Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Scènes polémiques : querelles d'hier
Fabula-LhT n° 25
Débattre d'une fiction
Zoé Schweitzer

Le débat sur la coupe sanglante d'Atrée – Scène de théâtre et éthique de la tragédie

The debate over the bloody cut of Atrée - Theater scene and ethics of tragedy

1Crébillon livre en 1707 sa deuxième œuvre, il s’agit d’une tragédie à sujet mythologique1. Pour se venger de son frère Thyeste, naguère parti avec sa femme, Atrée, le roi de Mycènes, lui donne à manger ses enfants déguisés en mets lors d’un repas. On comprend que cette vengeance aussi originale qu’horrible ait été considérée par Horace comme un paroxysme d’horreur2. Crébillon n’est pas le premier français à s’intéresser à cet épisode, Monléon en ayant donné une version en 16333 largement inspirée de Sénèque, mais sa tragédie s’écarte sensiblement des sources antiques. D’une part, il modifie l’intrigue, car avant d’imaginer un repas cannibale, Atrée a prémédité pendant vingt ans une autre vengeance, qui échoue, consistant à faire tuer Thyeste par son fils Plisthène qui ignore commettre un parricide croyant avoir Atrée pour père. D’autre part, le banquet se trouve réduit à une coupe et la manducation anthropophage à la vue du sang si bien que cette nouvelle version supprime ce qui caractérisait l’épisode antique, le repas teknophage.

2Sujet connu par la mythologie, exploité par les dramaturges antiques et de la première modernité, il est ensuite délaissé durant la période dite classique. La vengeance d’Atrée est loin de la scène française entre 1633, où elle n’eut guère de succès, et 1707 où elle fit scandale, comme le rapporte Crébillon lui-même :

[Crébillon] m’a dit plusieurs fois qu’à la première représentation de cette pièce le parterre, qui avait dans ce temps-là la liberté des suffrages, qu’il poussait même quelquefois jusqu’à la licence, n’eut ni le courage d’applaudir ni celui de siffler ; il resta consterné et comme frappé de foudre : chacun s’en retourna avec une horreur muette et sombre, et ne proféra pas un seul mot.4

3Ou des témoignages anonymisés :

Les premières représentations de cette Tragédie firent une forte impression sur le Public ; la plus grande partie des Spectateurs se révolta contre un sujet qui lui parût d’autant plus affreux, qu’il étoit traité par un poète habile, & capable de le rendre avec les couleurs les plus vives, & les plus frappantes.5

4Le scandale crée les conditions d’un débat6 sur cette tragédie et enclenche des descriptions de l’œuvre incriminée et de ses effets ainsi que des commentaires de ses procédés, dans des textes brefs ou longs qui se font écho et parfois se répondent7. La scène où Atrée tend à son frère une coupe contenant le sang de son fils assassiné est celle qui a le plus effrayé et qui a le plus suscité de remarques.

5Fort de l’importance de ses enjeux, le débat né avec la création de la pièce se poursuit jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le corpus étudié ici se concentre principalement sur les journaux, compte rendus, recueils d’anecdotes ou de témoignages et éloges, c’est-à-dire des textes motivés par Atrée ou Crébillon et partie prenante du débat. Le corpus ne comprend pas l’intégralité des textes qui se réfèrent d’une façon ou d’une autre à cette tragédie.

6À partir de ce cas concret et circonscrit, mon souhait est de chercher à comprendre comment le débat suscité interfère dans la compréhension de l’œuvre et modifie au fil du temps son statut fictionnel. Aux questions éthiques soulevées par une scène horrible, s’ajoutent les questions poétiques associées à la réécriture d’un sujet tragique mythologique. Une première recension du corpus montre que le débat est concentré, en particulier, sur deux enjeux : la relation de l’auteur à l’œuvre et la vraisemblance de la vengeance anthropophage. Alors que le sujet de la pièce est bien connu en raison de son ancrage mythologique, il entache de sa cruauté le dramaturge ; c’est ici la question de la pertinence d’une biographie des auteurs à partir de leurs œuvres (et non l’inverse) qui est posée. On aurait pu penser que l’un des facteurs d’invraisemblance de cette vengeance tenait à sa nature même : la teknophagie, et que les adversaires de Crébillon rapporteraient ce forfait incroyable à des données historiographiques ou documentaires pour en dénoncer l’artificialité, mais les discussions recensées n’en portent pas trace. Pour dénoncer l’invraisemblance, les commentateurs se placent sur un terrain résolument poétique et intrafictionnel en contestant le plan d’ensemble et les situations imaginées par Crébillon pour leurs retournements brusques et leurs agencements factices et les caractères des personnages pour leur manque de finesse psychologique voire leur incohérence. Si Voltaire en est le pourfendeur le plus virulent et le plus fameux, la critique est faite plus tôt et avec davantage de détails par Marie-Anne Barbier dans la Dissertation critique qu’elle publie en 17228. Une approche méta-herméneutique de ces discussions met aussi autre chose en évidence : le statut problématique qu’acquiert la fiction débattue au fil des discussions. Atrée et Thyeste, devenu parangon de l’horreur sur scène, semble progressivement amenuisé par ces débats qui en modifient la perception au risque d’en assécher la fictionnalité.

7Les débats suscités par l’Atrée et Thyeste de Crébillon rejaillissent sur la conception du dramaturge, de la question concrète de son intégrité morale à celle, d’ordre poétique, de sa liberté créatrice. De la critique d’une horreur insoutenable à une entreprise de moralisation du genre, la coupe sanglante et le projet cannibale auquel elle est associée suscitent des débats qui en modifient la compréhension. Ces discussions mettent en lumière l’importance des expériences de réception qui articulent esthétique et éthique et permettent d’appréhender certains effets du débat critique sur la création fictionnelle.

Juger le personnage, caractériser l’auteur

8Un débat sur l’auteur, local et circonstanciel, naît à la suite de la création d’Atrée et Thyeste qui souligne les liens entre poétique et éthique. Le personnage de tragédie suscite l’effroi des spectateurs, mais aussi leur jugement moral : outre la condamnation du tyran, ils jugent en terme éthique Crébillon, non seulement comme dramaturge mais aussi en tant qu’individu qui a pu écrire une pièce si horrible. Le débat sur la fiction aboutit à une réévaluation morale de son auteur.

De l’écriture des caractères à l’éthique du dramaturge

9La recension d’erreurs dramatiques motive un avis éthique sur le dramaturge jugé coupable de ne pas faire correctement son travail et de manquer de respect envers son public ; c’est notamment la démarche de Barbier dans la Dissertation critique.

10Crébillon semble faire preuve d’une forme de désinvolture, laquelle n’est pas conforme à l’ethos du dramaturge tel que le conçoit Barbier. Ainsi la composition du caractère d’Atrée est si défaillante qu’il convient de s’interroger à la fois sur la compétence du dramaturge et sur son souci du public9. Le rapprochement du personnage et de l’auteur est également justifié par la composition de la pièce qui suit une dramaturgie de la vengeance : l’échec du vengeur est aussi celui du dramaturge et tous deux « changent de plan » au début du quatrième acte. En outre, ce dramaturge manque de façon patente des connaissances historiques minimales en plaçant Byzance, qui n’existe pas encore sous ce nom, dans la bouche de la jeune Théodamie10. Les erreurs recensées dans la pièce, si l’on adopte le point de vue de Barbier, construisent un portrait de Crébillon en dramaturge négligent et désinvolte dont le succès paraît fort peu justifié. Le dramaturge n’est cependant pas aussi coupable que son personnage : à la différence d’Atrée qui se réjouit de son forfait, Crébillon « a eu quelques remords de laisser un si grand criminel impuni11 » et c’est pourquoi il a imaginé que le bonheur de celui-ci ne fut pas complet. La discussion, qui suit l’ordre de la pièce, montre une forme d’évolution dans le jugement de Barbier qui passe d’un parallèle entre Atrée et le dramaturge à une distinction des deux entités. Le jugement sur le dramaturge porte-t-il trace de cette activité réflexive qui modifie progressivement la posture de l’énonciatrice ? ou est-ce que Barbier, à force de commenter la pièce, s’approche furtivement de son auteur ? Dans tous les cas, il est remarquable que le commentaire esthétique de la pièce mène à un jugement éthique du dramaturge.

Juger le personnage, fictionnaliser l’auteur

11Caractère tragique et caractère réel sont perçus comme contigus, révélant un brouillage du partage entre fait et fiction. L’un des éléments du débat sur Atrée et Thyeste concerne son auteur : seul un dramaturge immoral serait susceptible d’avoir porté à la scène un caractère si criminel ; le dramaturge se défend vigoureusement contre cette accusation dans la préface de la pièce, publiée deux ans après sa création en 170912. L’argument semble avoir eu quelque retentissement, car il est rappelé par nombre de chroniqueurs13 lorsqu’ils relatent les débats suscités par la création d’Atrée :

M. de Crébillon a eu raison de s'élever contre une critique qui devenoit personnelle, & vouloit attaquer sa probité. Il ne faut pas s'étonner, si confondant le Public avec de pareils accusateurs, il se deffend avec tant de fierce dans sa Préface. Ces sentimens tumultueux se sont évanouis peu à ont fait place à d'autres beaucoup plus équitables ; […] L'Auteur rentra alors dans tous ses droits ; le Public lui rendit toute la justice qui lui étoit dûe : on loua beaucoup l'art du Poëte & la plupart des censures tomberent fur le choix du sujet.14

12Outrés par Atrée et sa vengeance, les spectateurs imaginent que seul un personnage d’auteur répréhensible est susceptible de l’avoir porté à la scène. Crébillon se trouve ainsi fictionnalisé en individu « noir » et dangereux.

13L’existence théâtrale d’Atrée soulève un problème moral qui est aussi référentiel : comment créer pareil personnage si ce n’est en partant de soi ? L’excès d’Atrée dans l’horreur étant sans exemple et son originalité remarquable, il faut postuler qu’elle prend sa source dans le caractère corrompu de l’auteur ; l’enjeu n’est pas la référentialité de la fiction15 mais celle de son auteur. L’effroi des spectateurs a donc pour effet le rejet de l’auteur, non parce qu’il est la source originale de ce sentiment en ayant écrit l’œuvre incriminée, mais parce que cet effroi rejaillit sur lui et le métamorphose : Crébillon doit être de la même veine qu’Atrée. L’ensemble du débat est rappelé, bien plus tard, par d’Alembert qui s’indigne contre cette lecture jugée inepte d’Atrée et Thyeste :

Il n’est pas inutile de remarquer, comme un trait digne d’être conservé dans l’histoire des sottises humaines, que les ennemis de Crébillon, ne pouvant articuler aucun fait contre sa personne, alloient chercher dans ses pieces des preuves de la perversité de son caractère. Il n’y avoit, selon eux, qu’une ame noire qui pût s’attacher de préférence aux sujets qu’il avoit choisis. « On m’a chargé », dit-il dans la préface d’Atrée, « de toutes les iniquités de ce personnage, et on me regarde encore dans quelques endroits comme un homme avec qui il ne fait pas sûr de vivre. » Ce peu de mots suffisoit pour rendre ses ennemis ridicules, et le dispensoit d’honorer, comme il fit, d’une réponse sérieuse leur absurde imputation ; ils avoient porté l’ineptie jusqu’à lui reprocher, comme des principes qu’il recéloit au fond de son cœur, les maximes atroces qu’il avoit mises dans la bouche de quelques scélérats ; qu’apparemment on vouloit qu’il fit parler en hommes vertueux pour soutenir leur caractère.16

14Il est remarquable que d’Alembert ne s’indigne pas contre le principe d’une lecture biographique de l’œuvre, à la différence de Crébillon lui-même dans un extrait de la préface qui n’est pas cité ici, mais de l’impertinence de cette lecture en se fondant précisément sur ce qu’il sait de la biographie.

15Crébillon est certes dédouané de tout crime réel, néanmoins son portrait demeure durablement associé à Atrée et Thyeste. Appelé « le barbare17 Crébillon18 » ou le « sauvage Crébillon19 », il partage certains traits du personnage mythologique, dont son apparence physique si particulière le rapproche :

M. de Crébillon avoit les yeux bleux, grands, & pleins de feu ; on devinoit sans peine, en le voyant, que ce n’étoit point un homme ordinaire. Ses sourcils, quoique blonds, étoient fort marqués ; comme ils les fronçoit volontiers, il avoit l’air d’être plus dur qu’il ne l’étoit ; & au feu, & à l’expression de ses yeux, lorsque quelque idée forte, ou désagréable l’occupoit, on n’avoit pas de peine à croire qu’il avoit fait Atrée, & qu’il avoit dû le faire.20

16Le débat sur Atrée et Thyeste modifie donc durablement le portrait de son auteur : si une lecture biographique – que rien n’accrédite – fait long feu, une approche par capillarité paraît en revanche bien plus enracinée, comme s’il était impossible qu’il n’y ait pas, d’une façon ou d’une autre21, une continuité entre la poétique de l’œuvre et l’éthique de l’auteur. Certes Crébillon n’est pas Atrée, mais son caractère entretient avec ceux de sa tragédie une certaine proximité. Cette interprétation du dramaturge rejaillit à la même époque sur les auteurs de tragédie à crime, ainsi l’auteur d’Œdipe se défend en 1714 d’être un criminel, à l’instar de Crébillon accusé injustement22. La présence de cet argument chez Voltaire, qu’il soit seulement rapporté ou imaginé afin de bénéficier de l’intérêt du public, indique que le débat sur l’éthique du dramaturge s’étend à d’autres fictions semblables à celle qui l’avait initié.

17Par-delà l’évidente porosité entre monde fictionnel et monde réel, modalisée ici sous la forme particulière du partage entre personnage et personne, ce débat montre combien l’horreur fictionnalisée engendre un débat sur les contours de la fiction, en l’occurrence sur ses sources et la difficulté pour celle-ci d’être pleinement détachée du fait et d’un ancrage référentiel. Dès lors que la poétique tragique est conçue comme tributaire de l’éthique du dramaturge, il devient périlleux de défendre une esthétique de la violence ou de représenter des scènes horribles, comme l’a fait Crébillon, et l’on peut se demander dans quelle mesure le débat autour d’Atrée et Thyeste a interféré, de façon évidemment subreptice, dans les poétiques tragiques postérieures soucieuses de sensibilité et de convenances.

Autoportrait fictionnalisé du dramaturge

18Crébillon ne se contente pas de réfuter l’accusation en montrant qu’elle est dépourvue de fondement, il la détourne et la réélabore en reprenant le vocabulaire alimentaire de la pièce pour caractériser sa relation à son œuvre :

Il y a près de trois ans que je refusais constamment mon Atrée ; et je ne l’aurais effectivement jamais donné si on ne me l’eût fait voir imprimé en Hollande, avec tant de fautes, que les entrailles de père s’émurent : je ne pus sans pitié le voir ainsi mutilé. […] Quoiqu’on se fût laissé attendrir aux larmes et aux regrets de ce prince infortuné, on ne s’en éleva pas moins contre moi. On me fit pour lors tout l’honneur de l’invention ; on me chargea de toutes les iniquités d’Atrée ; et l’on me regarde encore dans quelques endroits comme un homme noir avec qui il ne sait pas sûr de vivre, comme si ce que l’esprit imagine devait avoir sa source dans le cœur. Belle leçon pour les auteurs, qui ne peut trop leur apprendre avec quelles circonspections il faut comparaître devant le public.23

19Accusé de ressembler à Atrée, Crébillon réplique avec humour en se peignant en Thyeste et déplace le débat du sens propre au sens figuré. De plus, il ne se contente pas de diffuser une anecdote ni de répondre à des adversaires, mais reprend le débat biographique afin de lui donner un retentissement plus large et d’inciter les autres dramaturges à la plus grande « circonspection » lors de leur prochaine création. Le débat sur la fiction informe ainsi le discours auctorial lui-même en suscitant, d’une part, une scénarisation rétrospective de la genèse de l’œuvre et de sa publication et, d’autre part, un avertissement prospectif.

20L’enjeu biographique dans ce débat naît de la continuité entre appréciation esthétique, jugement sensible et évaluation morale et éthique. Le débat montre la perméabilité d’un partage entre l’auteur et la personne qui invite à réfléchir, d’une part, à la pertinence d’une approche biographique des œuvres de fiction et à ses conditions heuristiques et, d’autre part, à la scénarisation imaginaire à laquelle se livrent les spectateurs, en particulier lorsque l’œuvre surprend ou choque, et non pas seulement de façon délibérée comme les spectateurs trop crédules ou mal intentionnés que critique d’Alembert.

Expériences de la coupe

21Le débat ne naît pas du sujet – l’épisode est bien connu – mais de sa théâtralisation par Crébillon et pose la question de sa « théâtrabilité » : la vengeance d’Atrée est-elle une matière possible pour la tragédie française ? La discussion porte naturellement sur des enjeux génériques.

22Provoquées par le dénouement sanglant, les critiques concernent non seulement les scènes finales et le personnage du tyran criminel mais aussi, plus largement, le choix du sujet dont la pertinence sur la scène française est débattue. Barbier résume ces enjeux poétiques au moment de commenter la quatrième scène du dernier acte au cours de laquelle Atrée expose son projet cannibale :

Cette Scene a quelque chose de si terrible que je doute qu’on en puisse trouver qui en approchent chez les Anciens, ni chez les Modernes ; mais je m’exprime mal quand je ne l’appelle que terrible, l’épithète d’horrible lui conviendroit bien mieux. […] Le Theatre françois n’est pas susceptible d’une horreur qui conviendroit au Theatre Anglois ; & il est de la prudence des Auteurs de proportionner leurs sujets à la portée de leurs spectateurs.24

23La discussion renoue avec des questions de poétiques aussi majeures qu’anciennes, qu’il s’agisse des effets de la tragédie ou de la distinction entre terreur et horreur naguère proposée par La Mesnardière. Dans le débat suscité par Atrée et Thyeste, qui débute lors de la création de la pièce et s’étend tout au long du XVIIIe siècle, s’expriment plusieurs positions. Les uns sont favorables à la poétique de Crébillon, même s’ils s’accordent souvent pour considérer qu’il ne s’agit pas de sa tragédie la plus réussie. Boyer, Fréron, Clément, Voisenon ou encore Laporte et Clément louent le talent du dramaturge à atténuer l’horreur du sujet sénéquien (Boyer), la qualité des caractères (Clément) ou l’effet général produit par Atrée (Geoffroy). Le dénouement comme le sujet lui-même sont au cœur des discussions25. Si Fréron juge que ce « morceau » est « plein de traits de génie »26, d’autres sont plus réservés sur le dernier acte de la tragédie, y compris parmi les défenseurs de Crébillon, tel d’Alembert qui déplore « la catastrophe pleine d’horreur qui la termine »27. Le sujet serait-il digne d’intérêt sans ce dénouement ? L’imbrication dans le raisonnement des deux éléments – critique de la coupe et critique du sujet – montre la difficulté à trancher, dont témoignent par exemple le commentaire de Geoffroy28 ou celui du Mercure29. Pour ses adversaires, l’horreur de la coupe est à l’image de celle du sujet qui doit être banni de la scène française ; Barbier, par exemple, dénonce à plusieurs reprises le choix du sujet30. Un seul adversaire de Crébillon, Voltaire, loue la coupe aussi bien que le sujet, mais afin de mieux dénigrer la facture de cette tragédie et la poétique du dramaturge31.

L’imaginaire de la coupe – récits d’expériences fictionnelles

24La coupe qui permet d’achever la vengeance horrible d’Atrée suscite plus que tout autre moment la réprobation32, sa vue est si effroyable que même un spectateur anglais amateur d’Atrée ne peut la soutenir. Il est assez naturel que la coupe cristallise les émotions et polarise les réflexions théoriques en tant qu’elle ressortit à la fois de l’intrigue (elle est ce qui permet de rendre Thyeste cannibale) et de la représentation (l’objet fatal est présent lors du banquet et circule d’un personnage à un autre).

25Le statut de cet objet utilisé sur la scène théâtrale s’avère problématique, non pas tant pour des questions concrètes d’opsis, mais en raison de sa référentialité. Pour les uns, il ne s’agit certes que d’un accessoire de théâtre qui rappelle la dernière scène de Rodogune et leur propos indique une approche poétique de la tragédie. Le parallèle est posé par Cébillon dans sa préface33 et repris par certains de ses partisans34, mais aussi par son plus fameux adversaire35. Pour les autres, en revanche, l’objet est lesté d’un imaginaire extra-dramatique que révèle clairement l’anecdote mentionnant le spectateur anglais :

[Il] m’a dit plusieurs fois qu’à la première représentation de cette pièce le parterre, qui avait dans ce temps-là la liberté des suffrages, qu’il poussait même quelquefois jusqu’à la licence, n’eut ni le courage d’applaudir ni celui de siffler ; il resta consterné et comme frappé de foudre : chacun s’en retourna avec une horreur muette et sombre, et ne proféra pas un seul mot. Après la pièce, m’a-t-il dit encore, il passa au café de Procope, où il trouva un Anglais, homme d’esprit, auquel il dit : Monsieur, Atrée est une tragédie trop forte pour le caractère de notre nation ; elle eût mieux réussi chez vous. Cette tragédie est faite pour des hommes, et nous n’avons que des femmes en France. Mais pour vous, monsieur, oserais-je vous demander ce que vous en pensez ? Je la trouve fort, lui répondit l’Anglais, très belle, Monsieur ; mais la coupe…, la coupe… Ah ! Monsieur de Crébillon, Transeat a me calix iste !36

26En rapportant dans un même paragraphe les réactions de ces publics différents mais tous traumatisés, Collé déploie les effets de la coupe, dont il met en lumière la puissance de sidération. Écourté, cet épisode est repris dans un recueil d’anecdotes de la fin du siècle :

M. de Crébillon a souvent dit à ses amis, qu’à la premiere représentation de cette Tragédie, le Parterre fut consterné ; & qu’il défila sans applaudir, ni siffler, à la fin de la Piece. L’Auteur racontoit lui-même qu’il passa ce jour-là au Caffé de Procope ; &qu’il y trouva un Anglois, homme de beaucoup d’esprit, qui, en lui faisant mille complimens sur sa Tragédie, lui dit qu’elle n’étoit pas faite pour le Théâtre de Paris ; qu’elle eût réussi davantage sur celui de Londres. La coupe d’Atrée m’a cependant fait frémir, tout Anglois que je suis… Ah ! Monsieur, cette coupe !… cette coupe !... Transeat a me calix iste.37

27La coupe rappelle au spectateur le calice de l’eucharistie et les angoisses du Christ au mont des oliviers si bien qu’il réagit vivement et cite spontanément un verset de Matthieu, en latin, comme venu d’une mémoire lointaine. L’anecdote invite à penser qu’il ne s’agit pas seulement d’une vague coloration de la mythologie antique par la culture chrétienne, mais bien d’un « effet de présence réelle38 » que la discussion révèle. La mémoire collective historique et théologisée des spectateurs chrétiens, anglicans ou catholiques, constitue un filtre dans la réception de la coupe sanglante qui cristallise un imaginaire si intense et si dense que sa fictionnalité en est modifiée, et ce par-delà les différences culturelles ou théologiques. Le débat montre comment la référentialité est susceptible de faire intrusion, voire de l’emporter sur la fictionnalité dans cet art mimétique qu’est le théâtre.

28La présence de cette anecdote dans deux ouvrages de facture narrative différente laisse penser que le jugement singulier de l’Anglais rencontre l’assentiment (et les sentiments ?) d’autres spectateurs et lecteurs, ce qui justifie sa collectivisation. N’est-ce pas d’ailleurs l’une des propriétés de ces collections de témoignages et d’anecdotes que de proposer des expériences singulières, anonymisées mais non dépersonnalisées ? La diffusion de cette expérience théâtrale informe et modifie la perception qu’a le lecteur de la tragédie de Crébillon et, par extension, des scènes de coupes sanglantes si représentées dans les années 177039.

Atrée et Thyeste au prisme de la coupe

29Le débat sur la coupe et l’Atrée détient aussi des effets concrets du point de vue de l’histoire du théâtre. Le scandale des représentations confère à l’auteur une indéniable notoriété ; au point de pouvoir prétendre à l’académie française40, et la pièce est souvent jouée, cependant son dénouement en gêne toujours le succès41. On peut même se demander si le débat qu’elle a suscité n’a pas nui à la possibilité de réécrire une tragédie sur ce sujet si décrié : seul Voltaire s’y risque en 1770, et encore la pièce n’est-elle pas jouée. Pélopée,le titre de la pièce de Pellegrin parue en 1733, ne doit pas faire illusion : le dramaturge choisit un autre épisode de la saga des Atrides, consacré à la vengeance de Thyeste, et dans lequel aucune coupe n’intervient42. En revanche, Atrée et Thyeste est présent dans bien des discussions comme si les enjeux poétiques que la pièce soulève et qui lui sont associés rencontraient les préoccupations des théoriciens et des dramaturges. Il est possible de penser que l’œuvre de Crébillon contribue à informer l’histoire du théâtre français, certes de façon diffractée, délayée et discontinue, lorsque les dramaturges s’emparent de l’épisode du cœur mangé, lorsque l’on débat du théâtre anglais auquel Atrée a été associé ou peut-être encore lorsque l’Atrée de Sénèque est traduit.

30Cependant, au fil de ces débats que reste-t-il de la tragédie de Crébillon ? Mon hypothèse est que ce débat, au long cours et aux enjeux majeurs, modifie le statut de la fiction qui s’y trouve impliquée. À force de servir d’exemple et d’être envisagée au seul prisme de quelques scènes topiques, la tragédie de Crébillon perdrait en fictionnalité ; le débat entraverait, sinon assècherait, la connaissance sensible de la tragédie en la transformant en référence et la fiction se trouve ramenée au parangon théorique43. Dans les débats où il est question de cerner les effets de la tragédie ou de définir les limites du représentable, la coupe constitue un exemple de choix, qu’il s’agisse de celle destinée àThyeste ou de celle tendue par Cléopâtre ou par Fayel, mais dans ces discussions il est fait fort peu mention de la tragédie Atrée et Thyeste ; certes la question est aussi récurrente que cruciale et les réponses évoluent au fil des sensibilités, mais la lecture et la compréhension de la tragédie de Crébillon n’en retirent guère de bénéfice. Cette dimension exemplaire apparaît aussi dans la Dissertation critique qui est entièrement dédiée à Atrée et Thyeste, Barbier souligne l’intérêt de la pièce de Crébillon pour penser la notion de vraisemblance qui constitue une « pierre d’achoppement » pour les « Tragiques modernes »44. Au demeurant le projet la Dissertation même est suspect : s’agit-il d’analyser, avec sévérité, Atrée et Thyeste ou d’en faire le repoussoir d’une poétique qui recommande « que la vertu fut toûjours récompensée & le crime puni, en dût-il couter quelque violence à l’histoire ; car enfin, comment atteindra-t-on la fin principale de la Tragedie, qui est de purger les passions, si non seulement on laisse sans châtiment, mais si on récompense ces mêmes passions qu’on veut déraciner de notre cœur.45 » Il semble que les débats fossilisent en quelque sorte la tragédie de Crébillon, soit que les textes évoquent toujours les mêmes scènes, soit que l’œuvre vienne étayer des discussions qu’elle n’inaugure ni ne clôt. En ce sens, le succès d’Atrée et Thyeste s’apparente à une victoire à la Pyrrhus car s’il rend possible la reprise de la pièce46, il n’en garantit pas une connaissance fine.

31La recension des débats où Atrée et Thyeste se trouve cité met en lumière la place de cette référence dans plusieurs textes de Voltaire consacrés à la tragédie. Outre l’Éloge de Crébillon qui lui accorde naturellement quelques lignes, la première « Lettre sur Œdipe », publiée en 1714, l’évoque lorsque le jeune dramaturge se compare à l’auteur d’Atrée, ainsi que les Commentaires sur la Médée de Corneille, à la faveur d’une réflexion sur les effets requis par la tragédie et les façons d’intéresser les spectateurs. Cet usage s’explique-t-il par la rivalité dramatique ou bien aussi par le statut de la tragédie de Crébillon dans l’histoire du théâtre français, qu’on pourrait considérer comme un jalon dans un débat qu’elle repose et redéfinit en 1707 au moment où le modèle racinien s’essouffle, où le modèle antique paraît lointain et où Shakespeare n’est point encore un modèle ? Dans les textes de Voltaire, Atrée et Thyeste sert majoritairement de contre-exemple, d’autant plus efficace que l’œuvre est présentée comme médiocre. Pour que l’efficacité argumentative soit maximale, Voltaire n’hésite pas à modifier la lettre de la discussion qu’il reproduit sans en informer son lecteur : dans une note de l’Épître à d’Alembert, un extrait du Mercure de France est cité et tronqué afin que la pièce de Crébillon apparaisse sous un jour exclusivement négatif47. Cette modification des faits discursifs n’est pas sans piquant si on l’envisage comme une forme de fictionnalisation enchâssée dans un débat sur la fiction théâtrale. Les critiques de Voltaire loin de favoriser la connaissance d’Atrée constituent comme un filtre et l’on peut penser que le discrédit des œuvres du dramaturge d’Atrée s’explique aussi par le succès des critiques répétées de Voltaire.

32De ce corpus théorique, il semble ressortir que c’est moins la réécriture que donne Crébillon d’un épisode mythologique qui intéresse l’histoire du théâtre que le débat suscité par le scandale de sa création dont les termes sont à la fois cruciaux pour la poétique dramatique et complexes.

Lecture empathique et réflexion morale. Débattre d’Atrée et Thyeste avec Rousseau48

33Dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Rousseau reprend les termes du débat suscité par Atrée et Thyeste lorsqu’il est question du triomphe du crime et des criminels sur la scène tragique. Atrée, au même titre que d’autres personnages de théâtre contemporains, comme Mahomet (1741) ou Catilina (1748), illustre le « triomphe des grands scélérats » sur la scène française, si régulière soit-elle49. Le personnage de Voltaire comme le tyran de Mycènes s’avèrent particulièrement choquants car rien ne vient sanctionner ces « monstres » qui « achève[nt] paisiblement [leurs] forfaits »50. Ce type de discours moral sur la tragédie n’est pas pour surprendre de la part de Rousseau, pas plus que la référence à Atrée tant le personnage est un parangon de la cruauté impunie. Cependant Rousseau n’évoque pas seulement le tyran cruel, il le compare au jeune Plisthène, imaginé par Crébillon, avec lequel il forme un contraste saisissant : le « noir Atrée » jouxte le « doucereux Plisthène ». La tension relevée amène à un jugement moral sur les spectateurs : « Assurément il faut avoir un cœur bien flexible pour souffrir des entretiens galans à cote des scenes dʼAtrée »51, et à une position esthétique : Crébillon aurait mieux fait de ne pas parasiter sa tragédie par cet incongru sentiment d’amour et d’« imiter encore en cela » Sénèque. Le débat poétique sur la composition d’une tragédie particulière permet l’avènement d’une réflexion éthique parce que la discussion sur la composition et les personnages fictionnels agit comme un révélateur du caractère des individus appréhendé à la faveur de l’expérience imaginée des effets de la représentation. L’expérience sensible s’avère donc un relais crucial dans la discussion.

34L’originalité de la réflexion menée par Rousseau se manifeste pleinement dans le paragraphe suivant où il fait l’éloge de Thyeste en des termes qui oscillent entre jugement poétique et perspective morale, comme si la fiction tragique se faisait le vecteur d’une philosophie morale à la faveur de l’empathie éprouvée par le commentateur pour le caractère dramatique :

Avant de finir sur cette Piece, je ne puis mʼempêcher dʼy remarquer un mérite qui semblera peut-être un défaut à bien des gens. Le rôle de Thyeste est peut-être de tous ceux quʼon a mis sur notre Théâtre le plus sentant le goût antique. Ce nʼest point un héros courageux, ce nʼest point un modele de vertu, on ne peut pas dire non plus que ce soit unscélérat*,cʼest un homme foible & pourtant intéressant, par cela quʼil est seul quʼil est homme & malheureux. Il me semble aussi que par cela seul, le sentiment quʼil excite est extrêmement tendre & touchant : car cet homme tient de bien près à chacun de nous, au lieu que lʼhéroïsme nous accable encore plus quʼil ne nous touche ; parce quʼaprès tout, nous nʼy avons que faire. [*La preuve de cela, cʼest quʼil intéresse. Quant à la faute dont il est puni, elle est ancienne, elle est trop expiée, & puis cʼest peu de chose pour un méchant de Théâtre quʼon ne tient point pour tel, sʼil ne fait frémir dʼhorreur.]52

35Le détour par des cas concrets n’est pas sans effet sur l’approche du théâtre qu’a Rousseau : il ne s’agit pas ici, me semble-t-il, de condamner le théâtre pour être coupable d’ériger les criminels en modèles – et cette approche est clairement réfutée lorsqu’Atrée est critiqué53 – mais de penser le théâtre comme un lieu d’empathie propice à susciter une réflexion morale, à rebours de « l’héroïsme » qui « nous accable ». La réprobation du genre découle de l’incapacité d’une tragédie à susciter une réaction empathique et à provoquer une expérience morale.

36Dans cette discussion sur l’Atrée et Thyeste de Crébillon, dont il est proposé une interprétation originale, l’éthique est arrimée à la poétique, toutes deux nouées par l’expérience du spectateur qui émet des jugements sur les personnages, et c’est dans cette expérience empathique, qui prend la forme d’un débat sur la fiction, que s’élabore la pensée morale du philosophe.

37La double nature de la coupe, objet scénique et référentiel, met en lumière la complexité des émotions ressenties par les spectateurs de tragédie, si aguerris soient-ils. Cependant l’abondance des références ne permet pas nécessairement une appréhension renouvelée de la tragédie dont elles émanent : devenue un répertoire d’exemples, l’œuvre est vidée de sa substance et il faut un adversaire du genre pour que l’expérience empathique qu’elle procure et ses répercussions éthiques soient envisagées.

Débat, scénarios alternatifs et émancipation fictionnelle

38Ce dernier temps de l’étude est consacré à une hypothèse d’ordre méta-herméneutique : la discussion sur Atrée et Thyeste contribuerait à modifier la relation entre l’œuvre et ses sources mais aussi entre l’auteur et le commentateur.

Sources et auctorialité

39Son entreprise d’évaluation critique amène Barbier à envisager la tragédie de Crébillon sous différents aspects. Il s’agit, tout d’abord, de la comparer à son modèle latin54 :

vous n’auriez jamais cru qu’il se fut trouvé d’Auteur assez hardi pour la mettre sur Scene ; mais rien n’épouvante Mr de Crebillon, les sujets les plus horribles flâtent son imagination, & je ne doute point qu’il n’ait été jaloux de l’intrépidité de Seneque, qui a osé traiter avant lui un sujet qui sembloit n’être réservé qu’à sa plume ; cette jalousie ne l’a pas empêché d’emprunter beaucoup de traits de son Original, il en a même imité l’action principale ; mais il s’est rendu Original lui-même dans les Episodes, & j’avouë que sa Fable, moins simple que celle de Seneque, a quelque chose de plus grand & de plus terrible […]55

40Le propos gomme les variations de langue et de poétique ainsi que les distances historiques, au risque d’une synchronie artificieuse, créant par le discours une proximité entre les deux œuvres qui lisse leurs différences. Cette méthode, qui n’est bien sûr n’est pas propre à Barbier, a pour corollaire d’atténuer l’autorité de l’œuvre latine, simple source que le Français exploite à son gré. Les comparaisons entre Sénèque et Crébillon se poursuivent au fil de la Dissertation qui discute à l’occasion les arguments avancés par le dramaturge dans sa préface pour justifier ses choix dramatiques et dramaturgiques56. La matière mythologique s’y trouve malléable et l’ancienneté de l’épisode ne modifie en rien la liberté d’invention du moderne. La pratique de l’examen, qui est une forme de débat particulière, conduit subrepticement – et sans que cela fasse l’objet d’une théorisation – à dévaluer l’autorité des sources antiques et à proposer des fictions alternatives. Le débat sur la pièce de Crébillon, en tant que débat et indépendamment de son contenu, modifie ainsi la perception de la matière mythologique qui en est le fondement, celle-ci n’est plus une matière particulière exigeant une forme de fidélité aux sujets et aux caractères57. Cependant cette privation d’autorité n’est pas sans créer la possibilité d’une nouvelle réappropriation du matériau mythologique par la fiction tragique : le débat sur les choix de Crébillon dans l’Atrée et Thyeste rendrait possible une reprise de l’épisode complètement transformé dans les Pélopides ou une réécriture complète des aventures de Médée à Corinthe par son admirateur Clément. Le débat sur les fictions à sujet mythologique permet de concevoir autrement l’usage (théâtral) du matériau antique.

41Au fil de la discussion, comme pour illustrer de façon concrète ses jugements esthétiques, Barbier procède parfois à la réécriture d’une situation, d’une scène ou d’un vers :

Pour moi, j’aurois plutôt fondé mes soupçons [ceux d’Atrée] sur quelques regards qu’Atrée auroit pû suprendre entre Plisthène & Théodamie ; […]58
Voici ses propres termes. […] N’aurait-il pas mieux valu que Theodamie eut commencé par faire connoître à Plisthene les allarmes ou elle étoit pour les jours de ce Thieste menacé par Atrée ? Ce premier sentiment se présente le premier, & une Scene ne sauroit être bien dialoguée, quand on met à la fin ce qui doit être au commencement. Je sçai que Monsieur de Crebillon a voulu faire sentir que la nature s’expliquoit dans le cœur de Thieste, puisqu’elle lui faisoit affronter la mort pour sauver les jours de Plisthene ; mais il pouvoir finir sa Scene par là, & tout auroir été en place.59
Vers 32. & 33
Consolez-vous, ma fille ; & de ces lieux
Fuyez, & remettez votre vangeance aux Dieux.
J’ai de la peine à m’imaginer que ces deux vers soyent d’une plume aussi élegante que celle de l’Auteur. A-t’on jamais dit, & de ces lieux fuyez ? N’étoit-il pas plus naturel de mettre :
Consolez-vous, & fuyant de ces lieux,
Ma fille, remettez votre vangeance aux Dieux.60

42Apparaît un nouvel Atrée et Thyeste, bien sûr très fragmentaire. Le débat favorise ainsi l’émergence d’une nouvelle œuvre, qui a vocation à rester inachevée, mais aussi une forme d’écriture participative par superposition.

Véracité de la fiction et éthique du débat

43Le Brun, dans la Renommée littéraire, répond à la publication anonyme, par Voltaire, d’un Éloge de Crébillon. Aux observations générales, s’ajoute une critique de trois des notices consacrées aux différentes tragédies de Crébillon (Idoménée, Atrée et Electre). L’essentiel du propos est d’ordre poétique, Le Brun dénonçant simultanément les reproches de Voltaire à Crébillon et sa conception de la poétique dramatique. Aux remarques de fond qui porte sur les contenus, s’ajoute une critique forte de l’attaque elle-même, accusée de recourir à des procédés déloyaux. Deux sont recensés et débattus par Le Brun. D’une part, Voltaire se moque des vers de Crébillon à partir de citations délibérément erronées61 : « Il est certain qu’en altérant ainsi les expressions d’un Auteur, on peut, à très-peu de frais & sans beaucoup d’esprit, d’un Despréaux faire un Fréron. ». Par-delà la duplicité du procédé, c’est le travail de réécriture de la fiction au fil du débat qui est en jeu ainsi que la subordination d’une éthique critique à des visées poétiques et polémiques. En falsifiant la citation, le critique détourne la preuve de son discours et travestit le fait (textuel) en fiction (discursive). Apparaît aussi, en filigrane, un risque pour la fiction ainsi falsifiée : à force d’être voilée, sinon masquée, par le discours critique, l’originale est menacée de disparition, non tant parce qu’une version fautive lui serait substituée, car celle-ci ne verra jamais le jour, mais parce que le débat qui la discrédite la condamne à n’être plus lue. Loin d’éclairer l’œuvre, le débat la travestit et en barre l’accès. D’autre part, afin de dénigrer la versification de Crébillon, Voltaire choisit de rassembler en une unique liste des vers épars dans l’œuvre, ce que condamne Le Brun :

J’ai découvert encore, dans cette brochure que l’on vous attribue, une des ruses de ce Journaliste [Fréron]. C’est l’obscure diligence de ramasser dans une pièce entiere, & de rapprocher dix qui vers qui se trouvent finir par le mot de Funeste. Mais, disois-je, M. de Voltaire sçait bien qu’on en trouveroit autant & plus dans ses Piéces. Il n’auroit pu sans se critiquer soi-même, appeller [sic] cela des rimes oiseuses qui fatiguent les oreilles délicates. Car ses délicates oreilles ayant été fatiguées par des rimes également oiseuses dans Tancréde, il n’auroit pas voulu en fatiguer les oreilles du Public. Ouvrez cette Tragédie & voyez-y, Monsieur, dix vers qui finissent tous par le mot de Patrie. On trouve encore dans la même Piéce un même mot répété dix-sept fois en rimes.62

44La stratégie discursive de Voltaire, accusé de donner une vision fallacieuse de l’œuvre commentée, suscite le sarcasme et se trouve fermement condamnée. L’abbé propose ensuite de commenter la versification de Tancrède en adoptant le même procédé de recension des mots à la rime. Le renversement permet de montrer aux lecteurs la double perfidie dont Voltaire se rend coupable : outre le procédé discutable de la liste, Voltaire lui-même est bien plus critiquable à cette aune que Crébillon car il use aussi de répétitions et, surtout, reproche à autrui ce qu’il admet pour lui-même. Le débat glisse ici de la poétique à l’éthique et se déplace d’une tragédie à l’autre, en invitant le lecteur à relire Tancrède et à réviser son jugement.

45Les discussions soulevées par Crébillon et son Atrée ne porte pas seulement sur la poétique tragique, son intensité et son étendue amènent à des stratégies argumentatives variées qui soulèvent à leur tour des questions d’ordre éthique, qu’il s’agisse de falsifier les faits ou de contrer l’auteur par une nouvelle auctorialité.

Conclusion

46Les corpus recensés font apparaître le débat sur Atrée et Thyeste comme un laboratoire où s’expérimentent la perméabilité des frontières entre biographies factuelles et fictives, éléments diégétiques et théoriques, auteurs et commentateurs. Caractérisé par son étendue chronologique et la variété de ses supports textuels (journaux, essais critiques et théoriques, recueils d’anecdotes notamment), ce débat peut être envisagé comme un filtre opacifiant pour la lecture de la tragédie de Crébillon et de son œuvre dramatique mais aussi comme un processus constructif, qui pose les gages d’une éthique critique, et créatif en tant qu’il favorise l’élaboration de nouvelles poétiques tragiques, arrimées sur l’expérience sensible des spectateurs, qui s’enquièrent d’une tragédie éthique. Son ampleur permet de saisir comment le débat sur la fiction devient, dans un geste méta-herméneutique involontaire, le lieu d’une réflexion sur les visées du débat et la qualité éthique de sa conduite. Pour Atrée, ce débat s’avère foncièrement ambigu : s’il confère à cette tragédie une notoriété manifeste, il l’éloigne aussi d’une lecture individuelle et sensible, et s’il se place d’abord sur le terrain de la poétique, dans l’esprit de Crébillon, il constitue néanmoins un jalon en faveur d’une approche éthique et empathique de la scène tragique.