Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 26
Situer la théorie : pensées de la littérature et savoirs situés (féminismes, postcolonialismes)
Heta Rundgren

Le réalisme dans la théorie littéraire féministe ou les limites de ma formation

Realism in feminist literary theory or the limits of my academic background

Du réalisme encore…

1Même dans une perspective purement [sic] littéraire, on pourrait se demander si la question du réalisme n’a pas orienté la théorie littéraire suffisamment longtemps1. Dans une perspective féministe et décoloniale, il est encore plus légitime de se poser la question : Pourquoi en parler encore ? Pourquoi donner de l’importance au « réalisme » ? N’est-ce pas ce qu’Audre Lorde définirait comme un outil conceptuel du maître, c’est-à-dire un mot qui invite à confondre mes préoccupations — féministe blanche européenne dominante marginale finnophone francophone enseignante-vacataire-de-la-théorie-littéraire-féministe-et-queer-chercheuse-postdoctorante-boursière — avec celles du centre2 ?

2Mais qu’entends-tu par « centre » ? me demande Chris.
Et c’est une excellente question.

3Une de mes histoires avec le « réalisme3 » remonte au moment où je tâtonne à la croisée de trois notions, réalisme, féminisme et conflit sexuel, pour esquisser une théorie inachevée4 du roman postnormâle5. Par réalisme, je désigne alors moins un courant esthétique historique qu’un ensemble d’institutions qui rendent possible la production d’un certain contenu et une manière de représenter le réel, toujours en lien avec d’autres discours historiques qui le co-construisent à chaque moment. Je me demande dans quelles limites les procédés réalistes régulent la construction de la vraisemblance de tel ou tel concept ou expérience, qu’elle apparaisse dans la littérature ou dans la théorie littéraire. Mon intervention postnormâle vise ensuite à rendre visible comment cette régulation s’associe ou non à la reproduction du vocabulaire, des métaphores, des récits sexistes et hétéronormatifs (et aussi racistes et coloniaux, mais ces derniers points sont moins développés dans ma thèse, pour des raisons que j’évoquerai ci-après).

4Dans cet article, je cherche à dire ce que mon parcours a fait surgir comme questionnement central pour le domaine de la théorie littéraire féministe et comment la formation de ce centre gêne, ralentit et empêche l’émergence d’autres questionnements. Dans une situation comme celle de la France, où les études littéraires féministes sont marginales et dans le domaine des études littéraires et au sein des études de genre (qui existent à peine institutionnellement), seuls quelques petits centres se maintiennent en vie tandis que la vie dans les marges de ceux-ci, les « marges des marges », devient vite invivable.

5Mais que connais-tu des marges des marges ? me demande Jo.
Et c’est une excellente question.

6Vu que de nombreux procédés considérés comme des inventions réalistes sont extrêmement répandus dans la fiction contemporaine dans et hors du livre, le réalisme est aujourd’hui souvent synonyme de dominant, de commun, de courant ; d’où la difficulté de bien cerner sa signification. Il peut être conçu comme un courant esthétique et littéraire (parfois opposé au romantisme), comme un courant de pensée (parfois opposé à l’idéalisme ou bien à l’essentialisme), ou bien comme un objectif6. La méfiance envers le réalisme, qu’elle s’associe à la défense d’un réel littéraire (qui dépassera toute notion vulgaire de la réalité) ou à l’éloge de l’expérimentation, se dégage comme une attitude centrale aussi bien dans la théorie littéraire que dans la théorie littéraire féministe. Je fais donc ici le choix de parler encore du réalisme parce qu’il me semble important de retracer la place de cette catégorie dans ce que j’essaierai de mettre en scène dans cet article et que j’appelle le récit hégémonique de la théorie littéraire féministe depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. On verra comment le débat autour du réalisme prend aisément une place centrale dans ce récit, et quels sont les effets de cette centralité. Je commencerai à parler de la théorie littéraire, construisant cet article à la dérive, du centre vers les marges. Ainsi je ne me sépare pas des préoccupations ou de la géographie politique du maître ; autrement dit, dans une perspective féministe et décoloniale, il est plus que probable que je me trompe, mais c’est une erreur qu’il me semble important d’exposer.

7Mais qu’entends-tu par « maître », enfin, me demande Pat.
Et c’est une excellente question.

dans la théorie littéraire,

8La catégorie du réalisme reste centrale pour la théorie littéraire. Antoine Compagnon en parle, en 1998, comme de la « bête noire » du champ7. À travers le réalisme, on s’intéresse à la tension qui surgit entre l’idée qu’on puisse « refléter le réel » dans l’écriture (idée associée à une construction discursive qu’on peut appeler le réalisme naïf, qui n’existe pas forcément dans telle ou telle œuvre de fiction/théorie) et la conception selon laquelle le « réel » n’est tangible que dans ses effets littéraires (idée associé au « tournant linguistique » ou culturel et à la crise du savoir dans les sciences humaines à partir des années 1960). Si ce qu’on appelle « théorie » résulte souvent d’un échange transatlantique entre l’Europe et les États-Unis, la naissance de la théorie littéraire en tant qu’obsession à définir le littéraire doit beaucoup au structuralisme et les formalistes russes, considérés comme ses précurseurs.

9À partir des années 1960, il devient donc important de dessiner les contours de la discipline littéraire, de trouver ce qui lui est propre, ce qui est notre affaire à « nous les littéraires », notre monoculture8 dans le champ plus vaste des sciences de l’homme et plus spécifiquement, dans le texte9. À partir de ce moment-là, l’étude du réalisme d’un point de vue formel, c’est l’occasion de détecter les procédés de narration qui créent l’« illusion du réel » dans un texte fait « que de mots ». L’étude du réalisme littéraire, notamment un corpus du xixe siècle, dont le rôle central pour la théorie littéraire est du même coup (ré)affirmé, sert à définir le domaine proprement littéraire et à maintenir voire à rehausser sa valeur symbolique, parfois face au (méchant) réel (de la sociologie, par exemple), souvent en opposition à d’autres chapelles disciplinaires.

10La critique féministe du réalisme et de son rôle dans la théorie et l’histoire littéraires existe maintenant depuis des décennies. Afin de comprendre le rôle que joue cette catégorie dans la théorie littéraire féministe, je vais présenter l’histoire de la formation de cette dernière ainsi que je l’ai d’abord découverte au fil de mon parcours universitaire finno-Global English-francophone, entre les Universités de Helsinki, Paris 3 et Paris 8, à partir des années 2000 jusqu’à aujourd’hui.

dans la « Feminist Literary Theory »

11Dans la théorie littéraire féministe, le « réalisme » a été associé, pendant les cinquante dernières années, aussi bien à une littérature irrémédiablement conservatrice et porteuse d’une vision du monde patriarcale et capitaliste (coloniale, également, mais cela n’est pas toujours dit) qu’à une littérature émancipatrice capable de mettre en mots les expériences féminines dans leurs complexité (et leur pluralité voire leur hybridité, mais cela n’est pas toujours dit).

12La théorie littéraire féministe, comme la théorie féministe tout court, est souvent décrite comme une conversation transatlantique en anglais et en français, qui commence véritablement dans les années 197010. Une première présentation influente (traduite depuis en onze langues mais toujours pas disponible en français) des questionnements et des textes importants pour ce domaine d’études est écrite par Toril Moi11 et publiée en 1985. Sexual/Textual Politics. Feminist Literary Theory construit, de manière plutôt schématique, une différence voire une opposition binaire constituante du domaine. Après un chapitre introductif sur Virginia Woolf, Moi présente d’abord les études féministes anglo-américaines, l’« Anglo-American Feminist Criticism » : celles-ci cherchent à construire une tradition littéraire des femmes/féminine/féministe et étudient les « images » (positives ou négatives) des femmes dans la littérature. Pour Moi, cette branche qui tend vers l’empirisme réussit à politiser les études littéraires — ce qui n’est pas une mince affaire — mais, tout en affichant son féminisme, elle reste plutôt prisonnière des paradigmes théoriques des sciences de l’Homme (« male-centred humanism »). Ensuite Moi dessine la branche francophone (la « French Feminist Theory ») comme celle qui cherche justement à troubler les bases théoriques des sciences humaines à l’aide de la pensée féministe mais également à l’aide de la psychanalyse et de la déconstruction. Le projet de revalorisation du « féminin » comme un principe subversif est central pour la branche française qui se heurte, finalement, à l’impossibilité de développer une définition non essentialiste du « féminin ».

13Quelle est la place du réalisme là-dedans ? Literature and Feminism (1993) de Pam Morris12, un ouvrage qui entend introduire aux questionnements de la théorie littéraire féministe, m’aide à le comprendre. Morris suit Moi et parle d’abord de la première approche féministe anglo-américaine. Pour elle, l’accent y est mis sur l’importance d’étudier l’écriture réaliste qui permettrait de décrire l’expérience genrée dans les sociétés patriarcales. Les théoriciennes anglo-américaines associées à ce courant vont parfois, selon Morris, jusqu’à d’affirmer que la littérature réaliste serait capable de raconter la vie « telle qu’elle est ». Parallèlement, elles critiquent pourtant la catégorie du réalisme comme un outil qui contribue à effacer les autrices de l’histoire littéraire. Ce geste s’accompagne d’une recherche approfondie destinée à retrouver les autrices oubliées et d’une critique des mécanismes de formation du canon littéraire. Morris introduit ensuite, toujours suivant Moi, le versant francophone de la théorie littéraire féministe. Partant de la théorie psychanalytique (Sigmund Freud et Jacques Lacan), elle introduit aux travaux d’Hélène Cixous, de Luce Irigaray et de Julia Kristeva. Pour ces penseuses, que Morris range parfois dans la catégorie du féminisme poststructuraliste, les formes réalistes de l’écriture opèrent à l’intérieur d’un cadre phallogocentrique que seule l’écriture expérimentale peut subvertir13.

14Le « réalisme » peut ainsi être situé comme une catégorie divisant les deux champs dont l’opposition constitue le récit hégémonique de la « Feminist Literary Theory ». C’est dans un sens à première vue un peu différent que Margaret Cohen avance, en 1995, que le « réalisme » a joui d’un prestige sans précédent dans les « Gender Studies » naissantes, dans les décennies 1980 et 199014. Elle reconnaît que le terme est « glissant et problématique » et avance que « les textes, images, et écrits critiques autrefois unifiés sous la rubrique “réalisme” » composent l’ensemble d’objets culturels (cultural artefacts) les plus cités de cette « discipline interdisciplinaire ». S’il existe une « aile » de la théorie féministe concernée par les « possibilités micropolitiques des pratiques non-hégémoniques » — la branche influencée par « French Feminism » bien évidemment — même celle-ci manifeste une fascination pour le réalisme, « quoique formulée en termes hautement négatifs15 ».

15La « France » occupe une place prépondérante dans la discussion anglo-américaine, qu’il s’agisse de la théorie littéraire ou de la théorie féministe. Le « réalisme » fait partie de ce nœud central. Comme le remarque Christopher Prendergast, la France du xixe siècle est le lieu exemplaire de la grande tradition réaliste, et le développement du réalisme comme notion critique au xxe siècle repose, après le moment marxiste, de manière importante sur des penseur·euse·s (post)structuralistes français·es16. Le fait que la « Feminist Literary Theory » raconte son histoire entre l’anglais et le français, entre l’Angleterre, les États-Unis et l’Hexagone, conduit certainement à concevoir le débat autour du réalisme comme central pour ce champ. C’est dans le récit transatlantique hégémonique que le réalisme continue à résonner comme une catégorie d’importance, ce récit d’abord anglophone et donc « globalisable », répandu et traduit dans de multiples espaces, dont la Finlande où je fais mes premières études en littérature générale et en études féministes. Et c’est finalement du point de vue de la théorie littéraire (notre premier « centre ») qu’on peut concevoir la critique féministe comme une « réarticulation des débats politico-littéraires du début du xxe siècle au sujet des mérites relatifs de l’écriture réaliste et du texte avant-gardiste »17.

16Pour nuancer l’opposition entre l’empirisme anglo-américain et la théorie française pourtant considérée comme constitutive de la « Feminist Literary Theory », Pam Morris cherche à inclure, dans le tout dernier chapitre de son introduction intitulé « A Return to Women in History: Lesbian, Black and Class Criticism », des éléments « extérieurs » à cette opposition. Elle reproche à Toril Moi une omission qu’elle reconduit presque dans son propre ouvrage :

Moi’s book is now part of the history of feminist criticism. It speaks — as all texts do — from its moment of production, from Moi’s sense, in the early 1980’s, of the need to incorporate French theoretical rigour into the feminist literary agenda. […] In denying the theoretical value of the work of American black and lesbian feminist critics [...], she fails to ask what challenge their perspective might bring to the European poststructuralism she prefers18.

17Morris crée ensuite un lien de cause à effet entre la sous-évaluation d’« un aspect du réalisme qui peut assumer une fonction politiquement progressiste » et le déni de la valeur théorique des approches « lesbienne, noire et de classe » anglophones en faveur du « French Feminism19 ». La question du réalisme sert, chez Morris, à la fois à ramener les lecteur·ices au centre « littéraire » du débat féministe, et à inclure les approches « lesbienne, noire et de classe » dans le but de raviver le débat autour du réalisme.

18Mais on passe trop de temps avec ces « américaines » !
s’impatiente Chris.
Et iel a raison, bien sûr.

et dans la théorie littéraire féministe,

19Si la « Feminist Literary Theory » discute beaucoup avec certaines penseuses françaises, ni le livre de Moi ni celui de Morris n’existent en traduction française. Quel est alors le récit de la théorie littéraire féministe « en France » ? Je suis obligée de constater que s’il existe un récit « français » du champ, il n’est pas si facile à trouver : pas d’ouvrages introductifs ni d’anthologies de textes classiques, pas non plus de chapitres sur la théorie féministe dans des ouvrages qui introduisent à la théorie littéraire20. Dans l’introduction à son ouvrage publié en 2010 et qui parcourt l’histoire des « femmes écrivains » français (du xviie au début xxe siècles), Martine Reid retrace « l’histoire du féminisme en France à partir des années 1950 » dans ses rapports avec la littérature afin de « reconstituer le contexte dans lequel vient s’inscrire [s]a propre démarche »21. Elle rappelle les positions de Simone de Beauvoir (considérée comme pionnière), Julia Kristeva et Hélène Cixous ainsi que la création des Éditions des Femmes pour ensuite procéder à une description de la « critique littéraire restée étonnamment sourde » face à ces problématiques et événements. Cherchant à se positionner face à la « critique littéraire » et pas forcément face aux études féministes, elle résume le fonctionnement de la théorie littéraire ainsi : « les grandes figures de la critique littéraire du temps, toutes masculines, ont conçu leurs modèles théoriques à partir des grands auteurs, des grands auteurs réalistes en particulier, unissant ainsi des recherches particulièrement innovantes aux grandes figures de l’histoire littéraire la plus traditionnelle22 ». Reid remarque donc qu’en 2010, il règne, dans les études littéraires en France, un « [s]ilence (presque) total sur le fameux “canon littéraire”, c’est-à-dire sur les auteurs et les ouvrages de référence, canon qui n’a jamais été réellement interrogé et remis en cause23 ». Est-ce vrai que les études féministes de la littérature n’ont guère eu d’influence sur les études littéraires en France, et cela jusqu’à aujourd’hui ?

20Si en anglais la « préhistoire » de la théorie littéraire féministe est établie dans des ouvrages qui retracent la tradition littéraire des femmes en littérature et fondent un questionnement féministe du canon littéraire (Showalter, 1977 ; Gubar & Gilbert, 1979), en « France » il n’y a pas ou peu d’ouvrages comparables dans les années 1970 et 198024. Au moins depuis les années 1970, de nombreuses chercheuses travaillent pourtant à faire connaître les écrivaines du passé. C’est même ce travail qui rend possible le constat de Reid en 2010 : « La production continue d’écrits de femmes depuis le Moyen Âge constitue l’une des singularités de la littérature de langue française : elle est sans équivalent dans les autres littératures européennes25. » Ce n’est qu’en 2020 que sont publiés, sous la direction de Reid également, les deux volumes de Femmes et littérature. Une histoire culturelle qui « offre pour la première fois un ample panorama de la présence des femmes en littérature, du Moyen Âge au xxie siècle, en France et dans les pays francophones »26.

21Pour Martine Reid l’histoire de la théorie littéraire féministe commence avec les passages du Deuxième sexe (1949) où Simone de Beauvoir fait l’analyse de certains auteurs canoniques. Ici et ailleurs dans son travail, Beauvoir maintient, selon Reid, « des vues universalistes sur la littérature » conçue comme un domaine neutre où des femmes entreront quand elles seront devenues des sujets à part entier. Les travaux de Julia Kristeva sur le génie féminin réitèrent, pour Reid, les vues universalistes de celles que Reid nomme les « adversaires de la différence » en renvoyant, dans une note, à la fameuse citation de Monique Wittig (« il n’y a pas d’“écriture féminine” ») qu’elle met ainsi en lien avec les analyses beauvoiriennes. Reid consacre ensuite un paragraphe à l’« autre camp », Hélène Cixous (avec des citations du Rire de la Méduse et de Sorties, 1975) et l’écriture féminine, « impossible à définir » et qui viserait à dépasser le système binaire. Reid conclut en mentionnant la création des Éditions des Femmes, d’Indigo et Côté-femmes, maisons d’éditions féministes qui vont retrouver et republier, à partir des années 1970, des textes oubliés des autrices des siècles précédents, sans quoi un questionnement féministe du canon littéraire pourrait difficilement voir le jour.

22Reid a ici également construit ou confirmé une opposition qui structure le champ de la théorie littéraire féministe : les adversaires de la différence (vision universaliste de la littérature) et les revendicatrices de la différence (étude des effets de genre en littérature et critique de la binarité). Cette proposition reproduit encore une fois la place centrale et la division opérée par l’« écriture féminine » et l’exclusion d’autres perspectives — post- ou décoloniales, lesbiennes, noires. De plus, les analyses « beauvoiriennes » et « cixousiennes » ont un point en commun : elles n’envisagent pas sérieusement la possibilité que l’écriture ait été, depuis des siècles, une activité exercée par les femmes. Se contentant de ne mentionner qu’un ou deux noms d’écrivaines (Colette et Duras pour Cixous ; Colette et la Comtesse de Ségur pour Beauvoir), leurs premiers textes fondamentaux (pour des raisons différentes sans doute) renforcent l’idée que les femmes n’auraient presque pas écrit ou du moins n'auraient pas été capables de produire quelque chose qui mériterait d’être analysé.

23Pour tenter de reconstruire le récit de ce champ qui devient peu à peu visible, je vais me pencher sur le travail d’une des chercheuses les plus connues et les plus productives ayant choisi de s’intéresser à l’histoire littéraire des femmes dès les années 1970. Il s’agit de Christine Planté, qui publie en 1989 un ouvrage intitulé La Petite Sœur de Balzac (oui, le grand réaliste) avec comme sous-titre Essai sur la femme auteur27. Les deux grandes hypothèses que pose cet ouvrage sont, selon l’autrice, la théorie du « genre des genres littéraires » et le constat de minorisation des femmes écrivains dans et par l’histoire littéraire28. Les deux idées se rapportent — surprise — à la réévaluation féministe du rôle du réalisme dans la théorie littéraire. La thèse selon laquelle les genres littéraires sont genrés (masculin/féminin) se base sur une étude du réalisme historique et de sa construction comme catégorie masculine (contre l’idéalisme ou le romantisme, conçus comme féminins) ; tandis que le constat de minorisation des femmes écrivains concerne tous les mouvements littéraires. C’est aussi le cas de la manière d’écrire l’histoire autour de mouvements et de groupes d’hommes où il y a peu de place pour les écrivaines, sauf mentionnées comme figures exceptionnelles et solitaires, dans les marges d’un mouvement ou comme « femmes de », comme dans le cas du réalisme français qui offre l’exemple parfait de ce phénomène29.

24Rétrospectivement, en 2015, pour situer son propre travail30, Planté se positionne non pas face à la critique littéraire (masculine) mais au sein des études féministes de la littérature, confirmant ainsi qu’elles existent bel et bien :

Enfin, dans le contexte intellectuel des années 1970, se tourner vers l’histoire (littéraire) des femmes constituait aussi un geste aux implications théoriques qui visait la mise en évidence de l’historicité et des constructions culturelles de la féminité, plutôt que l’exaltation d’un féminin érigé en essence et valorisé dans une opposition au masculin. Dans cette perspective, il s’agissait de comprendre comment s’est pratiquée et perpétuée une exclusion des femmes fondatrice de la politique et, jusqu’à un certain point, de la culture, non de tenir pour acquise une dualité qui les voudrait étrangères au logos. Pour résumer, la logique de l’histoire littéraire venait s’opposer au mythe de l’écriture féminine, et donner les moyens de sa critique31.

25Planté conçoit la théorie littéraire féministe en France à travers une opposition entre la « logique de l’histoire littéraire » et le « mythe de l’écriture féminine ». Elle rattache ses propres travaux au domaine des études de genre contemporaines avec les mots clés « historicité » et « constructions culturelles de la féminité ». Par l’expression « mythe(s) de l’écriture féminine32 », Planté se réfère surtout à la manière réductrice dont le concept est parfois compris, à son interprétation « populaire » si l’on peut dire, qui faisait dès les années 1970 d’un certain féminin une nouvelle norme de l’écriture :

[S]e constituait ainsi une nouvelle norme du féminin en littérature, impliquant plus ou moins explicitement oralité, inscription du corps, rapport à la mère, refus de la logique et de la syntaxe, sensualité et désordre... Pour être publiée, que ce soit comme créatrice ou comme critique, mieux valait alors, pour une femme, s’inscrire dans l’idéologie et l’esthétique de ce « féminin »-là33.

26Christine Planté confirme ainsi la position clivante de l’écriture féminine dans les années 1970 et 1980. Cela rapproche le récit des origines francophone de l’histoire anglophone du champ, tout en rappelant de quelle manière l’« écriture féminine » se situe — dans l’imaginaire collectif — à l’opposé du réalisme littéraire.

du « réalisme » comme un outil du centre,

27Pour étudier les effets de ces récits hégémoniques de la théorie féministe littéraire, je vais repasser du côté anglophone pour examiner la lecture qu’un théoricien de la littérature non-spécialiste du féminisme, Christopher Prendergast, consacre à la question du réalisme et du féminisme dans un texte publié en 199534. Prendergast offre d’abord une relecture du réalisme des grands auteurs français du point de vue « du genre » sans mentionner le moindre travail féministe qui l’aurait guidé dans cette relecture35. Ensuite il présente la théorie littéraire féministe, c’est-à-dire la thèse de l’écriture féminine d’Hélène Cixous, qui s’oppose selon lui aux « pratiques traditionnelles du réalisme littéraire » :

[O]ne of Cixous's principal concerns is to bring writing back to the reality of the body in ways that liberate both: the body and the text freed from the systems of control and the syndromes of paranoia into which they allegedly have been locked by the traditional practices of literary realism36[.]

28Prendergast lit Cixous comme la porte-parole d’un nouveau réalisme (féministe) basé sur l’élévation du corps (féminin) comme essence et origine d’une nouvelle écriture. L’article de Prendergast n’est pas en soi très intéressant, mais il montre parfaitement de quelle manière l’attachement à la catégorie du réalisme risque de réduire le potentiel féministe d’une théorie féministe littéraire : Prendergast court-circuite totalement la force féministe de la proposition de l’écriture féminine et par extension de toute approche féministe de la littérature. Cette dernière ne s’oppose plus du tout au phallogocentrisme mais participe simplement à une discussion interne à la théorie littéraire en prenant position contre le réalisme.

29En affirmant que Cixous redéfinit le réalisme dans les conditions du xxe siècle, Prendergast s’approprie un petit bout de la « critique féministe » pour renouveler une question de théorie littéraire pour la théorie littéraire. En la renommant, le centre s’est approprié une question émergeant des marges et a effacé sa force subversive. Voici le « mouvement » qui m’inquiète : les récits hégémoniques de la théorie littéraire féministe que j’ai pu distinguer dans les limites de ma propre formation me ramènent continuellement vers la théorie littéraire ; ce qui est vu et revu comme l’opposition fondatrice de la théorie littéraire féministe devient une manière de réaffirmer une des préoccupations centrales de la théorie littéraire.

30Ainsi je vois que mon propre intérêt pour la question du réalisme dans les études littéraires féministes ne cesse de me ramener vers le centre : c’est également un symptôme de mon incapacité à sortir du récit hégémonique, un symptôme de mon propre eurocentrisme, mon racisme de formation. Pourquoi dis-je cela ? Une lecture décoloniale d’une telle situation théorique, celle de Chela Sandoval par exemple, nous montre que les théories qui entrent en correspondance avec le vécu des groupes sous-représentés dans les chapelles universitaires (révolutionnaires en théorie et conservatrices en pratique, surtout à travers le fonctionnement extrêmement hiérarchique de l’université) restent, dans le meilleur des cas, dans les marges. Dans Methodology of the Oppressed, Chela Sandoval s’engage à déconstruire ce qu’elle appelle un « apartheid des domaines théoriques » tout en restituant leur place aux actrices de la pensée en mouvement qu’elle appelle « US third world feminism »37. Sandoval montre comment les théoricien·ne·s (féministes) états-unien·ne·s vont « trouver » la théorie made in France dans les années 1980. Elle montre que l’incapacité à s’engager dans une discussion académique avec une théorie féministe conçue « en correspondance » avec les vécus des femmes racisées vivant aux États-Unis, au moment où il devient pourtant impossible de continuer à ignorer sa présence, amène les actrices des Women’s et Gender Studies à importer ce qu’elle appelle une « théorie de la différence » depuis l’Europe, et spécifiquement, depuis la France. « US third world feminism » pose d’importantes questions concernant les différences entre et parmi les femmes et les féministes mais sa contribution théorique est difficile à déchiffrer et à « insérer » dans le récit et la recherche hégémonique. Sandoval en déduit :

If, during the 1980s, U.S. third world feminism had become a theoretical problem, an inescapable mystery to be solved for hegemonic feminism and social theorists across disciplines, then perhaps a theory of difference—but imported from Europe in the conceptual forms of “différance” or “French feminism”—could subsume if not solve it38.

31Pour la théorie littéraire féministe, l’importation de la pensée « française » aide à maintenir les questionnements féministes et littéraires proches des préoccupations centrales pour la théorie littéraire, et à prolonger l’absence d’autres questionnements, la lecture d’autres théoriciennes et d’autres corpus, dont la critique décoloniale.

dont il faudrait se désatisfaire pour agir (plutôt que de réagir).

32Si les récits hégémoniques de la théorie littéraire féministe se construisent de manière à reproduire la centralité de la « question réaliste », ils rendent également implicite et en partie indiscutable le point suivant : le réalisme comme stratégie d’écriture véhicule du « sens commun » et risque ainsi de naturaliser insidieusement l’ordre social existant. En revanche, le recours à l’écriture et à la narration expérimentales39 permet de briser les normes, d’imaginer des ordres alternatifs : ainsi la transformation symbolico-imaginaire est-elle l’affaire propre aux études littéraires féministes et devient-elle avant-coureuse de tout changement social véritable40. Mon désir de déconstruire ces idées implicites — qui ont sans doute partie liée avec la défense du « territoire littéraire » contre les autres disciplines — m’a d’abord incitée à relire le réalisme dans ses rapports avec le féminisme. Ce désir s’accompagnait d’un intérêt pour toute représentation qui met en mots les expériences contemporaines, dans le but d’élargir le champ de l’expérience partageable et à partager — suivant les remarques de Coste, je pourrais aussi dire « universalisable »41. C’est l’existence de l’expérience comme partageable qui indique la possibilité d’une communauté, ce qui confirme la possibilité d’une émancipation à la fois collective et individuelle42.

33De ce point de vue, pour situer la théorie, il devient urgent de relier la question du réalisme avec celle de la représentation, et de la poser différemment. Au-delà de la question de la reproduction des codes linguistiques et littéraires dominants, il y a aussi la question de la mise en mots des réalités plurielles dont celles représentées par les (membres des) groupes sous-représentés dans la littérature (féministe) et dans la théorie (féministe)43. Pour que mon premier désir naïf d’étendre l’expérience partageable s’inscrive dans une politique féministe et décoloniale — pour plusieurs communautés et voix dans un champ dominé par un « nous », un récit hégémonique qui se cache derrière quelque « universalité » — je devrais au moins pouvoir revenir à la question du réalisme et de la représentation en me demandant : quels vécus sont représentées dans la théorie littéraire féministe comme je la vois se raconter ? Plaidoyer pour une théorie littéraire plurielle, vouloir élargir l’expérience partageable — très bien, mais avec qui et en tant que qui ? Si les théoricien·nes de la littérature ne cherchent pas à (re)connaître leurs appartenances, les communautés et les identités dont elles et ils se revendiquent souvent implicitement, par leurs choix théoriques, les récits hégémoniques ont tendance à se reproduire et à se contenter de leur centralité infiniment. Que voudrait dire, pour une théorie littéraire féministe, tenter de contribuer à créer des « vérités contingentes, nuancées, partielles, dans lesquelles des communautés se sont investies »44 ?

34Ce sont les limites de ma propre formation de dominé·e/dominant·e en études littéraires et en études de genre que j’ai essayé de rendre plus tangibles dans cet article. Cette formation a été blanche, les références de cet article qui tente de la résumer le sont également en très grande partie. Dire cela est un geste simple par lequel je tente de me situer de manière sûrement maladroite, mais sachant que toi, chèr·e lecteur·ice, et vous Chris, Jo, Pat dont les réflexions m’auront d’avance inspirée, continuez aussi à vos manières de chercher à vous situer tout en cherchant à théoriser. En même temps rassurée et perturbée par les mots de Gloria Anzaldúa qui rappelle que « [l]es possibilités sont nombreuses, à partir du moment où nous décidons d’agir et non de réagir45 », je vous dis à bientôt.