteuse en scène Brigitte Jaques-Wajeman réveille la pièce en 2013, elle noue le dialogue avec la période contemporaine autour d’un « Corneille colonial » et s’efforce de restituer son pouvoir émotionnel à la pièce, dotée d’« une atmosphère érotique très intense », comme à son héroïne, « admirable de grâce et de violence, de courage et de folie ». À la différence des défenseurs de Corneille au xviie siècle, elle ne met pas en avant la grandeur héroïque du personnage, mais la violence des passions auxquelles elle succombe : « Malgré son dévouement à Carthage, la jalousie, funeste passion, prendra le pas sur toute autre considération et conduira la jeune femme au suicide »28.
Desdémone, une héroïne trop faible ?
12Inspirée d’une nouvelle de Giraldi Cinzio, la tragédie de Shakespeare, Othello, est représentée à Londres en 1604. Dans le théâtre élisabéthain, où les personnages féminins sont joués par de jeunes hommes, les héroïnes ne tiennent pas le devant de la scène. Bien qu’elle n’occupe pas dans Othello une place aussi centrale que Sophonisbe dans la tragédie de Corneille, Desdémone fait partie de ces héroïnes shakespeariennes célèbres, qui ont marqué l’imaginaire collectif et continuent à susciter le débat de nos jours29. La longévité de ce débat, dans lequel les critiques se répondent à plusieurs siècles de distance, permet d’envisager les variations historiques du rapport à l’héroïne. Desdémone présente plusieurs visages dans la tragédie, qui donnent lieu à des interprétations contradictoires. Le débat a ainsi tendance à briser la cohérence de la pièce et du personnage en opposant les premiers actes aux derniers, la Desdémone audacieuse et indépendante qui brave la volonté de son père pour épouser Othello et décide de partir avec lui à la guerre, et la Desdémone broyée par la machination de Iago, aveugle à l’évolution psychologique de son mari et finalement victime de sa violence. Selon les époques, c’est l’une ou l’autre de ces Desdémone qui l’emporte : la première, dont le comportement est contraire à la modestie longtemps exigée des femmes, attire le blâme, tandis que la seconde se trouve idéalisée, avant de concentrer les critiques féministes de la fin du xxe siècle. Des deux côtés, le personnage est rapporté à une vision stéréotypée de la femme, lascive ou pure, qui empêche de le considérer comme libre de ses choix et de ses désirs.
13Othello connaît un grand succès à la scène tout au long du xviie siècle. Contrairement à la plupart des autres pièces de Shakespeare, la tragédie est reprise à la Restauration et au xviiie siècle sans faire l’objet d’adaptation importante. Le personnage de Desdémone suscite des émotions intenses auprès des spectateurs et des spectatrices, comme le suggèrent plusieurs témoignages30, et sa mort constitue le climax émotionnel de la pièce31. Ce n’est qu’à la fin du xviie siècle, alors que la théorie dramatique française exerce une influence croissante sur les dramaturges anglais, que s’élèvent les premières voix pour critiquer la tragédie de Shakespeare et blâmer le comportement de son héroïne. En 1693, Thomas Rymer se livre à une attaque virulente du personnage de Desdémone, qui déroge à son rang, manque de cohérence et dont la mort tragique n’est porteuse d’aucune leçon32. Alors que Shakespeare en a fait une « fille de sénateur », une « noble dame vénitienne », Desdémone se comporte, selon Rymer, plus mal qu’une femme de chambre ou une cuisinière. Rymer déplore la vulgarité des héroïnes de Shakespeare, dans un genre qui doit viser l’idéal en raison de sa visée éducative. L’insuffisante préparation du mariage de Desdémone et le manque de motivation de ses actions ne laissent aux yeux du critique d’autre explication que la bêtise : Desdémone n’est qu’une idiote qui paie trop cher ses erreurs.
14L’attaque violente de Rymer suscite de nombreuses réactions, d’autant plus que le xviiie siècle voit la consécration de Shakespeare, notamment sous l’influence du public féminin, qui lui voue un culte particulier33. Mais comme l’a montré Rebecca Bach, les défenseurs de Shakespeare et de Desdémone au xviiie siècle développent une interprétation de l’héroïne qui en réduit fortement la portée34. Les écarts de conduite dénoncés par Rymer sont justifiés au nom de l’amour pur et fidèle de Desdémone pour Othello, dont la couleur de peau est dans le même temps de plus en plus occultée. Le couple formé par Othello et Desdémone est perçu selon le schéma hétérosexuel en train de se constituer, qui réserve aux hommes le désir et l’action et aux femmes la chasteté et la passivité. Le personnage de Desdémone se réduit alors à son amour pour Othello, un amour qui n’a rien à voir avec une passion contre-nature ou l’expression d’une nature libidineuse, mais qui repose sur des sentiments considérés comme nobles et féminins, comme l’admiration ou la compassion. Charlotte Lennox défend ainsi l’amour de Desdémone contre les attaques de Rymer en montrant qu’il est motivé par son admiration pour la valeur d’Othello, tandis que Constance O’Brien considère qu’elle tombe amoureuse d’Othello « parce qu’il a tant souffert et qu’il a tant besoin d’elle »35. La justification de l’héroïne repose sur une psychologie féminine donnée pour universelle, mais qui correspond en réalité à des normes genrées de plus en plus marquées des Lumières à la période victorienne. L’héroïsme de Desdémone en vient alors à reposer tout entier sur sa chasteté, mais le portrait d’une Desdémone entièrement retirée de l’univers du désir impose de faire subir quelques modifications au texte. Ainsi, la « willow scene » (IV, 3), où Desdémone chante une chanson évoquant crûment les relations entre hommes et femmes, est régulièrement supprimée lors de la représentation, tandis que la réplique où elle exprime son goût pour Lodovico est réattribuée par certains éditeurs à Emilia36.
15À la fin du xxe siècle, le débat est relancé par la critique féministe et de nouvelles interprétations du personnage sont élaborées à la fois à travers des analyses critiques et à travers des réécritures. Entreprenant de restituer sa cohérence à l’héroïne, ces lectures retrouvent sur certains points Thomas Rymer, dont les critiques excessives rendaient davantage justice à la complexité du personnage que ses justifications ultérieures. Le débat critique sur Desdémone rejoint alors le débat plus large sur les représentations des femmes véhiculées par l’œuvre d’un auteur devenu canonique. Pour les uns, Desdémone peut être sauvée en mettant en valeur tout ce qui prouve sa liberté et son autonomie ; pour les autres, elle ne peut exprimer que l’oppression des femmes dans une société patriarcale et un théâtre écrit et joué par des hommes et pour des hommes. Adoptant la première perspective, Carol Neely propose de relire le personnage de Desdémone à la lumière des comédies de Shakespeare, dont elle partage la liberté d’action des héroïnes37. Plusieurs autrices recréent le personnage de Desdémone dans de nouvelles fictions pour lui donner la parole et la liberté qui lui manquent dans la tragédie de Shakespeare. En 1983, Christine Brückner fait ainsi entendre la voix de Desdémone dans un monologue prononcé quelques instants avant sa mort38. En 1988, la comédie d’Ann-Marie MacDonald, Goodnight Desdemona (Good Morning Juliet), mêle réécriture burlesque, mise en abyme et transfictionnalité pour inverser les rôles entre Othello et Desdémone et permettre la rencontre entre Desdémone, Juliette, et une universitaire de la fin du xxe siècle39. En 2011, Toni Morrison, en collaboration avec le metteur en scène Peter Sellars et la chanteuse malienne Rokia Traoré, écrit une pièce intitulée Desdemona, où l’action, située au-delà de la mort, est recentrée sur l’héroïne. Desdémone dialogue avec les différents personnages de la tragédie, auxquels elle prête sa voix, et avec sa nourrice africaine incarnée par Rokia Traoré40. D’autres approches ne cherchent pas à donner plus de pouvoir à Desdémone, mais à remettre en question le fréquent présupposé de sa modestie et de sa chasteté, à partir de l’analyse du texte shakespearien41 ou de l’écriture d’une autre pièce. Dans Desdemona. A Play about a Handkerchief (1993), Paula Vogel ne veut pas construire une image plus positive de l’héroïne, comme le font la plupart des réécritures, mais au contraire déjouer les attentes du public en lui proposant une Desdémone lubrique, qui a couché avec toute la garnison à Chypres, à l’exception de Cassio, et se trouve donc malgré tout tuée pour un acte qu’elle n’a pas commis42. Elle espère ainsi susciter une réaction plus vive dans le public et le pousser à rejeter la violence qui caractérise les rapports entre hommes et femmes. À la différence des critiques qui se répondent à travers leurs articles, les réécritures de Desdémone ne dialoguent pas entre elles, mais poursuivent un débat sans cesse recommencé avec Shakespeare, comme le déplore Ayanna Thompson. Si elles ne font guère progresser le débat, ces nouvelles fictions ont souvent l’ambition de le déplacer. Il s’agit moins pour les autrices de la fin du xxe siècle de statuer sur la faiblesse ou le silence de Desdémone et sur sa part de responsabilité dans la tragédie, que d’interroger les différents rapports de domination qui continuent à exister. Dans le spectacle de Toni Morrison et Rokia Traoré, la prise de parole de Desdémone ne suffit pas à rééquilibrer les rapports sociaux : elle se heurte à l’indifférence de sa nourrice, qui souligne la distance qui les a toujours séparées.
16Le débat sur Desdémone est donc un débat beaucoup plus long et plus varié dans ses formes que celui sur Sophonisbe. Peut-être parce que la parole claire et assurée de Sophonisbe, qui se maîtrise et se connaît, offre moins d’emprise que les multiples facettes suggérées par les répliques de Desdémone. Peut-être aussi parce que le théâtre de Shakespeare est davantage un théâtre des personnages, comme le mettent très tôt en valeur les commentaires, là où le théâtre classique français est un théâtre qui privilégie la construction de la fable, soumise à des exigences de clarté, d’unité, de cohérence et d’autonomie. Or l’élargissement du débat critique à partir des années 1660, qui va de pair avec la progression d’une réception sensible, fondée sur l’intérêt et sur l’émotion, tend à centrer le débat sur les héros et les héroïnes, car c’est à travers eux que les spectateurs et surtout les spectatrices, qui deviennent l’emblème de cette évolution, entrent en relation avec la fiction. Le débat sur Desdémone se distingue aussi, notamment en raison de sa durée, par la part qu’y prennent les femmes, depuis Margaret Cavendish, qui vante dès 1664 le talent de Shakespeare à créer des personnages féminins43, jusqu’aux écrivaines contemporaines, qui se mesurent à l’auteur canonique par excellence qu’est devenu Shakespeare, dans une démarche qui n’est pas sans rappeler celle du jeune Donneau de Visé se confrontant à Corneille.
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17Souvent centrés sur les héroïnes, les débats suscités par le théâtre au xviie siècle montrent l’importance accordée au personnage et à la différence des sexes dans le rapport à la fiction. Si les querelles portent en grande partie sur le respect de ce que les Français appellent « la bienséance du sexe », les deux exemples analysés font apparaître la diversité des modes d’approche et d’évaluation des héroïnes, qui constituent autant de manière de mettre en relation l’univers de la fiction avec les formes de la vie réelle. L’héroïne de théâtre est comparée à ses modèles historiques et littéraires et à ses consœurs créées par le même auteur. Elle est aussi évaluée à l’aune des représentations de genre, dont les évolutions influencent le développement du débat. En France comme en Angleterre, les années 1660 marquent le passage à une saisie plus personnelle et plus sensible du personnage, mais correspondent aussi à une accentuation des caractérisations genrées, qui tend à réduire les possibles des personnages féminins. La participation des femmes au débat sur la fiction dramatique est d’abord symbolique. À partir de leur position de spectatrices, du théâtre comme de la critique, elles représentent l’élargissement du débat au public non savant et les nouvelles formes du jugement galant, avant de parvenir progressivement à faire entendre leurs voix dans la discussion critique.
18Les exemples de Sophonisbe et de Desdémone suggèrent que le théâtre de la première modernité propose des figures féminines fortes et complexes et participe directement aux débats contemporains sur le rôle social des femmes, l’éducation des filles ou les relations conjugales. Le réel met la fiction en débat en soumettant ses personnages aux normes en vigueur dans la société, mais la fiction met aussi le réel en débat en interrogeant la validité de ces normes dont elle peut s’affranchir. Réunissant un public varié, composé d’hommes et de femmes, d’ignorants et savants, de personnes jeunes et plus âgées, le théâtre ouvre à tous l’espace d’un débat, qui peut se prolonger dans les conversations de salon, à travers la publication de libelles ou l’écriture de nouvelles pièces.