Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Comment vivre
Fabula-LhT n° 29
Manuels et modes d'emploi : comment la littérature dispose à l'action
Lionel Piettre

Comment devenir « escors et preux », des sphincters aux oreilles : l’intelligence pratique chez Rabelais

How to be “escors et preux”, from sphincters to ears: practical intelligence in Rabelais’ writings

Ars honeste pettandi in societate per M. Ortuinum.
[…]
Stratagemata Francarchieri de Baignolet.
Franctopinus de re militari cum figuris Tevoti.
(Pantagruel, vii, p. 51‑53)1

1Le lien entre la littérature et l’action ne peut être appréhendé qu’à la condition de faire un pas de côté pour les textes antérieurs à la constitution de la littérature comme « champ » reconnu et identifié comme tel2. Car il est d’autant plus contestable de parler de « littérature du xvie siècle » (en dehors des usages institutionnels de cette expression) que, pour la Renaissance, le domaine des « bonnes lettres » ou bonae litterae (expressions moins anachroniques que celle de littérature) semble fortement lié à l’action : hostile à la dichotomie médiévale entre clergie et chevalerie, hommes de lettres et hommes d’action, la culture humaniste s’est affirmée comme une discipline des corps et des esprits nécessaire à la vie active3. Certes, on peut aussi considérer que « la porosité générale du champ des “Belles lettres” » (Guerrier, 2020, § 6), à la Renaissance, est telle que c’est dans le jeu même qu’elles instaurent avec les textes normatifs qu’elles constituent leur spécificité : « les textes peuvent alors être conçus comme “littéraires” dans la mesure où ils recyclent les divers matériaux du savoir eux‑mêmes, les intègrent à leur univers, les détournent de leurs fonctions premières » (Guerrier, 2020, § 6). Mais le jeu ne signifie pas toujours une attitude ironique ou distante vis‑à‑vis de ces savoirs. L’utilisation de l’expression belles‑lettres pour traduire bonae litterae fait d’ailleurs courir le risque d’« appauvrir la notion, en renvoyant à la seule littérature, et donc à son éventuelle gratuité » (Le Gall, 2018, p. 103) ; tout au contraire, donc, de la vision de Guillaume Budé qui associait « toutes disciplines desquelles les bonnes lettres font profession, faisans ung cercle des ars libéraulx et sciences politicques, ayans connexité et cohérence de doctrine qui ne se doibt, ne peult bonnement separer par estude » (Budé [s.d.], 1965, p. 96).

2Pour illustrer ce lien entre lettres et action, je tenterai de montrer comment les romans de la geste pantagruéline peuvent se lire comme des romans de conseil, au sens que la Renaissance accordait à ce mot : conseiller, c’est inviter l’autre (ici le lecteur) à délibérer en vue d’agir4. On sait que Rabelais a fait précéder chacun de ses romans d’un prologue qui en suggère les modalités d’interprétation, soit une lecture active, car « [l]a sociabilité rabelaisienne instaure un dialogue où le lecteur trouve sa voix », et par conséquent « lire Rabelais, lire selon le mode d’emploi, c’est se situer dans une communication sociale » (Demerson, 1988, p. 405)5. Dès l’ouverture du Gargantua, Rabelais (sous le masque d’Alcofrybas), nous pressant de « sugcer la substantificque mouelle » du livre, prévient :

C’est à dire : ce que j’entends par ces symboles Pythagoricques avecques espoir certain d’estre faictz escors et preux à ladicte lecture. Car en icelle bien aultre goust trouverez, et doctrine plus absconce, laquelle vous revelera de treshaultz sacremens et mysteres horrificques, tant en ce que concerne nostre religion, que aussi l’estat politicq et vie oeconomicque (G, Prologue, p. 271).

3S’il est clair que Rabelais pense aux trois domaines (éthique, économique, politique) de la philosophie pratique classique6, il faut ajouter que les adjectifs escors et preux ne renvoient pas tant à la sagesse qu’à la conduite : escort évoque l’habileté (parfois en mauvaise part)7 quand preux évoque la bravoure chevaleresque et, plus largement, la bonne conduite (sans ambiguïté cette fois)8. Les deux termes ont souvent partie liée avec la guerre ou du moins avec les grandes affaires, où il convient, à la Renaissance, de se montrer bon mesnager de sa propre âme, de sa famille et de l’État, selon une conception de la prudence alors largement partagée, héritée d’Aristote9. Rappelons que celui-ci définissait la prudence (phronèsis, ou prudentia dans la tradition thomiste) comme « une disposition, accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain » (Aristote, 1990, p. 285 [vi, 5, 1140b]). C’est donc bien dans ce domaine de l’action que Rabelais veut éduquer ses lecteurs, à une nuance près : là où preux renvoie à la dimension morale de la prudence, escort est associé à l’idée – plus ambivalente – de ruse.

4Courons le risque de prendre un moment le rieur au sérieux, en considérant qu’une telle dimension prescriptive déborde les seuils des Livres pantagruéliques10 pour irriguer l’ensemble du contenu romanesque. Dans le Pantagruel, le fameux catalogue de la librairie de Saint‑Victor fourmille de titres qui, tout facétieux qu’ils soient, font écho à la valeur prescriptive même des romans de Rabelais ; ainsi les trois titres cités plus haut en exergue évoquent pour l’un « l’art de péter » (Ars pettandi), pour les deux autres l’art de la guerre (Stratagemata, De Re militari). Étranges discours techniques en vérité, qui semblent bien éloignés de l’image d’Épinal d’un humanisme contemplatif. Ils sont pourtant représentatifs, pour le premier, d’un discours à la fois philosophique et médical, et, pour les seconds, de l’humanisme militaire – témoignages discrets mais réels d’une véritable pensée « cynique » caractérisée par « le refus […] de tout le savoir qui ne débouche pas sur la vie pratique » (Clément, 2005, p. 143). Je me propose d’examiner les fragments prescriptifs présents dans l’œuvre de Rabelais pour tenter de comprendre ou du moins mieux appréhender comment la fiction invite ses lecteurs et lectrices à penser pour agir. Il s’agit de former – non pas à la manière abruptement prescriptive d’un mode d’emploi, mais par les tours et détours de la polyphonie romanesque, les masques comiques du narrateur et les mirages de la fiction – une intelligence pratique et, surtout, de montrer les voies à suivre pour cultiver une telle intelligence : d’abord, en suggérant que celle‑ci réside dans la bonne disposition du sujet ; ensuite, en montrant l’importance de la ruse (mètis), non pour vivre mais pour survivre et se tirer d’affaire in societate, dans un monde éminemment périlleux ; enfin, en tirant cette ruse du côté de la prudence (phronèsis), soit la ruse soumise à la morale.

De l’importance de la tempérance

5Des études récentes sur les lectures de Rabelais et sur sa considérable activité d’éditeur dessinent le portrait d’un homme attaché aux savoirs pratiques, au premier chef desquels figurent, bien sûr, la médecine et les arts qui lui sont indispensables, comme la diététique et la botanique11. L’érudition permet plus d’une allusion dans notre corpus romanesque : pensons, pour la diététique, aux prescriptions burlesques contenues dans le catalogue de Saint‑Victor et, pour la botanique, aux plantes ingérées ou étudiées par Gargantua au fil de son parcours éducatif, à la description du Pantagruélion qui termine le Tiers Livre ou au mystérieux « safran d’Hibernie » évoqué par Panurge et qui termine, quant à lui, le Quart Livre12. S’il s’agit à chaque fois d’une forme de ludisme de lettré (Rabelais nous divertit, au double sens d’amuser et de dérouter), ce ludisme même repose sur la conviction que la connaissance des lettres (en l’occurrence celle des traités médicaux et botaniques) conditionne une intelligence pratique.

6L’hellébore est ainsi utilisé dans Gargantua (xxiii, p. 381) pour débarrasser le sujet d’une éducation qui non seulement le bride mais surtout l’enchaîne à son tempérament flegmatique, au sens hippocratique du terme, soit la prédominance de l’humeur froide et humide :

[Gargantua] ne crioit que bien peu : mais il se conchioit à toutes heures : car il estoit merveilleusement phlegmaticque des fesses : tant de sa complexion naturelle : que de la disposition accidentale qui luy estoit advenue par trop humer [boire] de purée Septembrale [vin nouveau] (G, vii, p. 303).

7Et le bon géant de « baryton[er] du cul », « au seul son des pinthes et flaccons » (ibid.). Son intempérance est « naturelle », c’est‑à‑dire native : Gargantua naît un 3 février, sous le signe de saint Blaise de Sébaste, « saint du souffle et du pet » comme le souligne Nicolas Le Cadet (note à Giv, p. 1715), et sous une lune défavorable si l’on en croit l’un des Almanachs publiés par Rabelais, où la Saint‑Blaise suit la fête de la Purification, jour de « vent, froyd, brouillatz » (Al. 1535, p. 1596). Mais la « purée » de septembre, c’est‑à‑dire du vin nouveau ou du moût, ne fait qu’aggraver le cas du géant, car elle est contre‑indiquée aux naturels flegmatiques (Céard, 2019, p. 34‑35). La diète qui lui est ensuite imposée, une fois son éducation reprise en main par Ponocrates, est prétexte à une courte séquence prescriptive que rien n’autorise à prendre à la légère, et qui permet à Rabelais de s’engager dans le débat médical de son temps13 :

Notez icy que son disner estoit sobre et frugal, car tant seulement mangeoit pour refrener les haboys de l’estomach, mais le soupper estoit copieux et large. Car tant en prenoit que luy estoit besoing à soy entretenir et nourrir. Ce que est la vray diete prescripte par l’art de bonne et seure medicine, quoy q’un tas de badaulx [sots] medicins herselez [exercés] en l’officine des Sophistes conseillent le contraire (G, xxiii, p. 391).

8La diététique rabelaisienne ne saurait pourtant se réduire au seul régime alimentaire. Car cette discipline médicale étudiait alors, tout autant, « l’air, le boire et le manger, le sommeil et la veille, le mouvement et le repos, les évacuations et les passions de l’âme » (Céard, 2019, p. 33). En miroir, Picrochole est victime lui aussi d’une intempérance de nature (d’abord sujet à la colère, comme le suggère son nom, puis à la mélancolie) qui le conduit notamment à prendre des décisions précipitées et à s’y obstiner14 ; tandis que la discipline et le régime suivis par Gargantua lui permettent bientôt de devenir un prince prudent, capable d’écouter les bons conseils, mais aussi de prendre lui‑même ses décisions, au point de tenir à la fin du roman la place symbolique de son père Grandgousier15.

9Il ne s’agit pas seulement de la réalisation de sa destinée de prince. Car si Grandgousier apparaît comme un prince vertueux, qui cherche les moyens de garantir la paix, c’est à Gargantua qu’il revient d’agir et de remporter les batailles quand le temps des palabres est terminé (c’est‑à‑dire très vite, car Picrochole n’entend rien). En montrant son héros en vainqueur des guerres picrocholines, Rabelais signale la valeur de la jeunesse, plus prompte par nature et donc plus efficace dans l’urgence. Là encore, ce jugement passe par des détails corporels : cependant que son fils est « bien instant à l’estude de bonnes lettres et exercitations athletiques », Grandgousier, dans le calme de sa vieillesse, « se chauffe les couiles (sic) à un beau clair et grand feu » quand il apprend la nouvelle de la guerre (G, xxviii, p. 413).

10Quant au lecteur, il n’est pas en reste puisque Rabelais n’a de cesse de vanter les vertus médicales de ses ouvrages, qui peuvent se lire « à l’aise du corps, et au profit des reins » (G, Prologue, p. 273). S’il parodie, par le biais d’une voix narratoriale parfois ouvertement facétieuse (celle d’Alcofrybas, dans les deux premiers romans), le discours des bonimenteurs16, une telle parodie, par son insistance, met aussi en valeur la dimension pratique et très sérieuse de ses romans, qui certes ne peuvent s’utiliser en cataplasmes, mais qui mettent le lecteur dans une disposition enjouée favorisant l’intelligence du discours prescriptif.

11La disposition psycho‑physiologique est donc la condition même de la prudence, conformément à la leçon de l’Éthique à Nicomaque, selon laquelle l’attention du sujet à son propre corps et à ses troubles peut déstabiliser le jugement prudentiel :

[…] car le plaisir et la douleur ne détruisent pas et ne faussent pas tout jugement quel qu’il soit, par exemple le jugement que le triangle a ou n’a pas ses angles égaux à deux droits, mais seulement les jugements ayant trait à l’action (Aristote, 1990, p. 286 [vi, 5, 1140b]).

12Chez Rabelais, dépendent de cette disposition non seulement les relations du narrateur aux lecteurs, mais encore celles des personnages et leur place dans la fiction romanesque : Panurge, mélancolique lui aussi, est la proie d’une inquiétude constitutive qui le paralyse. Ne sachant s’il doit se marier ou non, il court d’oracle en oracle, dans le Tiers Livre, pour résoudre ce dilemme dont la solution, à ses yeux, devrait tenir à une certitude qu’il lui est pourtant impossible d’obtenir17. Car l’avenir de son mariage ne peut lui être connu, d’autant moins que ce mariage dépend d’un choix qu’il n’a pas encore fait. Croyant naïvement à la prédestination, il oublie le rôle qu’il doit jouer comme acteur de son propre destin pour collaborer à son salut avec la grâce de Dieu – selon une pensée proche de la théologie du synergisme formée par Mélanchthon18. Rabelais lui‑même affiche pour devise « agathè tukhè » ou « agathè tukhè sun theo »19 (« à la bonne fortune, avec Dieu ») ; car il faut « estre cooperateurs avecques luy », dit Épistémon dans le Quart Livre (xxiii, p. 1031)20.

13Dans ce dernier livre, Panurge apparaît plus encore comme un couard ; et là encore, l’absence de maîtrise de soi se traduit physiologiquement par l’absence de contrôle de ses sphincters. Le roman se clôt sur le mauvais tour que lui joue frère Jean, faisant donner la canonnade pour le plaisir de ridiculiser Panurge qui, à ce seul bruit, « par male paour se conchia » :

La vertu retentrice du nerf qui restrainct le muscle nommé Sphincter (c’est le trou du cul) estoit dissolue par la vehemence de paour qu’il avoit eu en ses phantasticques visions (QL, lxvii, p. 1221‑1223).

14J’ai montré ailleurs qu’un autre personnage incarne, à l’inverse de Panurge, la prescience tranquille du sujet bien disposé : il s’agit précisément de Guillaume Du Bellay, seigneur de Langey21, dont les derniers instants sont évoqués dans le Tiers et (à deux reprises) le Quart Livre22. Sans revenir en détail sur ces épisodes, je voudrais ici insister sur le fait que Langey, en l’occurrence, semble capable de voir clair dans le présent et d’appréhender le proche avenir non parce qu’il est bien portant mais, paradoxalement, parce qu’il est mourant. Rabelais le représente vaticinant, et ne fait aucunement mention de ses souffrances car son protecteur semble déjà recevoir par anticipation, dans son agonie, la part de félicité qu’il aura dans l’autre monde. Il me semble que Panurge et Langey incarnent en fait deux facettes essentielles de l’intelligence pratique chez Rabelais : la ruse (Panurge) et la prudence (Langey), qui ne se confondent pas ou ne se recoupent que partiellement. Paradoxalement, la fonction romanesque des personnages ne semble pas réductible à leur référentialité stricte (l’un, Panurge, étant fictif et l’autre, Langey, étant historique23) ; au contraire, le Langey de Rabelais, mythifié et fictionnalisé, signifie un idéal prudentiel, tandis que Panurge, par son caractère imprévisible et insaisissable, se trouve « nanti de qualités éminemment humaines, concrètes et terre‑à‑terre » (Marrache‑Gouraud, 2003, p. 361). La fiction rabelaisienne nous conduit ainsi sur les voies d’une prudence proprement humaine, et parfois sur des chemins de traverse, loin de la prudence du « demi‑dieu » Langey mais aussi plus bas qu’elle.

La ruse à l’épreuve du feu

15Panurge, dont le nom même rappelle qu’il est « apte à tout faire » (panourgos), est l’emblème d’une ruse qui semble déliée de tout impératif moral. Il est évidemment compliqué de résumer ce caractère mouvant qui fait lui‑même l’objet d’un traitement différent d’un roman à un autre, ce personnage étant présent dans quatre livres sur les cinq que compte la geste pantagruéline24. La critique a souligné que sa première apparition (P, ix, p. 69‑77) le rapproche d’Ulysse, l’homme aux milles ruses, polumètis25. Francis Goyet a cependant remarqué la distance qu’il y a du jeune et rusé Panurge au vieil et prudent Ulysse, en montrant ce que la « panurgie » doit à la notion grecque de mètis, l’habileté rusée, que Marcel Detienne et Jean‑Pierre Vernant ont décrite pour le monde grec ancien26. Alors que Detienne et Vernant tiraient la mètis vers la phronèsis aristotélicienne, F. Goyet distingue au contraire prudence/phronèsis et ruse/mètis. Il insiste sur le fait que la ruse est nécessaire à la prudence mais non suffisante ; privée de tout but louable, cette ruse ou habileté n’est que panourgia, comme le signale un passage de l’Éthique à Nicomaque qui a pu inspirer à Rabelais le nom de son personnage :

Il existe une certaine puissance, appelée habileté [deinotès] […]. Si le but est noble, c’est une puissance digne d’éloges, mais s’il est pervers, elle n’est que rouerie [panourgia], et c’est pourquoi nous appelons habiles les hommes prudents aussi bien que les roués (Aristote, 1990, p. 310 [vi, 13, 1144a]).27

16Je voudrais ici insister sur une autre dimension de cette panourgia : le fait que la ruse permette simplement, comme l’effet d’un instinct de survie, la conservation du sujet. Dans la violence même de ses mauvais tours cruels et/ou misogynes (surtout dans le Pantagruel), « sa devise est : fais violence aux autres avant qu’ils ne te fassent violence [his motto is : do violence unto others before they do violence unto you] » (LaGuardia, 1997, p. 528). Panurge n’est pas seulement un fourbe : son astuce le sauve. Du moins sauve‑t‑elle son corps à défaut de son âme ; quant à son âme, elle pourrait bien être condamnée du fait de sa ruse, comme le suggère dans le Quart Livre frère Jean qui, à l’issue de la fameuse séquence des moutons, avertit son ami qu’il « [s]e damne comme un vieil diable » (QL, viii, p. 959). Que la ruse puisse damner le sujet qui l’emploie, c’est une possibilité qu’il faut donc prendre au sérieux, mais qui ne doit pas faire perdre de vue l’amitié indéfectible que Pantagruel voue à Panurge dès leur rencontre (P, ix, p. 69) et le rôle de guide moral et spirituel qu’il joue auprès de lui à partir du Tiers Livre.

17On se souvient par exemple que, dans Pantagruel, Panurge, « mys en broche » et dûment « lardé » par les Turcs (P, xiv, p. 99), se tire d’affaire en semant l’incendie et la désolation : « [ce] dont je fuz tant aise que je me cuyde conchier de joye […] » (p. 105). Son sens de l’improvisation est mis à l’épreuve, puisqu’il doit encore jeter ses lardons aux chiens qui fuient la ville incendiée ; mais ce nouveau danger ne gâche en rien sa joie meurtrière, et il conclut : « Ainsi eschappe gaillard et dehayt [joyeux], et vive la roustisserie » (ibid.). On pourrait n’y voir que pure facétie (le plaisir du récit est d’ailleurs souligné par le passage au présent dans le discours du personnage‑narrateur qui « [s]e cuyde conchier de joye » en racontant), et un humour bien cruel de la part de l’auteur. Pourtant, s’il hérite à tous égards des caractéristiques des tricksters des littératures fictionnelles du Bas Moyen‑Âge et de la première Renaissance28, Panurge met ces talents au service d’une lutte contre l’ennemi, ici historique – les Turcs – et plus loin fictif. Au chapitre xxv, les Dipsodes ayant attaqué le royaume d’Utopie, Panurge prend au piège six cent soixante chevaliers qui se ruent sur les hommes de Pantagruel, au moyen de cordes, de poudre et d’un peu d’aide :

Lors Epistemon commença tirer au tour, et les deux chordes se empestrerent entre les chevaulx et les ruoyent par terre bien aysement avecques les chevaucheurs : mais eulx ce voyant tirerent à l’espée et les vouloyent desfaire, dont Panurge met le feu en la trainée et les fist tous là brusler comme ames dannées (P, xxv, p. 167).

18La façon dont Pantagruel salue le stratagème, en lui consacrant une arche où il fait écrire que « brusler [les chevaliers] comme une escorce » prouve « que engin [ingéniosité, ruse] mieulx vault que force » (P, xxvii, p. 175), nous invite à interpréter l’événement comme autre chose qu’un simple spectacle comique. Rabelais prenait très au sérieux l’art de la guerre : médecin personnel de Guillaume Du Bellay lorsque celui‑ci gouvernait le Piémont, il aurait écrit pour lui (et/ou avec lui) une œuvre latine aujourd’hui perdue, les Stratagemata, mieux connus sous le titre d’une probable traduction française : Stratagemes, c’est à dire proüessses, & ruses de guerre du preux & trescelebre chevalier Langey au commencement de la tierce guerre Cesariane29. Plusieurs travaux récents30 suggèrent que dans l’entourage de Langey, et sous sa direction, fut pensée une réforme de l’armée qui donna lieu à plusieurs publications sur l’art de la guerre – dont, probablement, ces fameux Stratagemata. Et c’est dans l’entourage de Langey, au Piémont, qu’eut lieu la première réception française de Machiavel, notamment de son Art de la guerre qui semble avoir vivement intéressé Rabelais et Langey31. Le Florentin décrit d’ailleurs un stratagème assez semblable à celui de Panurge dans ses Discours, parus en 1531 à Rome et à Florence, où l’on voit Hannibal à la fois encercler ses ennemis et faire usage du feu32.

19Ce qui est tout à fait certain, c’est que cette réflexion sur la ruse en contexte guerrier trouve de nombreux échos dans les romans rabelaisiens où les personnages « se singularisent […] par leur capacité à discourir et à ruser » en temps de guerre, ce qui « leur confère une stature héroïque originale » (Mounier, 2008, p. 775), ceux-ci usant de stratagèmes pour se débarrasser d’un ennemi qui menace directement leur existence. Ainsi Gymnaste, dans Gargantua, se défait de ses adversaires par un tour d’équitation virtuose qui lui vaut d’être pris pour un « diable » (G, xxxv, p. 441‑443)33. Ce mot renvoie aussi bien à la naïve superstition des soldats de Picrochole qu’à la dimension intrinsèquement ambivalente de la ruse, entre conservation de soi et destruction de l’autre.

20Il est intéressant de constater qu’à la fin du Tiers Livre, la vertu ignifuge du Pantagruélion le rapproche du mélèze, qui selon Vitruve était utilisé dans les Alpes comme bois de construction ; César, mettant le siège à la place forte de Larignum, échoua à mettre le feu à une tour bâtie dans ce même bois :

Vous la nommez Larrix en Grec et Latin : les Alpinois la nomment Melze : les Antenorides [Padouans] et Venetians, Larege. Dont feut dict Larignum le chasteau en Piedmont : lequel trompa Jule Caesar venent es Gaules. Jules Caesar avoit faict commendement à tous les manens et habitans des Alpes et Piedmont, qu’ilz eussent à porter vivres et munitions es estappes dressées sus la voie militaire, pour son oust [armée] passant oultre. Au quel tous feurent obeissans, exceptez ceulx qui estoient dedans Larigno […]. Pour les chastier de ce refus, l’Empereur feist droict au lieu acheminer son armée. Davant la porte du chasteau estoit une tour bastie de gros chevrons de Larix lassez l’un sus l’autre alternativement comme une pyle de bois, continuans en telle hauteur, que des machicoulis facilement on povoit avecques pierres et liviers debouter ceulx qui approcheroient. […] Le feu mis es fagotz, la flambe feut si grande et si haulte, qu’elle couvrit tout le chasteau. Dont penserent que bien tost aprés la tour seroit arse et demollie. Mais cessant la flambe, et les fagotz consumez, la tour apparut entiere, sans en rien estre endommagée. Ce que consyderant Caesar, commenda que hors le ject des pierres tout au tour l’on feist une seine [circonvallation] de fossez et bouclus [tranchées]. Adoncques les Larignans se rendirent à composition. Et par leur recit congneut Caesar l’admirable nature de ce boys, lequel de soy ne faict feu, flambe, ne charbon : et seroit digne en ceste qualité d’estre on degré mis de vray Pantagruélion […] (TL, lii, p. 873‑875).

21L’ensemble de cette anecdote, où Rabelais suit de très près sa source34, vient clore le récit en prose et introduire le huitain à la gloire du Pantagruélion, qui termine le roman. À cette place stratégique, un tel micro‑récit attire l’attention. Il s’agit bien d’une ruse de guerre, comme le souligne Rabelais en introduisant l’anecdote au sujet de « Larignum le chasteau en Piedmont, lequel trompa Jules Cesar venent es Gaules ». Vitruve écrit seulement « circa Alpes » (vers les Alpes), mais Rabelais précise « en Piedmont ». L’auteur glisse ainsi une allusion au rôle de Guillaume Du Bellay dans ce même Piémont annexé par la France à la fin des années 1530. Celui-ci s’appliqua à y consolider et développer le réseau de fortifications en s’aidant des progrès les plus récents de la poliorcétique, et utilisa toutes les ressources de l’espionnage et de la manipulation de l’information pour contrer l’influence en Italie du Nord de Charles Quint (nouveau césar), entre la huitième et la neuvième guerre d’Italie – ultimes rebondissements du conflit Valois‑Habsbourgs que Rabelais appelait les guerres césariennes35. Langey lui‑même avait consigné, peut‑être avec l’aide de Rabelais, l’ensemble des connaissances disponibles sur les peuples gaulois, tout particulièrement ceux de Gaule cisalpine (ainsi les Vénètes mentionnés par Rabelais, et non par Pline), dans un ouvrage où il s’appuie fréquemment sur l’étymologie des toponymes celtiques36.

22La résistance au feu, on le voit, permet de développer, sur le plan de la facétie romanesque, des thèmes essentiels à la littérature militaire. Mais la tension entre le récit fabuleux/facétieux et le discours sérieux semble aussi, chez Rabelais, jouer un rôle fondamental dans l’économie des romans, où la peur du feu sert d’aiguillon à l’instinct de survie. Frère Jean rappelle à Panurge que le feu lui est l’élément le plus contraire, et qu’il est probable qu’il périsse par lui (ou pendu : QL, xxiv, p. 1035 ; mais la prédiction au sujet du feu est réitérée : QL, xxxiii, p. 1073). C’est aussi en défendant son livre qu’Alcofrybas affirme : « Je le maintiens jusques au feu, exclusive » (P, Prologue, p. 15), ce que Panurge répète en écho dans son éloge des créditeurs (TL, iii, p. 587) puis des braguettes (TL, vii, p. 611). Rabelais assume enfin la formule dans le prologue de l’édition de 1548 du Quart Livre (p. 1248). Cette plaisanterie, qui est comme la signature rabelaisienne du boniment, suggère pourtant le caractère vital de celui‑ci. Si l’auteur insiste tant sur cette image du feu et sur la nécessité de s’en sauver, c’est aussi parce qu’il est question de sauver son âme, donc, métaphoriquement, de ne pas « brusler comme ames dannées » (cité supra), comme brûlent les six cent soixante chevaliers, dont le nombre rappelle celui de la Bête (Apocalypse : 13,18). La « panurgie » qui permet de se tirer de toute situation pourrait aussi, « à plus haut sens », être une protection pour celui qui poursuit un but plus noble que sa seule survie, celui de bien vivre dans un monde pourtant hostile et en un temps où les croyants évangéliques sont menacés du bûcher.

23Il est d’ailleurs frappant qu’Épistémon, au moment même où il semble formuler la doctrine rabelaisienne du synergisme, de la coopération de l’homme à son salut, l’associe immédiatement à un stratagème fameux :

Pourtant [C’est pourquoi] icelluy [Dieu] fault incessamment implorer […]. Mais là ne fault faire but et bourne : de nostre part convient pareillement nous evertuer, et comme dict le sainct Envoyé, estre cooperateurs avecques luy. Vous sçavez [ce] que dist C. Flaminius consul lors que par l’astuce de Annibal il feut reserré prés le lac de Peruse dict Thrasymene. Enfans (dist il à ses soubdars) d’icy sortir ne vous fault esperer par veuz et imploration des Dieux. Par force et vertus il nous convient evader […]. Si en necessité et dangier est l’homme negligent, eviré [dévirilisé], et paresseux, sans propous il implore les Dieux (QL, xxiii, p. 1031).

24Mais il s’agit ici d’échapper à un stratagème plutôt que d’en fomenter un pour échapper au danger. Ce passage doit être compris en lien avec le Pantagruel, car le panourgos est ici montré comme trop irrésolu pour faire face à ces mêmes ruses dont, dans le premier roman, il était l’auteur. On peut ainsi lire le final du Quart Livre, où il se trouve couvert de son propre excrément, comme le retournement contre lui‑même de la panourgia dont il usait dans le Pantagruel, couvrant d’urine et d’excrément la pauvre dame parisienne – on se souvient que « c’estoit la plus grande villanie du monde » (P, xxii, p. 155)37.

Tripes et mètis, oreilles, cerveau et phronèsis

25Il faut ici compléter l’opposition que j’ai dessinée entre Panurge (la ruse) et Langey (la prudence) par un troisième personnage : Gargantua, dont je dois rappeler les circonstances de la naissance. Sa mère Gargamelle, enceinte d’onze mois, ayant ingurgité trop de tripes, se trouve mal du ventre, et l’enfant à naître doit emprunter pour voir le jour un tout autre passage que celui auquel la nature l’avait destiné. C’est donc « par l’aureille senestre » de sa mère que naît Gargantua (G, vi, p. 299. Ce véritable « carnaval de la génération impossible », qui multiplie les allusions aux corpus hippocratique et galénique (Menini, 2017, § 56 et passim), est rapproché explicitement par Rabelais non seulement de la naissance du Christ, ici plaisamment parodiée38, mais aussi de celle d’Athéna :

Car je vous diz, que à Dieu rien n’est impossible. Et s’il vouloit les femmes auroient doresnavant ainsi leurs enfans par l’aureille.
Bacchus ne fut il engendré par la cuisse de Jupiter ?
Rocquetaillade nasquit il pas du talon de sa mere ?
Crocquemouche de la pantofle de sa nourrice ?
Minerve, nasquit elle pas du cerveau par l’aureille de Jupiter ?
Adonis par l’escorce d’un arbre de mirrhe ?
Castor et Pollux de la cocque d’un œuf pont et esclous par Leda (G, vi, p. 301).

26On ne trouve nulle part dans la tradition qu’Athéna fût née de « l’oreille » de Zeus : chez Hésiode, elle naît de la « tête [kephalè] » de Zeus (Théogonie, v. 924). Par ce détail et cette innovation, Rabelais distingue la déesse de ses autres références et la rapproche clairement de Gargantua. Or, on se souvient qu’Athéna est fille de Métis, que Jupiter a dévorée. Comme chez Rabelais, une ingestion est préalable à la naissance : voilà qui rapproche, en la dégradant, Métis de la « matière fécale » absorbée par Gargamelle. Cela implique surtout un dépassement de la mètis au profit de la prudence (phronèsis) dont Athéna est la déesse. En outre, la discrète transformation du mythe de sa naissance n’évoque pas tant Hésiode que ses commentateurs plus tardifs, et notamment Galien. Dans ses Doctrines d’Hippocrate et de Platon (iii, 8), qui furent éditées à Paris dès 153439, le médecin s’en au philosophe Chrysippe. Ce dernier, en effet, avait proposé une interprétation pour le moins sophistiquée du passage déjà cité de la Théogonie. Selon Chrysippe, le mot kephalè désignerait, par une curieuse licence poétique, la « bouche » de Zeus : Hésiode aurait ainsi voulu souligner l’importance du langage dans l’expression de la prudence. Cette glose étayait la théorie de Chrysippe selon laquelle c’est dans le cœur, et non dans le cerveau, que se situe la partie directrice de l’âme (Galien, 2005, p. 222‑233).

27Si Rabelais semble donc rejoindre Galien en insistant sur le fait que Minerve fut enfantée « du cerveau par l’aureille », ce passage par le conduit auditif lui est propre. Il associe la prudence non pas tant aux pouvoirs de la parole qu’à la faculté d’écouter, de devenir prudent par conseil. Cette mise en valeur de l’oreille, que l’on retrouve dans le Tiers Livre où l’éloquence d’un Panurge est inversement proportionnelle à sa capacité d’écoute, relève sans doute d’une inspiration cynique par la condamnation de l’usage sophistique du logos, qui n’est que vent pour qui ne sait pas entendre (Clément, 2005, p. 144‑145). Rabelais donne ainsi un tour diogénique original à ce qui relève de la pure doxa politique. Selon une typologie aristotélicienne elle‑même tirée d’Hésiode, et qui fut reprise tant par Budé que par Machiavel40, il existe en effet trois sortes d’hommes : l’une, excellente, faite de ceux qui savent eux‑mêmes se gouverner et diriger les autres ; la seconde, plus commune, faite de ceux qui « ont seulement ceste prudence, qu’ilz entendent [comprennent], qu’il est bon et utile de croire conseil » (Budé, 1547, p. 13)41 ; la troisième sorte ne mérite pas qu’on s’y intéresse. Gargantua, héros du commun des mortels en dépit de son gigantisme, relève sans aucun doute de la deuxième catégorie, d’autant que son naturel flegmatique l’éloigne du génie et rend son éducation nécessaire (Céard, 2019, p. 40‑41). Sans conseil, Gargantua ne produirait que du vent, au mieux de brillants « propos torcheculatif[s] » (G, xiii, p. 337).

28De la mètis à la phronèsis, on retrouve toujours l’habileté, la capacité de se tirer d’affaire dans un monde mouvant, imprévisible ; mais la prudence implique, au contraire de la ruse, une raison souveraine – d’autant plus souveraine chez Rabelais qu’elle est indexée sur la foi (suivre le « conseil » de Dieu, de l’Évangile) mais aussi sur la confiance en l’autre (suivre le conseil d’autrui, comme doit le faire un bon prince). L’enfant Gargantua se voit imposer par son père la devise : « Agapè ou zètei ta eautès » (G, viii, p. 309), c’est-à-dire « La Charité ne cherche pas son propre avantage ». Si le terme grec agapè inscrit le propos de Rabelais dans une perspective évangélique, il signale également une volonté de relire dans cette même perspective la doctrine aristotélicienne de la prudence. On ne peut parler de phronèsis, dit Aristote, qu’à la condition que le sujet ait pleinement connaissance de la « règle vraie » qui le détermine à agir – le skopos, la finalité de son action, soit « ce qui est bon ou mauvais pour un être humain » (Aristote [vi, 5, 1140b], 1990, p. 285). C’est pourquoi Athéna est bien la déesse de la prudence, soit, explique Rabelais, « Déesse des letres [sic] et de guerre : de conseil et execution : Déesse née armée » (TL, xii, p. 633). Elle représente non plus la souplesse d’un Panurge qui échappe à tous les dangers, mais la constance de la raison qui guide jusqu’aux improvisations du héros, et qui fait le lien entre le dessein (« conseil ») et l’action (« execution »), soit, de façon très explicite, entre le domaine de ce qui est pour nous la littérature et la plus brutale des politiques.

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29Le parcours que j’ai proposé ne met pas en évidence un « message » que Rabelais aurait crypté, mais plutôt une réflexion constante sur l’intelligence pratique qui, comme on l’a vu, n’est pas la sagesse. Car les moins sages sont parfois les plus doués pour se tirer d’affaire, ce qui fait précisément le sel comique d’une telle réflexion. En outre, il n’y a pas une mais plusieurs intelligences, dont les personnages fournissent des incarnations elles‑mêmes changeantes, de telle vilénie d’un Panurge à la prudence quasi divine d’un Langey. Aucune pourtant n’est définitivement condamnée, pas même la « panurgie », comme s’il y avait un continuum de l’habileté la plus vile à la plus parfaite, ainsi que le souligne ce curieux passage qui associe l’art militaire à la sagesse divine :

Qu’ainsi soit, le Roy saige et pacific Solomon, n’a sceu mieulx nous repraesenter la perfection indicible de la sapience divine, que la comparant à l’ordonnance d’une armée en camp (TL, Prologue, p. 561).

30Rien d’ironique ici : s’il réprouve sans doute, comme son maître Érasme, cette maladie humaine qu’est la guerre, Rabelais l’accepte comme une réalité qu’il faut examiner, tout comme le médecin s’intéresse aux plus basses réalités – car le corps d’un homme, comme un corps d’armée, mérite la meilleure des « ordonnances ».