Comment se mettre au travail. Écriture et règles de conduite dans le Journal d’André Gide
— Pourquoi écrivez‑vous ? reprit‑elle après un silence.
— Moi ? – je ne sais pas, – probablement que c’est pour agir.
(Gide, Paludes, p. 263).
1Dans le vaste éventail des « écritures incitatrices », quelle place faut‑il faire aux journaux d’écrivains ? À proprement parler, ce ne sont ni des manuels ni des modes d’emploi, certes, mais nombre d’entre eux comportent ce qu’on pourrait appeler des fragments d’un discours auto‑incitateur, qui vont de l’idée d’un projet intellectuel au plan de rédaction d’un livre. En fait, à y regarder de plus près, l’incitation à la pratique caractérise la plupart des usages du journal personnel depuis son développement massif entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle. L’écriture diaristique devient alors un des moyens privilégiés pour observer les variations quotidiennes de ses sentiments et de ses comportements, mais aussi pour organiser son temps et ses activités au jour le jour1. C’est aussi à cette époque que se multiplient des méthodes d’éducation personnelle qui préconisent le recours au journal pour la formation intellectuelle et le perfectionnement moral, sur un modèle économique de rationalisation comptable des actions individuelles (Maas, 2020). Évoquons à titre d’exemples les ouvrages de Marc‑Antoine Jullien : l’Essai sur l’emploi du temps ou Méthode qui a pour objet de bien régler sa vie, premier moyen d’être heureux, destinée spécialement à l’usage des jeunes gens (1808) et le Biomètre ou Mémorial horaire, servant à indiquer le nombre des heures données par jour à chacune des divisions : 1o de la vie intérieure et individuelle ; 2o de la vie extérieure et sociale, ou Tablettes destinées à procurer le moyen de recueillir en une minute et sur une seule ligne, pour chaque intervalle de vingt‑quatre heures, tous les divers emplois et les principaux résultats de la vie pendant le même espace de temps (1813). Ces deux essais aux intitulés étonnants ont joué un rôle important dans la promotion du journal en France au moment où la pratique diaristique était déjà développée dans le monde anglo‑saxon. Jullien fait de l’écriture quotidienne de soi un instrument de mesure dont le but est d’augmenter le rendement des occupations d’un individu à la manière d’un « agenda ». Dans sa perspective, tenir un journal sert autant à se connaître soi‑même qu’à se discipliner de manière autonome, et l’acquisition de cette discipline passe nécessairement par une incitation régulière au bon emploi du temps (Lejeune, 2016, p. 261‑286).
2Un tel programme prouve que le journal personnel a été, depuis ses origines, conçu comme un moyen d’administration de soi – une « technique de soi », aurait dit Foucault ([1988] 2001). Au xixe siècle, son usage se répand progressivement dans les pratiques savantes et littéraires. Des auteurs comme Benjamin Constant, Maine de Biran ou Henri‑Frédéric Amiel, pour prendre les exemples les plus connus en langue française, y recourent dans une perspective à la fois réflexive et prescriptive, afin d’assurer la bonne conduite de leur travail intellectuel. Plus que tout autre instrument scriptural, le journal permet d’enregistrer les idées, les observations, les expériences ou les impressions en vue d’une utilisation potentielle, voire d’une œuvre à venir. Il facilite par exemple l’opération graphique de la prise de notes, dont l’essor à l’époque moderne répond au foisonnement de plus en plus important d’informations écrites, comme en témoignent le journal sténographié de Samuel Pepys ou le Zibaldone de Giacomo Leopardi (Blair, [2010] 2020, p. 97‑104).
3Je propose d’étudier cette fonction pratique du journal à partir du cas d’André Gide. Son Journal est devenu célèbre dès sa première édition en volume (et non uniquement sous forme d’extraits) en 1939, notamment parce qu’il fut la première « œuvre » d’un auteur vivant à paraître dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade »2. Ce cadre de publication initial conduit parfois à y voir un projet cohérent et une exception littéraire au‑delà du caractère processuel et pratique des carnets de Gide3. Or, je souhaiterais au contraire montrer ici que le Journal, avant de constituer une « œuvre » à part entière, a d’abord été pensé comme un instrument d’incitation au travail. On y trouve les notes que Gide a consignées dans ses carnets tout au long de sa carrière, parmi lesquelles des notes de lectures et de voyages, des notes sur ses relations sociales ou sur les événements historiques qui l’ont marqué, des remarques sur ses échanges avec d’autres écrivains, des esquisses de projets intellectuels divers (récits, pièces ou essais), des méditations religieuses, morales ou esthétiques, mais surtout des règles de conduite à adopter pour s’engager dans une activité littéraire productive. En quoi ces règles de conduite consistent‑elles exactement ? Et pourquoi ont‑elles été formulées spécifiquement dans un journal personnel ? C’est ce que je tâcherai d’examiner, en considérant les aspects les plus ordinaires du Journal. Comme on le verra, il s’agira moins de commenter la matérialité des carnets de Gide4, que la manière dont ce dernier conçoit sa pratique de travail au quotidien.
Méthodes
4Le Journal de Gide se présente dès les premières pages comme un instrument permettant, par un retour régulier sur soi, d’assurer l’amélioration des actions quotidiennes. Sa fonction première est éthique, dans le sens où l’écrivain tient d’abord son carnet dans le but de « se faire irréprochable » (JI, p. 133). Un tel usage est revendiqué dans les premières années de rédaction, au temps où Gide fréquente son camarade Pierre Louÿs et s’engage pleinement dans la vie littéraire en s’imposant une intransigeante « austérité dans le travail », « un labeur forcené et grisant » qui lui permet de dompter sa « passion » (JI, p. 46*). Comme il le racontera plus tard dans Si le grain ne meurt, il prend alors « l’habitude de tenir un journal, par besoin d’informer une confuse agitation intérieure » (2001, p. 228). Si l’écriture diaristique lui permet de conduire son existence au jour le jour, c’est qu’elle est d’abord pour lui un moyen de contrôler son développement moral :
On écrit un journal en vue d’un perfectionnement ; on s’y mire ; on s’y voit tel que parfois l’on souhaite se changer ; l’on se dit : « Tel j’étais ; tel je ne veux plus être. » Il aide certaines mauvaises pensées à devenir plus vite passées, il scrute les douteuses, il affermit les bonnes. C’est une auto‑suggestion consciente et préméditée. (JI, p. 185‑186*)
5Quand il écrit ces lignes, en octobre 1894, Gide sait que ce qui lui fait défaut pour s’impliquer avec plus de constance dans ses projets, c’est de la suite dans les idées : « dans les matières pratiques, je m’empêtre toujours ridiculement ; je suis fort audacieux pour les coups de début ; mais je m’arrête après le premier effort ; et ce n’est jamais que le second qui rapporte » (JI, p. 130). Son manque de régularité se manifeste tout particulièrement dans des projets d’œuvres qu’il parvient difficilement à mener à bien en raison de son « tempérament » dispersé et inchoatif. Pour combattre sa fatigue due à ses fréquentes insomnies et à sa santé fragile, il établit très tôt la « nécessité d’une morale » (JI, p. 122) et d’un aménagement strict de son emploi du temps. Ses premiers carnets comportent de nombreuses prescriptions dont l’objectif principal est de trouver la méthode adéquate pour maintenir régulière l’activité productive.
6Une telle exigence prend évidemment un sens religieux dans le Journal. Gide ne s’en cache pas, et il lui arrive fréquemment de rappeler que ses règles de conduite sont imprégnées de son éducation protestante ou, par la suite, de ses aspirations mystiques5. On s’en aperçoit dans les nombreuses notes où il s’emploie à discuter tel passage de l’Évangile de Jean ou lorsqu’il décrit avec exaltation ses pratiques ascétiques. D’après Peter Schnyder, ces règles de conduite sont fondamentales pour comprendre la « morale de l’effort » chez Gide, mais surtout sa conception de l’art comme « acte de foi » (Schnyder, 2018, p. 227), laquelle traverse l’œuvre du Traité du Narcisse à Ainsi‑soit‑il ou les Jeux sont faits, en passant par Les Faux‑Monnayeurs. Or, il convient ici de les envisager avant tout dans leur sens pratique, autrement dit moins comme les signes d’une esthétique singulière que comme les instruments d’une « éthique économique », pour reprendre une notion forgée par Max Weber dans sa sociologie des religions, soit comme des « incitations pratiques à l’action » qui façonnent une « conduite de vie (Lebensführung) » (Weber, [1915‑1920] 1996, p. 332‑333). Le Journal regorge en effet de notes qui témoignent des efforts fournis pour acquérir une discipline de travail. Gide qualifie à plusieurs reprises de « méthode » les moyens qu’il déploie pour conjurer sa détresse due aux insomnies récurrentes et rendre plus efficientes ses journées consacrées aux tâches intellectuelles : « Je rêve, j’ai toujours rêvé, telle méthode qui, réglant jusqu’à ma fantaisie, me permît d’obtenir de moi le maximum ; et cette méthode je dois la réformer chaque jour (JI, p. 589) ». Il n’hésite pas non plus à définir ses dispositions idéales au travail en recourant à des syntagmes comme « conditions hygiéniques » (JI, p. 897) ou « hygiène morale » (JI, p. 928). Véritables mots d’ordre énoncés en vue d’une conduite vertueuse, de telles notions traversent le Journal de part en part. Jusque dans sa correspondance, Gide n’aura de cesse de les invoquer pour se donner les moyens d’agir en écrivain, en rappelant que d’autres auteurs éminents avant lui les avaient utilisés dans leurs propres carnets. C’est ainsi que, dans une lettre à son ami compositeur Raymond Bonheur, il prend exemple sur Baudelaire, dont les écrits intimes témoignent d’un goût prononcé pour une discipline sans concession :
Vous souvenez‑vous des derniers feuillets du journal de Baudelaire, – il écrivait en tête : « Hygiène, Conduite, Morale. » C’est ce que je vais chercher là‑bas [à Cuverville] ; souhaitez‑moi de le trouver : une existence qui permette un peu de méthode ; un peu de méthode qui permette beaucoup de travail… et j’en rapporte un livre admirable ! (2019a, 7 octobre 1903, p. 225)
7Car pour produire une œuvre digne de ce nom, il est nécessaire selon lui de lutter contre sa propre pente en commençant par mettre en pratique un régime de travail austère. Cette lutte permanente contre soi prend le plus souvent la forme d’un examen comptable : le relevé minutieux des heures et des jours dévolus aux tâches intellectuelles s’accompagne chez Gide de réflexions sur la bonne attitude de travail à adopter quotidiennement. À ce titre, le Journal peut se lire comme l’écho lointain des préconisations de Marc‑Antoine Jullien évoquées plus haut et, plus encore, des journaux d’écrivains qui les ont appliquées religieusement (en particulier celui d’Amiel, que Gide découvre pendant son adolescence6). Avant de dresser des listes détaillées de ses activités journalières heure par heure, Gide prend soin de consigner le principe qui oriente son geste : « Pour en être plus économe, je noterai minutieusement l’emploi de mon temps » (JI, p. 708).
8L’organisation du travail constitue donc la toile de fond morale qui se rappelle périodiquement au diariste pour l’inciter à se remettre à l’ouvrage. On trouve ainsi dans maintes pages du Journal plusieurs décomptes des journées bien employées, qui sont à chaque fois l’occasion de garder la trace des périodes les plus productives. C’est notamment le cas des journées où Gide se félicite de son rythme matinal :
Je commence chaque journée en me persuadant qu’elle est très importante ; j’en suis, du reste, aisément persuadé. (JI, p. 327)
Le délicieux premier travail du matin, toutes mes occupations le réclament : étude du piano, langues mortes, lecture, correspondance, notes sur ce carnet ; de sorte que souvent il se brise et que j’éparpille sans méthode les plus précieux instants du jour. (JI, p. 516)
J’ai pu me lever tôt. Au travail dès 6 heures et demie, tout empli d’une étrange paix intérieure. Je n’ai pas cherché à prier mais mon âme s’offrait tout entière au divin conseil, comme un corps se chauffe au soleil. Chaque heure de ce jour a suivi l’impulsion de cette première heure. (JI, p. 920)
9Ces divers relevés du bon emploi du temps, auxquels il faudrait ajouter les évaluations consignées brièvement au début d’innombrables notes7, demeurent certes irréguliers. Il est des journées moins fastes où Gide ne parvient pas à trouver son rythme. C’est surtout le cas des lendemains d’insomnies, lorsqu’il s’inquiète de sa capacité psychique et physique à tenir son horaire, songeant que ses « heures sont comptées » (JII, p. 322). Dans tous les cas, de telles remarques font du Journal un véritable sismographe de la vie intellectuelle, un support où s’enregistrent les moindres variations de sa productivité. Si Gide allègue une certaine fierté dans les moments où il se sent « maître de toutes [ses] heures » (JI, p. 546), il lui arrive aussi de se détourner de ses résolutions et d’utiliser ses carnets pour noter ses sentiments changeants à l’égard de ses propres prescriptions.
10Il faut encore préciser que l’écrivain n’invente pas sa méthode de travail de toutes pièces. Loin de l’image de l’ascète plongé dans sa méditation solipsiste, il convient de mentionner les références sur lesquelles il s’appuie pour penser les efforts à fournir dans la réalisation de son œuvre. Car les règles de conduite qu’il s’impose sont autant les signes d’un engagement personnel vers un idéal littéraire que des incitations bricolées à partir de modèles préexistants. Au fil des pages du Journal, il n’est en effet pas rare que Gide s’enthousiasme devant l’art et la manière de travailler de certains auteurs qu’il affectionne. Parmi eux, évoquons Gabriele d’Annunzio, ce « terrible travailleur » qui a conçu une « méthode » permettant de conjuguer une « grande érudition littéraire » et une « production » abondante, avec un régime de travail de « douze heures par jour » (JI, p. 206), mais aussi Julien Green, dont la « méthode » spécifique apparaît comme un remède contre la dispersion, car elle permet d’écrire « chaque jour, à la même heure et dans le même nombre d’heures, […] le même nombre de pages et de la même qualité » (JII, p. 85). Gide admire, sans jamais la questionner, cette « égalité dans le travail » (ibid.) qu’il voit aussi à l’œuvre chez d’autres auteurs canoniques, comme Montaigne, qui « écrit toujours au moment même, et que la grande défiance qu’il a de sa mémoire, qu’il croit mauvaise, le dissuade de réserver rien de ce qui lui vient à l’esprit en vue d’une présentation plus savante et mieux ordonnée » (JII, p. 87) ; ou encore Stendhal, dont l’écriture efficace confère aux œuvres « ce quelque chose d’alerte et de primesautier, de disconvenu, de subit et de nu qui nous ravit toujours à neuf dans son style » (JII, p. 566). En revanche, il demeure plus perplexe devant un écrivain comme Arnold Bennett qui, malgré « sa générosité vigilante, son inlassable curiosité, son amour du travail », manifeste un excès de rigueur et de régularité :
cette comptabilité qu’il tient du nombre de mots que chaque jour il écrit, sans jamais parler des ratures, cette méthode américaine de travail, expliquent le principal défaut de ses livres, la monotonie de son style, le non‑resserrement de ses dialogues, la lenteur et le flux déplorablement égal du récit. (JII, p. 374)
11Il est significatif que tous ces auteurs, qui sont entre autres connus pour leurs journaux, soient presque tous présentés comme des modèles possibles d’incitation à la pratique. En invoquant leurs noms en guise d’exemples, Gide établit un répertoire d’attitudes idéales face au travail et situe sa conception de l’écriture dans des héritages distincts. Il signale aussi, indirectement, la finalité littéraire de sa propre méthode, car il sait que son principal défaut est la propension à la minutie, qui le conduit trop souvent à perdre son temps dans une rédaction tatillonne, « à apporter le plus de soin précisément à ce qui [le] rebute : les transitions, les soudures, tout ce à quoi Flaubert reconnaissait le maître écrivain » (JII, p. 127). Or, c’est bien cette écriture laborieuse, flaubertienne, qu’il entend corriger en adoptant une pratique d’écriture plus régulière et moins méticuleuse, en un mot : productive.
Conseils
12Gide diariste n’envisage jamais son travail selon un rapport strictement intime à soi, mais dans un environnement de références qui ressortissent à une logique d’exemplarité. Les règles de conduite qu’il formule dans ses carnets ne relèvent pas toujours du monologue ; il arrive qu’elles s’adressent, plus ou moins directement, à certains interlocuteurs privilégiés. C’est le cas des remarques rédigées dans les « feuillets » de 1894, en particulier d’une note curieuse destinée à son ami et futur collègue de La N.R.F., Marcel Drouin, laquelle mérite d’être examinée de près :
À l’usage de Marcel Drouin.
Moyens d’entraînement et d’excitation au travail.
Io Intellectuels :
a) Idée de la mort imminente.
b) Émulation ; sentiment précis de son époque et de la production des autres.
c) Sentiment artificiel de son âge ; émulation par la comparaison à la biographie des grands hommes.
d) Contemplation du labeur des pauvres ; le travail forcené peut seul excuser à mes yeux ma richesse. La fortune considérée uniquement comme permission d’un travail libre.
e) Comparaison du travail d’aujourd’hui avec le travail de la veille ; puis choisir comme étalon le jour où l’on a le plus travaillé ; se convaincre à ce faux raisonnement : rien ne m’empêche de travailler autant aujourd’hui.
f) Lectures d’œuvres médiocres ou mauvaises ; y sentir l’ennemi et s’exagérer le danger. Travail par haine de ceux‑ci. (Moyen puissant ; mais plus dangereux que l’émulation.)
2o Moyens matériels (tous douteux) :
a) Peu manger.
b) Se maintenir les extrémités très chaudes.
c) Ne pas trop dormir (7 heures suffisent).
d) Ne jamais chercher à s’entraîner au moment même par la lecture ni par la musique ; ou bien choisir un auteur ancien et ne lire (mais pieusement) que quelques lignes. Ceux que je prends dans ce cas sont toujours les mêmes : Virgile, Molière et Bach (lu sans le secours du piano) ; le Candide de Voltaire ; ou, pour de tout autres raisons, les premiers volumes de la correspondance de Flaubert, ou les Lettres à sa sœur, de Balzac.
Dans ma chambre, un lit bas ; un peu d’espace, un meuble de bois avec large planche horizontale à hauteur d’appui ; une petite table carrée ; une chaise dure. J’imagine couché ; compose en marchant ; écris debout ; recopie assis. Ces quatre positions me sont devenues presque indispensables.
Je ne me citerais pas comme exemple si je n’avais pas le travail très difficile. Je me figure aisément que tout autre travaille plus facilement que moi ; et je me dis que, par conséquent, ce que j’ai fait, tout autre aurait aussi bien pu le faire.
Jamais je n’ai été foncièrement convaincu de ma supériorité sur aucun autre ; c’est ainsi que j’arrive à concilier beaucoup de modestie avec beaucoup d’orgueil.
e) Se bien porter. Avoir été malade.
13Présentée sous la forme d’une longue liste de conseils en deux versants, cette note se donne à lire comme un mode d’emploi de la vie d’écrivain. Il ne s’agit pas pour Gide d’évoquer la « méthode » d’un auteur illustre, mais de résumer sa propre façon de travailler en quelques points significatifs afin de se donner soi‑même en modèle à suivre. Un modèle paradoxal, certes, puisqu’il provient d’un écrivain qui ne cache pas qu’il a « le travail très difficile » ; mais c’est précisément parce que rien ne va de soi dans sa pratique littéraire que Gide estime que son cas est « exemplaire ».
14Et pour cause : on trouve dans cette liste plusieurs aspects de l’éthique gidienne du travail, cette fois adressés à un proche. Cette adresse, pour le moins surprenante dans le cadre d’un journal personnel, fait manifestement allusion à un souci partagé entre deux amis, à savoir le recours à une conduite ascétique dans la réalisation d’une œuvre8. Elle fait aussi penser, mais involontairement, aux modes d’énonciation et aux thèmes en vigueur dans certains ouvrages de la tradition stoïcienne (songeons aux Lettres à Lucilius de Sénèque ou au Manuel d’Épictète). Les différentes entrées formulent des prescriptions à la fois psychologiques (« moyens intellectuels ») et pratiques (« moyens matériels ») où se retrouvent les enjeux de la régularité, du repos et de l’effort, mais aussi du corps et des conditions matérielles du travail intellectuel (la chambre, la disposition des meubles, des tableaux, des livres, etc.). On y découvre en outre des remarques sur la situation inconfortable des écrivains à l’égard du travail contraint (le « labeur des pauvres ») ou de l’« émulation » : Gide souligne l’ambiguïté du positionnement social et littéraire par « comparaison », qui implique de travailler à la fois comme d’autres et contre d’autres. Enfin, le ton de cette liste est déroutant à plus d’un titre : il est difficile de prendre l’ensemble de ces conseils au pied de la lettre, ou du moins de les lire sans y voir une forme de distance, voire d’ironie, à l’égard des méthodes mises en place par les écrivains pour se mettre au travail. La note est même traversée par une série d’ambivalences qui ressemblent parfois au ton du Dictionnaire des idées reçues : la juxtaposition de conseils intellectuels renvoyant à un idéal de l’œuvre et de conseils matériels (« tous douteux ») renvoyant à des contraintes a priori triviales ; les marques de pensée paradoxale (« se convaincre à ce faux raisonnement », « concilier beaucoup de modestie avec beaucoup d’orgueil », etc.) ; l’infinitif de prescription, qui rappelle à certains égards la forme d’une recette. Bref, tout se passe comme si les conseils préconisés pour être écrivain signalaient en même temps la conscience de leur artificialité.
15Bien qu’il existe peu d’informations biographiques susceptibles de nous éclairer sur les intentions qui ont présidé à l’écriture de cette note, on sait que celle‑ci est contemporaine de la rédaction de Paludes. Ce récit satirique, dans lequel Gide tourne en dérision le fantasme du livre total caractéristique de sa période symboliste, dépeint avec beaucoup d’ironie les consignes morales et les moyens pratiques que met en œuvre le narrateur pour parvenir à écrire son roman. Comme l’a montré Pierre Masson, il participe d’un tournant dans la conception gidienne du travail créateur : « il semblerait que, brusquement désillusionné, Gide soit passé de l’obsession de l’œuvre unique et définitive à la perspective d’une pluralité de textes dont la totalité, bien qu’entrevue dès l’origine, ne pouvait s’atteindre qu’au prix d’un travail progressif » (Masson, 2002, p. 238). Désormais, l’écrivain tend à valoriser le caractère processuel et pratique de la littérature, et « chacun de ses livres exprime la satire d’une conception de l’écriture qui se maintient cependant au niveau du projet général » (p. 241). Une telle évolution transparaît également dans le Journal, bien que la satire y soit moins évidente. On pourrait ainsi identifier, d’un texte à l’autre, un détournement des préceptes qui orientent les jeunes écrivains dans la vie littéraire.
16Mais au‑delà de son lien avec cette thématique chère à l’auteur, la note « À l’usage de Marcel Drouin » prend sens dans un autre contexte. Son intitulé n’est pas sans évoquer les manuels pédagogiques destinés à l’enseignement de la composition écrite, notamment ceux qui se multiplient sous la Troisième République et qui se présentent comme des traités du style « à l’usage » des écoles. Pensons par exemple aux Conseils sur l’art d’écrire de Gustave Lanson (1890), qui proposent une méthode pour exercer les « principes de composition et de style », mais surtout des recommandations pratiques d’écriture, de lecture, d’imitation et de réécriture, qui véhiculent un imaginaire normatif de la langue littéraire (Philippe, 2002, p. 142‑169). Songeons également aux manuels de style adressés plus spécifiquement aux jeunes écrivains qui aspirent à une carrière littéraire, par exemple L’Art d’écrire enseigné en vingt leçons d’Antoine Albalat (1899), dont le but explicite est de prodiguer des conseils sur les efforts à réaliser « techniquement » et « pratiquement » pour « devenir écrivain ». La note du Journal s’inscrit dans ce moment où les manuels de l’« art d’écrire » se développent dans les études littéraires, quoiqu’elle n’y fasse pas explicitement référence. On peut même supposer que Gide est familier de ce genre d’ouvrages, lui qui relatera dans ses Mémoires le souvenir ému des exercices de rhétorique à l’École alsacienne (2001, p. 223‑224).
17C’est enfin le geste même du conseil littéraire que cette note semble formaliser. Le fait de concevoir un mode d’emploi de la vie d’écrivain destiné à l’un de ses proches fait écho à la façon dont Gide pense les rapports d’influence entre auteurs. Rappelons que l’écrivain publiera en 1900, dans le cadre d’une conférence intitulée « De l’influence en littérature » (Gide, 1999, p. 403‑417), une apologie des grands modèles d’inspiration littéraire, et qu’il formulera quelques années plus tard le projet de Conseils au jeune littérateur (JI, p. 688). Ce texte, dont le titre fait écho aux Conseils aux jeunes littérateurs de Baudelaire et aux Conseils familiers à un jeune écrivain de Rémy de Gourmont9, ne paraîtra finalement qu’en 1956 dans le numéro 44 de La N.R.F., sous le titre posthume Conseils au jeune écrivain. Il confirme que Gide s’est longtemps pensé comme un inspirateur auprès d’auteurs « quêtant un encouragement » (JII, p. 569) pour écrire, mais aussi comme une sorte d’aristarque pour des amis comme Valéry ou Martin du Gard (JII, p. 398). C’est pourquoi il est possible de lire la note « à l’usage de Marcel Drouin » comme une représentation précoce et subtilement ironique de sa propre posture littéraire.
De l’écriture avant toute chose
18Les conseils figurant dans le Journal, bien qu’ils comportent une part de second degré, n’en restent pas moins déterminants pour comprendre la manière dont Gide conçoit sa pratique de travail. Ils ne font pas uniquement signe vers un idéal de la création littéraire, mais délivrent aussi des recommandations concrètes pour produire une œuvre. Gide y énonce volontiers des consignes où s’affirment tout à la fois un univers de valeurs et un savoir‑faire. Si ces consignes ne répondent pas toutes aux mêmes circonstances ni aux mêmes préoccupations, elles tendent en revanche pour la plupart vers un même impératif : écrire. Dès les années 1890, on trouve ainsi de nombreuses injonctions censées orienter l’écrivain dans l’accomplissement de ses projets :
Il faut travailler avec acharnement, d’un coup, et sans que rien ne vous distraie ; c’est le vrai moyen de l’unité de l’œuvre. Puis, une fois faite, et quand l’écriture repose, il faut lire avec acharnement, voracement, comme il sied après un tel jeûne, et jusqu’au bout, car il faut tout connaître. Et les idées de nouveau s’agiteront ; il faut les laisser faire ; une dominera bientôt ; alors se remettre à écrire. Au temps de la production, cesser délibérément toute lecture. Elles sont pour moi des causes d’excessif trouble et m’agitent à la fois toutes les idées dans la tête. Aucune n’est dominatrice, ou pour longtemps. Puis ce trafic d’idées me fait trop sentir combien elles ne sont que relatives. Il faut, lorsqu’on travaille, que l’idée où l’on s’achoppe vous soit unique. Il faut croire que c’est dans l’absolu que l’on travaille. (JI, p. 119)
19Ces lignes sont révélatrices d’une conception aussi bien éthique que fonctionnelle du travail littéraire. Pour Gide, la tâche de l’écrivain consiste avant tout à mettre en place un rythme de « production » en trouvant un équilibre entre la lecture et l’écriture, car l’une et l’autre coexistent difficilement. L’ordre des activités intellectuelles a son importance : certes, lire accroît l’érudition et favorise le surgissement des idées, mais écrire demeure la finalité du métier d’écrivain, voire sa principale occupation. Il semble même que la lecture soit quelquefois un risque de dévoiement et une source de distraction en périodes de rédaction, car elle empêche l’acte d’écriture de se concrétiser dans une « œuvre ». C’est la raison pour laquelle il convient de « lire avec acharnement » tout en se gardant de trop exciter le « trafic d’idées » : dévorer des livres de manière boulimique est nécessaire à l’inspiration, mais à condition de savoir s’arrêter pour donner du temps au travail de plume.
20Cette conception des rapports entre lecture et écriture, que Proust présentera dans des termes moins productivistes dans son célèbre texte « sur la lecture »10, revient à plusieurs reprises dans le Journal. Il est fréquent en effet que Gide s’enjoigne de cesser de lire pour se mettre au travail, ou du moins qu’il cherche à se convaincre que la lecture, alors qu’elle constitue une occupation indispensable de l’écrivain, demeure souvent un frein pour la véritable production littéraire. On s’en aperçoit dans les phases de doute et de tâtonnement qui précèdent la rédaction continue d’un texte, comme dans cette note du 3 mars 1916 où Gide, retiré à Cuverville, tente péniblement de se remettre à l’ouvrage :
Je devrais, durant ces périodes d’inquiétude, renoncer délibérément à toute lecture, ne mettre plus devant moi que du papier blanc. Mais je me dérobe au travail, commence à la fois six livres, ne sachant derrière quoi me cacher, pour ne répondre pas encore à l’exigence… […]
Remettre à plus tard toute autre lecture, travail de traduction, lettres à écrire – et d’abord réamorcer mon travail. (JI, p. 935)
21Tout en étant nécessaire à l’émergence des idées, la lecture est perçue comme une occupation qui risque de détourner l’écrivain de ses tâches urgentes, un danger de procrastination d’autant plus pernicieux qu’il est parfois une illusion d’activité intellectuelle. Il arrive même que Gide l’envisage comme une occupation passive qui retarde l’accomplissement de ses œuvres, voire comme l’envers du « vrai » travail créateur :
J’ai pris cette paresseuse habitude de lire en marchant, en mangeant, de ne pouvoir rester sans lire. Tout le temps que je devrais donner à la méditation, à l’imagination, au travail, c’est la lecture qui s’en empare. Ma propre pensée cède la place à celle d’autrui, ou l’accompagne, ou la combat. Il me faut lui réapprendre le monologue, ou tel dialogue dont elle fasse seule tous les frais. Depuis combien de temps n’ai‑je plus vraiment travaillé ! (JII, p. 360)
22Les notes où Gide exprime sa honte ou sa hantise de ne pas produire comme il le devrait sont à chaque fois des rappels à l’ordre. Leur fonction est en ce sens pratique : lorsqu’il prend conscience d’un relâchement psychologique, le diariste utilise son carnet pour relancer le processus d’écriture. Ce qui compte dans les notes consignées régulièrement dans le Journal, c’est surtout le travail littéraire qu’elles induisent et qu’elles incitent à réaliser :
Je me force pour tenir à jour ce carnet, mais ne trouve aucun plaisir à y rien écrire. Mes journées restent aussi vides que ma cervelle et que mon cœur. C’est pour me contraindre au travail que je n’ai emporté que fort peu de livres. (JII, p. 666)
23Un tel usage du journal personnel rappelle les préceptes véhiculés dans les manuels consacrés à « l’art d’écrire » évoqués plus haut. Si les (bons) livres sont les ressources principales des (bons) écrivains, ils ne sauraient remplacer le geste d’écriture. Celui‑ci nécessite un exercice régulier, et c’est précisément cette régularité que Gide cherche à mettre en acte lorsqu’il se forge une méthode dans ses jeunes années : « Je devrais, par hygiène, me forcer à écrire ici chaque jour quelques lignes » (JI, p. 134).
24On comprend aisément quel rôle joue le Journal dans la pratique de cette écriture quotidienne. Tout au long de sa carrière d’écrivain, Gide ne cessera de trouver dans son carnet le support premier pour se mettre au travail, car, dans sa perspective, « un journal intime est intéressant surtout quand il note l’éveil des idées ; ou des sens » (JI, p. 143). C’est parce qu’il est une incitation pratique – et non uniquement théorique ou programmatique – au travail intellectuel, que le journal est un rempart contre le temps perdu et un outil efficace pour saisir la pensée à l’état naissant dans un acte d’écriture :
Prendre l’habitude de cueillir, aussitôt qu’elle se forme, l’idée ; et de ne plus la laisser mûrir trop longtemps sur la branche. Certaines, à ce régime, sont devenues blettes. Quand le cerveau qui les porte est mûr lui‑même, tous ses fruits sont bons à cueillir. (JII, p. 44)
25La métaphore de la cueillette utilisée ici signale combien le rapport pratique au temps dans le processus de création littéraire est prégnant dans le Journal. L’écriture diaristique permet certes l’enregistrement des idées dans leur fugacité, mais elle garantit surtout une certaine accoutumance au travail. Parfois même, les idées déposées dans le carnet importent moins que le geste scriptural qui les consigne, dans la mesure où la tenue d’un journal est d’abord une affaire de constance. Le journal personnel, dans ce cas, devient un exercice quotidien, une « méthode d’entraînement au travail » (JI, p. 545), au risque d’y écrire « n’importe quoi » :
À quoi me sert ici ce journal ? Je me cramponne à ces feuillets comme à quelque chose de fixe parmi tant de choses fuyantes. Je m’impose d’y écrire n’importe quoi, mais régulièrement chaque jour… (JI, p. 451)
Si j’y écrivais chaque jour [dans ce carnet], j’oserais y écrire n’importe quoi, comme il sied. Ce qui doit figurer ici, c’est précisément le trop menu pour avoir été retenu par le crible d’aucune œuvre. J’y dois écrire, et sans apprêt aucun, du détail. (JII, p. 141)
26Le Journal de Gide n’est donc pas seulement le lieu d’une « morale de l’effort », le support intime sur lequel se formulent des règles de conduite ascétiques, des préceptes rigoristes ou des maximes dans l’esprit de La Rochefoucauld. Il est aussi, dans sa matérialité même, l’objet par lequel l’écriture s’actualise dans un processus de travail qui permet à la fois d’« écrire plus couramment » (JI, p. 445) et d’« écrire rapidement » (JI, p. 802 ; JII, p. 397). Un instrument d’apprentissage, en somme, qui sert d’abord au perfectionnement du style11. On peut même affirmer que c’est vers l’écriture que convergent les prescriptions et les efforts de Gide. À l’horizon des consignes foisonnantes que s’adresse l’écrivain au cours de sa carrière, il y a bien la recherche d’une réalisation de soi comme homme de plume, avant toute chose.
Les travaux, les jours… et les plaisirs ?
27La méthode de travail de Gide repose, on l’a vu, sur plusieurs conseils littéraires, mais aussi sur une application qui implique tout à la fois rigueur, régularité et savoir‑faire. Cependant, cet esprit de sérieux investi dans l’acte d’écriture ne va pas toujours de soi. Si les règles de conduite énoncées dans le Journal relèvent bien d’une certaine austérité intellectuelle, elles semblent aussi contredire d’autres œuvres où Gide privilégie l’incitation aux plaisirs et à l’émancipation face aux règles contraignantes12. Je pense surtout aux Nourritures terrestres, parues en 1897, dont le contenu philosophique est souvent considéré, dans la carrière de l’auteur, comme le basculement d’une éthique protestante vers la promotion d’un usage immédiat des plaisirs sous la forme d’un carpe diem (Lestringant, 2011, t. 1, p. 324‑328). Ce livre offre en effet nombre de préceptes et de maximes qui appellent à s’affranchir des règles morales, au point de s’apparenter à un catéchisme hédoniste dans la continuité de Nietzsche, voire, d’après Gide lui‑même, à un « manuel d’évasion, de délivrance » (2009, p. 443). La célèbre exhortation de l’envoi final – « Nathanaël, à présent, jette mon livre. » – semble à cet égard prôner une libération individuelle. D’après Marielle Macé, elle a marqué toute une génération d’écrivains autour de 1900, en résonnant comme la quête collective d’un « nouveau plaisir » loin des « modèles littéraires et des autorités culturelles » (Macé, 2016, p. 302).
28Mais est‑ce à dire pour autant que l’incitation aux plaisirs entre en contradiction avec l’incitation au travail à l’œuvre dans le Journal ? Rien n’est moins sûr. En fait, comme Gide le rappelle dans la préface des Nourritures terrestres de 1927, son livre constitue moins une « glorification des désirs et des instincts » qu’une « apologie du dénuement » (Gide, 2009, p. 443) qui a partie liée avec une forme d’abnégation promue dans l’Évangile. Il n’y a pas selon lui d’incompatibilité entre sa conception du plaisir et son exigence de rigueur. Par ailleurs, il est fréquent que, dans ses romans comme dans ses carnets, Gide revendique l’importance du plaisir dans le travail intellectuel, ou du moins qu’il souligne la joie qu’il veut éprouver dans la production littéraire. On s’en aperçoit fréquemment dans le Journal, où maintes notes affirment la nécessité d’atteindre un état de bonheur en suivant la cadence régulière des travaux et des jours :
Quand j’ai le plus de plaisir à écrire dans ce carnet, c’est lorsque je viens d’y écrire. (JII, p. 326)
Le temps reviendra‑t‑il, où [ma pensée] s’échappait aussitôt de ma cervelle, joyeusement, pour se poser ailée sur le papier ? (JII, p. 334)
Si mon journal n’est pas plus gémissant, c’est que je ne trouve plaisir à écrire qu’en état de félicité ; cette résolution, déjà prise au temps de ma jeunesse, de ne laisser mon œuvre refléter que la joie (ou plutôt qu’un encouragement à vivre) peut laisser croire, bien trompeusement, que je ne suis accessible qu’à elle. (JII, p. 383)
29La recherche du plaisir dans l’activité d’écriture est un thème qui traverse la plupart des livres de Gide13. À travers elle se construit cette éthique du travail intellectuel dont le Journal esquisse à plusieurs reprises les contours. Et jusque dans ses derniers carnets, Gide ne cessera d’exprimer son attachement au bonheur trouvé dans le bon emploi du temps : « Je ne suis parfaitement heureux que devant une journée toute libre et que je peux donner toute au travail » (JII, p. 167). C’est que le « goût à vivre » et le « désir de travail » (JII, p. 398) vont toujours de pair chez lui, comme s’ils formaient ensemble l’élan fondamental de son engagement dans la vie intellectuelle et les projets littéraires, le principe sans lequel tout écrivain perd sa raison d’agir :
Je n’ai plus de projets en tête ; plus aucun ; et cette désoccupation de la pensée m’est pénible. J’ai toujours aimé le travail et trouvé volupté dans l’effort. Peut‑être (mais ce ne peut être ici, où rien ne m’invite à rien vouloir) goûterai‑je encore quelque nouvel élan vers quelque but, quelque œuvre à faire… (JII, p. 561)
30Une telle éthique du travail intellectuel s’élabore progressivement au fil des écrits de Gide, mais elle se déclare très explicitement dans l’entre‑deux‑guerres, lorsque l’écrivain, de retour du Congo, s’interroge sur l’idée de travail dans ses rapports avec le plaisir. À cette époque, il considère sous un jour nouveau, plus critique, la condition des écrivains soumis à un régime de travail contraint. Par exemple, face à Paul Valéry qui lui affirme n’avoir depuis longtemps « rien écrit que sur commande et que pressé par le besoin d’argent », il s’indigne que le plaisir, pour son ami, consiste précisément à « ne rien écrire » (JII, p. 159). C’est aussi le temps où, se disant de plus en plus préoccupé par la « question sociale » (JII, p. 374), Gide se passionne pour la « théorie marxiste », qui lui ouvre les yeux sur les conditions matérielles de la « valeur artistique » (JII, p. 399). Le 4 août 1935, alors qu’il vient d’exprimer ses réserves à l’égard d’Henry Poulaille et de la littérature prolétarienne, il tente de développer ses vues sur le travail dans un vocabulaire qui témoigne de son adhésion récente au communisme : « La première condition du bonheur est que l’homme puisse trouver joie au travail. Il n’y a vraie joie dans le repos, le loisir, que si le travail joyeux le précède » (JII, p. 501). Cette note, parce qu’elle prolonge sa réflexion sur le bonheur dans son propre travail intellectuel, peut être lue en creux comme une prise de conscience du privilège que représente le métier d’écrivain face à la condition ouvrière14.
Incitation et acte
31La lecture proposée ici a mis en lumière l’importance de la question du travail et de ses conditions pratiques de réalisation dans le Journal. Le parcours à travers les règles de conduite formulées par Gide, bien qu’il s’appuie sur des extraits parfois très disparates et circonstanciels, invite à repenser l’insistance avec laquelle l’écrivain thématise et problématise son rapport au travail par le biais de ses carnets. Il est frappant de constater, à cet égard, que la fonction pratique du journal personnel se double chez Gide d’une fonction sociale, dans la mesure où plusieurs règles de conduite énoncées par l’écrivain se situent au croisement de l’ascèse et de l’échange intellectuel. On le remarque dans les notes où il est question de ses relations avec des proches, mais aussi dans sa façon de penser sa méthode de travail en l’inscrivant dans une constellation d’auteurs contemporains. Ce surgissement du cadre de sociabilité dans l’écriture diaristique rappelle que plusieurs notes ont contribué au façonnement de la singularité littéraire de Gide : à travers elles, ce n’est plus seulement la pratique du travail qui compte, mais l’image publique que l’écrivain entend renvoyer de lui‑même par le biais de son Journal, surtout quand celui‑ci paraît en volume dès 1939.
32Loin de l’idée d’« œuvre » qui lui est attribuée, on s’aperçoit en définitive que le Journal est un objet hétérogène dont la composition progressive sert à concevoir, tout en les actualisant, les tâches intellectuelles qui scandent le rythme des jours. Gide ne s’empare pas uniquement de ses carnets pour programmer une méthode en vue d’écrire, mais pour se mettre immédiatement au travail, c’est‑à‑dire dans une disposition favorable à la production écrite. En ce sens, ses carnets sont bien davantage que des instruments d’incitation à l’écriture : ils constituent une écriture en acte, qui permet de penser les modalités du travail littéraire en même temps qu’elle en est le produit.
33Une remarque de Sartre apporte sur ce point un éclairage décisif. Dans les Carnets de la drôle de guerre, s’interrogeant sur la dimension à la fois morale et pratique du Journal de Gide, le philosophe affirme que celui‑ci n’est pas seulement un support où s’enregistrent quotidiennement les idées ou les expériences vécues de l’écrivain, mais qu’il constitue en tant que tel un ensemble d’opérations effectives : « presque chaque note, plus que la transcription fidèle d’un acte ou d’un sentiment, est elle‑même un acte » (Sartre, 2010, p. 350). Dans sa fonction pratique, le Journal témoigne bien d’un rapport immédiat à l’action. Et c’est précisément pour cette raison que Gide insiste tant sur la nécessité de trouver du plaisir dans le travail d’écriture, de la joie dans l’effort. Tenir son journal personnel apparaît comme l’envers du travail contraint. Le diariste n’est jamais incité à écrire par une instance extérieure, il s’y engage lui‑même par un entraînement régulier de la plume.