État présent. l’écocritique est-elle encore possible ?
1Cet article de Stephanie Posthumus est paru en 2019 dans la revue French Studies (vol. LXXIII, n° 4, p. 598-616), sous le titre : « État présent. Is Écocritique still possible ? ». Nous remercions vivement Stephanie Posthumus et l’équipe éditoriale de la revue French Studies de nous avoir autorisés à publier une version en français.
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2Lors d’une conférence sur « Le Regard écologique » organisée par l’Université de Chicago à Paris en mai 2019, Martin Rueff a esquissé les principales idées de son prochain livre intitulé Une philosophie de la nature est-elle encore possible ? En posant cette question, le philosophe reprenait à son compte l’affirmation maintes fois répétée selon laquelle la nature serait morte, soit parce que l’intégralité de la biosphère terrestre se trouve affectée par l’activité humaine soit parce que l’idée de nature en tant que principe régulateur s’est vue entièrement déconstruite1. Rueff soutient qu’une philosophie de la nature est encore possible à condition de concevoir la nature comme périssable et passible de destruction et d’inscrire son existence au sein de processus historiques2. L’idée n’est donc pas que la nature ait définitivement disparu, mais plutôt que ce qui contribue à rendre possible aujourd’hui quelque chose comme une philosophie de la nature est la menace que représente le caractère périssable de cette même nature.
3Le titre de mon article fait écho au titre de la communication de Rueff, parce que je souhaite soumettre au même type de questionnement les conditions dans lesquelles une écocritique3 est pratiquée aujourd’hui. Quels sont les objets d’étude abordés par la discipline ? Comment ces objets sont-ils étudiés ? Quelles approches parallèles y développe-t-on pour les mêmes objets d’étude ? Dans quels lieux une telle discipline émerge-t-elle ? L’écocritique constitue-t-elle vraiment une discipline ? Quelles questions politiques informent-elles ses différentes approches ? J’avancerai la thèse selon laquelle l’écocritique pourrait être sur le point de disparaître du fait de son intégration dans le champ plus large des humanités environnementales. S’il peut sembler contradictoire d’adopter une telle position au moment même où l’écocritique est devenue le sujet d’un nombre croissant de conférences, d’articles, de monographies, de recueils, de groupes de recherche et de programmes dans le monde français et francophone, j’espère montrer que ne pas autoriser la discipline à s’établir dans un domaine de recherche unique et bien défini pourrait être le meilleur moyen de garantir son adaptation et sa survie.
4Un état présent4 nécessite un point de départ temporel. Je proposerai une vue d’ensemble des évolutions du champ de l’écocritique au cours des dix dernières années environ. En 2010, j’ai publié « État des lieux de la pensée écocritique française » pour le premier numéro d’Ecozon@, journal officiel de l’EASCLE (European Associaton for the Study of Literature, Culture and Environment)5. Bien que des chercheurs comme Hélène Jaccomard aient déjà fait à l’époque des incursions pionnières dans l’écocritique6, je prends mon article de 2010 comme point de départ, afin d’examiner l’évolution des caractéristiques identifiées lors de ce premier tour d’horizon comme propres à la discipline. Si certains de ces traits ont gagné en relief, d’autres ont été modifiés par les préoccupations et les questionnements qui sont venus s’y ajouter.
5Dans la première partie de cet état présent, j’examinerai le nom du champ disciplinaire et — question plus importante encore — les enjeux politiques sous-jacents à l’utilisation de noms différents. Dans « État des lieux de la pensée écocritique française », j’ai le plus souvent utilisé le terme « écocritique » comme adjectif, pour qualifier une pensée écocritique émergente. Le nom d’écocritique était encore trop instable pour servir de signifiant en français ; il s’agissait plutôt d’un calque de l’anglais qui ne voulait pas dire grand-chose pour un francophone. En faisant référence à une pensée écocritique, je me faisais également l’écho de cette pensée écologique qui portait les préoccupations environnementales au premier plan des discours philosophiques et éthiques de l’époque7. Depuis 2010, le terme écocritique est d’un usage assez courant pour être utilisé comme substantif, mais aussi plus marqué que les autres noms de la discipline. Pour certains, le mot renvoie au champ de l’écocritique anglophone et ne doit pas être confondu avec l’écopoétique, une approche considérée comme plus représentative des études littéraires françaises. Pour d’autres, écocritique et écopoétique coexistent confortablement au sein des études littéraires françaises et francophones. Un troisième terme est en outre venu habiter en voisin dans ce même espace littéraire et politique : la zoopoétique, qui s’emploie à combler l’intervalle entre écocritique et animal studies par une référence plus générale à une poétique du monde vivant. Un examen plus attentif de la circulation de ces différents termes — écocritique, écopoétique, zoopoétique — me permettra de cartographier leurs convergences et divergences méthodologiques et politiques.
6La deuxième partie de cet état présent sera consacrée aux fondements conceptuels d’une écocritique, d’abord dans sa relation à la nature, puis dans sa relation à l’écologie. La question de savoir en quoi consiste exactement la nature — en tant que réalité physique et construction sociale — guidera cette section de mon aperçu. Un effort concerté a été dépensé pour réinvestir la nature (reclaim nature8), non pas comme cette wilderness immaculée que privilégiaient les premiers textes de l’écocritique anglo-américaine9, mais comme partie intégrante d’une parlance* commune susceptible de mobiliser des mouvements de résistance culturelle en situant les humains du côté de la nature et de faire de la place à des agentivités alternatives, multispécifiques et situées dans des corps10. Je reviendrai ensuite sur l’expression de « pensée écologique » et me demanderai pourquoi le terme d’écologie a moins servi à désigner l’ensemble des recherches scientifiques qui étudient les relations entre un organisme et son environnement qu’à jeter les bases d’une ontologie relationnelle permettant d’en finir avec le clivage nature/culture. La signification de tout cela dans le domaine des études littéraires — le texte envisagé comme partie intégrante des forces et des processus du vivant et de l’animé — n’a pas encore été pleinement analysée dans la perspective d’une écocritique.
7Dans la troisième et dernière partie de cet état présent, j’aborderai des questions de géographie ou la manière dont la géographie entre en ligne de compte dans la pratique d’une écocritique. Comme d’autres chercheurs l’ont fait remarquer, l’émergence des études culturelles, des études de genre, des études queer, des études animales et de l’écocritique a été assez lente en France. Dans Petite Écologie des études littéraires, Jean-Marie Schaeffer explique qu’en France, les études littéraires se répartissent entre le chercheur et l’enseignant-chercheur, le premier pilotant le développement d’une théorie universelle de la littérature, le second se chargeant du travail d’appliquer les études de genre, les études culturelles et les études postcoloniales aux textes littéraires analysés en classe11. Compte-tenu de cette structure institutionnelle particulière, il n’est pas surprenant que l’écocritique française se soit déployée davantage à travers les réseaux d’enseignement, tandis que le développement théorique de la discipline se faisait principalement hors de France. Au cours des dix dernières années, de nombreuses publications sous forme de livres et d’articles sur l’écocritique française et francophone sont parues aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Canada et en Australie, alors que ces publications sont encore peu nombreuses en France. Baptiste Lanaspèze, qui a fondé les éditions Wildproject en 2009, a fait l’expérience de l’accueil assez tiède que recevaient les traductions françaises de la philosophie environnementale anglo-saxonne. Dans un interview récent, il raconte : « Les débuts ont été difficiles [...]. Mais soudain, vers 2013-2014, quelque chose s’est mis à bouger dans les sciences humaines et sociales12. » Alors que Lanaspèze avait anticipé une montée en force de l’écologie du côté de la philosophie, ce sont les sciences sociales — notamment avec la notion d’Anthropocène — qui ont entraîné l’augmentation exponentielle du nombre de publications et de conférences autour des questions écologiques en France13.
8Dans mon aperçu des aspects politiques, conceptuels et géographiques de la pratique actuelle de l’écocritique, je n’aborderai pas l’ensemble des publications récentes dans ce domaine. Une bibliographie en ligne dynamique et bien organisée, susceptible de cartographier le champ d’une écocritique fait cruellement défaut — cette bibliographie comporterait des références dans toutes les langues et couvrant le plus possible de régions francophones. Alors que mon récent ouvrage, French Écocritique, se concentre sur la France métropolitaine14, une bibliographie en ligne permettrait d’accéder à un éventail de sources beaucoup plus large. Si j’ai supprimé le mot « français » du titre de cet article, c’est pour me garder de la tendance qu’a eue l’usage d’un tel adjectif à construire une sorte de nationalisme méthodologique15. Je traite de ce problème dans le livre et plaide pour une vigilance critique susceptible de promouvoir des pratiques écocritiques culturellement et linguistiquement plus diversifiées. Dans cet article, j’utiliserai le mot français écocritique pour souligner qu’une approche écocritique des textes littéraires ou culturels en langue française devra ménager des moments où le lecteur éprouve le langage comme un verre embué ou opaque16.
Échos de lectures écologiques
9J’ai intitulé cette section « échos » en raison de la manière dont les idées et les termes d’écopoétique et d’écocritique se répercutent l’un l’autre dans le champ des études littéraires françaises et francophones. En 2008, dans la revue Écologie et politique (qui n’est pas spécialisée dans les études littéraires), Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe ont fait une présentation dans les formes de l’écocritique anglophone à un public interdisciplinaire de lecteurs d’expression française17. Ils l’ont fait de façon très large, en incluant dans leur présentation un vaste panel d’éco-critiques, depuis les chercheurs les mieux établis comme Lawrence Buell jusqu’aux penseurs moins connus mais tout aussi importants que sont Neil Evernden, Jonathan Bate ou Dana Phillips. Si Blanc, Chartier et Pughe privilégient le terme d’écopoétique, c’est pour désigner le poiein ou manière de faire des mondes à laquelle la lecture éco-logique des textes et l’interprétation éco-logique des œuvres d’art contribuent de manière plus générale. Ils prennent d’ailleurs soin de préciser qu’il n’est pas possible de séparer ce travail de poéticien d’une éco-politique :
Cette esthétique concerne donc la pratique politique au sens où elle met en exercice non plus simplement l’idée d’un vivre ensemble, mais d’un faire ensemble, ou d’un faire par le vivre ; une esthétique pragmatique, en ce qu`elle s’initie dans et par le travail, dans l’acte de ramener des matériaux, de les faire agir, de les faire prendre sens et corps dans un contexte donné, pour un bénéficiaire qui se chargera bien de réinventer ce qu’il a vu, su ou entendu18.
10Ce premier sens très englobant du mot écopoétique, en tant que pratique située et incarnée s’inscrivant dans une esthétique environnementale plus générale, a beaucoup perdu en extension dans le champ des études littéraires françaises.
11Pierre Schoentjes utilise le terme pour faire référence à une lecture écologique plus attentive à la forme, au style d’écriture et au genre d’un texte que ce ne fut le cas ailleurs19. Selon lui, l’écocritique anglophone a négligé l’étude des dispositifs et techniques littéraires dans sa lecture politique des textes : « Trop souvent sans doute, le souci pour des enjeux éthiques ou sociétaux conduit ces approches à négliger les questions de forme et d’écriture qui nous paraissent à nous toujours premières20 ». Parler d’écopoétique paraîtrait donc plus en accord avec une tradition critique encore très fortement influencée par la poétique traditionnelle : « il semble bien que la spécificité française s’accommode mieux d’un terme qui met moins l’accent sur l’engagement et plus sur la composante proprement littéraire21 ». Alors que Schoentjes situe l’éco-littérature écrite en français dans le paysage mondial plus vaste des préoccupations environnementales, l’écopoétique devient un moyen d’étayer l’exception française dans le champ des études littéraires22.
12Il est du reste assez malaisé de définir le sens exact dont est investi le mot de « poétique » dans cette version de l’écopoétique. L’approche de Schoentjes est davantage guidée par des thèmes et des typologies que par une lecture de détail ou des considérations théoriques. La première section de son ouvrage associe « l’écrire la nature » au « contact du monde sensible » dans des textes aussi différents que les romans de Jules Verne et les essais d’Élisée Reclus. La deuxième section explique que l’écriture à thématique écologique s’éloigne de la description détaillée du monde naturel et s’oriente vers une « nouvelle sensibilité écologique23 ». Dans la section suivante, diverses techniques d’écriture de la nature sont brièvement examinées : les descriptions des beautés de la nature, le recours à l’anthropomorphisme et à la personnification, les analogies entre la nature et l’écriture, le passage des saisons comme forme d’organisation textuelle, le retour du référent et de la veine biographique. S’en suivent des « panoramas » des différents genres et types d’expérience du naturel qui mêlent de nouveaux éléments formels et thématiques sans jamais revendiquer clairement pour l’écopoétique le statut de théorie littéraire. Vers la fin de l’ouvrage, Schoentjes revient sur « le primat du concret et de l’observation » dans les œuvres des deux auteurs les plus souvent mentionnés dans son analyse, Pierre Gascar et Jean-Loup Trassard24. C’est à ce type de textes que pense le critique en rédigeant ces remarques de conclusion :
Comparées à la littérature anglo-saxonne, les lettres françaises apparaissent néanmoins globalement plus soucieuses de nature au sens large que d’écologie au sens strict. C’est aussi qu’elles ont la particularité d’aborder le domaine davantage par le biais de la littérature d’imagination qu’à travers la littérature d’idées qui porte le sujet aux États-Unis25.
13L’emploi du terme d’écopoétique ne met d’ailleurs pas systématiquement en jeu une revendication territoriale. On l’emploie souvent pour se référer plus spécifiquement à la représentation des environnements naturels dans la poésie française26 et plus généralement à une lecture écologique de n’importe quel texte français ou francophone27. Mais comme l’écrivent Nathalie Blanc, Clara Breteau et Bertrand Guest, l’écopoétique a servi aussi, moins innocemment, à construire une poétique (élitiste) perpétuant une conception de la Littérature respectueuse des Belles Lettres28. Blanc, Breteau et Guest portent un regard extrêmement critique sur le projet de séparer l’éthique d’un texte de sa stylistique et rejettent les taxonomies de la littérature environnementale, embourbées selon eux dans une « cosmologie naturaliste29 ». Du reste, ils proposent aussi des pistes pour avancer : premièrement, analyser la forme en tant que processus matériel ; deuxièmement, ancrer l’analyse des textes dans le réseau des interactions entre la connaissance et le pouvoir ou/et la connaissance comme pouvoir ; et troisièmement, ouvrir méthodologiquement l’écocritique aux humanités environnementales30. Les auteur.es de cet article adoptent le terme d’écocritique, afin de contrecarrer le travail de disjonction inhérent au terme d’écopoétique31.
14Mon objectif n’est pas de dresser l’une contre l’autre écopoétique et écocritique. Toutes deux contribuent à nourrir l’intérêt croissant pour la relecture des textes littéraires en langue française dans les rapports qu’ils entretiennent avec les enjeux environnementaux et écologiques. Malgré le nationalisme méthodologique mentionné plus haut, Ce qui a lieu de Schoentjes et Littérature et environnement32 d’Alain Suberchicot accordent de l’importance aux aperçus transculturels des textes littéraires contemporains dans lesquels la nature et l’environnement occupent le premier plan. Dans l’écopoétique comme dans l’écocritique, les romans constituent la majeure partie des textes étudiés et, jusqu’à une date récente, les recherches portaient surtout sur la période contemporaine. Des recueils d’essais récents, tels que French Ecocriticism de Finch-Race et Posthumus et Early Modern Écologies de Pauline Goul et Phillip John Usher (à paraître) s’efforcent de combler ce fossé historique, tandis que maints articles de revue ont d’ores et déjà élargi le corpus au-delà de la fiction, autant du côté des essais et des écrits philosophiques33 que du côté du cinéma et de la bande dessinée34. Cette prolifération de lectures écologiques a en outre évité le problème inhérent à tout déplacement d’un centre vers une périphérie : tandis que les premières études d’écocritique se concentraient sur la littérature postcoloniale francophone35, les parutions récentes s’intéressent plutôt à la littérature d’expression française écrite hors de France36. Je reviendrai sur l’importance des questions de géographie dans la troisième partie de cet article et voudrais simplement souligner ici que la diversification prometteuse des lectures d’orientation écologique efface le motif d’une quelconque différence au singulier en enchevêtrant, d’un côté, ses propres frayages théoriques à ceux du nouveau matérialisme, de l’écoféminisme et des études postcoloniales, et, de l’autre, ses propres frayages disciplinaires à ceux de la géographie culturelle, des études du paysage et de l’écologie politique.
15Une autre façon d’éviter le clivage entre écocritique et écopoétique consiste à inviter dans leur débat des manières similaires d’analyser ou d’écrire la nature et l’environnement dans la littérature d’expression française. Comme je l’ai souligné ailleurs, il existe de nombreux chevauchements entre la géopoétique, la géocritique, l’écopoétique et l’écocritique37. Une partie de la richesse de la scène théorique en langue française est la synergie activée par les deux préfixes « géo- » et « éco- » dans l’effort de repenser les manières dont les modernes habitent la planète Terre. Alors que la géocritique est plus spécifique aux études littéraires, la géopoétique se présente comme une vision éthique et philosophique proposant d’habiter la terre plus poétiquement. Poète bilingue et fondateur de la géopoétique, Kenneth White plaide avec énergie en faveur d’une composante créative permettant de vivre poétiquement, c’est-à-dire de s’engager pour et avec la terre à travers la création littéraire et artistique38. White définit d’ailleurs la poétique comme « [synthèse] de toutes les forces du corps et de l’esprit39 ». La géocritique est quant à elle fermement ancrée dans la littérature et dans une tradition invitant à lire les textes en fonction des lieux qu’ils représentent. Figure pionnière de cette discipline, Bertrand Westphal étudie la manière dont un lieu spécifique est construit et représenté dans, par et à travers l’imagination littéraire40. Il explique que « quelle que soit sa forme, la littérature — comme tout art mimétique — correspond toujours à la représentation d’un réel infiniment plastique dont la réalité apparente ne constitue qu’une posture parmi d’autres41 ». En bref, la géopoétique s’engage dans l’expérience directe des lieux, tandis que la géocritique part du texte littéraire pour démêler les couches culturelles de la signification d’un lieu.
16Un terme apparu plus récemment, en parallèle à ces approches, est celui de zoopoétique. En anglais, le mot se référait jusqu’à présent plutôt aux manières dont les animaux non humains agissent en tant qu’agents dans la poésie et aux façons qu’ont leur corps de perturber le texte dans les écritures en prose42. Mais le mot est d’abord apparu en français : Jacques Derrida l’a créé et employé dans le contexte de son analyse des animaux chez Kafka, dans « L’Animal que donc je suis (à suivre) », que l’on peut considérer comme l’acte de naissance de la question animale en France43. Alors que les études animales et les approches écologiques se sont développées de manière largement indépendante dans les pays anglo-saxons, la situation est très différente dans les études littéraires françaises44. Anne Simon, par exemple, l’une des principales chercheuses françaises en études animales, publie en même temps dans le domaine de l’écopoétique. Elle insiste en outre sur le fait que le préfixe zōo, dérivé du grec zōon, désigne à la fois la diversité des animaux singuliers et, de façon plus large, en référence au terme de zōē, le vivant ou le monde vivant45. Cela signifie qu’une zoopoétique devrait inclure en un tout vertébrés et invertébrés, végétal et minéral, créatures de la taille des mammifères et microbes qui habitent ces créatures46. Ce foisonnement d’approches a largement contribué à remettre en cause le paradigme anthropocentrique au sein des études littéraires d’expression française, certains invitant à concevoir le langage comme ce qui inscrit l’homme dans le monde matériel, d’autres invitant à une conversion géo-centrique de notre manière d’habiter le monde. Une telle diversité montre bien qu’il n’existe pas de méthode unique pour lire un texte littéraire ou écrire sur le monde dans une perspective éco-centrée ou géo-centrée. Cette marche en ordre dispersé n’a nullement facilité l’élaboration de l’assise théorique solide qui aurait permis de repenser les textes comme objets matériels (j’aborderai ce point dans la prochaine section).
17Pour conclure cette section, j’aimerais envisager le motif de l’écho sous un angle tout différent, en dévidant le fil imaginaire d’une écocritique qui n’a pas été, par manque de traductions et de communication entre communautés linguistiques. Dans l’introduction de Early Modern Écologies, Goul et Usher soulignent que l’écocritique anglophone aurait pu prendre un tout autre cours si elle avait inclus dans ses recherches des écrivains et des penseurs français des premiers temps modernes. Par exemple, si Timothy Morton avait lu Pierre de Ronsard, « prince des poètes » du xvie siècle, au lieu des romantiques anglais, il serait sans doute parvenu à un tout autre ensemble de concepts et de mots-clefs pour l’écocritique47. Je voudrais appliquer la même méthode à quelques exemples de la période contemporaine. Le terme d’ecocritique a été utilisé en anglais pour désigner, non pas ce qui correspond en français au domaine de l’écocritique, mais bien une critique de l’adoption trop automatique de la part de l’écocritique anglophone d’un culte et d’un amour partisan de la nature. Dans Ecocritique : Contesting the Politics of Nature, Economy, and Culture, Timothy Luke analyse la formation discursive des écologies de gauche48. Son approche ressemble beaucoup à celle de Pierre Lacousmes dans L’Éco-pouvoir : environnements et politique49. Ce dernier texte n’a jamais été traduit en anglais, malgré l’influence considérable qu’il a eue sur la pensée de Bruno Latour. Thimothy Morton lui aussi emploie le terme d’« ecocritique », mais dans le sens d’une « forme dialectique de critique capable de faire un retour sur elle-même », « saturée de considérations communes à d’autres secteurs des humanités, telles que la race, la classe ou le genre », et comme un « mode de pensée » qui aboutit nécessairement à du non-identique50. Dans le plus pur style Morton, l’écocritique s’aligne sur la déconstruction en tant que méthode autoréflexive et critique, tout en mettant en lumière ses inconséquences théoriques. On peut supposer que l’écocritique aurait pris une toute autre forme si le texte de Lascoumes avait été ajouté au canon de la discipline ? Plus influencé par une approche scientifique compétente en sociologie, sans doute aurait-elle contrebalancé la perspective déconstructionniste de Morton51 ?
18Dans le même ordre d’idées, La Peur de la nature, au plus profond de notre inconscient, les vraies causes de la destruction de la nature de François Terrasson a précédé de plus de vingt ans la théorisation de l’écophobie par Simon Estok52 et pourtant, autour des thèses très semblables, aucun échange interculturel n’a eu lieu53. Il peut sembler étrange de conclure cette section en demandant ce que l’écocritique aurait pu apporter à l’écocritique (ecocriticism) si toutes deux avaient circulé dans un espace plus riche en traductions et en échanges linguistiques. Ce serait pourtant une piste bien plus intéressante à suivre que le chemin trop fréquenté conduisant à l’attention que l’écopoétique prête aux formes littéraires, à la stylistique et aux genres, — attention tenue pour la plus précieuse contribution de la discipline au champ plus large de l’écocritique. Plutôt que de réifier le statut de la littérature, une écocritique cartographie le mouvement des concepts au sein de la littérature et du langage, et contribue ainsi, de manière plus générale, à un projet d’(in)traductibilité capable de s’opposer aux forces homogénéisantes de la mondialisation54.
Réinvestir la nature et l’écologie
19J’utilise le verbe « reclaim »55 pour saluer le travail effectué sur des bases éthiques et politiques similaires à celle de l’écocritique, mais qui ne rencontrent que sur la tangente les études littéraires. Je pense en particulier à Reclaim: anthologie de textes écoféministes d’Émilie Hache et, plus généralement, aux manières dont les questions environnementales s’articulent sur d’autres fronts de la justice sociale56. Dans cette section, j’avancerai l’idée qu’une écocritique doit désormais entreprendre de réinvestir la nature et l’écologie (reclaim nature and ecology) à la lumière des questionnements actuels sur les dualismes ontologiques, notamment en France où le clivage nature/culture a été porté sur le devant de la scène, ainsi qu’à la lumière des préoccupations francophones relatives à d’autres oppositions binaires. Pour accomplir ce travail de réinvestissement (reclaim), une écocritique doit frayer son chemin entre la philosophie (Au temps des catastrophes d’Isabelle Stengers et Ce à quoi nous tenons d’Émilie Hache), l’anthropologie (Par-delà nature et culture de Philippe Descola), les études scientifiques et technologiques (Politiques de la nature de Latour, mais aussi ses textes plus inclassables à l’instar de Où atterrir ?), plutôt que de fortifier encore les murailles disciplinaires autour de la littérature57. Sans perdre de vue la spécificité des productions littéraires et culturelles, elle se doit d’approfondir la manière dont ces « objets » que sont les textes servent des enjeux politiques, à l’initiative des lecteurs et des universitaires comme à l'initiative des journalistes et des réseaux sociaux. Je mets le mot « objet » entre guillemets, parce que cette partie de mon article promeut une écocritique émancipée de l’ontologie essentialiste fondée sur le dualisme sujet/objet, pour s’ouvrir à une ontologie relationnelle fondée sur des processus et des interactions58.
20En tant qu’objet d’étude, l’idée de nature n’a jamais vraiment disparu des études littéraires. Même si l’Ère du soupçon et le Nouveau Roman ont ébranlé les fondements du référentialisme, les chercheurs ont continué à examiner le rôle de la nature dans de nombreux types de textes littéraires. Pendant toutes les années 1960, 1970 et 1980, les romanciers français ont eux aussi continué à s’inspirer de la tradition réaliste. Dans son autobiographie, Michel Tournier peut ainsi exprimer le vœu que les lecteurs de ses romans puissent y sentir « l’odeur du feu de bois, des champignons d’automne ou du poil mouillé des bêtes59 ». Les études sur le paysage était un domaine important et en pleine expansion sur la scène littéraire française des années 1990, mais toutes ces études avaient tendance à insister sur la construction sociale du paysage et sur une artialisation qui s’adressait à un spectateur ou à un lecteur « cultivé », capable d’en interpréter et reconstruire (correctement) la scène. Alain Roger en arrive ainsi à la conclusion problématique que le paysan ne voit pas le paysage en raison d’« un réel déficit esthétique dans la perception de [son] propre pays, qui demeure, pour l’essentiel, le lieu du labeur et de la rentabilité60 ». La nature comme réalité physique s’estompe et passe toute entière du côté du paysan, lui-même confondu dans la classe ouvrière.
21Pourtant, un texte comme Le Contrat naturel de Michel Serres, publié à peu près à la même époque, mais dans le domaine philosophique, évite tout autant l’écueil d’un constructionnisme social réducteur que celui d’un quelconque réalisme scientifique prônant l’existence objective de la nature61. Comprise au mieux, la nature consiste pour Serres en l’acte de ce qui naît62. Les êtres émergent, évoluent, se modifient au gré des approches scientifiques, de sorte que le monde n’existe objectivement que dans la mesure où il existe un système permettant d’interagir avec les objets : « Qu’est-ce qui existe objectivement dans cet univers [...] ? Quels sont les objets expérimentables dans cette configuration ? Quels sont les objets électifs de l’expérimentation que cet ensemble rend possible ? Qu’est-ce que ce monde rend objectivable63 ? » L’existence de tels objets ne dépend pas de la science ; leur signification dans tel ou tel contexte socio-historique, oui. C’est à cette conception de la nature en tant qu’objet d’enquête scientifique auquel Catherine et Raphaël Larrère font allusion lorsqu’ils parlent de la nécessité de « penser et agir avec la nature64 ». On trouve dans l’œuvre de penseurs français comme les Larrère un désir de défendre l’existence de cette nature qu’on s’acharne à déclarer morte : « Ainsi continuerons-nous à parler de nature. En y voyant non pas une substance, mais un ensemble de relations65 ». Dans leur introduction à Parler nature, Nathalie Blanc et David Christoffel défendent le même argument66. Eux aussi entendent libérer le mot « nature » des guillemets dont on l’entoure en raison de ses nombreuses utilisations dans le parler ordinaire. Le relativisme, soutiennent-ils, ne sera pas surmonté par la science, mais par une écoute attentive de ceux qui continuent à parler de la nature sans distance et sans ironie67.
22Dans une certaine mesure, les études littéraires n’ont pas osé s’emparer de cette version forte de la nature comme ensemble changeant de processus physiques et de relations, et ont privilégié l’analyse et la déconstruction de l’idée de nature68. Le problème d’une telle approche est qu’elle escamote les apories des ontologies dualistes et finit par rejeter involontairement la nature du côté des constructions sociales. Le critique littéraire qui analyse la province de Jean Giono ou les déserts de J. M. G. Le Clézio en termes de vision centrée sur la nature et d’idéaux écologistes continue de traiter le texte lui-même comme un objet passif, offert à une analyse littéraire qui ne s’intéresse qu’à son usage du langage. Mais ce protocole produit une séparation nette entre une idée « littéraire » de la nature et l’écologie matérielle du monde du texte et du lecteur. L’agentivité du texte est perdue ou ignorée ; au critique ne s’offre plus qu’une nature réduite à une simple idée coupée de l’écologie du texte. Alors que l’écocritique anglophone se trouve aux prises avec une écologie sans nature, cet autre protocole de lecture se trouve confronté a une (idée de) nature sans écologie.
23Étant donné le préfixe du terme écocritique, il est évidemment problématique de s’intéresser à la nature dans les textes littéraires sans enquêter selon un paradigme écologique. Je ne me réfère pas à une éthique environnementaliste spécifique, même si de nombreuses relectures de la nature dans les textes littéraires étudient la manière dont la représentation de celle-ci stigmatise la destruction de la planète en tant qu’habitat et/ou propose l’image de relations plus symbiotiques avec la terre. Ces approches participent d’une pratique évolutive de la lecture écologique qui élargit le cadre historique et géographique d’une écocritique69. De telles lectures sont nécessaires et pénétrantes. Elles s’enracinent en outre très souvent dans le type de pensée écologique dont Dominique Bourg et Augustin Fragnière proposent une définition dans l’Introduction de leur anthologie de l’éco-littérature : « La pensée écologique consiste en une interprétation à nouveaux frais de la place de l’humanité au sein de la nature, en termes de limites de la biosphère, de finitude de l’homme, et de solidarités avec l’ensemble du vivant70. » L’entrée en matière de nombreux articles et chapitres d’écocritique et d’écopoétique appellent à prendre en compte les limites de notre planète et à instaurer une nouvelle solidarité écologique avec le monde vivant.
24Il n’en demeure pas moins que ce type de pensée écologique ne soulève pas nécessairement le problème des ontologies dualistes. Face aux formulations de Bourg et Frasnière, une écocritique demande : De quelle « humanité » parle-t-on ? Que signifie l’expression « au sein de la nature » ? Même si les entités décrites sont comprises de manière holistique, sont-elles conçues comme cause ou comme conséquence de leur être-en-relation ? La revue en ligne La Pensée écologique, éditée par Bourg et d’autres, a souvent abordé ces questions71. Je n’entends pas minimiser l’importance d’un tel travail ni simplifier la diversité des prises de position. Je souhaite simplement souligner le fait que la pensée écologique a servi de raccourci à un certain nombres de critiques littéraires qui n’ont pas fait l’effort de franchir l’étape suivante et de se demander ce qu’une écologie de la relation pouvait bien signifier pour l’étude de la littérature ou de tout artefact culturel. Dans la conclusion de mon livre French “Écocritique”, je réponds en partie à cette question, à la lumière de ma propre situation d’universitaire canadienne bilingue travaillant sur la littérature française contemporaine72.
25Dans « Prêter attention aux mondes : vers une écologie décentrée, plurielle et interprétative », Fabien Colombo, Nestor Engone Elloué et Bertrand Guest jettent une lumière décisive sur cette discussion73. L’insistance de principe avec laquelle ils écrivent « écologies » au pluriel représente une première prise de distance par rapport à une pensée unique de l’écologie. Aux trois écologies de Félix Guattari — environnementale, sociale, mentale —, ils ajoutent la distinction de l’universitaire littéraire Yves Citton entre « écologie gestionnaire » et « écologie radicale »74. Cette combinaison d’écologies philosophiques, éthiques et littéraires me semble essentielle pour repenser le texte comme un agent matériel au sein d’une réalité physique. Colombo, Elloué et Guest situent en outre l’« écologie à la première personne75 » de l’écriture de la nature dans le cadre collectif plus large d’un « nous » : « Comment se constituent ces “nous” relationnels, ensembles et sous-ensembles reliés par divers attachements, par lesquels seuls le vivant est à proprement parler “vivant” ?76 » Enfin, ils pointent du doigt l’enjeu plus large de l’adoption d’un paradigme écologique :
L’enjeu est de ne pas exporter par ethnocentrisme telle ou telle distinction supposément radicale entre « homme » et « nature », partage spécifiquement naturaliste, dans l’ensemble plus vaste des ontologies qui composent le « plurivers » et pour lesquelles quelque chose comme une « nature » n’est pas discernable des hommes77.
26Bien que, dans ce passage, le terme de « nature » se trouve entre guillemets, Colombo, Elloué et Guest soulignent les dangers que court la critique littéraire à trop distinguer la nature de la culture quand elle étudie des textes issus d’autres traditions culturelles et ontologiques.
27L’introduction de l’anthologie Écologie politique formule clairement la relation entre nature et écologie : « Dire que l’écologie a pour objet la nature semble pourtant la façon la plus courante de l’envisager78. » Hache n’utilise pas de guillemets pour parler de la nature comme le font Colombo, Elloué et Guest. Cela s’explique peut-être par le fait que ceux-ci sont des littéraires attentifs aux modes de fonctionnement du langage, tandis que celle-là est une philosophe pragmatique habituée à formuler des propositions sur la réalité. C’est cette version forte d’une nature conçue comme réalité socio-matérielle — en aucune cas réduite aux forêts, montagnes, océans, arbres, plantes et animaux — que l’écocritique va devoir incorporer si elle veut pratiquer une lecture écologique des textes, c’est-à-dire une lecture dans laquelle les textes se manifestent comme co-habitants temporaires dans un monde de relations. Cela implique de formuler une vision relationiste et située d’un lecteur et de communautés littéraires et cela implique que cette vision s’écarte des positions à la fois individualistes et relativistes de maintes théories littéraires79. Le relationalisme postule l’existence d’interactions et de processus qui précèdent et donnent naissance aux individus et aux collectifs, tandis que le relativisme considère chaque individu comme l’unique source de perspective et d’interprétation. Dans les études littéraires, ces deux positions se traduisent ainsi : pour le relationiste, la littérature existe du fait d’un ensemble d’interactions et de relations ; pour le relativiste, elle n’existe que dans l’interprétation d’un lecteur.
28Réinvestir l’écologie (reclaiming ecology) suppose en outre de prendre en compte la socio-matérialité du texte en tant que forme d’agentivité ou de vie sans pour autant en fétichiser les pouvoirs. Le matérialisme vitaliste de Jane Bennett fournit un des modèles possibles pour cette approche80. Un autre modèle pourrait être le concept de « résonance » défini par Stephen Greenblatt, chercheur en littérature, dans le champ du New Historicism :
Par résonance, j’entends le pouvoir qu’a l’objet exposé de toucher un monde plus vaste au-delà de ses limites formelles, d’évoquer chez le spectateur les forces culturelles complexes et dynamiques dont il est issu81.
29Il faudrait qu’une écocritique s’emploie à troubler la distinction sujet/objet sur laquelle s’appuie le concept de résonance en tant que type d’affect (con)textuel dans le travail de Greenblatt. Mais ce point de comparaison pourrait fournir un point de repère utile pour une enquête sur la spécificité du texte au sein d’une écologie littéraire.
30On pourrait trouver que mon état présent s’égare bien loin des questions d’usage sur la façon dont un texte représente la nature à la lumière des questions écologiques en cours ; sur la manière dont sa forme spécifique véhicule l’(im)possibilité de représenter la complexité de l’écosystème terrestre ; sur la manière dont il permet au lecteur d’expérimenter les mille façons dont adaptation et résilience, apocalypse et extinction jouent au sein des mondes fictionnels. Mais je veux cette aventure. Il va bien falloir qu’une écocritique propose une nouvelle théorie du texte comme co-habitant et agent si elle entend prendre au sérieux les notions de nature et d’écologie. Tout en construisant des convergences avec les autres disciplines des humanités environnementales, elle ira aussi chercher dans les théories et les traditions orales des approches alternatives des textes comme partie intégrante du monde vivant82. Cet ensemble de processus est nécessaire pour qu’une écocritique puisse devenir des écocritiques.
Questions de géographie
31Il peut paraître bien mal avisé de parler de la manière dont les géographies entrent en ligne de compte dans une écocritique, étant donné le regain actuel des mouvements nationalistes en Europe et de la polarisation politique aux États-Unis. Je suis bien consciente de la façon dont la géographie peut devenir un moyen de contrôle et de revendication d’un territoire ou d’une appartenance, par exemple, lorsque la qualité de « français » est attribuée à un lieu, un groupe de personnes ou une langue définis de façon exclusive. Dans cette dernière question, je ferai donc preuve de prudence quand je me réfèrerai à telle ou telle communauté linguistique, tradition littéraire ou pensée écologique culturellement spécifique. Les cartographies simplifient trop souvent ce qui, dans la réalité, est un terrain d’échanges multiples, de dialogues en cours et de différences en train d’émerger. En même temps, si je soulève des questions géographiques, c’est parce que les géographies sont un des thèmes majeurs de la politique écocritique en particulier et de la politique écologique en général. En règle générale, la première écocritique exigeait une réponse universelle à la crise environnementale mondiale83 — exigence qu’allaient critiquer les écocritiques comparatistes et européennes84. La notion de différence culturelle et linguistique a permis de battre en brèche l’opposition binaire du local et du global, puisque ce type de différences se produit à plusieurs échelles et évolue selon plusieurs rythmes. La perspective de mes propres rencontres culturelles et linguistiques étant une perspective située, j’ai jusqu’à présent utilisé l’adjectif « français » dans mon travail. Dans cette section, je multiplierai ce type de cartographies géographiques afin de déterritorialiser les alignements nationalistes, tout en cherchant un seuil d’indifférence entre leurs multiples points de vue.
32La construction de la France en tant que « communauté imaginée » a donné lieu à des affirmations discutables dans le domaine des approches littéraires éco-orientées85. Dans sa critique de Ce qui a lieu de Schoentjes, Camille Deschamps note : « Pierre Schoentjes souligne […] que l’écocritique applique aux textes traitant de la nature des études culturelles, thématiques, politiques et éthiques et ne s’attache pas assez aux moyens formels et à l’esthétique des œuvres86. » Si de telles généralisations mettent le doigt sur d’importantes différences intellectuelles et culturelles, elles le font au risque d’un évident nationalisme méthodologique. Un examen plus attentif exhume l’existence de frontières bien plus perméables. Comme Schoentjes le reconnaît lui-même, son travail doit beaucoup à l’approche de l’éco-critique américain Lawrence Buell87. Du reste, cette accusation de défaut de rigueur « littéraire » s’autorise d’une conception erronée de l’écocritique anglophone. Au début des années 1970, Joseph Meeker pose le problème de la lecture écologique des textes en relation avec les genres littéraires de la comédie et de la tragédie — référence directe à la Poétique d’Aristote88. Mieux encore, dans son ouvrage pionnier The Environmental Imagination, Buell théorise à nouveaux frais le concept de mimèsis afin de mettre en lumière les fondements réalistes de l’écriture non fictionnelle de la nature. Cela fait donc bien longtemps que ces deux éco-critiques se préoccupent de débats sur le genre et la référentialité au sein des études littéraires.
33Proposant une formulation légèrement moins catégorique de cette opposition, Alain Romestaing, Pierre Schoentjes et Anne Simon expliquent dans leur introduction au numéro « Écopoétiques » de la revue en ligne Fixxion :
En revanche, les approches a-humanistes qui imprègnent en profondeur le monde anglo-saxon ne s’imposent pas encore avec force en France, où se prolonge une tradition nourrie des Lumières, qui voit plus volontiers la mesure de toute chose dans l’homme que dans le vivant89.
34Cette idée que la France reste un pays imprégné de l’esprit des Lumières et donc nécessairement réfractaire à la pensée post-anthropocentrique peut prêter le flanc à la critique. Comme l’affirme Baptiste Morizot, l’ontologie relationnelle inhérente à la pensée écologique est compatible avec l’humanisme dès lors que la catégorie de l’humain s’est défaite de son essentialisme90. Ce que Morizot appelle « humanisme relationnel », je l’ai pour ma part appelé « humanisme écologique » dans le sillage des travaux de penseurs français comme Michel Serres et des fictions de romancières et de romanciers français·es contemporains·es comme Marie Darrieusecq91.
35Une autre manière de déjouer la réification des différences consiste à envisager le champ des approches éco-orientées aux deux niveaux régional et transnational. En termes de développements régionaux, le groupe de recherche EcoLITT, actif de 2014 à 2016, a réuni des chercheurs de l’Université d’Angers, de l’Université de Nantes et de l’Université du Maine. L’Atelier de recherche en écocritique et écopoétique de l’Université de Perpignan, extrêmement actif depuis 2015, a créé une communauté de chercheurs, d’artistes et d’écrivains dédiée à l’étude des relations humaines et non-humaines dans la littérature et les arts. Hors de la France, divers colloques, panels et ateliers sur l’écocritique ont donné lieu à une multitude de publications en français et en anglais, avec une nette augmentation depuis 201092. La rencontre de l’écocritique et des études francophones a également été fructueuse : en 2013, Étienne-Marie Lassi a publié en volume une première collection d’essais, Aspects écocritiques de l’imaginaire africain ; et plus de vingt-deux articles publiés dans les plus récents numéros des Nouvelles Études francophones font mention de l’écocritique. Dans l’introduction des Aspects écocritiques de l’imaginaire africain, Lassi pose la question qui se trouve au cœur de cette rencontre :
Faut-il conclure, étant donné les intérêts pour le moins divergents des puissances occidentales, promotrices des thèses écologistes, et des pays anciennement colonisés, aux prises avec des iniquités socioéconomiques tant au niveau local qu’à l’échelle globale, que les enjeux de développement humain et ceux de la conservation de l’environnement sont inconciliables93 ?
36Le postcolonialisme critique la manière dont la puissance occidentale a continuellement su imposer aux communautés locales des politiques environnementales globales. Mais Lassi évite la pensée binaire qui consiste à opposer frontalement les riches aux pauvres, les colonisés aux colonisateurs, l’Occident au Tiers-Monde94. Il appelle au contraire les chercheurs francophones à opérer un rapprochement entre études postcoloniales et pensée écologique,
en mettant en exergue le lien vital entre des communautés précises et leur environnement, en illustrant les effets néfastes de l’exploitation capitaliste de l’environnement sur la qualité de la vie quotidienne des pauvres et sur l’organisation politique postcoloniale, en montrant l’impact positif des pratiques socioculturelles de certaines collectivités locales sur la protection de l’environnement95.
37Dans le sillage des chercheurs francophones postcoloniaux, une telle écocritique attire l’attention sur les dispositifs de savoir et de pouvoir qui se mettent en place autour des revendications territoriales, qu’elles soient géographiques ou intellectuelles. Un autre point d’ancrage important pour critiquer ces structures de savoir/pouvoir est fourni par le contexte canadien, dans lequel les revendications territoriales autochtones dénoncent les traités coloniaux. Au Québec, il existe un important corpus d’ouvrages écrits en français par des auteurs autochtones, souvent entremêlés d’une autre langue comme l’innu96. Certains de ces textes abordent ces questions politiques de manière directe, et d’autres de manière plus indirecte.
38Selon Joëlle Papillon, même les textes moins directement écopolitiques insistent sur « l’enchevêtrement des relations entre tous les vivants » et s’opposent « aux oppositions binaires telles que vivant-non vivant, animé-inanimé, humain-animal au fondement de la pensée occidentale moderne »97. Les différentes langues coexistent malaisément dans les textes, rappelant aux lecteurs francophones que les relations écologiques autochtones sont émaillées de mots exigeant un mode d’interprétation alternatif. Par exemple, le Manifeste Assi de Kanapé Fontaine commence ainsi :
Il y a dans le fondement du monde
une ecchymose.
Est-ce que le chemin est bon
pour les nimushumat ?
Il y a du café mon frère98.
39L’utilisation du mot innu bloque l’interprétation du texte. Aucune traduction n’est donnée. Le lecteur non innu cherche le sens du mot dans ses sonorités et dans sa proximité avec d’autres mots, tout en restant très attentif à l’absence d’italique qui refuse le code typographique universellement admis pour l’altérité.
40En prenant en compte toutes ces tensions, j’aimerais poser la question de savoir si une écocritique peut esquisser une sorte de terrain d’entente autour des questions de géographie. Dans son « Avant-propos » à Un sol commun, Marin Schaffner explique le titre du recueil d’entretiens qui composent le livre : « Un sol commun : support et produit de la vie terrestre d’un point de vue géologique ; mais aussi terrain d’entente (un common ground) en cours de structuration99. » Quoique sensible à ce recours à une perspective géologique permettant d’aller au-delà des revendications géopolitiques sur la terre et le territoire, je me méfie pourtant de la construction d’un imaginaire géologique sur la base d’un terme scientifique comme l’Anthropocène. Un tel imaginaire fait trop rapidement abstraction des différences linguistiques et culturelles sur lesquelles j’essaie d’attirer l’attention. Alors que des termes tels que « plantationocène » (Donna Haraway et Anna Tsing) et « capitalocène » (Jason Moore) ont été proposés comme alternatives, je voudrais savoir comment le mot « Anthropocène » est (in)traduit dans des langues telles que le cree ou l’innu100.
41Au reste, Schaffner conclut son texte par l’affirmation suivante : « L’idée n’était pas de faire une cartographie objective, mais plutôt dans une approche résolument perspectiviste de parcourir ces territoires en engageant et en croisant les subjectivités101. » C’est dans ce sens de cartographies situées qu’une écocritique peut s’aligner temporairement sur différents territoires, tantôt en s’alliant à d’autres disciplines telles que la philosophie de la nature, l’histoire de l’environnement, l’écologie politique et la géographie culturelle, tantôt en s’opposant à tout type de revendications linguistiques et culturelles. L’objectif principal est de ne pas enfermer la discipline dans une perspective qui réduirait toute complexité à une différence unique et oppositionnelle, quitte à abandonner un jour le terme « écocritique », s’il devient l’outil de réification d’un nationalisme méthodologique plutôt qu’un moyen d’enquêter sur les écarts entre diverses cultures de la nature en constante évolution et en constante émergence.
Conclusion
42Lors d’un récent voyage à Paris, j’ai été frappé par le contraste entre une conférence où des bouteilles d’eau en plastique étaient fournies à chaque orateur et où de la viande était servie à chaque repas, et le nombre incroyable de textes écologiques exposés dans les librairies102. Il semblait y avoir une étrange déconnexion entre le cadre universitaire de la réflexion en cours sur les questions écologiques et le cadre public de mise en pratique des politiques écologiques. Dans une certaine mesure, une écocritique en français semble devoir occuper cet espace paradoxal de la pensée contre l’action, de la théorie contre la praxis, jamais assez écologique et plaidant pourtant avec passion pour des lectures plus écologiques d’une collection de textes toujours plus diversifiée et pour la capacité qu’a la littérature à imaginer des futurs alternatifs d’une manière inaccessible aux discours scientifiques ou politiques. Pour revenir à ma question initiale de savoir si une écocritique est encore possible, je répondrais que oui, elle l’est, à condition qu’elle prenne conscience de l’impossibilité d’atteindre jamais une sorte de plénitude ou de complétude écologique et à condition qu’elle vise plutôt la praticabilité dans des contextes particuliers et des conditions spécifiques.