Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Traduction
Fabula-LhT n° 29
Manuels et modes d'emploi : comment la littérature dispose à l'action
Johnnie Gratton et Michael Sheringham

Qu'est-ce que l'art du projet ? Histoire, théorie, pratique

What is the art of the project? History, theory, practice
Texte traduit par : Laurence Petit

Johnnie Gratton et Michael Sheringham, « Introduction », in Johnnie Gratton et Michael Sheringham (dir.), The Art of the Project. Projects and Experiments in Modern French Culture, New York /Oxford, Berghahn Books, 2005, p. 1-30, traduit de l'anglais par Laurence Petit

L’art du projet : essai de définition

1Plutôt que de répondre à l’appel de l’inspiration, ou de satisfaire aux exigences du produit fini, les pratiques culturelles contemporaines impliquent souvent de mettre en place des expérimentations, de faire des sondages, d’appliquer une série d’instructions ou de respecter des programmes soigneusement élaborés. L’« œuvre » présentée au lecteur/spectateur est alors très souvent un compte-rendu du déroulement du projet ou de l’expérimentation, la validation ou la trace de sa réussite ou de son échec, de sa cohérence ou de son écart par rapport aux prémisses initiales. La plupart du temps, ces projets et expérimentations supposent une « auto-implication » consistant à s’inclure personnellement dans le cadre et l’esprit du projet : l’écrivain/artiste est en effet physiquement, intellectuellement et ontologiquement impliqué dans l’exécution et la diffusion de l’œuvre. L’aboutissement du projet, le produit final (si tant est qu’il existe), peut s’avérer moins important que les procédures permettant sa mise en œuvre. Le projet est souvent un leurre, un dispositif conçu non pas pour atteindre un but particulier, mais pour s’autoriser une marge d’imprévu.

2L’idée de « projet » traverse les frontières génériques, disciplinaires et culturelles. Pourtant, étonnamment, alors que les écrivains et les artistes n’ont jamais été aussi enclins à décrire leur travail comme constituant un « projet » ou découlant de celui-ci, l’idée de « projet » en tant que telle a fait l’objet de très peu d’attention critique, et ce malgré les nombreuses conséquences que cela peut représenter sur la réception et l’analyse des pratiques ainsi décrites. Cet ouvrage vise à corriger ce phénomène, en proposant un cadre pour évaluer la notion de projet à la lumière de diverses pratiques culturelles modernistes et postmodernistes qui l’élèvent au statut d’« art » à part entière.

3La plupart des projets dont il sera question ici peuvent être qualifiés de littéraires ou d’artistiques dans la mesure où ils sont motivés par une volonté constante de mise en forme qui accorde autant d’importance, voire plus, à l’énergie dépensée pour la performance et le processus qu’au produit fini qui doit en résulter. En effet, il arrive que le « produit fini » cautionne si fortement l’énergie dépensée dans le processus qu’il en vient à se présenter comme une simple étape de plus de ce processus. Dans de nombreux projets, le processus est alimenté par une solide démarche d’enquête, qui témoigne de préoccupations d’ordre sociologique ou anthropologique. Dans la lignée du « tournant ethnographique » décrit par Hal Foster (Foster, 1996, p. 182), ces projets offrent des exemples de recherches conçues pour un site spécifique, ou, plus largement, sensibles à un site spécifique, qui détournent souvent notre attention de l’art vers la vie, de l’esthétique vers l’extra-esthétique, et du personnel vers le collectif (en d’autres termes, du grand récit que constitue le projet moderniste de l’art vers un art du projet plus localisé et plus déstabilisant). Dans le même temps, en accord avec la figure de l’« observateur participant » proposée par l’ethnographie contemporaine, l’écrivain ou l’artiste engagé dans un projet tend à ne pas simplement abandonner le registre du personnel, mais plutôt à envisager la pratique même du projet comme brouillant toute distinction nette entre subjectivité et objectivité, expérience et expérimentation.

4L’une des caractéristiques courantes des projets qui sont représentés dans ce volume est le repositionnement, que l’on peut comprendre comme faisant référence non seulement à d’importants changements thématiques (comme nous venons de le souligner), mais aussi à des déplacements physiques, qui repositionnent l’écrivain ou l’artiste en dehors de son bureau/atelier, et qui repositionnent également l’art et l’écriture pour en faire des formes expérimentales de travail de terrain – de « travail dans le monde », pour reprendre les termes de l’artiste américaine Susan Hiller (Hiller et Morgan, 1995, non paginé). Alors que l’art moderniste s’efforçait de créer son (ses) propre(s) lieu(x), l’art de l’ère postmoderne a démontré une forte tendance à réinvestir l’espace réel, hors de l’atelier/musée, en acceptant et même en affirmant que l’art n’a plus de lieu « propre ». Dans un contexte beaucoup plus large que celui identifié par le « courant ethnographique », le travail par projet entendu comme repositionnement découle directement de cette reconnaissance de la déterritorialisation de l’art. D’où les affinités de nombreux projets avec la pratique qui consiste à adopter/adapter différents rôles professionnels et l’ensemble des techniques de travail qui leur sont associées (l’artiste en tant que scientifique, journaliste, archiviste, archéologue, détective privé, etc.), ainsi qu’avec des rôles moins formels mais toujours codifiés, et susceptibles, par conséquent, d’être réinvestis (tels que le voyageur, le glaneur, ou même le joueur d’échecs, pour ne citer que quelques-uns des exemples abordés dans cet ouvrage).

Une brève histoire de la notion de projet

5Historiquement, l’art du projet émerge simultanément dans les domaines de la littérature et des arts visuels, souvent dans le contexte de mouvements qui les réunissent. Pour ce qui est de la littérature, nous pouvons localiser les sources d’un art du projet dans des expérimentations où le culte de l’auteur, le souci de la forme, du genre ou de la psychologie, ainsi que l’expression de la vie intérieure sont subvertis par des facteurs qui contestent la frontière entre l’art et le réel. La rupture du romantisme avec l’ordre classique a donné lieu à un culte de l’individu et de la nature qui a conduit la littérature vers de nouveaux domaines d’expérience autobiographique et perceptuelle. Le « promeneur solitaire » de Rousseau est le prototype d’une armée de piétons comprenant le flâneur baudelairien et l’explorateur surréaliste du merveilleux quotidien. Les genres hybrides tels que l’essai sont des vecteurs idéaux pour rendre compte d’une grande variété d’aventures mentales et physiques. Dans ses ambitions souvent grandioses, le roman réaliste, de Balzac à Zola, révèle un penchant « scientifique » qui s’inscrit en faux avec la confiance accordée aux conventions de l’intrigue, du personnage et du décor, et avec l’idée qu’il doit approvisionner en lecture les classes moyennes. En cherchant à rivaliser avec le botaniste et le philologue, le romancier accumule des données, invente des schémas d’analyse et se livre à des expérimentations. Les énormes dossiers de Zola, son manifeste « Le Roman expérimental » et son engagement dans la vie publique sont à cet égard très révélateurs de ce phénomène. En combattant le réalisme, les écrivains modernistes comme Gide et Proust, ainsi que les écrivains modernistes tardifs comme les nouveaux romanciers, font souvent de la fiction une arme d’investigation ouverte, même si cela mène souvent à l’abstraction.

6De Baudelaire aux surréalistes, qui furent les premiers intellectuels français à reconnaître l’importance de Freud, la poésie radicalise l’intérêt des Romantiques pour les expériences extrêmes et les états psychologiques troublants. La fusion de l’expérimentation psychologique et linguistique devient le fer de lance de l’écriture avant-gardiste, avec des figures telles que Rimbaud et Apollinaire, qui ont ouvert l’espace poétique à une multiplicité de courants, ainsi que Henri Michaux, qui a écrit sur ses expériences de prise de mescaline. La vision qu’a Antonin Artaud de la représentation théâtrale, mettant l’accent sur l’événement plutôt que sur la représentation, a contribué à donner au théâtre absurde d’après-guerre une dimension fortement orientée vers le projet, insistant sur le rituel et la performance. Tout comme les artistes visuels avec lesquels ils travaillaient collectivement, Apollinaire et les surréalistes ont reconnu le pouvoir des traditions non occidentales dans lesquelles l’œuvre d’art revêt une multiplicité de fonctions religieuses et sociales. Anticipant l’essor de l’ethnographie française, les réflexions de Victor Segalen sur l’exotisme trouvent un écho dans la revue Documents et le travail de ses fondateurs, Georges Bataille et Michel Leiris, dont l’œuvre autobiographique de toute une vie accuse la tendance au « projet » à l’œuvre dans la tradition post-rousseauiste des récits de vie.

7L’existentialisme français trouve ses origines dans la même période (le début des années 1930), lorsque le malaise économique et politique a suscité une remise en question radicale de la position de l’individu dans la société. En fait, L’Être et le néant de Sartre, paru en 1943, comprend une théorie du « projet originel » qui vise à remplacer la psychologie conventionnelle par une conception plus dynamique et plus ouverte de la façon dont l’individu se forge à travers ses relations aux autres et au monde de l’expérience. Il y a donc de nombreux signes prémonitoires, dans la tradition littéraire postrévolutionnaire, du type de projet sur lequel se concentre notre ouvrage, même si, comme nous le verrons, l’art du projet est souvent fortement opposé aux institutions et aux conventions littéraires.

8Pas un jour (2002) d’Anne F. Garréta est un texte littéraire récent qui reflète clairement l’esprit contemporain du projet. L’œuvre de Garréta confirme également que c’est le courant autobiographique de la littérature moderne, de plus en plus novateur sur le plan formel et existentiel depuis les années 1970, qui a encouragé les projets. Non sans ironie, pourtant, l’un des objectifs de Garréta est de combattre une tendance récente de l’écriture autobiographique qui est elle-même axée sur les projets, à savoir l’autofiction. Dans l’œuvre de Doubrovsky, à qui l’on doit ce terme, et d’autres écrivains comme Alain Robbe-Grillet, Patrick Modiano ou Christine Angot qui ont illustré ce genre, l’autofiction consiste à employer le vrai nom de l’auteur (comme dans l’autobiographie), tout en intégrant au récit des éléments manifestement fictifs. L’effet est d’instaurer un jeu où l’auteur joue à cache-cache avec le lecteur, attirant l’attention sur les processus par lesquels sont générées les identités dans la postmodernité. Hostile à ce qu’elle considère comme une promotion narcissique de l’image de l’auteur et une complicité avec l’obsession contemporaine de la célébrité, Garréta a décidé de construire un texte autobiographique qui respecte à la lettre des règles de base. Dans un « ante-scriptum », elle définit les grandes lignes de son projet. Chaque jour pendant un mois, elle se réservera une période de cinq heures pendant laquelle elle retracera en détail, directement sur son ordinateur, les souvenirs d’une rencontre ou d’une relation amoureuse spécifique. À la fin de cette période, elle s’arrêtera d’écrire, que son récit ait ou non couvert l’épisode, qu’il soit ou non arrivé à son point culminant. Aucune correction ni aucun ajout ne seront alors autorisés. Il s’agit ainsi d’être fidèle aux interactions de la mémoire et du désir : de retracer les chemins du désir, tout en permettant à la rêverie désirante de refaire surface dans l’acte de mémoire. Chaque chapitre fera revivre le mélange de contrôle et de soumission, d’affirmation et d’ajournement qu’implique la réponse au désir provoqué par une autre femme ou suscité chez celle-ci (Garréta est lesbienne). Puisque cela implique des personnes réelles, chaque partenaire est désignée par un pseudonyme, et les chapitres sont ensuite présentés par ordre alphabétique, en fonction de ces noms fictifs.

9L’essentiel de Pas un jour consiste par conséquent en douze rencontres (et non trente, comme initialement promis) qui varient du tout au tout, allant du désir fou que l’on peut subitement éprouver pour quelqu’un et de l’aventure d’un soir à des expériences qui débouchent sur des relations durables. À la fin, un « post-scriptum » explique et dissèque les différentes façons dont le projet s’est écarté de ses prémisses. Tout d’abord, Garréta a renoncé à son projet au bout de quelques jours, puis a carrément abandonné l’écriture pendant plusieurs mois, persuadée que son programme était devenu une routine mortelle, tout en étant au fait d’avoir développé une forme d’hyper-conscience du lecteur anonyme envers lequel, selon les termes du projet, elle s’était si fermement engagée. En fait, cela l’a amenée, une fois le projet repris, à y insérer une rencontre purement fictive. Mais comme cela signifiait que le lecteur ne pourrait pas reconnaître de quel chapitre il s’agissait (abstraction faite des signes révélateurs), c’est toute la base du projet qui s’en trouvait subvertie, et l’auteur retrouvait ainsi le contrôle de son récit, au moins au niveau du fantasme. Ayant décidé de s’arrêter à douze rencontres, Garréta s’est ensuite longuement penchée sur la question de la publication. Les femmes qui se reconnaitraient dans le livre, tout autant que celles qui s’apercevraient qu’elles en avaient été omises, pourraient s’en offusquer. Elle craignait également que l’objectif qu’elle s’était fixé ait peut-être échoué, celui de combattre les images et les discours dominants, dans lesquels les sujets sont enjoints à se pavaner et à poursuivre la satisfaction de multiples désirs, dans un environnement où la satisfaction du désir est liée à l’image de soi et à la compétitivité. Peut-être, se demande-t-elle, a-t-elle simplement contribué au culte et à l’image du désir qu’elle voulait précisément dénoncer, en se mettant elle-même en valeur, au lieu de mettre en avant les méandres plus doux et souvent irrésolus du désir et de ses fantasmes. Et pourtant, ce dernier chapitre, qui démantèle le projet initialement élaboré, est écrit selon un principe auquel Garréta affirme n’avoir jamais dérogé, celui de s’arrêter à la fin d’une séance de cinq heures. Le livre s’achève donc en suspens et se présente comme le compte rendu d’une expérience qui a changé le rapport de l’auteure à elle-même, tout en mettant le lecteur au défi de se lancer dans un exercice similaire. Pas un jour est un excellent exemple de la manière dont les œuvres qui sont issues d’un projet expérimental ou qui consistent en un tel projet peuvent éclairer des enjeux centraux de la culture contemporaine.

10Dans le domaine des arts visuels, la tendance croissante des projets à être motivés par des raisons documentaires ou quasi-documentaires n’a pas manqué de mettre à l’honneur la photographie, le film et la vidéo, perçus comme plus propices à l’élaboration d’un projet, ou même intrinsèquement plus « projectuels » qu’un médium tel que la peinture. Il serait toutefois erroné de conclure que la peinture n’a pas joué un rôle dans l’émergence et la pratique de projets, ou d’actions apparentées au projet, au sein des arts visuels. Si l’une des caractéristiques du projet est « un engagement direct avec le réel » (voir plus haut), comment ne pas tenir compte de l’importance de l’impressionnisme comme effort systématique pour rompre avec la tradition de la peinture de paysage et promouvoir un engagement perceptuel plus direct avec le réel ? Avec l’impressionnisme de la fin du xixe siècle, et en partie à cause des innovations industrielles qui ont rendu possible la peinture en tubes, la pratique de la peinture en plein air s’est imposée, permettant aux artistes de réaliser des « croquis à l’huile », et pas seulement des dessins préliminaires, en ayant devant eux directement les motifs en extérieur qu’ils avaient choisis. Ainsi, alors qu’un artiste comme Monet achevait généralement ses œuvres dans son atelier, la pratique du croquis à l’huile a fait de l’impressionniste un artiste « pour lequel l’acte de représentation était théoriquement lié à l’expérience directe du motif par la peinture tout au long de l’acte de représentation » (Brettell, 1999, p. 95). En accord avec l’esthétique du projet, la dimension processuelle est devenue visible dans et à travers la finalité du produit. Que le lieu principal de l’acte de représentation se soit déplacé en dehors de l’atelier est un aspect qui s’accorde avec l’idée de projet, suivant laquelle la recherche du praticien prend régulièrement la forme d’un travail de terrain, à l’inverse de modes de créativité plus médiatisés, qui font appel aux ressources de la mémoire et de l’imagination. En outre, l’immersion de l’artiste dans l’environnement qui lui sert de motif est directement liée à une autre caractéristique importante du travail de projet, à savoir la répétition, car l’engagement intense de l’artiste avec le réel tend à entraîner « un processus de contact direct et prolongé avec le site choisi » (Andrews, 1999, p. 192) qui, à son tour, génère une série de peintures du même motif, comme l’illustrent de façon frappante les diverses séries de Monet (en particulier ses nombreuses peintures de Meules de foin de 1890-189l) et les dix toiles de la montagne Sainte-Victoire (1902-1906) réalisées par Cézanne.

11De la même façon que la peinture du xixe siècle a fortement influencé les débuts du pictorialisme photographique, la diversification des modes de pratique et de présentation en série qui a accompagné le développement rapide de la photographie du xixe siècle a probablement influencé les peintres impressionnistes. Le paradigme de la série photographique en tant que trace ou résultat d’un projet s’était déjà fait jour dans les années 1850 par l’émergence de la photographie de voyage. Au cours de cette décennie, des photographes avaient été recrutés en nombre croissant pour aider à documenter les résultats des expéditions archéologiques, plus particulièrement en Égypte. En 1851, cinq des principaux représentants de cette nouvelle technologie avaient été réunis sous l’égide de la « mission héliographique » pour produire, au nom de l’Administration française des Beaux-Arts, une documentation photographique spécifique de l’état dans lequel se trouvaient d’importants sites architecturaux disséminés dans toute la France. À la fin du xixe siècle, de nombreux documents photographiques de la construction urbaine du Paris moderne avaient déjà été constitués. À ce jour, le plus célèbre et le plus prolifique des photographes parisiens reste Eugène Atget (1857-1927) qui, pendant vingt-cinq ans, a consacré sa vie à préserver la trace des derniers vestiges du vieux Paris et de ses environs. Au cours de cette période, Atget a constitué une archive de 7 000 photographies (voire 10 000, selon les sources), qu’il a prises, puis cataloguées par séries, revoyant constamment son système de classement au fur et à mesure qu’il l’enrichissait. Sur la porte d’entrée du domicile d’Atget, un panneau indiquait « Documents pour artistes », et ce, à une époque où le terme « document » n’avait aucunement la valeur esthétique ou intellectuelle qui lui a été attribuée au cours du xxe siècle. Son travail, pensait-il, était d’offrir ce service aux illustrateurs, artistes et conservateurs de musée qui avaient besoin de ces modestes « documents ». Ce n’est qu’après la découverte de son travail par Berenice Abbot et Man Ray au milieu des années 1920 que celui-ci a été considéré rétrospectivement comme un projet artistique d’une importance sans précédent. Man Ray a passé le mot aux surréalistes (et, à travers eux, à Walter Benjamin), tandis que Abbot rapportait la bonne nouvelle aux États-Unis, où l’œuvre d’Atget a rapidement été considérée par des artistes tels que Walker Evans comme un modèle en matière d’art photo-documentaire, auquel Evans allait lui-même tant contribuer. Contrairement à la photographie urbaine « humaniste » d’Édouard Boubat, de Pierre Doisneau et de Willy Ronis, quelques années plus tard, les photographies de Paris prises par Atget, généralement tôt le matin, montrent une ville essentiellement déserte, souvent fantomatique. Dépourvues de sentimentalisme, elles présentent parfois le genre de juxtapositions étranges, le potentiel narratif latent, et le sens du merveilleux quotidien qui allaient attirer l’attention des surréalistes. Mais dans l’ensemble, le regard photographique d’Atget reste dépassionné, distant, neutre (Buisine, 1994, p. 146). Et c’est cette qualité, renforcée par la nature systématique de la pratique sérielle et archivistique d’Atget, qui a eu le plus grand impact sur les expérimentations photo-documentaires qui ont suivi, d’August Sander dans les années 1930 à Walker Evans dans les années 1930 et 1940 et à Bernd et Hilla Becher dans la période d’après-guerre.

12Bien qu’Atget n’ait jamais considéré que son travail ait une quelconque valeur artistique, son obsession pour sa tâche, son ambition de produire une documentation visuelle exhaustive de son domaine de prédilection ont servi d’exemple aux générations à venir. À cet égard, on peut même trouver de forts échos de son approche de l’art du projet dans l’art conceptuel des années 1960 et 1970, parfois directement, parfois avec une pointe d’ironie, et souvent avec un mélange troublant de sérieux et d’ironie. On peut en voir un exemple éloquent dans l’ambitieux projet d’archives de Douglas Huebler, Variable Piece #70 (1971), nécessairement inachevé, dans lequel l’artiste avait entrepris de documenter l’ensemble de la population mondiale en distribuant à chacun de ses sujets un panneau, parmi quatre-vingt choisis au hasard, sur lequel était inscrit un lieu commun (ex : « Une personne qui est aussi jolie qu’une photo »), puis en les photographiant ce panneau à la main. Il faut citer le commentaire pince-sans-rire et désarmant de Huebler sur son projet : « Tout au long du reste de sa vie, l’artiste va documenter photographiquement, dans la mesure de ses capacités, l’existence de toutes les personnes en vie afin de produire la représentation la plus authentique et la plus inclusive de l’espèce humaine qui puisse être assemblée de cette manière » (cité dans Lippard, 1997, p. 261). Plus généralement, l’ironie s’immisce dans de nombreux projets conceptualistes car, contrairement aux projets entrepris selon les traditions documentaires et photo-documentaires « conventionnelles », ceux-ci laissent souvent le lecteur/spectateur dans l’incertitude quant aux principes ou aux valeurs qui les ont motivés, le désir de parodier les tendances de la recherche scientifique en sociologie mis à part. Le travail de projet dans le domaine des arts visuels contemporains, et dans l’intervalle entre le textuel et le visuel, doit beaucoup au conceptualisme par la manière dont il sape fréquemment le sens de ce qu’il cherche à montrer, alors même qu’il dévoile dans ses résultats le temps, l’énergie et l’engagement qui ont été consacrés au projet. Dans la période post-conceptualiste, cette perte de sens prend souvent la forme d’un souci d’objectivité assuré par ce que les artistes connus sous le nom de la famille Boyle appellent l’« évaluation sans motif » (Boyle Family : non paginé). Comme nous le verrons plus loin dans cette introduction, l’élaboration des règles fondamentales d’un projet suppose souvent des décisions arbitraires et des choix aléatoires qui impliquent une approche essentiellement ludique de ce qui, à d’autres égards, constitue une entreprise sérieuse aux ambitions scientifiques ou socio-scientifiques. L’une des nombreuses questions auxquelles le lecteur/spectateur devra faire face sera de savoir dans quelle mesure ces injections de ludisme, doublé d’ironie et de fictionnalité, offrent des éclairages incisifs sur les normes documentaires qui sont au cœur de la photographie, de la télévision et du cinéma contemporains.

13Une brève histoire du projet en tant que paradigme pour les arts visuels depuis l’émergence du modernisme ne peut sous-estimer l’influence de Marcel Duchamp, en raison de l’incidence notable qu’il a eue sur le dadaïsme, le surréalisme d’avant-guerre et le conceptualisme d’après-guerre. Depuis son invention audacieuse du readymade en l9l3 jusqu’à sa célèbre Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-23), Duchamp a élaboré une approche procédurale et non substantielle de l’art. Après avoir photographié et publié un ensemble de notes manuscrites sur ce projet en 1914, il a attendu 1934 pour publier un autre ensemble de notes, de dessins et de photographies. Peu à peu, les travaux préparatoires ont ainsi acquis un statut égal à celui de l’objet final car, comme l’affirme Tony Godfrey, « les mots sont publiés ici en tant qu’art visuel » (Godfrey, 1998, p. 52). Comme pour l’esquisse ou le croquis à l’huile dans la peinture impressionniste, et comme pour l’avant-texte dans la « critique génétique » littéraire plus récente, les recherches de l’artiste acquièrent une valeur autonome, aux côtés de ses inventions, et notre vision du produit fini est transformée et revivifiée par la compréhension que nous en avons en tant que dernière étape – ou dernière étape en date – d’un projet.

14Enfin, le déplacement que l’on observe du produit en faveur du processus confirme l’existence de forts chevauchements entre l’art du projet et l’art de la performance. Dans cette perspective, « l’esquisse à l’huile » impressionniste peut être considérée comme annonçant l’action painting du xxe siècle. Ce n’est pas un hasard si diverses photographies de Jackson Pollock au travail sur ses toiles ont atteint une valeur iconique égale à celle de ses œuvres achevées. Bien que l’art de la performance ait une dimension théâtrale plus forte que l’art du projet, tous deux adoptent fréquemment des méthodes de création intermédiales et collaboratives qui, comme le souligne Henry M. Sayre, renvoient à la « performance futuriste et dadaïste... et à toute l’entreprise surréaliste » (Sayre, 1989, p. 9).

Le projet comme art de l’inter-in-disciplinarité

15Alliant l’esthétique et le documentaire, le projet a souvent pour rôle de fournir une alternative aux modes de compréhension strictement scientifiques ou abstraits. Bien qu’il adopte souvent des procédures dérivées des sciences expérimentales et des méthodes d’investigation, l’artiste qui procède par projet demeure un amateur. En effet, l’amateurat est considéré comme l’une des forces cachées du projet, comme ce qui sous-tend sa capacité à offrir des modes de connaissance alternatifs et indirects. Dans le domaine littéraire, l’émergence de l’enquêteur « amateur » est liée à l’évolution de la pensée française. La révolution théorique provoquée par la convergence de la psychanalyse, de la linguistique et de l’ethnographie a donné lieu au développement de nouveaux paradigmes pour la compréhension de la réalité humaine qui contestaient les approches et les découvertes de l’humanisme traditionnel et des disciplines prétendument objectives. En s’appuyant sur la littérature, l’histoire et les autres humanités, l’esprit des sciences « humaines » s’est opposé aux prétentions des sciences dures, tout en promouvant des perspectives radicales et dérangeantes. Les mouvements littéraires, du surréalisme à l’existentialisme, ont joué un rôle actif dans cette entreprise, jusqu’à ce que celle-ci se trouve absorbée, dans les années 1950 et 1960, sous la bannière du structuralisme. Mais, comme on le sait, le structuralisme s’est peu à peu durci en une orthodoxie anti-humaniste qui lui est propre. Dans cette situation, les écrivains se sont soit adaptés à ces nouvelles orthodoxies, comme l’ont fait les nouveaux romanciers et le groupe Tel Quel, soit retrouvés identifiés comme étant réactionnaires.

16Dans les mains de Roland Barthes, la sémiologie structuraliste a donné une nouvelle orientation à l’analyse sociale en se concentrant sur le statut de la représentation. Le sémiologue de salon pouvait étudier n’importe quel phénomène sous l’angle des processus de signification. Si, dans ses formulations les plus austères, la sémiologie a effectivement mis de côté le sujet humain en tant qu’agent social en faveur du jeu des codes, la fascination manifeste de Barthes pour le détail de la vie quotidienne l’a conduit à prendre ses distances avec la « scientificité » et à développer des styles d’analyse où le statut amateur de l’enquête est souligné, comme dans ses livres sur le Japon, la photographie et le discours amoureux. Barthes prend place dans l’évolution d’un art du projet car son œuvre est imprégnée d’un esprit d’enquête ouverte qui a partie liée avec un expérimentalisme formel et existentiel.

17Dans les années 1960, Georges Perec, figure-clé de l’art du projet contemporain, a assisté au séminaire de Barthes alors qu’il travaillait au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), où il effectuait des recherches bibliographiques pour les scientifiques. Mais si la sémiologie comme expression d’une fascination pour le banal a été l’un des courants qui a alimenté l’œuvre de Perec, elle s’est combinée, comme il l’a lui-même noté, à d’autres composantes : l’autobiographie (le désir compulsif de reconstituer l’histoire de sa vie), l’amour des jeux de mots et de langage, ainsi que leur application, telle qu’elle a été initiée par le groupe de l’Oulipo1, à la production des textes, et enfin un enthousiasme sans limite pour les histoires. Cette constellation d’intérêts – l’autobiographie, le quotidien, les contraintes formelles et le jeu narratif – sera omniprésente dans l’art du projet qu’aborde ce livre. À partir de la fin des années 1960, Perec a conçu son travail sous la forme d’une série de projets à court et à long terme, souvent imbriqués les uns dans les autres, et il a rapidement développé à la fois la posture et le modus operandi du représentant postmoderne de l’art du projet. Il s’agit de quelqu’un qui collecte, observe, classifie, énumère, compare, qui est rigoureux et discipliné, tout en étant drôle et irrévérencieux, praticien de ce que l’on pourrait appeler l’inter-in-disciplinarité. Bien que le projet soit conçu et réalisé avec une exactitude qui peut confiner à la psychose maniaco-dépressive, l’enquêteur reste un personnage officieux, un amateur, un non-spécialiste, qui mélange subjectivité et objectivité, spéculation de haute volée et subversion parodique.

18Le « tournant ethnographique » (voir plus haut) qu’ont pris les arts visuels dans les dernières décennies du xxe siècle peut être appréhendé comme un ensemble de stratégies découlant de la notion d’amateurat telle que nous venons de la décrire. Nous verrons que toutes ces stratégies partagent le même programme fondamental, suivant lequel un désir frénétique de documentation, qui prend sa source au-delà des préoccupations esthétiques conventionnellement rattachées au domaine des arts, se trouve à la fois approprié et critiqué au nom de l’art (bien que dans un contexte où, de plus en plus, le terme « art » est invoqué avec réticence, faute de trouver un terme plus juste, en quelque sorte).

19La notion d’amateurat constitue un aspect clé de la pratique et de l’utilisation contemporaines de la photographie. De nombreux travaux conceptuels combinent texte et images photographiques, qui n’ont d’ailleurs pas nécessairement été prises par l’artiste même. Les conceptualistes ont souvent cherché à dévaloriser le domaine du visuel, soit en plaçant du texte dans le cadre habituellement rempli par une représentation picturale, soit en recourant à des représentations picturales de qualité médiocre, authentiques sur le plan indiciel en tant que documents, mais banales du point de vue iconique et esthétique – « totalement dénuées de sens artistique » et « volontairement plates » (Godfrey, 1998, p. 178). De telles qualités ont été illustrées dans des projets conceptualistes bien connus tels que Homes for America de Dan Graham (1966-1967 : l’artiste voulait au départ publier cette œuvre dans un magazine) et Twenty-Six Gasoline Stations d’Ed Ruscha (1963). Mais on les retrouve également dans l’œuvre de nombreux artistes ultérieurs, souvent post-conceptualistes, tels que Christian Boltanski, Annette Messager et Sophie Calle. Comme exemple type du « réductivisme » conceptualiste, l’artiste et critique Jeff Wall cite la stratégie de l’« amateurisation » de la photographie, qui consiste à éliminer « toute la douceur picturale et la sophistication technique que [la photographie] avait accumulées dans le processus de sa propre imitation de la Grande Image » (Wall, 1998, p. 84). Ainsi, sous l’influence du conceptualisme, tout comme le paradigme du « chef-d’œuvre » a souvent été subverti par le recours au sérialisme, le modèle de la « Belle image » a été remplacé par celui de l’humble cliché d’amateur. Dans le cas du travail de projet, cette stratégie non seulement souligne le statut amateur de l’agent, mais offre aussi la confirmation matérielle que le projet est un processus continu dans lequel l’agent travaille à pied d’œuvre, un peu comme un photojournaliste, sans disposer de beaucoup de temps pour composer ses prises de vue. L’instantané entre donc en résonance avec la pratique textuelle de la prise de notes en cours de projet (on pense à Georges Perec, Sophie Calle, François Bon, Cortázar et Dunlop), pratique presque inévitablement entreprise à la hâte et – avant l’étape de la « rédaction » – sans grand souci du style « littéraire ».

20L’« amateurisation » de la photographie opérée par les artistes conceptuels a par conséquent eu une incidence considérable sur l’art du projet après 1970, et particulièrement sur les projets prenant la forme d’expéditions, d’enquêtes ou de recherches. Pour ne prendre qu’un seul exemple contemporain, entre 1997 et 2000, l’artiste américano-coréenne Nikki S. Lee s’est engagée dans un certain nombre de projets dans lesquels, après avoir soigneusement modifié ses vêtements, sa coiffure, son maquillage et son poids afin d’endosser l’identité sociale et physique requise, elle entreprit de se plonger dans diverses sous-cultures, des punks aux yuppies, des écolières asiatiques aux seniors américains, des lesbiennes aux danseuses exotiques, en prenant toujours soin d’expliquer aux personnes concernées qu’elle était une artiste réalisant un projet. L’aboutissement de chaque projet, présenté dans un livre intitulé tout simplement Projects (Projets) (Ferguson, Lee et Vicario, 2001), est une série de photographies en couleur dont la plupart montrent Lee elle-même posant pour l’appareil photo avec les différents amis qu’elle s’est faits au cours de la période passée avec chaque communauté. En d’autres termes, les photographies elles-mêmes ne sont pas les siennes, mais ont été prises soit par un ami proche, soit par un étranger de passage. En effet, ces photographies sont des instantanés pris avec un appareil-photo bon marché, comme le prouvent la présence régulière d’« yeux rouges » provoqués par le flash intégré de l’appareil, ainsi que l’horodatage automatique de chaque tirage. Comme l’affirme Russell Ferguson dans sa préface à l’ouvrage, « l’horodatage souligne la qualité d’amateur des photographies, leur absence de composition conventionnelle. C’est la marque du réel, de la spécificité d’un lieu et la preuve d’un moment précis où un groupe de personnes étaient ensemble » (Ferguson, 2001, p. 11). L’amateurat manifeste une forte évidentialité, mais peut-il produire quelque chose de plus que cela ? Chaque photographie est intégrée dans une série qui constitue la trace d’un projet particulier et, dans cet ouvrage, chaque projet est intégré à une série de projets, douze au total. Et c’est peut-être cette structure sérielle qui donne du crédit aux déclarations de Maurice Berger lorsqu’il affirme qu’un examen plus attentif de ces photographies révèle « leur sophistication visuelle et intellectuelle, leur capacité brute et étrange à représenter la complexité et la fluidité de l’identité humaine » (Berger, 2001 : 55).

21Les connotations sympathiques du terme « amateurat » peuvent être mises de côté si l’on considère plutôt que les artistes contemporains qui travaillent par projet déploient une stratégie critique de « déprofessionnalisation ». Cette stratégie peut se manifester par des pratiques qui visent à imiter une discipline particulière, ou à l’infiltrer, dans le but de mettre à nu ses prémisses idéologiques et de déstabiliser ses conventions opérationnelles – et ceci, peut-être, afin d’ouvrir de nouvelles possibilités d’expérience, de compréhension et d’évaluation. Ce que James Clifford a appelé l’« ethnographie autoréflexive », à la manière du « surréalisme ethnographique » pratiqué par André Breton et Georges Bataille, propose justement une telle critique de la tradition anthropologique, dont l’un des objectifs est de rouvrir la recherche ethnographique à la subjectivité et à l’invention, ou encore à l’« art » et non pas seulement à la « science » du projet. Au cours des dernières décennies du xxe siècle, l’un des principaux développements dans le domaine des arts visuels a été ce que le théoricien de l’art français Paul Ardenne appelle une redistribution esthétique, c’est-à-dire un détournement volontaire de l’énergie créatrice vers des formes d’expression culturelle situées en dehors du contexte artistique. Que le domaine de prédilection de l’artiste soit ethnographique, journalistique ou plus largement scientifique, celui-ci l’adopte rarement sans développer une approche critique. Le passage à ce domaine prend plutôt la forme d’un détournement (à l’origine, un terme situationniste signifiant que le domaine en question est récupéré, utilisé différemment, « refonctionnalisé »), décrit par Ardenne comme un processus complexe d’appropriation, de déplacement et de reconfiguration. Ainsi, le détournement, compris comme un mode de déprofessionnalisation, prépare toujours déjà le retour à l’art, compris non pas comme une institution, ni même comme un « foyer », mais, de manière plus heuristique, comme la forme qui « entre les diverses productions de la culture, [est] la plus ouverte et la plus disponible » (Ardenne, 1997, p. 288, 297, 298).

22Parmi la multitude d’exemples que l’on peut trouver de telles pratiques de détournement dans l’art contemporain, deux cas représentatifs seront brièvement évoqués ici. Mark Dion, artiste américain bien connu, œuvrant par projet, s’est engagé dans un travail l’obligeant à adopter et à adapter un certain nombre de rôles, dont celui d’artiste, de biochimiste, d’ornithologue et d’ethnographe. Dans son projet Tate Thames Dig (1999), il se tourne, une nouvelle fois, vers l’archéologie. Avec l’aide d’une équipe de collaborateurs, Dion a supervisé la fouille d’un tronçon délimité de l’estran de la Tamise à Millbank and Bankside. Le processus de collecte, de nettoyage, d’identification et de classification de tous les objets découverts a été non seulement documenté textuellement et visuellement, mais aussi ouvert au public, comme pour en souligner la dimension de performance. En tant que directeur du projet, Dion a demandé à son équipe d’adopter une approche « extensive », en collectant tout ce qui attirait l’attention. Dans la foulée de ces recherches, à la croisée de la prospection en bord de mer et de l’archéologie, les trouvailles ont ensuite été exposées sous la forme d’une installation de type Wunderkammer, dans laquelle le matériel recueilli n’était pas nécessairement trié suivant des critères historiques, ce qui constitue un autre point de divergence par rapport aux normes de la pratique archéologique de terrain. De cette manière-ci, et de bien d’autres manières encore, le projet de Dion vient éclairer d’un jour nouveau la discipline de l’archéologie, en remettant en question ses objectifs, et en soulignant notamment la compulsion d’acquisition qui sous-tend l’histoire de l’entreprise archéologique. Ainsi, le projet n’est finalement ni amateur ni professionnel, mais plutôt une exploration du potentiel ouvert par une pratique stratégiquement située à l’interface de l’art et de l’archéologie, de l’amateurat et du professionnalisme2.

23Le photographe français Bruno Serralongue, convaincu que l’idée de la commande est historiquement centrale dans l’histoire de la photographie, et que, par conséquent, « ce n’est pas forcément l’opérateur qui est le plus important dans la pratique photographique » (Beausse, 2002, p. 10/15)3, s’est spécialisé dans les missions de photojournalisme. Dans Corse-Matin (1997), Serralongue s’est fait embaucher comme reporter anonyme par le journal dont le projet porte le nom. Ce faisant, il s’est soumis à de fortes contraintes et a dû accepter que son travail soit déterminé à la fois par les missions qui lui étaient confiées et par le contrôle éditorial dont il faisait ensuite l’objet. L’un des modes d’exposition de ce projet a consisté en de véritables doubles pages de journaux dans lesquels figurent les reportages de Serralongue (Beausse et al., 2002, p. 172-181). Un autre mode d’exposition a consisté en une série de vingt photographies encadrées, dominées par des portraits. Si la force déterminante que peut avoir la profession sur l’art est graphiquement mise en évidence dans le premier mode, elle est loin d’être absente du second, car, comme le répète avec insistance Serralongue lui-même, la prédominance du format portrait a moins à voir avec son propre pouvoir de décision qu’avec les protocoles de commande et d’édition qu’il a accepté de suivre. Cela ne veut pas dire pour autant que Serralongue se contente de documenter son allégeance à la profession qui l’a coopté. Après tout, les aboutissements de son projet finissent par être exposés dans des galeries et des livres d’art, dans un contexte institutionnel qui continue à abriter « la plus ouverte et la plus disponible » de nos formes de production culturelle (voir Ardenne, plus haut). Le déplacement qui en résulte ouvre en effet sur une interrogation à la fois critique et esthétique, offrant à l’artiste et au spectateur l’opportunité, pour reprendre les termes de Serralongue, d’effectuer « une sorte de réappropriation de l’information, parce qu’il n’y a aucune raison qu’elle soit laissée aux mains des professionnels » (Beausse, 2002, p. l4 et 19).

Le temps et la durée du projet

24Dans la plupart des projets, le cahier des charges (souvent constitué de préceptes que les artistes s’imposent à eux-mêmes) porte à la fois sur l’espace (emplacement, itinéraire) et sur le temps (durée, fréquence), ainsi que sur les « actions » mentales et physiques « à accomplir ». Codifiées comme un ensemble d’instructions, ces spécifications sont souvent ironiques car leur précision s’accompagne d’un sens aigu de leur gratuité. Dans les projets où l’espace est prédominant, nous pouvons lier cela au désir compulsif de documenter des sites topographiques réels, urbains et naturels, une tendance fondamentale de l’art et de l’écriture dans la période récente. La Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec (Perec [1975] 1982) est l’exemple classique d’un projet impliquant l’inventaire exhaustif d’un lieu réel ; depuis 1976, d’innombrables projets du même genre ont vu le jour. Une autre tactique spatiale privilégiée est, comme nous l’avons déjà noté, l’itinéraire, que nous pouvons maintenant examiner en détail à travers un exemple frappant.

25Le Méridien de Paris (1997) de Jacques Réda témoigne de la volonté de l’auteur de suivre la ligne du méridien de Paris, établie par le célèbre scientifique Arago (1786-1853) lorsqu’il était directeur du Bureau des Longitudes français, mais supplantée par l’adoption du méridien de Greenwich. Plus précisément, Réda s’efforce de localiser les l2l plaques de laiton avec lesquelles l’artiste néerlandais Jan Dibbets, avec l’autorisation des autorités municipales, avait tracé la ligne d’Arago sur l’asphalte parisien entre la Porte de Montmartre et la Cité universitaire près du périphérique sud.

26La tâche n’a pas été aisée, et le premier bulletin de Réda, daté du 16 décembre 1996 (le projet prévoit dix excursions réparties sur deux mois), est un récit héroï-comique de sa tentative pour trouver la première « pastille » commémorative dans les environs d’une bibliothèque municipale, mission compliquée par le choix de se lancer dans ce projet à la tombée de la nuit. Et pourtant, cette difficulté correspond à un aspect essentiel de l’histoire du projet : le méridien est par essence une abstraction et sa matérialisation est, par conséquent, déjà paradoxale, puisqu’elle donne une existence physique à quelque chose qui est fondamentalement intangible. Le fait qu’il ne parvienne pas à trouver les plaques est tout à fait cohérent avec l’entité fictive et abstraite qu’elles cherchent à rendre apparente. Dibbets avait eu tout le loisir de placer ses petites plaques en laiton portant le nom d’Arago où bon lui semblait le long de la ligne qu’il avait dû tracer sur un plan de Paris. Armé d’une brochure indiquant des emplacements approximatifs, Réda se lance dans la tâche redoutable d’essayer de « marcher » le long de la ligne, même si celle-ci « traverse » des bâtiments de toutes sortes, des boulevards et des parcs, et bien sûr « franchit » la Seine à un moment donné (Réda se demande d’ailleurs s’il devrait plutôt la traverser à la nage !).

27À un certain niveau, le projet – suivre la ligne droite à pied – est aussi simple que le méridien, mais à un autre niveau – celui de sa réalisation –, il devient un lieu d’interaction, une interface entre l’abstrait et le concret, le matériel et l’immatériel, le mental et le physique, et au bout du compte, l’humain et l’inhumain. En tant qu’expérience restant virtuelle, simulation d’une expérience « réelle », le projet teste les paramètres de différents types de compréhension ou de participation. L’espace d’un projet se situe toujours entre le physique et le mental.

28Le récit de Réda sur ses déviations forcées est aussi comique que digressif, puisqu’il se heurte à toutes sortes d’obstacles, y compris des cours fermées, des plaques masquées par des véhicules garés ou par de la saleté, mais aussi au fait qu’il n’est souvent pas sûr que les plaques, n’étant pas numérotées, soient dans le bon ordre, ou qu’il n’ait pas, par inadvertance, « brûlé les étapes ». Il est aussi retardé par des rencontres avec des personnes dont il sollicite l’aide, parfois de façon désastreuse (un homme devient tellement enthousiaste qu’il est difficile de s’en défaire), et, dans un cas particulier, avec une connaissance du monde littéraire. Cela souligne le caractère étrangement flottant de la subjectivité dans le projet (analysé dans ce volume par Johnnie Gratton), puisque le protagoniste, cessant d’être lui-même, devient plutôt une émanation du projet. Fondamentalement, bien sûr, il y a peu de choses à signaler, étant donné la modestie de l’objectif, qui consiste à trouver chaque plaque puis à passer à la suivante. Mais, si cela signifie que le projet n’est pas tant la réalisation d’un objectif précis que le récit de son accomplissement, cela signifie aussi que les digressions et les déviations constituent son essence même. Comme le note Réda dans un passage clé : « En tant que tel, au fond, je ne suis pas fou de ce méridien. Je voulais voir ce qui peut se passer d’autre quand on se donne une règle de ce genre, et qu’on s’impose de l’observer ; quel imprévu vivant peut surgir au contact d’un strict prévu mathématique. Bien peu de chose a surgi » (1997, p. 32-33). Si, avec un pessimisme caractéristique, Réda fait passer le centre d’intérêt du projet d’un objectif défini (identifié comme une abstraction) à ce qui survient en cours de route, pour reconnaître qu’il ne s’est pas passé grand-chose (si ce n’est la découverte de divers monuments sous des angles inhabituels), il ne faut pas prendre son verdict à la lettre. En fait, le compte-rendu textuel du projet regorge de spéculations, de nuances, de variations, communiquant ainsi l’expérience de Paris d’une manière riche et inhabituelle. À travers ce projet, aussi insignifiant puisse-t-il paraître, les caprices et les sautes d’humeur du protagoniste sont apparemment générés par la proximité physique avec les rues de la ville dans lesquelles il circule, de sorte qu’ils deviennent les manifestations mêmes de son expérience. Le projet donne accès à un certain niveau de participation entre le sujet et l’environnement, une fusion ou une interaction habituellement impossible à déceler, et pourtant essentielle à l’expérience de l’espace. Intrinsèquement performatif, le projet a peu de contenu, mais il se constitue essentiellement des activités qui le mettent en œuvre et qui, par conséquent, changent progressivement de nature en épousant les contours et les couleurs de leur environnement. À mesure qu’il fantasme sur la façon dont, à tout moment, le méridien pourrait traverser un bras tendu, une baguette, ou un jouet d’enfant, leur être parallèle ou coïncider exactement avec eux, ou bien à mesure qu’il se demande si les agents des postes sont conscients qu’il coupe en deux leur espace de travail, ou si le méridien est tenté de faire vibrer quelques cordes dans le magasin de musique qu’il traverse, Réda se livre à une spéculation contrefactuelle également prisée par Perec, une activité qui apparente l’art du projet à l’imagination utopique. Et, comme pour souligner la performativité du projet, il décide d’en marquer la fin par un rituel privé en astiquant, dans le parc Montsouris, l’une des dernières plaques, à l’aide de produits de nettoyage apportés spécialement à cet effet. À sa grande déception, la plaque refuse de briller.

29Comme nous venons de le voir, l’espace du projet est de plus en plus situé « en dehors » des limites du bureau de l’écrivain ou de l’atelier de l’artiste, dans les rues de la ville, parmi des communautés locales, dans l’épaisseur du quotidien. Cette relocalisation des activités créatives prend la forme d’une pro-jection à la fois de l’agent et de son lieu de travail, d’un mouvement vers l’extérieur, à l’image, symboliquement, de la transgression des limites institutionnelles et des méthodes qui y sont déployées, et, à un niveau plus psychanalytique, d’une sortie d’un foyer ou d’une matrice. Cependant, tout comme le peintre impressionniste finit par retourner à l’atelier pour achever son projet, l’écrivain ou l’artiste contemporain revient généralement « à l’intérieur », en retournant dans le giron de la « littérature » ou de « l’art », afin d’accomplir un acte ou un geste d’achèvement. La relation entre l’intérieur et l’extérieur est en définitive dialectique, souvent marquée par la figure d’un « sas », comme le compartiment de train de François Bon dans Paysage de Fer (Bon, 2000), ou le camping-car de Cortázar et Dunlop dans Les Autonautes de la cosmoroute (Cortázar et Dunlop, 1983), affectueusement qualifié de « capsule ». Qu’en est-il alors du temps du projet ?

30Les complexités dialectiques du temps du projet sont annoncées dans la sémantique même du terme « projet ». Dans ses usages linguistiques, le mot « projet » peut désigner quelque chose d’envisagé, quelque chose en cours de déroulement, ou quelque chose d’achevé. Ces trois dimensions peuvent être considérées comme représentant les principales étapes du travail de projet. Le projet commence sous la forme d’une idée qui nécessite ensuite d’être développée en une entreprise planifiée. Ainsi, l’étape de la conception implique ce que Cortázar et Dunlop, au début du récit de leur voyage sur l’autoroute, appellent les « préliminaires », qui couvrent la période allant de l’idée initiale à la formulation d’un programme ou d’un plan. Le programme aura pour but, entre autres, de déterminer les paramètres spatiaux et temporels de l’action envisagée, le premier sous la forme d’un itinéraire ou d’un lieu spécifique, le second sous la forme d’un calendrier. Inhérente à l’étymologie du terme « projet », cette étape prospective de pro-jection temporelle dans un futur non encore réalisé et ouvert constitue une caractéristique indispensable de tout ce qui est considéré ou désigné comme « projet ».

31Du point de vue du présent, le projet est une action qui est en cours d’élaboration, de développement, de réalisation, et se présente généralement comme une période d’accumulation de données, et, très souvent, comme une période d’actions répétées qui sont susceptibles, une fois le projet documenté, de donner lieu à un format séquentiel (déterminé chronologiquement) ou à un format sériel (déterminé thématiquement). Le premier de ces formats tend à dominer dans les projets entrepris sous forme de voyages ou d’expéditions, le second dans des projets qui prennent la forme de recherche archivistique ou d’enquêtes. Le format sériel reste le plus répandu, dans la mesure où il continue souvent de donner leur forme à des projets présentés de manière séquentielle. Les effets potentiels du sérialisme, tels qu’ils sont exploités par les différents représentants de l’art du projet, peuvent aller de l’uniformité la plus élémentaire (la tendance qu’ont les actions répétées à se figer en une routine décevante) à la fascination hypnotique, lorsque le projet en vient à prendre les caractéristiques d’un rituel. L’artiste française Sophie Calle, par exemple, fait régulièrement référence à ses projets comme à des « rituels ». En effet, l’un de ses premiers projets, Les Dormeurs (Calle, 2000), réalisé en 1979, porte le sous-titre magnifiquement postmoderne de « Provocation de situations arbitraires qui prennent la forme d’un rituel ».

32C’est dans cette dimension actuelle qu’intervient la temporalité du projet, car le terme « projet » suggère fortement une séquence d’actions qui s’inscrit dans la durée, sur plusieurs années. De la même façon, un « art » du projet pourrait suggérer un engagement dans un processus qui non seulement prend du temps, mais aussi offre des moyens créatifs d’utiliser, de vivre, de structurer et de se réapproprier le temps, ainsi que d’explorer les effets du temps en tant que changement et durée. D’où l’ambition souvent démesurée de nombreux projets, car si certains projets s’inscrivent dans des limites de temps prédéfinies, d’autres sont temporellement ouverts, comme dans le cas de 20 Sites n Years, de Tom Phillips, « chronique photographique du changement de l’apparence des choses ». Les vingt sites en question sont situés dans un rayon de 800 mètres autour du lieu à Londres où le projet a été initialement conçu. Le contrat que Phillips a passé avec lui-même l’oblige, depuis 1973, à prendre une photographie sur chacun des vingt sites choisis une fois par an, le même jour ou à peu près, à la même heure et depuis la même position. Sur son site web, il espère que « ce processus se poursuivra à l’avenir et au-delà de la mort de son créateur », et, en effet, il rapporte que son propre fils a déjà commencé à le remplacer au cours des dernières années (Phillips, 1992). Peu de projets visant à documenter l’évolution des villes ont été conçus avec un sens de l’engagement aussi malicieux, aussi épique, et aussi modeste que celui de Tom Phillips.

33Enfin, le terme « projet » peut être utilisé pour décrire une entreprise achevée. Mais appliquer ce terme de manière rétrospective, que ce soit à un livre, à un film, à une installation, ou à un ensemble de documents textuels et/ou photographiques exposés, c’est nécessairement reconnaître la trace, dans le produit fini, des dimensions du projet appartenant au futur et au présent désormais passés. Le fait que beaucoup de ces produits ne soient en fait pas encore finis en tant que tels, mais soient plutôt des exemples de travaux en cours ou de projets avortés, manifeste plus nettement encore l’incidence exceptionnelle sur le « résultat » de la conception et de l’exécution du projet. Un « résultat » est avant tout un projet dans lequel on peut voir que le processus d’accumulation ne cesse de compromettre, alors même qu’il le requiert, le moment de l’aboutissement.

Les règles de base du projet

34Les règles de base, que le français désigne par le terme de contraintes, jouent un rôle clé dans l’art du projet. Le génie de Perec a été de transposer l’esprit de l’Oulipo du texte à la vie, en programmant souvent son existence de la manière décrite par Dominique Rabaté dans cet ouvrage. La contrainte peut être assez simple : passer trois jours à noter tout ce qui se passe sur une place de Paris, ou à répertorier toute la nourriture que l’on a consommée en un an, ou toutes les chambres dans lesquelles on a dormi. Mais l’une de ses fonctions est d’attirer l’attention sur ce qui est généralement négligé, sur ce que Perec appelait l’« endotique », par opposition à l’« exotique ». Comme le montre Charles Forsdick dans le chapitre ci-dessous qui lui est consacré, de nombreux projets impliquent des voyages, et cette affinité entre le voyage et l’art du projet tient aux règles de base qui en déterminent l’esprit. Ainsi, l’écrivain et journaliste Jean Rolin raconte, dans Zones (1995), sa décision de faire le tour de Paris en empruntant le boulevard périphérique, cette frange de la ville assez quelconque que l’on appelait autrefois « la zone ». Parmi les contraintes que s’était imposées Rolin figurent la proscription des échanges humains, afin de préserver le caractère « expérimental » de la situation, l’obligation d’avoir recours à des hôtels médiocres et celle d’éviter les œillères du sociologue ou du journaliste. Le but – le projet – est d’observer, de prendre des notes sans préjuger, et aussi de réfléchir à la difficulté paradoxale de l’entreprise. Une attitude similaire est à l’œuvre dans le Journal du dehors d’Annie Ernaux (1993), journal de bord des faits observés lors de trajets dans le métro et le RER, ainsi que dans la « ville nouvelle » où vit l’auteure.

35Dans ses formes plus « légères », la contrainte consiste essentiellement à s’engager à adopter une certaine ligne d’action ou un certain comportement dans un contexte spécifique, et très souvent, sa fonction (négative) est d’aider l’« enquêteur » à éviter les pièges de discours et de méthodologies plus étriqués. On peut noter, à cet égard, l’influence importante de la montée en puissance, depuis le début des années 1980, de nouvelles formes d’enquête ethnographique, dans lesquelles les objectifs et les méthodes anthropologiques développés pour étudier les peuples exotiques sont appliqués au proche et au « chez soi ». Le but n’est pas de documenter un folklore étrange, mais de considérer le comportement quotidien, souvent dans un contexte urbain, comme un objet d’intérêt qui risque de perdre sa saveur s’il est abordé à travers les grilles professionnelles du sociologue universitaire. Dans son ouvrage fondamental Un Ethnologue dans le métro (Augé, 1986), Marc Augé, ethnographe éminent, spécialiste de l’Afrique tribale, considère la manière dont on pourrait pratiquer une « anthropologie du proche » en prenant le métro de Paris comme objet et en explorant les types d’enquête et d’approche que l’on pourrait apporter à ce service public quotidien. Comme le montre l’un de ses ouvrages ultérieurs, Non-lieux (Augé, 1992), qui s’intéresse aux paysages postmodernes de l’autoroute, de l’aéroport et du centre commercial, l’ethnographe, tout en conservant sa façon de voir, se défait de son habit professionnel, mêlant l’objectif et le subjectif, le descriptif et l’analytique. Un autre type de projet impliquant une contrainte assez simple est illustré par L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère (2001), qui relate la relation obsessionnelle de l’auteur avec l’affaire Romand. Celle-ci implique Jean-Claude Romand, qui s’est avéré avoir mené une double vie pendant plus de vingt ans, de sorte que même ses propres parents, sa femme et ses enfants – ceux-là même qui deviendraient ses victimes – croyaient qu’il était réellement, comme il le prétendait, un médecin distingué occupant un poste important à Genève, alors qu’il passait en fait ses journées à sillonner en voiture des paysages alpins quasiment déserts et à attendre sur des aires de repos et des parkings anonymes. Ici, le projet de Carrère en tant qu’écrivain consiste à interroger les implications de son statut d’amateur – il n’est ni policier, ni avocat, ni journaliste, ni psychologue – et ce que signifie, pour un écrivain, le fait de s’impliquer dans la vie de son sujet.

36De nombreux projets prolongent l’exemple donné par Perec et par d’autres membres de l’Oulipo en assignant à l’écrivain ou à l’artiste des formes de contrainte beaucoup plus astreignantes. Des règles strictes sont souvent fixées pour délimiter le temps, l’espace ou l’itinéraire du projet, de manière à créer une sorte de monde en soi, ou de chronotope. Ces règles strictes peuvent être fixées par l’instigateur du projet, mais peuvent aussi être laissées à la décision d’autres personnes. Le travail de l’artiste photo-textuelle française Sophie Calle illustre ces deux possibilités. En préparant sa grande exposition Doubles jeux (1998-1999), Sophie Calle a transformé son travail préparatoire en un projet à part entière en décidant que les seuls éléments qui seraient exposés dans la rétrospective seraient ceux attribués par le romancier américain Paul Auster, dans son roman Leviathan (1992), à une certaine Maria Turner, homologue fictive de Sophie Calle. Étant donné que certains des projets attribués à Maria Turner n’ont pas été décalqués de ceux de Sophie Calle, cette dernière a décidé de combler cet écart en utilisant le roman d’Auster pour générer de nouvelles œuvres à exposer. Enfin, afin de renforcer encore le « jeu » sur le « double », Calle a demandé à Auster de lui fixer un programme exigeant pour un nouveau projet dans lequel, cette fois-ci, elle-même deviendrait bel et bien l’un de ses personnages de fiction. C’est ce qui a donné lieu à l’exposition intitulée Gotham Handbook : New York, mode d’emploi (Calle, l998b ; Calle, 1999, p. 234-95), journal de bord photo-textuel des sept jours que Calle a passés à New York en septembre 1994 à suivre les instructions du romancier, en s’appropriant une cabine téléphonique publique, et en en devenant la gardienne assidue, malgré l’inconfort de la situation. Il va sans dire que le récit qu’elle fait du projet décrit à la fois son obéissance et sa désobéissance aux règles fixées par Auster, soulignant ainsi que, plus les paramètres prédéfinis sont stricts, plus les transgressions sont probables.

37L’un des projets réalisés par Sophie Calle pour se rapprocher de son homologue fictive consistait à passer et à documenter Des journées entières sous le signe du B, du C, du W (Calle, 1998a, p. 38-6l ; Calle, 1999, p. 22-31). Le fait, pour elle, de recourir au pouvoir d’un seul signifiant pour générer à la fois une démarche et la documentation correspondante renvoie clairement au travail de l’Oulipo. En effet, elle fait clairement référence au membre le plus célèbre de ce groupe, Georges Perec, dans l’unique diptyque texte-photo relatant la journée qu’elle a passée sous le signe de la lettre W. Ce jour-là (elle a choisi un week-end), Calle a voyagé en train, dans un wagon-lit, pour se rendre dans la région belge de Wallonie. Les objets qu’elle a emportés avec elle, photographiés dans le compartiment du train et répertoriés dans le texte attenant, comprennent un Walkman, un ordinateur portable lui permettant d’accéder au Web, les écrits de Walt Whitman, et un exemplaire de l’œuvre mi-fictionnelle, mi-autobiographique de Perec, W ou le souvenir d’enfance (1975). Il se trouve que ce type pourtant très spécifique de dispositif génératif est un trait d’époque, car il est à mettre en relation avec un recours très répandu dans l’art contemporain à ce que l’on pourrait appeler le « dénominateur commun », formule à entendre dans un sens très largement expérimental (selon la nature du projet, il se peut que la règle de base semble arbitraire, ridicule, excentrique, ou carrément inappropriée), voire dans un sens strictement numérique (la règle de base n’excluant pas nécessairement la mise en place d’autres règles). Ainsi, en 1996, l’artiste Joël Hubaut a invité la population de Deauville à se présenter sur la place de la ville en arborant des vêtements rouges ou en portant des drapeaux rouges, ou bien encore au volant de véhicules rouges. Il a réalisé une photographie de ce que son cri de ralliement qualifiait d’« installation éphémère » (Ardenne, 1997, p. 414), puis a répété par la suite la même opération ailleurs, cette fois avec la couleur verte. Le « dénominateur commun » invoqué par le photographe français Luc Choquer pour l’un de ses projets en cours est, de manière assez différente, l’axe du « méridien vert » qui traverse la France du nord au sud. Ici, contrairement à Jacques Réda (évoqué plus haut), le concepteur du projet n’est pas directement intéressé par le méridien, mais s’en sert plutôt pour déterminer un échantillonnage géographique de la France, une ligne sur une carte le long de laquelle mener une enquête destinée à dresser un portrait de la société française contemporaine. Comme c’est souvent le cas, ce déterminant singulier préside au choix d’une zone et d’un groupe cibles. Mais la conduite effective du projet repose sur un autre ensemble de règles méthodologiques de base. Ainsi, Choquer procède en faisant la connaissance de personnes vivant le long du méridien, en leur posant, à tous, la même série de questions, en les photographiant et en filmant chaque entretien. Les résultats de ce travail passionné et totalement désintéressé, commencé en 1995, sont commentés sur un disque DVD intitulé Fragments du futur (Choquer, 2001). Bien que l’échantillonnage aléatoire établi par le « dénominateur commun » de Choquer présente des similitudes avec un mode d’enquête sociologique plus conventionnel, son choix aurait de quoi sembler très étrange à la plupart des sociologues, c’est le moins que l’on puisse dire. En effet, son mode d’« échantillonnage » semble plutôt être une tentative de fusionner l’« échantillonnage » sociologique ou ethnographique avec l’« échantillonnage » tel qu’on l’entend dans le domaine de la musique contemporaine, en d’autres termes, avec un processus de composition qui implique de prélever, de citer, ou de s’approprier un matériel prêt à l’emploi que l’on n’a pas fabriqué soi-même. De plus, on pourrait voir dans cette procédure des allusions au collage cubiste et, d’une manière générale, à « l’art d’appropriation » plus récent. Ainsi, sur le plan mécanique autant qu’artistique, une photographie « prélève » une image du monde visible, une interview vidéo « prélève » les mots et les gestes d’individus déterminés, et une enquête menée le long d’une ligne imaginaire « prélève » le portrait d’une société tout entière à partir d’une mince portion géographique de la France. L’exemple de Choquer montre comment le processus de « prélèvement » s’est peu à peu transformé, à la fin du xxe siècle, en un mode de réflexion politique moins explicite et moins véhément qu’il ne l’était. Pour reprendre les mots inscrits par Agnès Varda dans son film Les Glaneurs et la glaneuse (et analysés dans ce volume par Emma Wilson), « prélever » a pris le sens plus modeste de « glaner ».

38L’un des types de « dénominateurs communs » les plus remarquables auxquels recourent les artistes de projets contemporains n’est autre que le signifiant linguistique (et l’on pourrait d’ailleurs noter ici que le « rouge » de Hubaut, compris comme une étiquette, et le méridien de Choquer, compris comme une ligne de carte, une « abstraction », pourraient également être interprétés comme des signifiants). Là où Calle, à la suite d’Auster, invoque des lettres de l’alphabet, d’autres invoquent des noms. Pour l’exposition « Voilà, le monde dans la tête », qui s’est tenue à Paris de juin à octobre 2000, l’artiste français Bertrand Lavier s’est transformé en commissaire d’exposition et a préparé une exposition au sein de l’exposition, intitulée « La Peinture des Martin 1900-2000 », et entièrement composée de soixante-cinq œuvres différentes produites par autant d’artistes, tous portant le patronyme Martin (le plus courant en France). Dans ce cas-ci, le signifiant générateur est utilisé, selon le texte qu’a écrit Lavier pour l’exposition, « pour constituer une mémoire non sélective de l’art du xxe siècle ». Ainsi, le nom en tant que dénominateur commun entraîne une démocratisation instantanée de l’espace normalement élitiste du musée d’art, en garantissant que les œuvres d’amateurs, souvent techniquement médiocres, côtoient des œuvres d’un intérêt artistique souvent bien supérieur. En effet, le recours à des « dénominateurs communs » a souvent des implications égalitaires dans l’art de projet. L’artiste britannique Stephanie Bolt est impliquée depuis un certain temps dans un projet intitulé « Les Brown ». La tâche qu’elle s’est fixée est de contacter tous les « A. Brown » des annuaires téléphoniques britanniques et de leur demander de lui envoyer une photographie d’eux, afin de constituer une « archive vivante » de la vie contemporaine. Une tâche similaire, et dans laquelle on note à nouveau de forts échos avec les méthodes et les ambitions de Choquer, est à l’œuvre dans le livre d’une jeune Française, Sabine Euverte, intitulé Soixante-treize histoires de Nathalie (Euverte, 1999). En prenant le prénom populaire de Nathalie comme générateur de son groupe cible délimité mais non sélectif, Euverte a utilisé le réseau « minitel » français, ainsi que des petites annonces dans un journal national (à la manière de Choquer utilisant la carte de France), pour entreprendre une recherche systématique de toutes les Nathalie de France. Dans son ouvrage, elle nous fait découvrir quelque 200 Nathalie avec lesquelles elle a pris contact pendant six mois, raconte leur histoire telle qu’elle ressort des entretiens réalisés, et fait figurer une photographie de chaque personne interviewée, prise par un photographe qui l’accompagnait. Enfin, dans la même veine, mais en utilisant cette fois-ci son propre nom complet, le photographe Keith Morris a entrepris, avec l’aide des annuaires téléphoniques gallois, de contacter tous les Keith Morris du Pays de Galles, non seulement pour les photographier, mais aussi, en délimitant « une portion raisonnable du Pays de Galles moderne », pour les interviewer. Son objectif principal est d’explorer les questions d’identité personnelle et nationale à travers un projet « approfondi » dont les résultats seront suffisamment intéressants pour être finalement conservés à la Bibliothèque Nationale du Pays de Galles (Morris : non paginé). Ainsi, dans les différents projets quasi-ethnographiques que nous venons d’évoquer, le recours à un dénominateur commun délimite un groupe cible non sélectif ou bien arbitrairement sélectif, afin de répondre à une ambition exhaustive qui requiert, de la part du concepteur du projet, énormément de temps, d’efforts, et de persévérance.

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39Chacun des projets mentionnés ci-dessus met en place un processus d’échantillonnage ou de sondage systématique qui, du point de vue de l’enquêteur professionnel, serait néanmoins considéré comme beaucoup trop expérimental et arbitraire pour être méthodologiquement sûr. En effet, aucun concepteur de projet ne se défend d’entretenir un lien subjectif fort avec son travail. Plus largement, chacun d’entre eux utilise un seul signifiant génératif afin de mobiliser un projet répondant à une impulsion qui relève à la fois de l’« amateurat » et du « professionnalisme », de la subjectivité et de l’objectivité, soit une impulsion « inter-in-disciplinaire ». Chacun d’entre eux, en d’autres termes, invoque une règle de sélection consciemment non conventionnelle et très restrictive, pour la mettre au service d’une entreprise heuristique, en somme d’un véritable art du projet.