Quand Madame Bovary n’influence plus sa lectrice. Ou comment devenir « la collaboratrice principale » de ses livres
1Le 10 janvier 1891, Stampf, chroniqueur pour La Vie parisienne, propose à ses lectrices de leur offrir un cadeau singulier : « le moyen d’aimer, d’adorer [leur] bibliothèque, d’en être fière à bon droit et de lui donner, sans trop dépenser, une valeur inestimable » (Stampf, 1891a, p. 231). Un tel projet mérite bien de s’intituler « La bibliothèque amie », puisqu’il s’agit de nouer avec le livre une relation de compagnonnage – opposée autant à la lecture érudite qu’à celle, rapide, qui repose sur une consommation « industrielle » des livres (en référence, bien sûr, à un article célèbre de Sainte-Beuve). Stampf entend faire de la lectrice « la collaboratrice principale de chacun de [ses] livres », en lui suggérant, à partir de sa lecture, de transformer matériellement son volume, de l’annoter, l’illustrer, de l’augmenter de menus objets ou souvenirs qui lui donneront une signature personnelle. Curieux projet, d’autant plus lorsqu’il est expliqué à partir de Madame Bovary, roman que la Revue de Paris avait eu tant de scrupules à publier. Assurément, de l’eau a coulé sous les ponts de la morale publique depuis le temps où le substitut du procureur impérial Ernest Pinard prononçait – il y a trente‑quatre ans – son célèbre réquisitoire contre Flaubert. Pour Stampf, Madame Bovary ne fait plus peur. Le roman est devenu un espace qui rend possible l’exercice d’un magistère des élégances – loin de cette force néfaste d’influence crainte naguère par le substitut. Le ton prescriptif de Stampf met fin à l’illusion d’un face-à-face direct entre la lectrice et l’œuvre. Il suppose que le pouvoir d’influence soit du côté du prescripteur, voire de la lectrice, artisane véritable de la transformation du livre. Écrite sous la forme d’un protocole de lecture, cette chronique arrête le lecteur d’aujourd’hui pour la nature bricoleuse de ses recommandations et parce qu’elle porte sur un roman dont l’histoire est celle du soufre plutôt que du joujou élégant. L’objectif des lignes suivantes est de comprendre ce discours prescriptif en le reliant à l’influence perdue de Madame Bovary : quelle est la force d’un livre lorsqu’on abandonne l’idée d’un pouvoir direct du texte ? Sans doute faut-il ici distinguer le texte, écrit évidemment par Flaubert, des valeurs qu’il acquiert en se transformant en livre. Car si pour Pinard, c’est le texte Flaubert qui influence la lectrice, pour Stampf, ce pouvoir porte d’abord sur le livre dans sa matérialité. Les prescriptions pour enrichir le livre donnent ainsi à voir la circulation entre le texte et le volume, la manière dont, pour une lectrice, l’enrichissement matériel du volume transforme la valeur du contenu linguistique. Après quelques mots sur la revue où paraît le texte de Stampf, j’examinerai en quels termes est évoqué le roman de Flaubert. J’inscrirai son propos dans une théorie de l’agentivité qui permettra, in fine, de comprendre le renversement historique dans lequel la chronique se situe, à savoir que le pouvoir du livre ne tient plus à la force rhétorique du texte, mais aux interventions d’un lecteur sur le volume qui lui sert de support. Stampf écrit dans une économie où la médiatisation de l’œuvre est nourrie par l’invention d’un lecteur actif, acteur premier de l’influence qu’il subit.
Première lecture de la chronique
2Avant de lire la chronique de Stampf, un mot sur son auteur et sur la revue qui le publie. De l’homme, nous savons peu de choses, sinon qu’il porte, probablement, un pseudonyme. Ce pourrait être celui d’Edmond Thiaudère2, avocat et journaliste, qui a publié de fausses traductions allemandes sous le pseudonyme de Frédéric Stampf. Le nom de Stampf, en tout cas, apparaît ponctuellement dans La Vie parisienne à la fin de chroniques qui prennent la forme de listes de conseils donnés aux lectrices de la revue pour fabriquer des collections diverses. Dans « La vie par les menus », par exemple, il recommande à la lectrice de faire archive de « tous les menus de la vie : invitations, billets de théâtres, programmes, carnets de bal, menus, laisser-passer, cartes de naissances, lettres de mariages » (Stampf, 1891b, p. 134). Dans « La vertu agréable », un intertitre de la chronique résume l’une de ses sections par cette question : « Alors c’est le goût de la collection que je préconise ? » (Stampf, 1890, p. 709). Entre autres collections suggérées (de bibelots, de bronzes, de bijoux, etc.), celle des livres est indiquée comme l’une des moins coûteuses : « Si votre mari ouvre difficilement sa bourse, contentez-vous de rechercher les livres de telle année, de tel éditeur, de tel auteur » (Stampf, 1890, p. 709).
3De La Vie parisienne, en revanche, nous savons bien davantage. Celle-ci est une publication hebdomadaire spécialisée dans la vie élégante. Sa création en 1863 marque un tournant dans les stratégies de conquête économique de la presse. Le marché montrant des signes de saturation, de plus en plus de titres ciblent un public spécifique, allant des enfants aux bricoleurs du dimanche. La Vie parisienne, elle, cible « les femmes de la bourgeoisie » (Sadoun-Édouard, 2018, p. 69), mais pas exclusivement : les images grivoises et les récits légers qu’on y trouve permettent aussi « d’y voir l’ancêtre de la presse spécialisée pour hommes » (p. 294). En tout état de cause, la revue se pense comme l’arbitre des élégances de la fin-du-siècle. Elle est riche de conseils et de recommandations en tout genre. On y apprend par exemple « comment [se] comporter [au théâtre], comment s’y habiller, comment y séduire, à quelle heure précise y arriver pour apercevoir la jambe dénudée de Réjane, etc… » (Sadoun-Édouard, 2012, §6). On y trouve des instructions pour le déguisement et la coiffure (§7). La revue contribue « à créer ce culte d’un Paris qui prolonge éternellement la fête impériale, le mythe d’un esprit français gai et spirituel » (§1) par une stylisation répétée de la vie sociale. Lecteurs et lectrices y croisent, parmi les personnages récurrents, « le viveur, l’ingénue libertine, la femme de plaisir, etc. » (§13). Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’Emma Bovary, la femme adultère, soit au cœur de la chronique de Stampf.
4Cette chronique tient sur une page, divisée en deux colonnes. Elle comprend neuf rubriques numérotées et portant chacune un titre. Le chroniqueur écrit à la première personne et semble s’adresser à un destinataire précis : « Il y a des gens qui disent “Cher lecteur.” Moi, j’aime mieux n’écrire que pour les femmes. Elles comprennent plus vite et sont bien plus reconnaissantes » (Stampf, 1891a). Si l’on entend dans ces lignes le « mandat de galanterie pédagogique » (Angenot, 1983, p. 326) que Marc Angenot repère dans les discours adressés aux femmes vers 1889, la scène énonciative est plus restreinte encore : il ne s’agit pas seulement de s’adresser aux lectrices, mais surtout aux lectrices élégantes. Les premières rubriques, en effet, jouent à plein les codes du luxe. On y trouve des meubles de laque ou de palissandre, des clefs qui ouvrent sur des trésors cachés, l’apologie du superflu et de l’accessoire. Stampf y invite encore la lectrice à choisir son livre de prédilection, tandis que lui s’arrêtera sur Madame Bovary, pour, dit-il, « la facilité de [la] démonstration » (Stampf, 1891a). Bien sûr, le choix d’un roman d’adultère n’est pas anodin. Après ces quelques préliminaires, les recommandations de lecture commencent vraiment et s’étalent sur les quatre sections suivantes. Citées ici in extenso, elles couvrent l’équivalent des trois-quarts de la page3 :
vi. – a qui est ce volume ?
À vous. Commencez donc par y mettre de votre personne.
Sur une feuille de papier à lettre ayant la dimension de l’ouvrage et portant votre chiffre, écrivez en toute franchise – et pour vous seule, si vous aimez le mystère, – ce que vous pensez de Madame Bovary.
Lacez en tête du livre ce grimoire intime, parfumé de votre odeur de l’année.
Une amie qui, comme vous, sait par cœur ce poème de l’adultère, vous a-t-elle en un billet spirituel conté ses impressions ? Joignez par un de vos cheveux – vous en avez tant ! – cette lettre à la vôtre.
vii. – les accessoires.
Entre le frontispice et la préface, mettez – c’est indiqué – le portrait de l’auteur à la date où l’ouvrage a été publié.
Page 9, il est parlé de l’Angelus. Ici une reproduction du tableau de Millet, bien que le motif soit passé à l’état de scie. Dans une dizaine d’années, il redeviendra sympathique.
Avez-vous une amie qui ressemble à Emma ? Vite, sa photographie entre les pages 28 et 29. (Le volume que j’emploie pour ce petit travail est celui de l’édition définitive.)
La sévère tête d’Hippocrate contre la page 42.
Entre les pages 46 et 47, la scène de Paul et Virginie dont a rêvé Emma.
Entre les feuilles suivantes le portrait de Marie Stuart, – son culte !
Contre la page 50, reproduite par vous sur du joli papier bleu de ciel, la romance que vous chantiez quand vous étiez toute fillette, celle où il y avait « de petits anges aux ailes d’or ».
Savez-vous dessiner ? Faites courir une levrette ou voler un papillon sur la page 59.
Si vous aimez bien, – mais là, bien, très bien, tout à fait bien – votre mari, invitez-le à mettre un baiser d’abord sur votre épaule, ensuite au premier tiers de la page 67. Peut-être un jour vous plaira-t-il de l’y rechercher, quoique cela paraisse invraisemblable. Mais le divorce a tant de surprises !
Une tige de myosotis entre les pages 68 et 69.
Une gravure de modes contre la page 87.
Et plus loin une vue de Rouen prise dans l’œuvre de Jules Adeline, une fleur d’oranger, une copie de la Sainte-Famille, la figure de Béranger.
Un petit amour pour faire face à la page 146.
Je vais être indiscret. Vous aussi, rêvez-vous d’un Léon ? Son portrait à l’endroit où Emma n’en est encore qu’à la tentation.
Encadrez de deuil la page 167.
Préférez-vous Rodolphe ? Il y a bien toujours au moins une lectrice qui a un Rodolphe dans sa vie… Son portrait, pauvre chère madame, contre la page 211.
Si nous encadrions de jaune les pages 222 et suivantes ?
Un sachet parfumé entre les pages 256 et 257.
Etc., etc. Car il y a des heures où je vois bien que je ne suis qu’un homme ; je n’ai donc pas tant d’imagination que vous.
On n’a pas idée de tous les accessoires que vous trouverez l’occasion d’ajouter.
Et pour bouquet final, un autographe de l’auteur.
Naturellement vous n’enverrez pas un tel livre au relieur. Vous tapisserez vous-même une couverture, sur laquelle vous broderez de vos fines mains le nom de Flaubert en une couleur, le titre du livre en une deuxième.
viii. – un autre auteur.
J’ai pris Flaubert parce qu’il était sous ma main. Excusez-moi. Vous l’exécrez peut-être, ce qui est pourtant douteux. Pour faire ce joli livre, choisissez l’auteur… qui est dans votre cœur.
Et, la mignonne besogne terminée, ne serez-vous pas fière de posséder un tel ouvrage, qui sera bien unique, et que vos amies vous envieront ?
– Vois, ma chère !
– Oh ! que c’est délicat, et amusant, et instructif !… Montre le portrait !… Quelle singulière écriture !…
ix. – variations.
Un bibliophile de mes amis procède d’autre sorte. Il s’entend avec les éditeurs. On lui tire de certains ouvrages un exemplaire sur grand papier de Hollande.
Il fait couvrir de dessins ou d’aquarelles tous les blancs par Félix Régamey, par Henry Somm, par Merwart, etc.
De pareils livres, – bien reliés, ceux-ci, – sont très beaux.
Vous pouvez également, chère madame, si vous connaissez un auteur, lui envoyer du papier à votre goût et le prier d’écrire dessus, et pour vous, le roman qu’il est en train de rêver. Barbey d’Aurevilly a fait ainsi pour une amie un livre merveilleux.
Bref, je me fie à vous pour les variations. Il en est d’innombrables.
Tel livre contiendra au moins une page manuscrite.
Tel autre la clef de l’ouvrage.
À celui-ci seront joints les articles, les caricatures dont il aura été l’objet.
Entre les pages de celui-là, vous mettrez des feuillets blancs ou bleus, ou roses, sur lesquels vous-même et vos amies écrirez vos appréciations.
Bref, vous vous ferez la collaboratrice principale de chacun de vos livres.
Quand vous en aurez dix, ce sera délicieux. Quand vous aurez cent, vous aurez vraiment une petite fortune ! Vous aurez surtout à votre disposition éternelle une collection charmante et variée qui donnera à vos five o’ clock une saveur très originale.
Et je jure que vous me remercierez. (Stampf, 1891a, p. 23)
5L’article s’achève sur ces mots.
Relire Madame Bovary
6Tout au long de ces lignes, Stampf propose à la lectrice un parcours productif du roman de Flaubert, parcours qui consiste, pour l’essentiel, à enrichir le roman d’images, d’objets ou d’autres textes. Ces enrichissements s’appuient sur des renvois précis à la lettre du roman. Ils développent un mot ou une expression de Flaubert, pour l’illustrer, l’éclaircir, lui donner corps. Au début de la section vii, par exemple, Stampf recommande d’insérer une reproduction de L’Angelus de Millet en page 9 du roman4. À cette page, on trouve une mention de l’heure de la prière qui donne son nom au célèbre tableau (Flaubert, [1857] 1986, p. 66). Section vii toujours, début de la deuxième colonne, Stampf fait intervenir le mari de la lectrice : « invitez-le à mettre un baiser d’abord sur votre épaule, ensuite au premier tiers de la page 67 ». Au premier tiers de la page 67, dans Madame Bovary, on trouve l’action suivante : « Charles vint […] embrasser [Emma] à l’épaule » (p. 110). Plus loin, Stampf invite à glisser une « copie de la Sainte-Famille » entre les pages du roman : au mot près, il reprend la description de l’intérieur d’une église par Flaubert, dans laquelle « une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de l’intérieur, dominant le maître-autel entre quatre chandeliers, termine au fond la perspective » (p. 135).
7Il arrive aussi que le renvoi au texte soit plus allusif, comme lorsque Stampf recommande d’« [e]ncadre[r] de deuil la page 167 ». Le passage correspond au départ de Léon à Paris, et au récit de la tristesse d’Emma. Plus loin, c’est « de jaune » qu’il faut encadrer « les pages 222 et suivantes », l’un des passages évoquant les amours d’Emma avec Rodolphe :
Les rideaux jaunes, le long des fenêtres laissaient passer doucement une lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en clignant des yeux, tandis que les gouttes de rosée suspendues à ses bandeaux faisaient comme une auréole de topazes tout autour de sa figure. Rodolphe, en riant, l’attirait à lui et il la prenait sur son cœur (Flaubert, [1857] 1986, p. 231).
8Cette fois-ci, la suggestion s’appuie sur un détail du texte, isolé de manière à en renforcer la valeur symbolique – le jaune étant, depuis le Moyen-Âge, la couleur du mensonge et de la trahison. La « tige de myosotis » que la lectrice doit glisser « entre les pages 68 et 69 » résonne également avec un détail du texte de Flaubert. Cette tige se retrouve dans les « chevelures » des femmes restées assises dans la scène du bal, « bien collées sur les fronts et tordues à la nuque, [qui] avaient, en couronnes, en grappes ou en rameaux, des myosotis, du jasmin, des fleurs de grenadier, des épis ou des bluets » (Flaubert, [1857] 1986, p. 110). Dans le langage des fleurs, le myosotis est le symbole de la fidélité. Est-ce la raison qui porte Stampf à s’y intéresser plutôt qu’au jasmin ou aux bluets ? Cela donnerait sens au fait que ces femmes ne dansent pas. Mais, le plus souvent, il est difficile de comprendre pourquoi tel détail est extrait du texte. Pourquoi, par exemple, insérer « [u]n sachet parfumé entre les pages 256 et 257 », dans un passage qui décrit les soins d’Emma pour elle-même ? « C’était pour [Rodolphe] qu’elle se limait les ongles avec un soin de ciseleur, et qu’il n’y avait jamais assez de cold-cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs » (Flaubert, [1857] 1986, p. 255). Le « sachet parfumé » fait certainement écho au « patchouli dans les mouchoirs », mais, parmi ces accessoires, pourquoi pas la cold-cream ou la lime à ongle ? Et pourquoi pas, présente dans la même page du roman, une mèche de cheveux pour évoquer la boucle que ceux de Rodolphe forment sur son « front hâlé » ? Ou bien quelque bijou qui ferait écho à la mention « de[s] bracelets, de[s] bagues, de[s] colliers » ?
9Cet arbitraire a son importance, non pas seulement parce qu’il résonne avec une préciosité fin-de-siècle, mais parce qu’il touche au cœur du fonctionnement de la chronique : les enrichissements proposés par Stampf, s’ils font ressortir une thématique générale du roman (l’histoire d’une femme adultère), tendent surtout à défaire l’intrigue au profit de quelques détails saillants, fétichisés. Stampf veut favoriser une lecture de rencontre avec le roman, multipliant les parallèles avec la vie de la lectrice. Quand il invite à reproduire « sur du joli papier bleu de ciel, la romance que vous chantiez quand vous étiez toute fillette » (section vii), la reprise des mots de Flaubert est toujours aussi littérale : dans le passage indiqué, Flaubert décrit les « romances » que chantait Emma « [à] la classe de musique » (Flaubert, [1857] 1986, p. 97). Cependant, le détail sollicité l’est ici pour l’appropriation subjective que la lectrice peut en faire. Le baiser du mari favorise également cette porosité, de même que les allusions légères au Léon de la lectrice ou celles à son Rodolphe5. On comprend alors que la relation que Stampf entretient au texte et à laquelle il invite la lectrice est une lecture de bifurcation. Ce n’est pas le roman qui, par sa narration, par son style, par ses éléments de rhétorique doit scander les temps d’arrêt du récit. Il incombe au chroniqueur d’abord, à la lectrice ensuite, de faire ressortir du roman quelques détails qui la valoriseront dans sa coterie. Quitte à faire disparaître du roman l’ironie évidente de certains passages, ou à imaginer dans le personnage d’Emma le double étonnant de la femme distinguée. Mais Emma Bovary ne fait plus peur. Le pouvoir qu’elle a en tant que personnage ne tient plus dans la lettre du texte, mais dans la capacité d’une lectrice potentielle à en déplacer le sens.
Théorie de l’agentivité
10Ce renversement demande un temps d’analyse théorique. La rhétorique est fondée sur le principe que le pouvoir d’un énoncé – ce que l’on peut comprendre, temporairement, comme sa capacité à susciter une réaction (émotive, esthétique, intellectuelle, etc.) – tient dans la force propre de son agencement. Parce que la disposition du discours est telle, l’énoncé agirait sur son destinataire. L’efficace d’un énoncé (à définir, bien sûr, selon les objectifs discursifs) repose, dès lors, sur une poétique : l’orateur ou l’apprenti-orateur doit apprendre à faire pour produire un effet. Mais cette représentation rhétorique ne tient pas compte du fait que le pouvoir d’un énoncé repose aussi sur une médiatisation, que ce soit celle du livre dont l’édition peut en moduler l’intensité (à la baisse, par exemple, lorsqu’un texte provocateur est canonisé dans une collection spécialisée dans l’édition de classiques) ou celle du lecteur, dont les affinités avec le texte supposent des réactions plus ou moins fortes.
11L’anthropologue Alfred Gell propose dans un ouvrage posthume, Art and agency (1998), une réflexion systématique sur l’agentivité6 de l’art, en conjuguant des approches pragmatiques, sociologiques et anthropologiques. L’agentivité pourrait se définir autant par la capacité de l’art à agir sur un récepteur qu’à celle de faire accomplir une action à ce dernier. L’émotion esthétique, par exemple, pourrait être l’une de ces actions accomplies, mais parce que le travail de Gell repose d’abord sur des sources anthropologiques, les actions qu’il aborde renvoient à des problématiques moins liées à l’art occidental : ce sera l’adoration vouée à une statue, la crainte de se voir représenté dans une poupée qu’un ennemi pourrait manipuler à son désavantage ou la certitude qu’un chant ou qu’une amulette rendra la chasse fertile. L’agentivité réside ici dans la possibilité7 attribuée à un artefact d’exercer une influence, et cette possibilité tient tout entière au fait qu’entre le récepteur et l’objet d’art une relation s’est nouée qui rend plausible une action à venir. Gell s’efforce de reconstruire les conditions de l’agentivité, en faisant remarquer, notamment, que dans une relation de réception, l’objet d’art n’est pas toujours agent, et le récepteur, pas toujours patient. En fait, l’objet d’art est au centre d’un réseau de quatre actants, l’artiste ou l’artisan (celui qui confectionne l’objet), le destinataire (celui qui le reçoit), l’indice (la matière dont est faite l’objet, de la terre, une toile, etc.) et le prototype (ce à quoi renvoie l’objet dans le monde, réel ou imaginaire). Et chacun de ces actants peut être l’agent d’une relation agentive, c’est-à-dire peut être à l’origine d’une action exercée sur l’un des actants.
12Dans une représentation canonique de l’art, l’artiste est l’agent à l’origine d’une chaîne d’action reliant ensemble indice et prototype jusqu’au destinataire. Mais il arrive également que le destinataire se trouve être le véritable agent de l’œuvre, lorsque celui-ci est mécène ou client d’une commande. Dans les premiers chapitres de L’Œil du Quattrocento ([1972] 2020), l’historien de l’art Michael Baxandall montre ainsi que l’impression favorable laissée par de nombreux tableaux de la Renaissance tient au type de couleurs utilisées par le peintre. Or, le plus souvent celui-ci est tenu à leur usage par un contrat passé avec son client : les couleurs les plus recherchées étant les plus chères, le client et le peintre négocient en amont la matière première. De sorte que, dans un tableau où s’étale effrontément un bleu azur, c’est le destinataire premier – le client – qui est responsable de l’effet produit. L’indice également peut être l’agent premier de l’œuvre, lorsque, par exemple, les dimensions d’un bloc de marbre s’imposent au sculpteur. Le prototype, enfin, est très souvent l’agent de l’œuvre. Pour Gell, ce cas de figure est illustré, de façon archétypale, par l’art réaliste, dont l’agentivité repose en premier lieu sur la nature de l’objet représenté : le choix du sujet, quel que soit son traitement par l’artiste, serait susceptible d’exercer des réactions d’adhésion ou de rejet. Dans ce cas de figure, l’agentivité n’est pas seulement un effet de réception (le plaisir ou le déplaisir de lecture, par exemple), c’est l’ensemble des actions que l’on imagine possiblement causées par l’agent.
13À propos de Madame Bovary, on peut se figurer l’une de ces actions à partir du réquisitoire célèbre prononcé lors du procès de 1857 – que je comparerai ensuite à la chronique de Stampf. Dans sa péroraison, le substitut du procureur Ernest Pinard résume l’inquiétude que lui cause la publication du roman de Flaubert :
Je dis, messieurs, que des détails lascifs ne peuvent pas être couverts par une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables, décrire toutes les turpitudes d’une femme publique, en la faisant mourir sur un grabat à l’hôpital. Il serait permis d’étudier et de montrer toutes ses poses lascives ! Ce serait aller contre toutes les règles du bon sens. Ce serait placer le poison à la portée de tous et le remède à la portée d’un bien petit nombre ; s’il y avait remède. Qui est-ce qui lit le roman de M. Flaubert ? Sont-ce des hommes qui s’occupent d’économie politique et sociale ? Non ! les pages légères de Madame Bovary tombent en des mains plus légères, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariées. Eh bien ! lorsque l’imagination aura été séduite, lorsque cette séduction sera descendue jusqu’au cœur, lorsque le cœur aura parlé aux sens, est-ce que vous croyez qu’un raisonnement bien froid sera bien fort contre cette séduction des sens et du sentiment ? Et puis, il ne faut pas que l’homme se drape trop dans sa force et sa vertu, l’homme porte les instincts d’en bas et les idées d’en haut, et chez tous la vertu n’est que la conséquence d’un effort, bien souvent pénible. Les peintures lascives ont généralement plus d’influence que les froids raisonnements (Pinard, [1857] 1986, p. 458, je souligne).
14La démonstration du substitut est simple. Le roman de Flaubert est dangereux parce qu’il est susceptible de séduire les lecteurs dont la moralité n’est pas bien affermie. Les lectrices, en particulier, doivent s’inquiéter car leur vertu, sous-entend Pinard, est plus fragile, les femmes étant plus faciles à impressionner. La puissance prêtée au roman, son agentivité, tient donc dans sa capacité à affaiblir la vertu, à tenter ses lecteurs, pour employer un vocable chrétien. Cette agentivité, cependant, n’a pas Flaubert pour agent. Flaubert, bien sûr, reste l’artiste, celui qui écrit le texte, mais le pouvoir du roman tient d’abord, au choix du sujet, au prototype devenu l’agent de la relation agentive. Comme le dit Pinard au début de la citation, on ne peut pas représenter une orgie sous prétexte que ses participants finiront mal. La représentation d’une orgie sera toujours susceptible d’affaiblir la vertu des lectrices. Pinard croit par ailleurs reconnaître une circonstance aggravante à la culpabilité de Flaubert : le romancier, en effet, ne se contente pas de choisir un sujet inapproprié, il le traite avec un style remarquable, propre à renforcer la séduction. Aux yeux de Pinard, la puissance de Madame Bovary s’expliquerait donc par son indice et son prototype tout à la fois.
15Trente-quatre ans plus tard, dans la chronique de Stampf, les choses ont changé. Le thème de l’adultère n’est pas nouveau dans La Vie parisienne, où l’on en a lu des variations plus grivoises. Il y a là, bien sûr, un fait d’histoire des sensibilités : le moralisme impérial n’est pas le moralisme républicain. La République a fait voter une loi autorisant le divorce et la presse a acquis une grande liberté. Le roman d’adultères d’un romancier devenu la référence de l’avant-garde n’a plus la même odeur de soufre. L’adultère, sous la plume de Stampf, est un sujet de plaisanterie (« Mais le divorce a tant de surprises ! », écrit-il au début de la deuxième colonne). Dès lors, la puissance que peut acquérir le roman, son agentivité, s’est déplacée. Elle ne tient plus au prototype ni à l’indice, devenus secondaires, mais au travail d’enrichissement matériel du livre. Ainsi, dans la section viii, la réaction de l’amie qui envie le livre enrichi : « – Oh ! que c’est délicat, et amusant, et instructif !… Montre le portrait !… Quelle singulière écriture !… ». Le texte de Flaubert s’efface ainsi au profit de l’objet matériel qu’est le livre et du raffinement avec lequel la lectrice peut l’avoir enrichi. L’agentivité consiste ici dans la réaction d’admiration. Mais à condition de voir ce que cette réaction suppose de sacralisation de l’objet, devenu, d’une façon presque magique, une puissance de fascination. Or, si l’on reprend les catégories de Gell, dans ce cas de figure, l’agent de cette sacralisation n’est pas l’artiste, puisque Flaubert n’est pas responsable du livre en tant qu’objet ; ce ne sont pas non plus l’indice ni le prototype, puisque le style et le sujet du livre ne sont pas évoqués ; c’est tout simplement le destinataire qui, médiatisant l’accès au livre par son travail d’enrichissement matériel, est devenu l’origine du pouvoir agentif. Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu’il est responsable du texte : mais il est devenu un acteur majeur, sinon l’acteur principal, dans la chaîne de médiatisation agentive du roman.
Collection masculine, collection féminine
16Inévitablement, cette conclusion suscite quelques questions. Que signifie que la lectrice puisse être l’agent d’un roman qu’elle n’a pas écrit ? Est-ce qu’il a seulement existé des lectrices qui ont suivi le protocole de Stampf ? Ne peut-on pas s’en tenir à une lecture ironique de la chronique ? Le ton de l’article de Stampf, assurément, est enjoué, spirituel ; de même que la moquerie dirigée contre les collectionneurs et collectionneuses – la collection, rappelons-le, est l’un des thèmes majeurs de ses contributions à La Vie parisienne – est monnaie courante dans la presse de la fin du siècle. Mais qu’il soit ou non ironique, le discours de Stampf sur la collection renvoie à des changements profonds dans l’appréhension des livres et dans la culture matérielle fin-de-siècle qui permettent de comprendre le rôle agentif de la lectrice.
17Il faut rappeler ici, en quelques lignes, la transformation radicale du lectorat dans l’économie et la circulation des livres depuis la fin du xviiie. L’événement fondateur est celui que les historiens allemands ont nommé la « révolution de la lecture », c’est-à-dire la transition entre un système marqué par un nombre réduit de lecteurs et une faible circulation des livres à un système qui connaît une croissance rapide et du nombre de lecteurs et du nombre de livres. Le premier système – historiquement s’entend – est celui qu’on nomme d’ordinaire de lecture intensive : les livres sont lus et relus intensément, avec respect, dans un cadre souvent collectif. Le second système encourage à la lecture extensive, soit à la lecture rapide et unique, toujours individuelle. Roger Chartier a montré que cette hypothèse était trop schématique, l’imperfection des méthodes utilisées pour décompter les lecteurs d’Ancien Régime ayant conduit à en sous-estimer le nombre. Chartier ajoute qu’il a existé de nombreux livres au statut intermédiaire, comme les almanachs ou les nouvelles à la main, qui mêlent les caractéristiques des deux types de lecture. L’historien suggère plutôt que la distinction entre ces deux pratiques agit surtout, à partir de 1750, comme « l’indice d’une différenciation culturelle à l’intérieur d’une même société » (Chartier, [1985] 2003, p. 95). La multiplication de l’offre de livres et l’accroissement du nombre de lecteurs a favorisé l’émergence de formes de distinction liées aux manières de lire.
18En 1891, lorsque paraît la chronique de Stampf, il est certain que cette logique de distinction joue à plein. Les lois sur l’école ont accéléré l’alphabétisation et celles sur les libertés de la presse ont facilité le développement de l’imprimé, dont le coût a considérablement baissé tout au long du siècle. L’imprimé est entré dans l’ère de la médiatisation de masse. Si la librairie profite de ce développement, elle subit aussi l’ascension extraordinaire de la presse qui devient le symbole de la lecture extensive : lecture de consommation, rapide et quotidienne, y compris lorsque le journal accueille contes, nouvelles ou romans. La massification de l’imprimé va de pair avec le sentiment, souvent exprimé au xixe, d’un pouvoir perdu de l’écrit. Tout au long du siècle, de nombreux acteurs de la vie littéraire, écrivains, libraires, critiques, professeurs, ne cessent de critiquer les nouveaux lecteurs et leurs façons de lire et s’efforcent de trouver des lires différenciants, que ce soit dans l’émergence de nouveaux modèles de lecture ou dans le renouvellement des formes de diffusion des livres.
19Au sein de la culture marchande, les moyens de se distinguer porteront moins sur les manières de lire le texte que sur l’usage que l’on fait du livre dans sa matérialité. La mise sur le marché de beaux livres ou d’éditions augmentées constituent l’une de ces stratégies de distinction – pensons par exemple au keepsake, ce livre illustré que l’on offrait en toutes occasions à l’époque romantique. Mais le marché de l’illustration à la fin du xixe siècle est au moins aussi saturé que celui de la presse. Comme le montre Évanghelia Stead, les techniques de reproduction de l’image se sont améliorées de façon significative et les illustrateurs sont de plus en plus nombreux. L’époque connaîtrait une « propagation des images à des extrêmes jamais connus auparavant, peut-être même jamais dépassés dans l’histoire de l’imprimé » (Stead, 2012, p. 45). Dès lors, comment valoriser un livre d’images sans tomber dans la vulgarité du livre de commerce ? C’est là où le rôle agentif de la lectrice intervient. En choisissant ses illustrations, en remplaçant le travail du libraire, elle est à l’origine d’une valeur nouvelle attribuée au volume. Il faut bien voir en effet que le travail d’enrichissement proposé par Stampf n’a rien à voir avec la collection savante et ses « taxinomies héritées de l’encyclopédisme » (Pety, 2010, p. 19). C’est une collection qui, pour reprendre les mots de Dominique Pety, met au centre le collectionneur lui-même, « l’esthète, qui préfère la section à la recension exhaustive, et la liberté d’une composition artistique à la fixité de la classification préétablie » (Pety, 2010, p. 19). La réussite de la collection repose alors sur la capacité à choisir plutôt qu’à recenser, à distinguer plutôt qu’à rassembler. Voilà pourquoi, au fil de la chronique de Stampf, la lectrice apparaît comme une femme de choix – une femme qui parfume son ouvrage « de [son] odeur de l’année », qui « choisi[t] l’auteur… qui est dans [son] cœur » ou qui décide de quel couleur, « blancs ou bleus, ou roses » seront les « feuillets » intercalés entre les pages du livre (Stampf, 1891a). Le geste collectionneur prend, dès lors, une coloration précieuse. À l’instar d’Octave Uzanne, dont Marine Le Bail montre qu’à la fin du siècle, il est le promoteur d’un « [l]ivre-bijou, livre féminisé et bibelotisé » (Le Bail, 2021, p. 318), la lectrice accessoirise le roman, pour reprendre un mot présent deux fois dans la chronique. Cette intuition est déjà celle de Clara Sadoun-Édouard qui écrit que, dans La Vie parisienne, « le roman […] est mis en scène comme un accessoire » (Sadoun-Édouard, 2018, p. 306).
20Cependant, le mot-clef de la citation de Marine Le Bail est l’adjectif « féminisé ». Si la chronique de Stampf met en scène une lectrice, son rapprochement, même lointain, avec Uzanne, inscrit sa féminité dans une axiologie propre aux constructions sociales du genre. « Féminisé », car la lectrice représente moins toute lectrice, ou toute lectrice versée dans les élégances, qu’un rapport féminin au livre qui n’a pas été sans séduire la génération fin-de-siècle. Comparer la chronique de Stampf à d’autres discours bibliophiles est éclairant. Albert Cim, par exemple, publie en 1902 un livre au titre exemplaire, Une bibliothèque : l’art d’acheter les livres, de les classer, de les conserver et de s’en servir. Si l’on suit le raisonnement de Marc Angenot dans son étude citée au début de cet article, la neutralité énonciative du discours, le fait que Cim ne s’adresse pas à une catégorie de lecteurs particuliers, fait de son discours un discours masculin. Comme Stampf, Cim file la métaphore amicale. Les livres, écrit-il, sont nos « collaborateurs », nos « compagnons ») et il convient « de les traiter en camarades et confidents » (Cim, 1902, p. 374 et 377). Pour ce faire, il recommande de les fréquenter assidûment, mais sans la fantaisie matérialiste de Stampf. Tout au plus s’agit-il de les annoter, de les nourrir en y marquant nos pensées. Cim, en cela, s’oppose aux bibliophiles qui, sacralisant le livre, refusent l’annotation.
21Entre Cim et Stampf, on voit se dessiner deux formes distinctes d’appropriation du livre, qui correspondent, bien sûr, à des sociologies différentes : d’un côté, une forme féminisée, marquée par l’enrichissement matériel du volume (illustrations, objets, documents signés, etc.) ; de l’autre, une forme neutre, caractérisée par l’enrichissement spirituel (annotation marginale). La différence fondamentale entre le régime masculin et le régime féminin est que l’un est logocentré et que l’autre non. Le régime féminin est matérialiste et ne repose pas sur le primat du texte. La lectrice, en revanche, agit indirectement sur lui, en en modifiant le support, en lui donnant une valeur nouvelle : elle a le pouvoir de le mettre à la mode, de le rendre désirable.
*
22Dès lors, qu’elle soit ou non ironique, qu’elle singe une pratique attestée ou qu’elle l’encourage, la chronique de Stampf donne à voir l’un des aspects de la vie culturelle du xixe siècle. La revue La Vie parisienne est structurellement attachée aux nouveaux modes de consommation. Elle promeut ce qu’on peut appeler une consommation distinguée. Clara Sadoun-Édouard le dit avec clarté : La Vie parisienne est liée à « l’émergence de ce que Thorstein Veblen appelle “la classe de loisirs” », et plus précisément « à l’émergence d’une nouvelle élite sociale » (2012, §31). Les invites de Stampf à constituer une collection sanctionnent ainsi l’entrée du livre dans la culture matérielle bourgeoise, c’est-à-dire dans un monde où le livre peut être un objet de distinction. C’est ainsi d’ailleurs que doit se comprendre le rôle agentif prêté à la lectrice dans le discours de Stampf : c’est un monde où le lecteur, en l’occurrence la lectrice, a le pouvoir de dicter des modes et de donner de la valeur à un livre qu’elle n’a pas écrit. L’un des enjeux de cette chronique est ainsi d’observer comment, dans cette culture particulière, le texte trouve son pouvoir d’agir dans son incarnation matérielle.
23Le ton parternaliste de Stampf prend alors toute son importance, car il met en scène, dans son caractère prescriptif, le relais d’agentivité. Dans les catégories de Gell, Stampf peut apparaître comme un type particulier de destinataire dont le rôle est de médiatiser le parcours du livre. Bien sûr, toute lecture est toujours médiatisée. En revanche, que cette médiatisation soit « externalisée » dans la figure d’un prescripteur qui agit au sein de la culture matérielle est plus inhabituel. Stampf joue ainsi le rôle de l’influenceur moderne, qui dicte les usages. L’agentivité de Madame Bovary dans la chronique de Stampf font jouer à deux destinataires un rôle majeur. Stampf, chroniqueur, prescrit les façons de faire ; la lectrice (à supposer qu’elle ne soit pas qu’un avatar parodique, mais dans ce cas, elle est l’image, malgré tout, d’une pratique existante) doit décider quels livres elle mettra en valeur. Dans cette configuration, l’agentivité tient ainsi à la manière dont la lectrice devient une collaboratrice possible du texte. Le substitut Pinard, mais on ne lui reprochera pas d’avoir tenu ce discours dans un tribunal, pense que le livre agit parce qu’il est intrinsèquement séduisant. L’article de Stampf offre un éclairage différent. Le texte, pour le chroniqueur, n’est pas commenté pour sa puissance propre. Cette puissance, il l’obtient par une relation de compagnonnage, que le titre de la chronique souligne avec force. Ce paradigme relationnel demande à repenser le pouvoir du livre en évacuant le schéma mécanique d’une action produisant une réaction. Dans le livre, au contraire, l’action tient à une collaboration : le lecteur, la lectrice, frappés par un détail, le détachent, se l’approprient, pour lui donner un pouvoir nouveau dont ils sont, eux-mêmes, les prescripteurs.