Un éloge de la modération ? Usages épidictiques de la fiction dans les littératures environnementales françaises contemporaines
1Dans un contexte où le terme environnement se comprend généralement au sens d’« environnement menacé1 », un nombre croissant d’œuvres publiées en France témoignent d’un désir de démontrer que la valorisation et la sauvegarde des milieux naturels ne devrait pas uniquement répondre à une logique utilitaire qui réduirait les organismes non-humains à des ressources, sujettes à une exploitation outrancière. Plusieurs de ces œuvres ont pour caractéristique d’être biocentrées : prenant volontiers une forme encomiastique destinée à faire naître un sentiment d’émerveillement lorsqu’elles décrivent le cheminement intérieur de personnages qui apprennent à célébrer la vie dans sa diversité, elles cherchent à détourner l’attention de leurs lecteurs de la sphère sociale pour l’orienter vers la sphère biologique, envisagée dans son sens le plus large.
2Toutefois, comme le démontre Pierre Schœntjes dans son dernier ouvrage d’écopoétique, « la prise de conscience écologique a été lente à s’imposer dans l’Hexagone2 », et le genre romanesque n’a pas été à l’avant-garde des mutations d’un imaginaire social qui a longtemps porté les Français à nourrir « peu d’amour » envers la nature, pour reprendre le titre de l’ouvrage que Valérie Chansigaud a consacré à cette question3. En France, l’arrière-plan idéologique sur lequel se construisent ces nouvelles sensibilités demeure effectivement marqué par un imaginaire qui associe aisément le militantisme écologique à une idéologie antihumaniste, ou « antihumaine », dont les défenseurs les plus assidus sont alternativement dépeints comme des fanatiques, ou comme des hypocrites dont les préoccupations éthiques relèvent d’une posture destinée à déguiser des ambitions financières.
3Aussi n’est-il sans doute guère étonnant de constater que la posture rhétorique adoptée implicitement par ces auteurs s’apparente le plus souvent à un « juste milieu » : soucieux de ne pas verser dans l’excès d’une posture déraisonnable qui serait elle-même susceptible de s’attirer le blâme de ses adversaires, les romanciers dont les œuvres se donnent à lire comme autant d’éloges des comportements respectueux qu’il conviendrait d’adopter à l’égard du monde naturel accompagnent curieusement leur défense du biocentrisme d’une dénonciation des dérives sectaires qui pousseraient la protection de l’environnement jusqu’à l’adoption d’un militantisme violent.
4Dans cet article, je m’intéresserai aux différents usages du discours épidictique dans les ouvrages qui s’interrogent sur la place qu’il conviendrait d’accorder à l’être humain au sein de la biosphère. Je chercherai à démontrer que ces écritures écofictionnelles visent souvent à convaincre leurs lecteurs d’adhérer à un ensemble de valeurs communes que les collectivités humaines devraient entretenir à l’égard de leur environnement naturel, en envisageant l’espace discursif dans lequel elles s’insèrent comme un lieu agonistique au sein duquel le débat d’idées et les controverses intellectuelles occupent un rôle de premier plan. En plus de formuler un éloge ou un blâme des attitudes jugés exemplaires – ou au contraire socialement inacceptables – vis-à-vis des problématiques environnementales, au sein de cette arène, la fiction tend effectivement à assumer une fonction démonstrative, prenant souvent la forme de débats politiques, juridiques et philosophiques destinés à soupeser les torts et les vertus du biocentrisme.
5Compte tenu de la diversité formelle et thématique des ouvrages « qui font résonner sans engagement fort la question de notre rapport à un milieu naturel menacé4 », j’étudierai ces phénomènes à partir des liens de parenté que ces corpus écofictionnels entretiennent avec d’autres genres littéraires, comme le roman d’apprentissage et la littérature épique, dont plusieurs auteurs contemporains détournent volontiers les codes pour inviter leurs lecteurs à effectuer une prise de conscience environnementale, ou à se questionner sur le bien-fondé des discours environnementaux.
Éloge du biocentrisme dans Que font les rennes après Noël ? d’Olivia Rosenthal, ou l’écofiction comme roman d’apprentissage
6Un premier type d’écofictions contemporaines s’apparente au genre consacré du roman d’apprentissage, dans la mesure où c’est à travers la relation qu’ils entretiennent vis-à-vis de leur environnement naturel que les protagonistes mûrissent et développent leur vision du monde, en cherchant à acquérir une certaine sagesse. C’est ce dont témoigne particulièrement bien un roman comme Que font les rennes après Noël ? d’Olivia Rosenthal, dont la forme originale illustre en outre la volonté de renouveler les dispositifs narratifs que l’on associe généralement au genre romanesque, que certains auteurs, tels qu’Amitav Gosh, estiment être peu susceptibles d’accorder une place aux sensibilités non-humaines, ou mal adaptés pour rendre compte de phénomènes dont les effets dépassent le cadre d’une vie humaine, à l’instar du réchauffement climatique5.
7Dans cet ouvrage, Olivia Rosenthal juxtapose, sans les contextualiser, trois types de prises de parole dont on retrouve un premier exemple, réunis l’un après l’autre, dans le passage suivant :
Dans le code Justinien, on apprend que les choses qui ne sont la propriété de personne, et qui sont de droit humain, peuvent s’acquérir par occupation ; telles sont les bêtes farouches, les poissons et tous les autres animaux qui vivent dans l’air, sur la terre ou dans la mer ; car la raison naturelle veut que ce qui n’appartient à personne appartienne à celui qui s’en empare.
Dans les premières années de votre vie, vous pensez que vous êtes la propriété de votre mère. Parfois, vous le regrettez :
Au début, je ne pouvais pas avoir des loups parce qu’il faut passer le certificat, j’ai commencé avec un chien de berger, j’étais chasseur alpin […]6.
8À l’instar du premier paragraphe, de nombreux fragments de l’œuvre sont attribuables à un narrateur a priori omniscient, capable de commenter avec détachement l’état des liens juridiques, sociaux et culturels qui régissent les rapports des êtres humains à leur environnement naturel. Une limite à laquelle se heurte implicitement ce narrateur dans sa compréhension du monde consiste toutefois dans le caractère abstrait de ses observations, lesquelles ne permettent pas de concevoir de quelle manière des textes comme le code Justinien infléchissent les relations que des individus entretiennent avec des animaux singuliers. Olivia Rosenthal semble accorder ce rôle aux prises de parole à la première personne, car celles-ci sont le fait de personnages dont l’occupation professionnelle les amène à côtoyer des animaux dans leur quotidien (il s’agit ne s’agit pas seulement d’un chasseur alpin, mais aussi d’un soigneur dans un zoo, d’un biologiste, d’un agriculteur, d’un boucher…), ce qui implique qu’ils sont habilités à commenter de manière concrète les problèmes sur lesquels disserte le narrateur omniscient de manière désincarnée. Enchâssés à l’intérieur de ces récits masculins, les prises de parole rédigées à la deuxième personne du pluriel jouent quant à elles le rôle d’un fil conducteur, puisqu’elles relatent l’histoire d’un personnage dont on suit les grandes étapes de formation depuis sa naissance jusqu’à sa vie adulte.
9On notera que l’effet de fragmentation qui découle de cet ouvrage ne résulte pas uniquement du choix de recourir à une écriture kaléidoscopique, mais qu’il est aussi lié aux informations lacunaires qu’Olivia Rosenthal choisit de nous communiquer à propos de sa protagoniste, dont on ne connaît pas l’histoire familiale. Le « récit des origines » que l’on retrouve habituellement aussi bien dans les romans d’apprentissage que dans des mémoires ou des autobiographies est en effet remplacé par des anecdotes qui permettent de comprendre qu’il s’agit ici d’un personnage singulier, et non d’un être dont l’histoire prétend à l’universalité. Ce faisant, Rosenthal cherche peut-être à se prémunir d’un reproche que l’on a souvent adressé aux partisans du biocentrisme, à savoir l’adoption d’une posture chauvine qui projette ses propres expériences et préconceptions sur l’ensemble de l’humanité.
10L’intérêt principal du roman ne consiste pas à mettre en scène une réconciliation qui s’opère entre la protagoniste et sa famille, ni en une quête identitaire au terme de laquelle celle-ci serait amenée à découvrir, par exemple, pourquoi son père parle allemand et lui répète toujours, enfant, un conte sinistre où la disparition des enfants est apparentée à celle des rats. L’ouvrage ne nous apprend pas non plus pourquoi la mère de la protagoniste a décidé que « l’intégration des familles juives à la nation française pass[ait] par la célébration de Noël7 », ni pour quelle raison sa grand-mère paternelle prépare des plats polonais, dont une recette particulière – la « carpe à la juive » – la dégoûte en raison de la violence avec laquelle sa grand-mère abat elle-même les carpes qu’elle « tue au marteau8 » dans son évier, en respectant d’anciennes traditions. Le point focal vers lequel tend l’histoire de ce personnage féminin interpellé à la deuxième personne du pluriel réside plutôt dans l’apprivoisement de son « désir d’animalité », qui est chez elle à peu près équivalent à son « désir d’humanité », au point où il lui est impossible de les distinguer9.
11À mesure que l’on progresse dans la lecture de l’œuvre, la juxtaposition des différents fragments narratifs, qui demeurent a priori sans lien les uns avec les autres, s’accompagne d’une fonction démonstrative. Le personnage féminin anonyme s’aperçoit graduellement que les règles de savoir-vivre que lui transmettent sa famille sont apparentées à une forme d’élevage, ou de domestication, dans ce qui semble être une expérience commune d’aliénation inhérente à la culture française. Celle-ci a pour effet d’éloigner la protagoniste à la fois de ce qui est parfois présenté comme sa nature profonde, située à mi-chemin entre l’humanité et l’animalité, et de la possibilité d’accéder à une véritable indépendance d’esprit et de corps. Les enjeux soulevés sont donc à la fois philosophiques et sociaux : en s’interrogeant sur l’ensemble de règles que la société française a établies, implicitement et explicitement, pour différencier ses citoyens de cette res nullius10 qu’est la faune et la flore, Que font les rennes après Noël ? nous invite à réfléchir aux modalités selon lesquelles nous avons nous-même effectué ce qui apparaît comme un apprentissage de l’humanité.
12Dans l’ensemble, le roman donne à voir l’éloge d’un certain type de révolte vis-à-vis de l’héritage dualiste de la tradition classique, laquelle prend chez ce personnage anonyme la forme d’un désenchantement lorsqu’elle apprend le sort qui échoit aux rennes dont les pâturages sont entourés de « mines de minerai et [de] terminaux de gaz11 ». Toutefois, il s’agit aussi, et sans doute avant tout, d’une entreprise de valorisation du monde sensible de la part de l’autrice, pour qui une véritable « émancipation intellectuelle12 » ne passe pas par des questionnements abstraits portant sur la place de l’humain au sein de la biosphère, mais bien par une expérience directe du monde naturel, dans ce qui semble être une caractéristique assez répandue de ce corpus, comme le note Pierre Schœntjes dans Littérature et écologie lorsqu’il souligne que « la volonté de s’immerger dans le monde sensible est un leitmotiv aujourd’hui majeur13 » de la littérature verte.
Quand l’éloge du pragmatisme définit les limites du biocentrisme : Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal
13Dans un ouvrage plus récent qui témoigne de caractéristiques analogues au roman d’Olivia Rosenthal, l’autrice belge Christine Van Acker illustre elle aussi la fonction démonstrative qu’occupe parfois le discours environnemental dans la littérature contemporaine de langue française, tant par sa volonté de replacer l’être humain au sein d’un système d’échanges et de relations interdépendantes dont il n’occupe pas le centre, que par ce qu’il conviendrait d’appeler sa libido sciendi, soit un désir prononcé de transmettre des connaissances sur la biosphère selon une perspective qui permettrait d’abolir la hiérarchisation des différentes formes de vie. Ce que la romancière cherche à faire percevoir à travers son ouvrage, ce sont les liens qui nous unissent, à travers la « succession d’événements évolutifs à l’origine de la biodiversité d’aujourd’hui14 », à des organismes aussi différents et apparemment insignifiants que « les fleurs des chemins […], la papaye, la banane […] [ou encore] les Archées15 ». La longue liste de « personnages » qui apparaissent à l’entame de l’ouvrage témoigne, de façon assez évidente, d’un parti pris qui refuse d’accorder davantage d’importance à Dieu, au pape, à Raymond Queneau ou à John Berger, qu’à LUCA (Last Universal Common Ancestor), au tamanoir, à la fourmi rouge ou au notonecte.
14Plus loin, Christine Van Acker assume explicitement ce qu’une telle posture comporte de polémique, dans un chapitre dont le titre reprend l’expression spinozienne « Deus sive natura », à travers laquelle elle défend la conception panthéiste d’une divinité immanente contenue dans l’ensemble des organismes vivants. Dans une mise en scène comique qui imagine le désarroi provoqué par la découverte qu’il existe des visions du monde qui se soustraient à l’anthropocentrisme de la tradition classique française, elle fait apparaître de manière très concrète la conception agonistique de l’espace intellectuel français, en donnant à voir l’irruption sur le palier de sa porte d’un lecteur qui l’invite à défendre de vive voix les opinions qu’elle exprime à travers ses romans. Pour parodier l’expression consacrée de Montesquieu, ce lecteur semble lui demander non pas, « comment peut-on être persan ? », mais avec un aveuglement analogue : « comment peut-on être biocentrique ? » :
Un après-midi, un inconnu frappe à ma porte. J’ouvre. L’homme demande si je suis l’écrivaine dont il a vu l’entretien sur la chaîne de télévision locale. […] Le brave monsieur n’en revient pas : s’il a bien compris, dans mon dernier livre je place les animaux et les humains sur la patte d’égalité, sans aucune distinction de classe, biologique ou sociale ? J’acquiesce16.
15Il demeure pourtant frappant de constater qu’en France, cet éloge du biocentrisme n’est pas globalement perçu par les auteurs comme étant intellectuellement et moralement recevable de la part des lecteurs, pour qui l’adoption de politiques environnementales ne peut de toute évidence pas se faire au détriment des intérêts humains. S’il est vrai que la fonction démonstrative d’œuvres comme Que font les rennes après Noël ? et La Bête a bon dos témoigne d’un positionnement éthique de la part des auteurs qui militent en faveur d’une valorisation plus importante des formes de vie non-humaines, la scène littéraire hexagonale du début des années 2010 a aussi vu paraître de nombreux ouvrages écofictionnels qui tendaient à percevoir le biocentrisme avec davantage de méfiance, comme une forme d’aveuglement idéologique, comme l’illustre Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal où, pour reprendre l’expression de Pierre Schœntjes, les écologistes représentaient à une époque encore récente les « cibles privilégiées d’une certaine satire17 ».
16En dépit de la multiplicité de points de vue représentés dans cette œuvre aux accents épiques qui retrace les grandes étapes de la construction d’un pont dans une ville imaginaire de la Californie, la sympathie de la romancière va de toute évidence vers Diderot, un « héros au nom hautement symbolique18 » qui renvoie clairement à l’héritage des Lumières auquel la protagoniste anonyme d’Olivia Rosenthal cherche à se soustraire. Dès les premières pages du roman, la rumeur publique attribue à ce maître de chantier une légende qui le décrit comme un « ingénieur apatride, [un] mercenaire du béton et [un] défricheur patient de sylves tropicales19 », dans une narration caractérisée aussi bien par ses tonalités lyriques que par son ironie mordante.
17Or, tandis que le maire de la ville est décrit comme un politicien « pris de grandeur20 », qui s’inspire de la « fantasmagorie consumériste21 » de Dubaï pour convertir Coca à l’économie mondiale en exploitant les « milliers d’acres de réserves […] dont on pourra défricher les franges puis l’intérieur du massif si les Indiens “jouent le jeu”22 », on notera que le personnage de Diderot, lui, a les pieds sur terre. Le roman nous offre à plusieurs reprises le soin de constater que son amour de l’exactitude et de l’efficacité ne font pas de Diderot un être insensible : ainsi, lorsque les ouvriers menacent d’entrer en grève si on ne leur paie pas une heure supplémentaire par jour pour les compenser pour le temps qu’ils mettent à rejoindre le chantier, le narrateur de Kerangal dénonce la précarité d’un système au sein duquel « tout avait été pensé pour éviter qu[e les travailleurs] puissent coaguler leurs forces23 », sans pour autant faire de Diderot un complice de ces inégalités programmées – lui dont la réaction consiste à chronométrer la durée du trajet, par souci de précision, avant d’entamer les négociations en annonçant à ses patrons que « la main-d’œuvre est payée huit heures de travail pour près de neuf heures de présence24 ».
18En une formule évocatrice d’un combat de boxe (« Ralph Waldo vs Georges Diderot25 »), Naissance d’un pont oppose ce personnage à l’architecte du pont, pour qui cette construction représente avant tout une « expérience intime de la traversée, et celle de la Nature26 ». Cette vision métaphorique du projet comporte quelque chose de ridicule pour Diderot, qui se moque volontiers des gens qui projettent sur le chantier toute une symbolique liée à la célébration du progrès. Loin de céder à l’impulsion de chanter « le trait d’union, le passage, le mouvement, blablabla », le pont ne représente à ses yeux que « la validation grandeur nature de milliers d’heures de calculs »27.
19Chez Kerangal, ce pragmatisme est souhaitable et s’oppose à une vision romantique du monde dont elle dénonce indirectement l’aveuglement, en suggérant que les partisans de « Waldo » s’avèrent peut-être trop obnubilés par leur vision du monde pour examiner une situation particulière avec un souci d’exactitude et d’objectivité. Ce n’est sans doute pas un hasard si le nom de l’architecte – un esthète extasié par l’ampleur du projet qui ne comprend pas les réalités du terrain, et qui ne sait même pas de quel côté se trouve son pont lorsqu’il le pointe du doigt pour en faire l’éloge – renvoie à l’un des auteurs les plus connus de la pensée écologique. Force est de constater que le militantisme environnemental n’est pas perçu, dans cette œuvre, avec un regard bienveillant.
20L’ironie qu’adopte Kerangal à l’égard de l’activisme vert est particulièrement visible dans le portrait peu flatteur qu’elle nous livre de Jacob, un ethnologue de Berkely qui vit de l’autre côté de la rive. Pour protester contre « l’intrusion des routes, la dégradation probable de la forêt et la disparition programmée des Indiens28 », ce militant décide de défendre le « domaine infiniment dilaté au sein de la nature29 » où il a choisi de vivre en faisant irruption sur le chantier pour se confronter personnellement au responsable du chantier. Mais plutôt que d’exposer posément à l’ingénieur les conséquences néfastes du projet qu’il dirige, l’homme de la forêt se laisse aller à un « geste primitif, un coup de poing », et va même jusqu’à poignarder le chef du chantier à l’issue de leur corps à corps, « quand il aurait voulu […] s’asseoir à une table et argumenter […] calmement [avec lui], lui démonter en quoi ce pont qu’il construit sera facteur d’anéantissement et d’extinction »30.
21On notera que le registre épique de l’ouvrage, traditionnellement réservé à une célébration de la guerre et, précisément, de ce type de combat31, est ici détourné au profit de ce qui paraît être un éloge de la modération. Celui-ci correspond à une posture mitigée vis-à-vis des problématiques environnementales caractéristique pour la France où, comme l’a bien démontré Pierre Schœntjes, la création d’emplois qui découle de l’industrie et de la maîtrise technique du monde naturel n’est pas perçue comme étant incompatible avec la préservation d’un héritage rural qui garantit aux citadins un certain bien-être dont Michael Bess offre une analyse détaillée dans La France vert clair32. Lorsque cette vision oppose les problématiques environnementales aux problématiques sociales, des auteurs comme Maylis de Kerangal n’hésitent pas à prendre parti contre les écologistes, dans des œuvres où « l’écologie, la protection de la nature sont épinglées comme des occupations de nantis déconnectés de la vraie vie33 » :
Le portrait est sans pitié et dénonce en vrac : la monomanie des naturalistes-écologistes, leur côté procédurier, l’insignifiance des causes qui contraste avec la grandiloquence des propos, la tendance à l’apocalyptisme… C’est le portrait de nouveaux fanatiques qui est fait ici34.
22Il est curieux de constater qu’à la fin de l’œuvre, lorsque Summer, une spécialiste du béton, est elle-même séduite par la beauté de l’environnement naturel de l’autre côté de la rive où elle découvre « des séquoias comme des pieux gigantesques, des fougères en masses compactes, des mousses fluos qui matelassent des racines35 », celle-ci n’éprouve aucune difficulté à faire comprendre à Diderot que cette autoroute forestière n’est qu’une « connerie36 ». Dans une scène qui semblait pourtant destinée à répéter leur confrontation antérieure, il suffit que le maître du chantier éprouve à son tour un sentiment d’émerveillement face à la nature pour qu’il se range au parti le plus raisonnable, qui consiste à « remercier […] sans affect37 » Jacob de l’avoir poignardé, c’est-à-dire de lui avoir ouvert les yeux sur la nécessité de protéger la forêt. Le terme guerre n’apparaît d’ailleurs ironiquement que dans la bouche de Summer, quand celle-ci demande aux deux hommes de ravaler leur désir viril de se « casser la gueule38 » pour qu’elle puisse reprendre tranquillement à la construction du pont. Mais sans doute n’y a-t-il pas lieu de combattre lorsque le « héros » de l’histoire est un homme au pragmatisme aussi prononcé que celui de Diderot.
Ambiguïtés de la littérature verte : l’héritage rhétorique de Luc Ferry dans La Guérilla des animaux de Camille Brunel
23Parues un an après le roman de Kerangal, des œuvres comme Le Fanatisme de l’apocalypse39 de Pascal Bruckner et L’Écologie en bas de chez moi40 de Iegor Gran témoignent du fait que la littérature anti-écologique jouissait encore en France d’une assez bonne presse pour être reçue et diffusée par des éditeurs majeurs comme Grasset et P.O.L. au début des années 2010. Cette légitimation d’une production à caractère pamphlétaire, à travers laquelle des auteurs médiatiques dénoncent les dérives totalitaires du militantisme vert en se présentant comme des « esprit[s] libre[s] qui refuse[nt] d’obéir aux dictats du politiquement correct41 », paraît d’autant plus étonnante si l’on tient compte du fait qu’aux États-Unis, la première vague de l’écocritique, mue par un engagement politique axé sur la dénonciation des écocides et sur la préservation de l’environnement sauvage, date du début des années 197042. Celle-ci a produit une telle foulée de travaux que l’écocritique anglo-saxonne a même vu émerger une « deuxième vague » plus d’une décennie avant qu’Alice Ferney ne fasse paraître en 2014 Le règne du vivant, que Pierre Schœntjes considère être, en France, le « premier roman ouvertement engagé en faveur d’une cause environnementale spécifique43 ».
24Depuis, l’émergence de l’écopoétique en Europe a certes contribué à réduire le fossé qui séparait les prémisses à travers lesquelles les problématiques environnementales étaient abordées sur la scène intellectuelle française et américaine. Cela dit, la littérature « verte » de langue française n’en demeure pas moins traversée par un imaginaire qui reçoit assez mal les célébrations décomplexées d’un attachement à la terre que le souvenir du régime de Vichy associe volontiers au fascisme.
25De toute évidence, l’héritage des Lumières ne suffit pas à expliquer à lui seul pourquoi l’écologie a longtemps fait l’objet d’une méfiance de la part des intellectuels français, ni pourquoi des disciplines telles que l’écocritique et l’écoféminisme ont autant tardé à acquérir une véritable légitimité sur le territoire hexagonal. Dans un ouvrage consacré à l’écocritique française, Stephanie Posthumus44 attribue notamment l’émergence de ce climat anti-environnemental à la parution en 1992 d’un essai qui peut être perçu comme la suite de La Pensée 68, un autre texte influent que Luc Ferry a co-écrit avec Alain Renaut en 1985, et qui visait à faire l’apologie d’un humanisme « exempt[e] des vieilles naïvetés45 » des impasses dénoncées par Heidegger et les heideggériens français.
26Dans Le Nouvel Ordre écologique, Luc Ferry poursuit le même objectif qui consiste à réhabiliter l’intégrité intellectuelle d’un humanisme « non-métaphysique », pour s’en prendre aux prémisses idéologiques d’une pensée environnementale biocentrée. L’auteur établit une distinction entre trois types d’écologies, dont la seule première pourrait être compatible avec l’humanisme, dans la mesure où celle-ci ne considère l’environnement que comme « ce qui environne l’être humain46 », ce qui implique que les mesures de protection qui s’appliqueraient au monde naturel ne cherchent pas à défendre sa valeur intrinsèque, mais ont plutôt pour objectif de défendre les intérêts humains. En revanche, Ferry range le mouvement de libération animale et l’écologie profonde, desquels découle le biocentrisme, au rang des pensées « animée[s] par une forme d’antihumanisme » qui considèrent qu’« il ne saurait y avoir de discontinuité entre nature et culture, entre animalité et humanité47 ». À ses yeux, ces deux formes d’écologie sont si irrationnelles qu’il prend pour acquis que ses lecteurs ne sauraient accueillir leurs arguments autrement qu’avec un « esprit de dérision48 », qui devient particulièrement prononcé lorsque Ferry présente les thèses écoféministes d’Ariel Kay Salleh, auxquelles il se réfère comme à un « nouvel intégrisme49 » qu’il serait tentant, mais dangereux, de percevoir vu d’Europe comme une simple fantaisie.
27Même si, dans La Pensée 68, Luc Ferry et Alain Renaut avaient pris la peine de préciser qu’il serait une erreur d’assigner à l’humanisme ou à l’anti-humanisme une portée « pour ou contre » les êtres humains50, dans Le Nouvel Ordre écologique, Ferry n’en a pas moins succombé à la tentation d’établir un lien entre différents types de militantismes écologiques « antihumanistes » et le totalitarisme, décrivant la popularité croissante des partis verts en Europe comme un prélude à la mise en place de politiques hostiles aux droits de l’homme et à la vie humaine. C’est ainsi qu’il dénonce les thèses « inhumaines » de l’écologie radicale qui se retrouvent résumées selon lui dans le néo-malthusianisme d’anciens membres du parti vert tels que Jean Brière, lequel « suggère “de tarir à la source la surproduction d’enfants dans le tiers monde” », ou de Jean Fréchaut, qui rêve d’un « “gouvernement mondial qui puisse oppresser les populations afin de réduire toutes les pollutions” »51. Parodiant « l’heureuse formule » de Marcel Gauchet, pour qui « l’amour de la nature dissimulait (mal) « la haine des hommes », Ferry n’hésite d’ailleurs pas à rappeler que le régime nazi est à l’origine des « législations les plus élaborées que l’humanité ait connues en matière de protection de la nature et des animaux »52 pour convaincre ses lecteurs que les prémisses idéologiques de la pensée environnementale ne sont pas moralement recevables.
28Évidemment, la stratégie rhétorique qui consiste à rabattre l’écologie sur le nazisme pour la disqualifier n’a rien de bien original. Dans un ouvrage plus récent consacré aux rapports de la gauche avec les problèmes environnementaux, Serge Audier note que ce slogan simpliste – « sous l’amour de la nature, la haine des hommes » – concentre « tout un imaginaire politique et social53 » qui dépasse de loin l’héritage idéologique attribuable à l’œuvre de Ferry. Tant du côté des humanistes que des « antihumanistes », l’une des caractéristiques principales de la querelle des humanités consiste à opérer presque systématiquement un rapprochement entre le type de philosophie critiqué et sa capacité à déboucher sur un type de régime susceptible d’entraîner les atrocités d’Auschwitz.
29Dans La Guérilla des animaux, Camille Brunel témoigne pourtant du fait que l’on retrouve cette même rhétorique dans les ouvrages fictionnels plus récents qui s’attachent à dénoncer la destruction de la nature. Le narrateur de ce roman établit à de nombreuses reprises un parallèle entre le génocide des Juifs et l’extermination systématique des animaux qui s’opère à la suite d’un mouvement terroriste planétaire de « libération animale54 ». Brunel cherche ainsi à sensibiliser ses lecteurs à cette problématique à travers l’héroïsation, ironique et choquante, d’un extrémiste qui correspond précisément au type d’écologiste auquel s’oppose Ferry lorsqu’il rejette l’idée qu’en militant pour les droits des animaux, l’on militerait pour les droits de tous. Le protagoniste de Brunel tient en effet pour acquis que les valeurs héritées de la Renaissance ne peuvent plus avoir cours à une époque où la Terre comporte huit milliards d’individus, ce qui implique que l’écologie ne peut être conçue que comme un « anti-humanisme […] farouche et cruel55 », qui serait naturellement portée à adopter des méthodes violentes pour défendre ses impératifs moraux.
30Chez un auteur comme Brunel, il n’est pas aisé de déterminer dans quelle mesure le rapprochement entre l’écologie et l’antihumanisme relève de la parodie. Comme le souligne Pierre Schœntjes, Camille Brunel « refuse de sacraliser la violence56 » et a priori, son ouvrage ne se lit pas comme un véritable éloge du terrorisme écologique, mais vise surtout à déplacer le discours antispéciste « traditionnellement focalisé sur la compassion57 » dans un registre au sein duquel la révolte et la colère occupent une place centrale. Il me semble toutefois qu’en posant la problématique de la souffrance animale dans les mêmes termes que Ferry, La Guérilla des animaux démontre à quel point le lien entre l’écologie et l’« anti-humanisme » relève désormais d’une association topique que peu d’auteurs en France – qu’ils soient ou non favorables à un engagement écologique – seraient véritablement portés à remettre en question. S’il est vrai que, « plus le temps passe, et plus l’engagement se fait entendre avec force58 », il serait intéressant d’éclairer davantage les prémisses théoriques sur lesquelles les romanciers contemporains fondent ce nouvel engagement, pour déterminer dans quelle mesure les littératures environnementales de langue française parviennent véritablement à véhiculer une autre vision intellectuelle de l’environnementalisme que celle de Ferry. Pour ma part, il me semble que cet engagement témoigne présentement d’une volonté d’emprunter une voie mitoyenne qui cherche, comme Ferry, à réconcilier la représentation typée d’une identité culturelle française fondée sur l’héritage des Lumières et les droits de l’homme avec des sensibilités écologiques plus « anglo-saxonnes », liées à des problématiques telles que la souffrance animale et la préservation de l’environnement naturel.
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