Se tenir à distance des mots. Détournement, prescription et disposition à l’action chez Nathalie Quintane
1S’il est facile, en quelques recherches sur internet, de trouver des images de Nathalie Quintane dans un jardin (possiblement le sien, dans le sud de la France où elle réside), au milieu de plants de tomates, en train d’en couper une, puis de creuser deux trous dans la chair pour y glisser les doigts, il ne faut pas croire que Tomates, publié en 2010, soit un simple manuel de jardinage, se limitant à expliquer la meilleure manière de cultiver, de soigner, voire de déguster des tomates1. Toutefois, et bien que le livre regorge de conseils de jardinage, de références pour acheter des semences biologiques en ligne, et contienne même une recette pour réaliser son propre purin d’orties (servant d’engrais et de répulsif contre les parasites)2, ce sont bien d’autres éléments pratiques qui se cachent dans le texte. Une approche un peu naïve consisterait à les deviner en questionnant les nombreux sens figurés d’un tel titre : le texte cherche-t-il à choquer ? Cherche-t-il à ce que le lecteur devienne « rouge comme une tomate » ? Incite-t-il à la consommation d’un alcool anisé mélangé avec du sirop de grenadine (une tomate, sorte de bloody mary provençal simplifié) ? Est-il un projectile lancé à un·e mauvais acteur·ice, voire à un·e mauvais auteur·ice ? Est-il une allusion à la sémantique militaire de la tomate (une grenade, et donc une allusion à l’idée moderne du livre comme une possible bombe) ?
2Aucune de ces pistes n’est la bonne. L’ouverture du texte tisse d’emblée un lien entre la culture maraichère dans le jardin de l’énonciatrice et celle pratiquée sur le plateau de Millevaches, où se « plantaient des carottes sans chef ni leader », amenant très rapidement le sujet sur la table : l’affaire de Tarnac3. Si l’affaire intéresse la littérature, voire constitue un des éléments significatifs des enjeux critiques du champ littéraire contemporain4 (au même titre, par exemple, que les attaques de Nicolas Sarkozy contre La Princesse de Clèves), c’est en raison des pouvoirs prêtés par la justice au pamphlet anarcho-lyrique du Comité invisible (dont certains des prévenu·e·s sont alors présumé·e·s auteur·ice·s), versé comme pièce essentielle et possiblement probante au dossier d’instruction. Plus encore que son statut de preuve, c’est la dimension prescriptive du texte qui est mise en avant : il serait doté d’une capacité à faire passer le lecteur à l’action (ou, pour reprendre les mots de Jean-Marie Gleize (2011), constituerait un acte préparatoire). Du précepte « retenons du sabotage le principe suivant : un minimum de risque dans l’action, un minimum de temps, un maximum de dommages » (Comité invisible, 2009, p. 100) à la pose d’une caténaire sur une ligne de train, il n’y aurait qu’un pas que la lecture pousserait à faire.
3Partant de ces idées jugées légèrement simplistes, Tomates explore les questionnements liés aux capacités mobilisatrices de la littérature, ou, à l’inverse, dans son versant conservateur, ses forces incapacitantes, déliant l’écriture du monde extérieur. Et c’est notamment autour de la critique du lyrisme et du romantisme révolutionnaires, d’un « style noblement insurrectionnel » (Quintane, [2010] 2014b, p. 41), ne pouvant « faire lever qu’une bande de supporters aristos » (p. 41), que le texte tourne, dénonçant une langue lettrée sous perfusion lyrique, dans laquelle rouilleraient l’idée et la possibilité d’un Grand Soir : « Quelle espèce de révolution dite dans la langue de la Révolution peut bien avoir lieu, sinon une révolution de Révolution, en interne, en causerie intime avec Robespierre ou Just ? » (p. 42-43). Sans fournir un mode d’emploi de l’écriture politique aujourd’hui (question complexe puisque, comme elle aime le rappeler de manière un peu provocante : « si tu écris quelque chose de gauche dans une forme de droite, ça devient quelque chose de droite » (Quintane, 2019b, np), Tomates illustre l’entreprise conjointement poétique et politique de Nathalie Quintane qui, en proposant un usage intensif et réflexif du langage, tente de mettre la littérature au travail, d’en faire saillir les capacités mobilisatrices ou les propensions à servir d’équipement pour affronter le réel.
4Deux autres de ses textes, Que faire des classes moyennes ?, paru en 2016, et Les enfants vont bien, en 2019, prétendent prescrire leur utilisation au lectorat. Que faire des classes moyennes ? s’assimile à un petit guide politique qui, à travers la parodie des méthodes et des discours scientifiques, invite à repenser l’attitude à tenir face à la majorité silencieuse. Les enfants vont bien s’empare quant à lui de la question de l’accueil des réfugié·e·s en France ; dès l’introduction, qui sert de mode d’emploi au texte à suivre, l’autrice dénonce une langue malade, saturée de cynisme et dépourvue de sens, et, invitant à « parler et à écrire autrement » (Quintane, 2019, p. 11), elle enjoint à adopter le montage textuel comme forme-remède5. Même si les moyens employés ne s’accordent pas, tous deux font de l’ironie un outil prosaïque critique pour soulever la normativité insidieuse à l’œuvre dans le langage et, ainsi, mettre à nu les réflexes langagiers. L’article propose alors une lecture successive des deux textes et fait de la critique discursive une modalité susceptible de contribuer à un processus littéraire d’apprentissage.
Un manuel détourné
5À Rome, en février 1969, sur le mur du fond d’une galerie, l’artiste italien Mario Merz écrivait à la craie et en lettres géantes, une question simple, complexe aussi, à la résonance bien particulière : che fare ? En traduisant la question posée par Lénine dans son traité de 1912 (qui empruntait déjà la formule interrogative à un romancier russe, Nikolaï Tchernychevski), Merz tentait de maintenir ouverte, le temps d’une exposition, l’interrogation sur le rôle politique de la création artistique. Bien que Nathalie Quintane ait déjà été qualifiée de « léniniste pleine d’humour et à l’oreille sensible » (Lançon, 2018), c’est davantage en référence à l’essai de John Locke qu’il convient de comprendre le titre de Nathalie Quintane : Que faire des classes moyennes ? Le texte du philosophe anglais, intitulé lui Que faire des pauvres ?, était tiré d’un rapport qu’il présentait en octobre 1697 à ses collègues du ministère du Commerce et des Colonies et qui venait répondre à la question suivante : comment mettre les pauvres au travail, selon quelles méthodes et quels moyens ?
6À l’évidence, le clin d’œil s’avère plutôt sarcastique, et l’autrice ne s’en tient pas à reprendre de manière anachronique les propositions du philosophe pour les appliquer aux classes moyennes ; à savoir : punir davantage les vagabonds et installer les pauvres dans des fabriques pour les forcer à travailler. Derrière la phrase interrogative retenue pour titre, et qui autorise logiquement à espérer une réponse, se devine une dimension prescriptive : qu’est-ce que le livre conseille ou ordonne de faire des classes moyennes ? Que doivent faire les décideurs et décideuses politiques ? Aussi, faut-il tenir ces dernières pour responsables des maux x ou y ? Sont-elles des amies ou des ennemies de l’émancipation ? Et en sont-elles conscientes ? Ou même encore, quelles pincettes faut-il prendre avant d’employer la notion de classes moyennes ?
7Quels sont alors les éléments qui pourraient donner à Que faire des classes moyennes ? une dimension pratique, exhortant le lecteur à adopter une attitude, un comportement ou un discours à tenir face, ou sur, cette catégorie incertaine ? Le livre adopte la forme d’une enquête empreinte de pédagogie qui, se développant étape par étape, écartant ou admettant des hypothèses, délivre un simili-discours persuasif et déploie un semblant de rigueur et d’objectivité. À première vue, l’impression de sérieux repose essentiellement sur la présence de marqueurs dans l’énonciation qui, à coup de connecteurs logiques ou de petites phrases, explicitent la progression du propos et ne cessent de clarifier le sens de la démarche : « cette hypothèse n’a pas été retenue » (Quintane, 2016, p. 8), « on empruntera une série de courbes » (p. 14), « après enquête, qui n’est pas de moi » (p. 33), « c’est maintenant qu’il est grand temps de rappeler qu’ici, on est en pleine observation participante » (p. 86), etc. La présence du lexique des sciences humaines (« hypothèse », « enquête », « série de courbes ») est à noter, mais c’est surtout le recours à l’expression « observation participante » et au pronom personnel moi, qui, en écho à une autre phrase du texte (« je pense appartenir à la classe moyenne, et par conséquent ce texte est, d’une certaine manière, un produit de la classe moyenne » (p. 39)), souligne la nature située6 du discours et appuie l’impossibilité d’une objectivité scientifique abstraite.
8Plutôt que de céder à un relativisme, voire de décréter l’impertinence de la classification, et pour parvenir à répondre à la question initialement posée, le texte cherche une actualisation sémantique pratique de la notion de classe moyenne. De manière quasi scolaire, il s’ouvre, à la manière d’une dissertation, sur une accroche (un truisme qui ne serait d’ailleurs pas très académique), suivie d’un travail de définition venant problématiser le sujet :
La classe moyenne n’a pas une existence fiable. À certaines périodes, elle existe ; à d’autres, non. Sa réalité est d’abord dépendante de celle des classes tout court (pour qu’il y ait une ou des classes moyennes, encore faut-il qu’il y ait des classes), c’est-à-dire de la notion de classe – par exemple, entre 1981 et 2000, on s’est dit qu’il n’y avait plus de classes (ou une seule classe de bas en haut, en voie d’homogénéisation), ce qui a pour première conséquence de faire sauter ceux du bas ; sauteraient ensuite ceux du haut, pour ne laisser que ceux du milieu (l’ex-classe moyenne), en phase d’expansion illimitée – un peu comme le « système » solaire au moment du big bang. (Quintane, 2016, p. 7-8)
9La suite tente de « serrer l’idée qu’on se fait de la classe moyenne » (p. 8), c’est-à-dire non pas de l’empoigner (comme on serrerait une main) mais plutôt d’en diminuer le volume ou de la comprimer. Pour y procéder, différentes hypothèses sont passées au crible afin de retenir une définition satisfaisante (à ce stade, la question posée est alors plutôt : que sont les classes moyennes ?). Chacune des suppositions emprunte alors, de manière volontairement peu rigoureuse, aux méthodes et aux discours scientifiques ; la méthode employée tient de l’ironie socratique, feignant l’ignorance afin d’exposer la faiblesse des positions admises (Schoentjes, 2011). Une première hypothèse introduit l’idée d’une correspondance entre classe moyenne et salaire médian « tel que la moitié des salariés gagne plus et l’autre moitié moins » (Quintane, 2016, p. 8) :
Afin d’affiner un peu plus ces chiffres, disons que le pognon qu’elle récupère se situerait entre 70 % et 150 % du salaire médian : « On obtient des salaires nets entre 1200 et 1840 euros par personne pour un temps complet. » Si 70 % du salaire médian = 1200 €, on obtient un SM à 1560 € (mille cinq cent soixante euros). De 0,00 € à 1560 €, il y a 1560 €, qu’on ajoute aux 1560 du SM, ce qui donne un salaire max. à 1560 x 2 = 3120 € (trois mille cent vingt euros). (p. 8)
10L’insertion de pourcentages, de citations (tirées de sources non précisées), de calculs et de sigles, parodient, sous la forme d’un rapport pseudo-scientifique ou d’un compte-rendu d’enquête, la langue de la statistique publique. Une impression de sérieux et d’objectivité s’offre à la lecture qui, rapidement, est tournée en dérision puis balayée par le recours à un lexique familier (pognon au lieu d’argent ou de salaire) et par la pitrerie consistant à réécrire, comme sur un chèque, les sommes en toutes lettres.
11La deuxième hypothèse mise à l’épreuve prolonge ce geste ironique et consiste à exhiber un certain amateurisme, en malmenant délibérément le nom d’un théoricien d’un système de classification des classes moyennes7, système étonnamment comparé au système de disposition des rimes (ce qui servira dans la suite du texte à en moquer la dimension arbitraire) :
Heureusement on peut serrer la classe moyenne autrement que par les salaires. Il y a une bonne centaine d’années, Schlosser, ou Schmoler, a élaboré un système à quatre points (a, b, c, d) qui permet une combinatoire de type rimes croisées (a rime avec, b avec c) « ou rimes embrassées (a rime avec d, b avec c) […]. (Quitane, 2016, p. 11-12)
12C’est une même idiotie qui paraît à l’œuvre lorsque l’énonciatrice entreprend de décrire benêtement des schémas et des courbes :
Le modèle en montgolfière mime la répartition des classes sociales entre 1955 et 1975 : une modeste base populaire, du temps où il fallait vingt-neuf ans à un ouvrier pour atteindre le niveau de vie d’un cadre supérieur, qui s’évase progressivement pour culminer à un maximum de grosseur au deuxième tiers du schéma, puis rétrécit rapidement par en haut, figurant le groupe restreint des classes aisées.
Tout change en 1976 : le modèle en sablier s’impose, la base devient protubérante, s’évase au premier tiers puis se resserre étroitement, en corset ou en bouteille de Perrier, pour s’écarter à nouveau par en haut sans excès. Les classes moyennes sont au niveau du goulot d’étranglement – le col de la bouteille de Perrier, la taille du corset. (p. 14-15)
13Et pourtant, la présence d’images familières (bouteille de Perrier et corset) ne relève pas ici de la subversion ironique. La description des modèles mentionnés, même s’ils paraissent attester d’une candeur délibérée, déploie une critique de la paupérisation généralisée (le substantif étranglement n’est pas choisi au hasard) et amorce discrètement et lentement la dérive du livre.
14Au fil des pages, des paroles quotidiennes produites sur les classes moyennes se mêlent aux discours scientifiques, déplaçant l’analyse discursive vers la mise en cause des représentations et faisant de l’écriture un outil d’investigation protéiforme. Une phrase sert simultanément de guide (pour l’autrice) et de résumé du texte (pour le lectorat) : il s’agit « moins de ce que sont les classes moyennes que de ce qu’on se raconte qu’elles sont » (Quintane, 2016, p. 40). Un décalage important s’effectue donc : conçu comme un discours sur les classes moyennes, le texte vient désormais en interroger l’imaginaire collectif. L’enquête s’intéresse alors aux images censées permettre de comprendre la notion. Volontairement, Nathalie Quintane emprunte des exemples du quotidien qui, par leur trivialité, possèdent une certaine force de persuasion ; c’est ce qu’on lit notamment dans l’argumentation amorcée avec l’exemple du canard, qui investit les pensées prêtées aux classes moyennes :
Nous connaissons tous le canard. Nous avons tous, au moins une fois, fait un canard au café : il s’agit de tremper un morceau de sucre (blanc si possible, pour mieux visualiser l’érosion continue du sucre et sa disparition progressive) dans un alcool fort, type poire, prune, génépi, ou dans du café. Au début, les parties supérieure et moyenne semblent intactes, cependant que le café ou l’alcool montent par capillarité de la partie inférieure immergée jusqu’à la dégradation relativement rapide de la totalité du morceau. Eh bien, c’est exactement ce qu’on dit que les classes moyennes pensent d’elles-mêmes : nous sommes un morceau de sucre blanc qu’on a trempé dans un corps liquide étranger couleur café ou glauque (le génépi, par exemple) qui est en train de remonter par capillarité et de nous absorber et de nous submerger. (p. 18-19)
15Progressivement émerge un discours de plus en plus modalisé, se détournant de l’enquête et évoluant vers une parole plus politique (ce qui s’amorçait dans la citation évoquant les deux schémas). Ainsi, par exemple, au moment de définir les classes moyennes par leur mode de vie (une hypothèse supplémentaire), fait irruption une parole critique sur le marché des biens culturels, traitant de « la profusion des boutiques à l’entrée des musées, par exemple, ou dans les lieux touristiques, qui ne sont là que pour aider la classe moyenne à matérialiser l’événement “je suis allée au musée” » (p. 28-29). Ailleurs, on peut également lire :
Le prolétariat et les classes supérieures ont profondément changé : le premier a été transformé en foule semi-clandestine, déboussolée et épuisée ; les secondes, en roue libre, se sont mises à enfourner et recracher du fric comme un distributeur détraqué. Dans ce contexte, l’immuabilité des classes moyennes a quelque chose de burlesque. (p. 54-55)
16Après une courte allusion à Millenium People du romancier britannique J. G. Ballard, les classes moyennes se voient momentanément redéfinies pour devenir les ennemis intérieurs de la démocratie :
Il est possible qu’il faille en arriver là dans la description pour enfin réaliser que les classes moyennes sont les seuls et véritables ennemis intérieurs de la démocratie. Or, ce sont des ennemis qui s’identifient comme amis de la démocratie : ils sont d’autant plus dangereux. Car ils mettent leur supposée insuffisante montée – qui n’est que leur trop réelle descente – dans le sablier de répartition des classes sur le compte de la démocratie, ils en accusent la démocratie (non plus seulement les gouvernements) ; c’est à cause de la démocratie qu’ils n’ont plus assez de pognon, c’est à cause de la démocratie que leurs enfants font des erreurs d’orthographe, c’est à cause d’elle qu’ils partent en vacances dix jours au lieu de quinze jours, et c’est encore à cause d’elle qu’ils loueront des skis d’inférieure qualité aux sports (etc.). Ils ne veulent pas finir clochards, et cette peur, ils l’ont pour ainsi dire vaporisée à l’ensemble du corps social, exceptés les clochards – cette idée, que la France pourrait bientôt (demain) contenir 70 millions de clochards. (p. 56-57)
17La rhétorique de l’ennemi intérieur est une allusion à un refrain célèbre : celui de l’hérétique, du huguenot ou du papiste traqués au xvie siècle8, en passant par les prisonniers parisiens réputés complotistes (et contre-révolutionnaires) massacrés en septembre 1792, jusqu’aux communistes aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, l’italique vient ici mettre à distance le recours à la notion d’ennemi et, dans un passage polyphonique (l’indirect libre en témoigne, « c’est à cause d’elle qu’ils partent en vacances dix jours au lieu de quinze ans », « ils ne veulent pas finir clochards »), permet de distinguer la voix de l’énonciatrice de celle des discours rapportés. L’ironie frappe ici, sans qu’il soit possible d’en définir précisément l'objet. La location de skis de moins bonne facture ou la peur de finir sans domicile semblent parodier les discours d’extrême-droite, instrumentalisant les classes moyennes en les opposant tantôt aux plus riches, tantôt aux étrangers ; et cette éventualité de l’appropriation d’une pensée anti-démocratique permet de faire des classes moyennes une classe dangereuse (« ils sont d’autant plus dangereux »), bien que pas spécialement laborieuse9, et fait étroitement écho au livre de J. G. Ballard10.
18Passé ce court moment, le discours redevient direct ; l’énonciation à la première personne du singulier délivre un discours plus personnel, toujours enclin à la raillerie et à la critique. La classe moyenne est alors dépeinte comme une masse passive, inconsistante politiquement (« depuis plus de soixante ans, elle n’a encore rien fait » (Quintane, 2016, p. 83)), cantonnée à des agacements brusques (on décrit « son perpétuel résumé de la situation, quelle que soit la situation, par des ça suffit ! Ça suffit le travail, ça suffit les grèves, ça suffit les syndicats, ça suffit les politiques et ça suffit la politique » (p. 84)). Toute possibilité de subversion se voit évacuée ou diluée au profit d'une version ternie et politisée ; c’est en ce sens qu’on peut lire la « nostalgie des robes chemises mais pas du psychédélisme » (p. 84) moquée par Quintane. Suivant ce fil, se dévoile dans une ironie antiphrastique une critique de l’économie collaborative (ou de partage, selon les acceptions), constituant plutôt le repoussoir d’hypothétiques colères populaires qu’une alternative sérieuse au capitalisme. Les exemples cités dans le texte sont nombreux ; covoiturer, troquer, échanger sa maison avec une autre famille pour les vacances « et tous les multiples [choix], offerts par les “plate-formes” sur internet : tout ce à quoi je ne songeais pas encore qui se présenterait à moi pour m’offrir ce à quoi je ne pensais pas ». Inconsciemment, « les classes moyennes étaient en train de mettre en place le système de compensation qui permettrait que tout change pour que rien ne change » (p. 105), écrit Quintane, et c’est précisément pour cela « qu’il fallait de toute urgence une réponse à la question : Que faire des classes moyennes ? » (p. 105)
19Malgré l’urgence de la situation, les conseils ou les recommandations que le lecteur pouvait légitimement attendre à la lecture du titre n’interviennent jamais. Si le livre s’ouvrait comme une dissertation, affichant une (fausse) volonté épistémologique et pédagogique, la tentative de réponse à la problématique donnée ne survient pas. Aucune conduite ni attitude, aucune recommandation concernant la démarche à suivre face aux classes moyennes n’est à retirer du livre. Et pourtant, les éléments mis en lumière poussent à envisager Que faire des classes moyennes ? comme un petit guide politique – et non comme une opération nihiliste ou la trace d’une résignation (à ne rien faire). L’omniprésence de l’ironie n’est pas la marque d’une dérision généralisée, mais plutôt l’outil prosaïque qui vient mettre en doute nos réflexes langagiers et permet d’affronter une inquiétude : la dilution des pistes d’émancipation, de soulèvement ou même de critique dans les rouages de la machine capitaliste (et la passivité et l’inconsistance politique des classes moyennes n’y seraient pas étrangères). La subversion par l’ironie, et le décalage des discours et des représentations qui en résulte, font de la prose de Nathalie Quintane un outil pour interroger les catégories de parole et de pensée. Par conséquent, le livre devient manuel : il veille aux usages langagiers, questionne la langue, sous-pèse ou retoque ses moyens pour dire, ou faire, la place sociale et le groupe, dans une ambition émancipatrice.
Un dispositif curatif
20Dans un article consacré au détournement littéraire du genre du rapport (pris entre description et recommandation, connexe, donc, par ses capacités suggestives ou prescriptives, aux manuels et modes d’emploi qui nous intéressent ici), Mathilde Roussigné insistait sur les difficultés à analyser aujourd’hui les pouvoirs prescriptifs de la littérature :
La remise en question généralisée du modèle sartrien d’une « littérature engagée » rend complexe l’analyse du pouvoir prescriptif, d’un point de vue politique, des rapports littéraires. Le modèle pédagogique de l’efficacité de l’art pouvait être conçu de la manière suivante : l’art « expose les signes sensibles d’un certain état (disposés par la volonté de l’auteur) » ; de ce fait, « reconnaître ces signes, c’est s’engager dans une certaine lecture de notre monde. Et cette lecture engendre alors un sentiment de proximité ou distance qui nous pousse à intervenir dans la situation ainsi signifiée, à la manière souhaitée par l’auteur ». Or précise Jacques Rancière, « le problème tient à la formule elle-même, à la présupposition d’un continuum sensible entre la production des images, gestes ou paroles et la perception d’une situation engageant les pensées, sentiments et actions des spectateurs » (Roussigné, 2017, p. 158).
21Le modèle pédagogique de l’efficacité de l’art décrit ci-dessus associe l’idée de critique en littérature à « un paradigme du dévoilement, lui-même tributaire d’une axiologie de la vérité (et de la vérité cachée) » (Huppe, 2022, p. 32) ; critiquer, c’est alors « montrer les rouages cachés de la machinerie sociale et/ou se désoler qu’elle soit capable de rendre ce travail de décryptage difficile » (p. 32). Autrement dit, la représentation ou la dénonciation d’une injustice au sein d’un texte littéraire induirait mécaniquement une réaction du lectorat (de sidération, d’indignation, de colère, où de tout autre sentiment qui disposerait à agir ensuite). Il est difficile de ne pas percevoir les limites d’un tel modèle, centré sur la référentialité et donc inadapté à saisir des œuvres « moins enclin[es] à dessiller le lecteur » (p. 32) qu’à réagencer des éléments discursifs ou langagiers au sein de dispositifs qui mettent en crise « certaines manières de représenter, de décrire, d’inscrire » (Hanna, 2010, p. 19). Malgré ses usages hétérogènes au sein des études poétiques, la notion de dispositif développée par Christophe Hanna caractérise des textes qui agencent des « pièces rapportées, de natures différentes, composées dans le but produire un effet, de “fonctionner” » (p. 14), d’opérer dans un contexte donné, c’est-à-dire « d’entraîner chez nous un changement d’attitude ou une révision de certaines de nos croyances pour adopter des comportements nouveaux » (Hanna, 2003, p. 68).
22Ainsi paraissait à l’hiver 2019, Les enfants vont bien, un « livre de montage » de Nathalie Quintane qui rassemblait des fragments de discours produits autour de l’accueil des réfugié·e·s en France (plus précisément, entre 2014 et 2018). Même s’il existe une pluralité de formes de montage11, la pratique qui en est faite ici permet d’en faire un dispositif poétique, nécessitant alors de le décrire sous l’angle de son opérativité. Avec une ambition de clarté, et d’exposition du projet poétique et politique du texte, les premières pages faisaient office de mode d’emploi et de justification du livre :
Toutes les phrases et les fragments que vous allez lire ont été écrits par d’autres que « l’auteur » dont vous lisez le nom en couverture de ce livre, qui les a juste choisis, coupés et disposés. Les enfants vont bien est un livre de montage.
Pourquoi ce choix ? Dans un précédent livre, Un Œil en moins, j’avais déjà abordé la question des réfugiés (des « migrants », comme on dit), mais son parti pris narratif me semblait, au moment même où j’écrivais, insuffisant à rendre compte de la violence faite, en France, à ces hommes, ces femmes et ces enfants.
Le sort qui leur est fait est fabriqué, puis justifié et légitimé par un ensemble de paroles et de textes en renouvellement permanent, issus aussi bien des institutions de la République que d’instances ou de concitoyens qui croient bien faire. (Quintane, 2019a, p. 7-8)
23Le parti-pris formel est exposé et expliqué : le sort des réfugié·e·s est « fabriqué, puis justifié et légitimé par un ensemble de paroles et des textes » et la narration est inapte à prendre en charge cette masse discursive (c’est du moins ce qu’elle retire de l’insuffisance à témoigner de la violence dans le livre qui précédait). Pour le lecteur, l’introduction paraît didactique : elle soulève une responsabilité qui ne se limite pas au que dire mais s’étend au comment le dire.
24Cinq types d’énoncés sont prélevés et, en fonction de leur provenance, disposent d’une place et d’une typographie spécifiques :
[…] le cynisme et l’opportunisme sans frein des hommes politiques ont la leur, tout en haut ; puis, successivement, l’apparente neutralité des textes de loi ; la gestion administrative à la fois débonnaire et implacablement bureaucratique et dirigiste des centres d’accueil ; la routine éditoriale de la presse quotidienne ; et, un peu à part – parce que le vocabulaire, la syntaxe, la ponctuation n’ont pas le même ton et témoignent d’une vision réellement différente de la situation –, l’expression de la ténacité, de la fatigue, du découragement des réseaux d’aide a sa place, en bas de page. (Quintane, 2019a, p. 8-9)
25La spatialisation est une composante essentielle du texte de Nathalie Quintane ; la proportion de textes sur les pages est réduite (un seul fragment figure sur chaque page), forçant à tenir compte de ce qui se joue entre les zones de textes, dans les blancs, dans les moments de silence qui s’imposent à la lecture. L’épure vient ainsi renforcer l’intensité et l’expressivité des éléments imprimés sur la page. Le dispositif est moins narratif – « il ne raconte pas l’histoire des réfugiés en France entre 2014 et 2018 », (p. 9) – que contre-discursif – « [l]’essentiel se joue, comme pour les réfugiés (et pour nous tous), dans l’implicite, dans ce qui n’est pas dit – l’officieux et le non-négociable » (p. 9) –, et affiche clairement son caractère prescriptif :
Au-delà de ces poètes, le repérage et l’analyse des « éléments de langage » de ceux qui entendent nous gouverner par la parole et par le fait accompli me semblent être ouverts à tous – au demeurant, le double sens, le vide à peine masqué et le ridicule de certains de ces « éléments » sont-ils de plus en plus établis. À nous de parler et d’écrire autrement. (p. 11)
26La dernière phrase du paragraphe (qui est aussi la dernière de l’introduction), marquée par la valeur injonctive des deux infinitifs (« à nous de parler et d’écrire autrement »), sonne comme une incitation à l’action politique. Elle invite le lecteur à prolonger le geste du livre au-delà du moment de la lecture, à avoir un usage pragmatique du texte pour lui aussi, à son tour, analyser et repérer les « “éléments de langage” de ceux qui entendent nous gouverner par la parole et par le fait accompli » ; autrement dit, à lutter contre une langue malade (Bikialo, 2010), à en exposer les poncifs ou les fondements en vue d’une convalescence discursive.
27Une fois l’introduction achevée, ne figurent plus sur la page que les fragments constitutifs du montage. En haut de la page et en gras se trouvent les éléments extraits du flux continu de la parole politique. Souvent, « le double sens, le vide à peine masqué et le ridicule » sautent aux yeux et le procédé de citation revêt alors une charge ironique : « nous devons agir en suivant des principes : humanité, solidarité, mais aussi sérieux et maîtrise » (Quintane, 2019a, p. 185), « je suis venu faire passer un message d’efficacité et de fermeté » (p. 216), « il faut concilier efficacité et générosité » (p. 26), « du cœur, bien sûr, mais un cœur intelligent » (p. 19) ou encore « un droit d’asile plus efficace, c’est être fidèle aux valeurs de la République et au message de la France » (p. 47). Ces cinq citations exhibent l’artificialité du langage visé en introduction, perçu comme relevant de la langue de bois, reposant notamment sur « l’interchangeabilité des mots gelés » (Roussigné, 2017, p. 154) (valeurs, principes, message), le jeu de coordination entre notions complémentaires ou de même sens (idem) (humanité/solidarité) et la construction de situations binaires (cerveau/cœur, efficacité/générosité). La parole politique est dépouillée de ses entours (elle est décontextualisée et anonymisée) et vidée de son contenu informationnel, qui se voit alors réduit à peu de choses : « a déclaré le président de la République » (Quintane, 2019a, p. 177), « d’une manière générale on ne s’interdit rien » (p. 65) ou « il faut qu’ils sachent que beaucoup de Français pensent » (p. 218). Si le premier est littéralement vide de contenu, et le deuxième explicitement moqueur, l’ironie du troisième énoncé paraît plus discrète : l’emploi absolu du verbe penser semble tourner en dérision le mépris des gouvernant.e.s à l’égard du peuple ou, à l’inverse, et toujours dans le registre du pied-de-nez, sous-entend que la population n’est pas dupe et dispose de la faculté de juger et de raisonner.
28Même si l’ironie s’avère être l’un des outils de prédilection de la panoplie critique de Nathalie Quintane, Les enfants vont bien déploie d’autres stratagèmes pour parvenir au dessein mentionné dans les pages introductives. La spatialisation des énoncés sur la page et le repérage facile de leurs sources énonciatives procèdent d’une stratégie du choc : d’un côté, des énoncés cyniques et violents (qu’ils soient extirpés du discours politique ou de la parole des gestionnaires de centres d’accueil) ; de l’autre, des situations précaires et désolantes, qui rentrent en collision par le montage :
augmenter notre efficacité et donner les meilleures chances à nos amis (Quintane, 2019a, p. 66)
nous allons accorder aux policiers et aux gendarmes qui sont dans le Calaisis une prime exceptionnelle de résultats (p. 57)
je veux remercier l’ensemble des forces de sécurité qui interviennent pour assurer la sécurité de nos citoyens et la circulation des marchandises (p. 99)
l’efficacité opérationnelle entre les forces de l’ordre françaises et italiennes témoignent de l’importance de la coopération binationale dans ce champ (p. 176)
29La mention incessante des mots caractéristiques du néolibéralisme (la place accordée à l’efficacité en est symptomatique, y compris dans les fragments mentionnés plus haut), ou le recours aux adjectifs possessifs (tantôt méprisants, tantôt construisant une opposition entre les citoyen·ne·s et les réfugié·e·s) méritent d’être relevés. À ces paroles d’hommes et femmes politiques, de gestionnaires de centres d’accueil (accusés en introduction d’être des bureaucrates débonnaires), s’opposent des coupures de presse ou des extraits de boucles de mails d’un réseau militant pour témoigner des réalités vécues :
on retrouvera des corps dans les ravins, (p. 177)
effrayés par le bruit, six migrants ont pris la fuite et sont tombés dans une buse d’évacuation d’eaux pluviales, située quelques mètres plus bas (p. 180)
percutés par des rames ou électrocutés par des caténaires (p. 190)
la préfecture ne répond pas quand on pose la question : que faites-vous des enfants qui dorment dehors la nuit ? (p. 199)
30Les « corps dans les ravins » rejoignent la prétendue « efficacité opérationnelle entre les forces de l’ordre françaises et italiennes », quand les primes exceptionnelles de résultats à Calais côtoient des collisions par des rames de train ou des électrocutions par des caténaires.
31La vacuité (simplement apparente) de la parole politique et la mise en relief de la grammaire du pouvoir constituent pour le lecteur l’apprentissage essentiel du texte. Plutôt que de faire ressortir le « creux », le « vide », ou le « prévisible » d’un discours policé, le télescopage avec des faits passés manifeste crûment les procédés langagiers d’organisation, d’euphémisation et de légitimation de la violence. Plus que l’introduction du livre, jouant officieusement le rôle de mode d’emploi du montage qui suit (et assurant donc l’opérativité du dispositif), c’est dans la leçon qu’il délivre sur l’impossibilité de détacher les mots des actes que le texte revêt une charge pratique, invitant à se tenir en garde, lui délivrant au passage une méthode pour, à son tour, débusquer les supercheries rhétoriques.
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32 Attirer l’attention sur ce qui se joue dans la langue, sur ce que les manières de dire, ou les formes (qu’elles soient ordinaires ou esthétiques) renferment de politique (et vice-versa), constitue l’ambition éminemment pragmatique des deux livres abordés ici. L’énergie critique de l’ironie se déploie dans une prose-outil, faisant de l’expérience de la lecture littéraire l’occasion de mettre en doute nos pratiques de langage et de questionner les représentations qu’elles sous-tendent. Même si aucune phrase des textes étudiés ne peut (vraisemblablement) servir instantanément – « c’est bien dommage pour nous », écrit ailleurs Quintane, « mais ça ne se passe pas comme ça » (Quintane, 2014a, p. 44) –, c’est dans la remodélisation de l’expérience ordinaire que l’écriture de Quintane prospère, mettant à disposition du lecteur une panoplie d’équipements critiques, le disposant à agir en conséquence12, à parler et écrire autrement, à débusquer à son tour ce qui se cache d’insidieux ou de normatif dans la langue, ou encore, plus pragmatiquement, « à écrire dans un autre but que celui de rédiger son journal intime13 » ; autrement dit, à penser l'usage politique de l'écriture littéraire. C’est aussi là, dans ces espaces hypothétiques, que le geste prescriptif de Nathalie Quintane prend sens.