Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Introduction
Fabula-LhT n° 28
Inventer l'économie
Claire Pignol et Christophe Reffait

Faire voir

Making visible

1Éviter la coordination « économie et littérature » dans le titre de ce dossier, regrouper les deux champs dans l’infinitif « inventer l’économie », est une manière de reconnaître dans les théories économiques et dans la littérature un geste commun.

2La question n’est pas d’évaluer l’éventuel savoir économique de la littérature : Michel Serres dit que ce qui l’intéresse chez Jules Verne, ce ne sont pas ses synthèses de la science établie, mais où il est « en train d’inventer, à quel endroit » (Dekiss et Serres, 2002, p. 89)1. La question est encore moins de juger en économiste de la fidélité ou non de la littérature aux concepts théoriques de l’économie, car cela annihilerait l’intérêt de la littérature pour les économistes eux‑mêmes. Symétriquement, la question n’est pas vraiment de concevoir la littérature comme une critique des théories économiques, ramenées à une rhétorique ou à une forme d’irréalisme, ni de la concevoir comme une géniale hétérodoxie : cela risquerait de tourner court, car s’il est vrai que la littérature déborde naturellement les concepts de la théorie économique en les remettant dans un écheveau d’irrégularité, de pathologies, voire de mal, c’est sans se préoccuper outre mesure de la pensée économique. Dans l’entretien qui figure dans ce dossier, Joseph Vogl insiste – et c’est tout le sens de la notion de « poétologie du savoir [Poetologie des Wissens] » qu’il développe depuis plus d’une vingtaine d’années – sur le fait que d’un côté, les « méthodes épistémologiques » (notamment celles de la science économique) peuvent produire « des formes de représentation privilégiées », et que d’un autre côté, « toute clarification épistémologique est liée à une décision esthétique » (Komorowska, Nickenig et Vogl, 2022). Art et science inventent ensemble leurs formes. Parler d’invention permet de désigner cette indémêlable réciprocité.

3Imaginer un monde, le décrire, l’expliquer peut‑être, tout en le disant et en le racontant, est un geste que la littérature partage avec la pensée – avec les pensées – économique(s) qui s’invente(nt) depuis le xviiie siècle, lesquelles ont bel et bien donné à voir le monde social comme il n’apparaissait pas auparavant, comme il n’apparaît pas immédiatement. Toutes les pensées économiques (celles des physiocrates, des classiques, de Karl Marx, des marginalistes) prétendent, par leurs inventions théoriques, faire apparaître ce qui demeure caché à l’observation première. Ainsi l’exploitation chez Marx, la mesure de la valeur par le travail et non par la monnaie chez Adam Smith, l’idée que la détermination du prix échappe aux volontés individuelles chez tous…

4Joseph Vogl souligne par exemple la nouveauté en 1758 du « tableau économique2 » par lequel François Quesnay a représenté le cycle de la production agricole et la comptabilité de la nation : c’était la première fois qu’on représentait par une figure la circulation des richesses dans un État. De même, nombreux sont les articles de ce dossier, y compris les comptes rendus du livre de Sarah Comyn (2018) par Marie‑Laure Massei‑Chamayou (2022) et du recueil d’articles d’Urs Urban (2019) par Béatrice Schuchardt (2022 b), qui font référence au concept d’homo œconomicus pour dire la circulation, entre pensée économique et littérature, de ce modèle de comportement guidé par l’intérêt compris comme maximisation. À l’heure où paraît La Motivation littéraire (2022) de Hans Färnlöf, il est difficile de ne pas voir dans l’assomption de l’idée d’intérêt, étudiée par Albert O. Hirschman ([1977] 1997), un exemple de conjonction entre la modélisation de la rationalité économique et l’anthropologie du roman ou du théâtre. Enfin, est‑il besoin de mentionner l’invention du Robinson Crusoé (1719) de Daniel Defoë, qui fut conjointement, en une incroyable cristallisation, à la fois la figure fondatrice d’un roman assimilable à la notion d’individualisme et le modèle fondateur des fictions économiques de l’origine dénoncées par Marx3 ? Le « tableau économique », l’homo œconomicus maximisant son intérêt, Robinson seul devant la quantification de sa peine et l’aménagement de sa survie : autant d’inventions qui ont en commun de faire voir.

5Il y a des différences essentielles entre le geste inventif de la littérature et celui des sciences économiques : mettre en rapport ces deux inventions donne d’ailleurs à voir ce qui est propre à chacune et ce à quoi chacune est aveugle. Notamment, tandis que la science économique se dirige vers la formalisation de lois générales, la littérature fait du singulier son royaume : le singulier, la différence, sont des corollaires de la « familiarisation » du monde et de l’homme dont parle Mikhaïl Bakhtine à propos du roman, ou bien du contact de ce genre avec « le présent inachevé » (Bakhtine, [1941] 1978, p. 472). Tandis que la théorie économique s’efforce de minorer les écarts, les exceptions, pour faire primer une cohérence modélisable, la littérature assume l’hétérogénéité, l’ambivalence et l’imperfectif. Rationalisation mathématisable d’un côté, au prix de l’oubli du temps dans ce qu’il peut avoir d’imprévisible ; refus de la loi de non‑contradiction de l’autre et chatoiement des temporalités : il est évident que le rapprochement des discours est sur ce point extrêmement fertile (voir Baubeau et al., 2015, p. 15 sq.).

La « science nouvelle » de l’économie politique

6Mais il faut historiciser l’analyse de ces différences en montrant l’importance, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, de l’invention de l’économie politique comme science. Il y a évidemment de l’économie dans les vies, dans les discours, dans la littérature, avant l’apparition de cette « science nouvelle4 ». Mais d’abord, la littérature n’a jamais eu pour fin de fournir une explication scientifique du monde social. Ensuite, l’économie dont il était jusqu’alors question n’était pas celle que va justement formuler la science économique nouvelle, dans un geste qui relève cette fois de ce que Jacques Rancière appelle (pour désigner la sécession de l’histoire) une « poétique du savoir » (1992, p. 21)5, parce que l’économie va fonder un langage, forger ses concepts et conquérir son identité comme science en même temps qu’elle affirme l’autonomie de son objet.

7L’économie dont il est question avant le second xviiie siècle se comprend à partir d’une économie domestique qui vise à assurer l’entretien de la famille ou du domaine. Plus avant, si la littérature, la philosophie morale, la religion ou les réformateurs sociaux nous montrent depuis longtemps le règne de l’intérêt, voire la corruption des comportements par le désir d’enrichissement, l’idée n’est pas encore apparue que la poursuite de l’intérêt, harmonisée par le marché et encadrée par l’État, peut organiser la société. L’économie des anciens est soumise à la politique. L’économie des modernes fait des comportements économiques le principe organisateur de la société, auquel se retrouve soumise la politique. C’est tout le sens du concept de Main invisible chez Adam Smith, qui pourra par la suite apparaître comme une réponse aux apories du contrat social, une abolition du politique par le marché (Rosanvallon, 1999, p. 42‑49). C’est tout le sens aussi du « discours préliminaire » du Traité d’économie politique (1803) de Jean‑Baptiste Say, qui vaut proclamation de l’autonomie de l’économique en même temps qu’acte de baptême de la science nouvelle.

8C’est sur ce moment crucial de l’invention de l’économie politique que se concentre ici l’article de Joël Ravix (2022), lequel, par une sorte de contre‑épreuve et en s’intéressant à Fénelon, à Mirabeau lecteur de Fénelon, ou encore à l’écart qui sépare Fénelon de Rousseau, nous explique pourquoi l’on ne peut tenir Fénelon pour un inventeur de l’économie politique. Il y a bien de l’économie dans Les Aventures de Télémaque (1699), mais elle reste dominée par la morale et par une définition domestique de l’économique. Pour revenir ici au rapport entre littérature et économie, ce n’est évidemment pas la forme romanesque qui est en cause dans cette négation de l’économie politique : il ne s’agit pas de dire qu’elle serait incapable de rendre compte d’une pensée économique dominée par le calcul ou le traitement quantitatif des relations sociales. C’est la conception même de l’économie par Fénelon, aussi bien dans L’Éducation des filles (1687) que dans le Télémaque, qui traduit l’incapacité de concevoir quelque autonomisation de l’économique par rapport au politique. Même si la prétention réformatrice ou organisatrice est évidente (aussi bien chez Mentor que chez Fénelon lui‑même), cette littérature ne participe en rien de l’économie politique des modernes, et Joël Ravix prolonge l’analyse en montrant que le discours même de l’Encyclopédie (1751‑1765) sera encore divisé sur ce point : il y subsiste une économie politique des anciens, dont Rousseau, quoiqu’il ne rejoigne pas l’économie des modernes, se démarque dès lors qu’il distingue le gouvernement de la maison de celui de l’État dans son article « Économie ou Œconomie » (1755), tandis que Fénelon s’y rattache résolument.

9L’idée que l’économie puisse être un principe d’organisation de la société, l’idée libérale que la liberté des échanges, garantie par l’État, puisse même accoucher d’une organisation optimale du social, est évidemment regardée avec suspicion dès le xixe siècle et présente aux yeux de Benjamin Constant, à ceux des économistes sociaux de l’école de Charles Gide, plus tard à ceux de Karl Polanyi, plus tard encore aux yeux des témoins des crises financières du tournant des xxe et xxie siècles, le péril d’un « désencastrement » de l’économique (Polanyi, [1944] 2011). Mais le compte rendu donné ici par Slaven Waelti (2022) du livre d’Arnaud Orain La Politique du merveilleux (2018), consacré à la banqueroute de Law, contribue à rappeler combien les aberrations féodales et les privilèges de l’aristocratie pèsent encore sur l’économie du siècle des Lumières et s’opposent non seulement aux inventions de technologie financière d’un aventurier réformateur comme John Law, mais aussi à ce que l’invention de l’économie politique pouvait alors comporter d’aspiration à la liberté.

10En quoi la littérature participe‑t‑elle, dans ses formes, de cette révolution épistémologique que représente l’invention de l’économie politique ? Le présent dossier ne prétend pas refaire ce que les études dix‑huitiémistes ont accompli depuis de nombreuses années en s’intéressant aussi bien au théâtre6 qu’aux formes narratives7. Le dossier d’Acta fabula lié rend d’ailleurs compte de cette richesse critique : nous y rapatrions le compte rendu que Slaven Waelti ([2021] 2022) a consacré au livre récent de Florence Magnot‑Ogilvy Le Roman et les Échanges au xviiie siècle (2020) ; nous y accueillons aussi un compte‑rendu par Béatrice Schuchardt (2022 b) du recueil de notre collègue comparatiste Urs Urban (2019), lequel comprend d’importants passages à propos du regard porté par le théâtre et le roman picaresque sur la société bourgeoise des Lumières et le règne de l’intérêt.

11Mais l’éclairage dix‑huitiémiste fourni dans les articles du présent dossier de Fabula‑LhT est plus excentrique. De même que l’article de Joël Ravix offre une approche originale de l’invention de l’économie politique en s’intéressant, à travers Fénelon, à la pensée économique qui la précède, l’article d’Élise Sultan‑Villet (2022) fournit une plaisante et profonde réflexion sur l’intérêt et les détournements qu’a pu susciter la science nouvelle8. Il est frappant d’observer qu’un roman libertin, les Mémoires de Suzon, se donne en 1778 pour annexe un « plan économique » prévoyant d’assainir les caisses du royaume en taxant le vice. Nous voyons bien comment la pensée libertine, qui se gage sur une philosophie épicurienne précisément refusée par Fénelon, mobilise une comptabilité des plaisirs et des peines tout à fait en rapport avec la pensée utilitariste. Mais Élise Sultan‑Villet s’interroge sur le sens du geste littéraire qui consiste à annexer un tel « plan » au roman et à gratifier le personnage de la prostituée vieillissante d’une compétence en matière d’administration économique : parodie du langage de l’économie politique, ou bien révélation du socle épistémologique que le roman des plaisirs et des vices aurait en commun avec elle ? Ce roman n’invente pas l’économie politique, mais il témoigne de son invention et il montre son appropriation par un auteur qui n’est pas économiste. L’économie qui imprègne le texte, plutôt que séparée de la morale, est fondée sur un nouveau libéralisme moral. La réflexion sur l’économie n’y est en tout cas plus l’extension de l’économie domestique de la famille au royaume. Elle s’approprie les fins de l’économie politique, parce qu’il s’agit d’organiser au profit de tous, c’est‑à‑dire de l’État (finances et santé publique), les maisons de prostitution.

12On ne trouve pas ici de véritable raisonnement économique, ce qui supposerait une théorie de la valeur (comme chez les économistes classiques) ou une théorie des flux monétaires (comme dans le « tableau économique » de Quesnay), mais on trouve bel et bien l’idée que le bien public peut se définir comme la maximisation d’une richesse, la combinaison optimale des intérêt privés, indépendamment d’une morale partagée (ou bien en rapport avec une morale minimale qui est celle du calcul des plaisirs et peines, chacun étant libre de les définir). Les arguments sont finalement proches de ceux de la Fable des abeilles (Mandeville, [1705‑1729] 1998 et 2007) : les vices seraient acceptables s’ils s’exercent au bénéfice de tous. Dans ce roman libertin, l’intérêt général est réalisé par une quantification (sous forme de taxes) des activités, et la résolution des problèmes de santé publique ou du déficit des finances royales est permise par des flux monétaires. Le soupçon aristotélicien que l’activité économique puisse être dénaturée par la chrématistique disparaît.

La chrématistique

13L’intérêt d’un dossier comprenant un empan chronologique aussi large – et encore, nous espérions un article sur « la pensée économique implicite de la littérature médiévale » que les collègues surchargés n’ont hélas pu nous offrir9 – est qu’il éclaire les changements de paradigme mêmes de l’économie. L’article d’Alexandre Péraud (2022) le montre à double titre.

14D’abord, son étude des Effondrés (2010) de Mathieu Larnaudie10 se fonde sur une analyse syntaxique et stylistique qui manifeste combien le récit entend résister, par tous les moyens, à la dramatisation et aux stéréotypes du récit économique. Inventer ici, c’est d’abord pour le récit s’arracher à une épopée du krach et à un storytelling de la crise qui courent depuis la poétique romanesque balzacienne ou zolienne11 jusqu’au discours médiatique contemporain sur la crise des subprimes. Notons que l’article de Nathalie Vanfasse et Emmanuel Petit (2022) nous parle aussi de storytelling (managérial) et de la manière dont Dickens en pastiche les prémisses victoriennes. Notons de même qu’en invitant Joseph Vogl à participer à ce numéro de Fabula‑LhT et en intégrant au dossier Acta fabula l’ancien et profond compte rendu de Kalkül und Leidenschaft ([2002] 2008) par Slaven Waelti ([2014] 2022), nous entendons faire la part belle à une pensée qui considère ensemble l’économie, la littérature, la fabrique médiatique et les réseaux.

15Ensuite, l’article d’Alexandre Péraud, en analysant Cosmopolis (2003) de Don DeLillo, introduit l’idée que le roman à la fois problématise et incarne textuellement l’inanité du postulat de l’équilibre12 en matière d’intellection des faits économiques et financiers. La littérature dirait ainsi à sa manière le passage du paradigme newtonien qui a baigné l’invention de l’économie politique, au modèle stochastique qui semble s’imposer pour concevoir les mouvements imprévisibles de la finance et les crises13. Or à cette occasion, le récit financier, dont Alexandre Péraud connaît l’archéologie14, se réinvente lui‑même, quitte à déconcerter tout lecteur en quête de romanesque financier.

16Nous parlions plus haut de chrématistique. Reconnaissons qu’il y a là un point que les théories économiques peinent à incorporer à leur méthodologie ou à leurs modèles, sauf peut‑être la théorie keynésienne, forte de cette psychologie qui la rend parfois attachante aux yeux des littéraires15 : il est difficile pour l’économiste de faire la part des usages pathologiques qu’un agent peut faire de la monnaie en préférant, à la satisfaction même de ses fins, la détention et l’accroissement de ce qui n’est qu’un moyen16. L’usage de la monnaie comme moyen d’échange n’a guère d’importance dans les propos de Fénelon étudiés par Joël Ravix (parce que les biens circulent sans monnaie) ou dans le roman libertin analysé par Élise Sultan‑Villet (parce que la forme monétaire des échanges entre agents ou avec l’État est sans conséquence). Mais dans les articles d’Alexandre Péraud (2022) sur la crise financière, de Joséphine Vodoz (2022) sur la possibilité de penser par le récit un autre système que le capitalisme, ou encore de Pierre Vinclair (2022) sur le devenir de l’association entre monnaie et langage à partir de Mallarmé, la question de l’argent, du marchandage, du prix et de la valeur devient au contraire centrale. Cela est aussi vrai dans les passages sur lesquels s’est concentrée Dorothée Picon (2022) dans le livre de Çinla Akdere et Christine Baron (2018), qui tous creusent la question du rapport entre monnaie et langage.

17En même temps que nous sortons de l’ancien amalgame entre économie et économie domestique, nous entrons dans l’économie des modernes, l’échange monétaire, les outils financiers, le capitalisme et sa critique. Qu’il s’agisse du refus mallarméen d’une poésie réduite au « reportage » comme au vil « numéraire », ou bien de la prosopopée marxienne mise en vers par Louis Zukofsky dans son poème « A » entamé en 1928 et publié en 2011 (les marchandises parlent pour dire l’oubli de la valeur d’usage et le règne de la valeur d’échange), l’article de Pierre Vinclair (2022) montre comment la poésie moderniste entend mettre l’économie au cœur de son propos, pour révéler la course au profit capitaliste ou le sort des travailleurs. Il s’agit pour le poème, dans un même mouvement, de dénoncer les pièges de l’illusoire transitivité du langage et l’escamotage des rapports de classe : tel serait le projet qui relierait Mallarmé, ou Pound, à Muriel Rukeyser lorsqu’elle dit en 1938 le chaos d’une vie d’ouvrier. Cela quitte à mettre la poésie elle‑même en danger, voire en position de reportage, comme en témoigne la citation invasive de l’économique qui caractérise les Chants de Maximus (1984) de Charles Olson. L’article de Joséphine Vodoz (2022) met aussi au premier plan la question de l’échange lorsqu’il évoque la mise en scène, dans un conte de Boris Vian, de transactions absurdes, de trocs illogiques – mais dont l’apparente irrationalité est une invitation à reconsidérer la logique des échanges en régime capitaliste.

Femina œconomica

18Comme l’article de Maylis Avaro et Mathilde Roussigné sur le travail domestique des femmes (2022), la contribution de Joséphine Vodoz fait apparaître que l’invention romanesque est d’abord entreprise de dénaturalisation d’un ordre économique (l’idée apparaît dans l’un et l’autre articles, et c’est aussi l’idée sur laquelle Dorothée Picon conclut son compte‑rendu sur les représentations littéraires de la monnaie, lesquelles en exposeraient la nature institutionnelle). C’est par la littérature seule, et une littérature qui se donne comme antiréaliste ou disons antirationaliste – surréalisme du premier Aragon, esthétique du conte chez Vian, post‑exotisme de Volodine – que pourrait être contournée l’évidence du capitalisme et l’impossibilité, selon Mark Fischer dans Le Réalisme capitaliste ([2009] 2018), de lui imaginer une alternative. Plus avant, comme le montre Joséphine Vodoz, c’est en dépaysant la rationalité économique à l’intérieur de ce cadre merveilleux ou irréaliste (d’où les scènes de transaction chez Vian) qu’il est possible de la soumettre à la critique, ou de jeter sur elle – sur le dogme de l’intérêt, sur les lois de l’économie, sur la mécanique de l’homo œconomicus – un regard étranger. On est alors assez proche de ce que Chklovski désignait chez Tolstoï comme un procédé de « singularisation » ([1917] 1965, p. 82 sq.) : si la littérature ici invente, c’est en déconstruisant l’évidence, ce qui l’amène à révéler combien l’évidence – ici le capitalisme – est elle‑même inventée.

19C’est à une autre modalité de dénaturalisation de l’ordre économique que correspondent des récits comme La Femme gelée (1981) d’Annie Ernaux ou bien La Condition pavillonnaire (2014) de Sophie Divry, étudiés ici par Maylis Avaro et Mathilde Roussigné du double point de vue de l’analyse économique et littéraire. Leur article porte sur l’économie grise de l’œconomia, sur l’ironie par laquelle l’économie domestique, qui est justement l’origine et l’etymon de l’économie, échappe à toute comptabilité de la peine et n’est pas regardée comme un travail. La science économique, en particulier les économistes féministes, ainsi que les sciences sociales, cherchent à quantifier le temps passé par les femmes en travail domestique, à évaluer cette production par rapport au PIB, à mesurer par triangulation ce travail gratuit en le rapportant à ce que coûterait l’employé·e de maison qui fournirait le même travail. Il y a ici une double aporie : d’une part la difficulté pour les économistes de prendre en considération une production qui n’entre pas dans la circulation et la valeur d’échange, ni dans la définition marxiste de l’exploitation – même si un roman comme Rapport aux bêtes (2002) de Noëlle Revaz, que lisent aussi Maylis Avaro et Mathilde Roussigné, explicite cette exploitation ; d’autre part l’impossibilité pour le roman de présenter l’entrée de l’économie dans le ménage comme une solution qui apporterait reconnaissance et émancipation, une quantification qui ferait enfin pièce à l’imagerie manipulatrice de la parfaite femme au foyer qu’ont forgée les Trente glorieuses. Il ne s’agit pas pour les récits d’Ernaux ou de Divry de rêver une quantification monétaire du travail domestique, là où celui de Noëlle Revaz dit justement la monstruosité de l’exploitation chiffrée de la femme par l’homme. Il s’agit plutôt de dénoncer l’inégale valorisation du travail dit professionnel et du travail domestique en tant que travail ; de manifester l’insupportable solitude du travail dé‑socialisé que recouvre cette « condition pavillonnaire » ; enfin non pas de réclamer une rémunération, mais de réformer les représentations communes de la productivité et de l’improductivité.

20À lire l’article de Maylis Avaro et Mathilde Roussigné, nous voyons très bien où la littérature, pour le coup, invente, c’est‑à‑dire découvre, et en quoi cette invention est un défi lancé à l’économie : elle invente une mesure qui n’est pas celle des économistes ; elle montre la nature tentaculaire, synchronique, perpétuellement inaccomplie du travail domestique ; elle dit l’inanité des récompenses symboliques, toujours suspectes de participer d’un dol phallocrate ; elle révèle l’impossibilité pour la femme de concevoir un quelconque intérêt à son altruisme reclus, sans soupçonner aussitôt la prégnance de toute l’imagerie de la ménagère. Ici, le récit s’installe et établit un débat de valeurs dans un lieu où l’économie peine à entrer. Ces textes manifestent à la fois le désir d’une quantification, parce que celle‑ci rendrait visible, politique, socialisé, le travail féminin qui est renvoyé à la domesticité, à la fois l’impossibilité d’une quantification monétaire. Ils disent le besoin d’une politisation économique de la production domestique, mais c’est justement le récit romanesque qui la rend possible.

21Prise en écharpe par la question du genre, l’économie politique acquiert une autre profondeur parce qu’éclate l’arbitraire de ses catégories. Comme l’écologie féministe, la critique littéraire de la femina œconomica remet en question le périmètre et la rationalité proclamée de l’économie politique. Nous écrivions plus haut que le tableau de Quesnay, l’homo œconomicus ou bien Robinson seul devant sa peine sont autant d’inventions de l’économie ou de littérature qui ont en commun de faire voir le social avec un œil neuf. Mais les travaux récents de Béatrice Schuchardt (2022 a) ou bien ceux de Franziska Schößler (2017) rappellent que l’homo œconomicus de Smith se réduit trop souvent à un vir œconomicus et que s’il existe une femina œconomica, celle‑ci n’est pas le pendant de l’agent économique masculin, ce que le cinéma comme la littérature contribuent à nous faire voir. Dans son compte rendu, Marie‑Laure Massei‑Chamayou (2022) commence aussi par souligner combien Sarah Comyn (2018) estime réductrice la notion d’homo œconomicus et préfère interroger l’agentivité (agency) économique de la femme dans le roman britannique ou américain depuis le xviiie siècle, pour en montrer les limites et les spécificités. Et Sarah Comyn de rappeler aussi la teneur de la correspondance entre Woolf et Keynes, ou bien de leurs œuvres respectives, quant aux exclus de l’agentivité économique.

Quel intérêt ?

22Dans le roman de Dickens étudié par Nathalie Vanfasse et Emmanuel Petit, Oliver Twist (1838), il ne s’agit pas de politiser une économie de l’ombre comme dans les romans d’Annie Ernaux ou Sophie Divry, mais plutôt d’éclairer une dégradation marchande du service public. Notons en outre que la question du care n’est pas posée ici en termes genrés, la problématique étant un peu différente. L’article décrit d’abord comment l’asile où Oliver Twist est recueilli, qui devrait être une économie domestique organisée autour du soin à donner aux orphelins, voit son fonctionnement dévoyé par la recherche du profit. De même, les petits entrepreneurs chez qui on l’envoie pour son apprentissage ont pour seule règle de conduite la minimisation des coûts et la maximisation des bénéfices, au besoin en trompant leurs clients et la puissance publique qui paie pour les apprentis.

23Or, affirment les auteurs, le problème n’est pas exactement dans le fait que l’asile comme les employeurs soient rémunérés pour leur tâche d’entretien et d’éducation des orphelins : en termes anachroniques, Dickens ne serait pas hostile à une délégation de service public. Mais le problème est dans la dénaturation de leur offre de soins. L’argent n’est pas utilisé comme il devrait l’être (comme le moyen d’assurer la meilleure vie possible dans l’asile ou bien une formation chez les employeurs) ; il est désiré en tant que tel, pour être accumulé et peut‑être consommé par ceux qui devraient n’en être que les gestionnaires. Quand Nathalie Vanfasse et Emmanuel Petit avancent que « le roman […] suggère ce que pourraient être des soins de qualité, dans un cadre qui resterait économique et ne basculerait pas nécessairement dans une logique de charité désintéressée » (2022, § 18), il y a l’espoir d’une économie marchande dans laquelle l’offre des biens et surtout des services ne serait pas corrompue par le désir de gagner davantage en sacrifiant la qualité du service échangé : il y a l’hypothèse que l’économie marchande monétaire pourrait n’être pas chrématistique et l’idée, en somme anti‑rousseauiste17, que l’altruisme ne paie pas forcément moins que la cupidité. Il n’y a pas plaidoyer contre l’économie marchande, mais plaidoyer pour une meilleure utilisation des différentes formes de l’intérêt, en vue d’une plus grande efficacité.

24C’est une illustration du fait que la littérature interroge sans cesse la complexe notion d’intérêt. On le voit dans Lazarillo de Tormes (anonyme, 1554) ou dans le Francion (1623‑1633) de Charles Sorel, dont Urs Urban montre la dimension théâtrale à chaque épisode de tromperie. On le voit dans l’article de Joséphine Vodoz, qui montre combien Boris Vian, par exemple, à la fois évoque et distord la traditionnelle logique de l’intérêt. On le voit dans l’article de Nathalie Vanfasse et Emmanuel Petit, puisque le roman de Dickens montre comment la poursuite de l’intérêt peut altérer l’objectif philanthropique. A priori, l’économie politique donne une acception très large à l’intérêt, l’identifiant à la recherche du bonheur. Stendhal le savait, qui a d’abord retrouvé dans la pensée d’Helvétius (1758) puis dans l’utilitarisme de Jeremy Bentham ([1789] 1802) la confirmation qu’« il est impossible que l’homme ne fasse pas toujours […] ce qui dans le moment est possible et lui fait le plus de plaisir » (Stendhal, [1822] 1980, p. 27218). Mais Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir (1830), tout comme le héros éponyme d’Angelo de Jean Giono (1958), qui sont des êtres attentifs à leur intérêt et à leur orgueil, constatent aussi que l’intérêt est dévorant, tandis que le bonheur naît de l’imprévu. Ainsi la littérature, soit en montrant que le bonheur déjoue tout calcul, soit en montrant ce que donne la réduction de l’intérêt à l’intérêt pécuniaire, suggère que la théorie économique oublie trop souvent le bonheur (c’est ce que pensait Stendhal du traité de Jean‑Baptiste Say et de l’économie en général), ou bien que la réalité économique assèche trop souvent l’idée d’intérêt. On remarque en outre qu’en montrant la méconnaissance par le sujet de son propre intérêt, l’obscurité de son désir, la littérature fait pièce à la tentation de rationalisation et de calcul qui anime la théorie. L’invention littéraire et l’invention économique ne se superposent pas.

*

25Il était impossible dans l’espace d’un tel dossier d’embrasser tout uniment l’analyse de l’intérêt, celle de l’échange, la logique du capital, la question du travail, de l’industrie, de la consommation... Ces lacunes assumées sont la marque d’un champ de recherches – l’épistémocritique à sujet économique, les études sur économie et littérature – qui depuis le colloque de François Vatin et Nicole Edelman (2007) est arrivé à maturité en France, et dont les bibliographies des articles et aussi des comptes rendus constituant ce dossier rendent suffisamment compte.

26On notera tout de même que les articles de ce dossier n’évoquent guère la question sociale : on fait peu référence à la représentation des classes sociales à travers des personnages typiques du capitaliste ou du salarié. Il n’est pas non plus fait mention du travailleur de la manufacture : la question du travail est présente, mais pas sous sa forme manufacturière, collective, avec conscience de classe et grèves. À l’exception d’une partie du corpus de poésie moderniste retenu par Pierre Vinclair, le dossier n’interroge pas la relation salariale, forme particulière de domination économique, lieu d’un conflit qui est peut‑être d’une autre nature que le conflit d’intérêt entre agents individuels.

27Nous pourrions croire que cela tient à la relative rareté des études dix‑neuviémistes dans le sommaire (l’article de Nathalie Vanfasse et Emmanuel Petit, outre le corpus de l’ouvrage de Sarah Comyn lu par Marie‑Laure Massei‑Chamayou). Nous pourrions dire aussi que cela tient au fait que le corpus vingtiémiste convoqué ici se concentre soit sur le travail domestique (Maylis Avaro et Mathilde Roussigné), soit sur la finance et la spéculation (Alexandre Péraud). Nous pourrions penser enfin que cela tient à la mise à l’écart de la problématique du réalisme dans l’ensemble de cette réflexion, quel que soit le sens dans lequel on prend le mot : réalisme moral (voir Pierre Rosanvallon, [1989] 1999, p. 40, lorsqu’il remet en question l’opposition communément faite, parmi les œuvres d’Adam Smith, entre le réalisme de la Richesse des nations et le prétendu idéalisme de la Théorie des sentiments moraux) ou bien réalisme esthétique (c’est précisément à un autre Aragon qu’à celui du « monde réel » que s’intéresse Joséphine Vodoz).

28En vérité, ces lacunes apparentes ne signifient ni la cécité des auteurs étudiés ni la disparition à partir du second xxe siècle de la forme salariale du travail. Plus simplement, la physionomie de ce dossier Fabula‑LhT fait apparaître que nos interrogations communes sur l’économie excèdent ou devancent la relation entre travail et capital. Marx lui‑même, avant d’analyser la transformation de l’argent en capital et d’envisager l’opposition entre le capitaliste et le salarié, étudie la marchandise, les échanges et la monnaie dans une économie fictive sans salariat19 : c’est prendre l’économie politique à la racine, ce que fait aussi la littérature.