Faire lire l’industrie parisienne : guides, prospectus, littérature, 1776-1789
1Mon objectif, dans cet article, est d’étudier la fabrique de la littérature à partir de mots. Je m’explique : je vais m’intéresser à des actes observables, avérés, de manipulation d’un matériau de mots. Ces actes sont distincts, mais pourtant observables ensemble, parce qu’il est possible de montrer qu’ils ont été accomplis dans des temps, des lieux et des situations très proches. Cette proximité, enfin, permet de mesurer l’extension du fait littéraire dans les pratiques de l’écrit d’une période donnée : la fin de l’époque moderne1.
2Au centre du propos va se trouver un livre pratique, l’un des nombreux guides de Paris publiés au xviiie siècle, en l’occurrence à la toute fin de l’Ancien Régime, en 1787 : l’État actuel de Paris, ou le Provincial à Paris, réédité pour la première fois en 1788, puis une nouvelle fois en 17892. Ces trois éditions en trois ans montrent qu’il s’agit d’un ouvrage qui a marché ; il est d’ailleurs bien connu des historiens3. Il est composé de quatre tomes ou volumes non numérotés correspondant à quatre grands « quartiers ». On a là une première manipulation, puisque les quartiers officiels de la capitale étaient plus nombreux : vingt depuis 17024. La structure du livre se surimpose à l’organisation urbaine en donnant un autre sens, plus littéral, à ses mots : quatre tomes, quatre quartiers, « coupés de l’orient à l’occident par la Seine, & du nord au sud par la rue presque droite qui part de la barrière Saint-Denis, traverse la Capitale, & se rend à la barrière d’Enfer », « division » dont au surplus « résultent quatre superficies à peu près égales » (État actuel de Paris, ou le Provincial à Paris, Quartier du Louvre, [1787] 1788, p. 1-2 ; je souligne). Chacun des volumes s’ouvre sur un même texte préfaciel5 – ou dans un cas, dans le volume consacré au quartier du Louvre, sur une variante un peu plus brève, et postérieure, de ce texte puisqu’elle commente les réactions de lecteurs et prend la place de la préface initiale en 17896 – qui en donne le mode d’emploi. On voit en retrouvant ce texte que l’État actuel de Paris est conçu par rapport à des lecteurs possibles qui se serviraient de chaque volume séparément. Non seulement il se rend effectivement utilisable par ceux qui possèderaient un seul volume parce qu’ils en auraient acheté un seul, comme la possibilité en est ouverte dans le tableau de prix inclus dans cette préface, mais il figure son usage idéal comme lecture en mouvement, un tome à la main, en démultipliant les mots qui décrivent les étapes de cette lecture, les mots de sa mise en œuvre.
3J’extrais ces instructions du passage de la préface qui leur est consacré :
Chacune de ces quatre divisions, forme un volume in-24, de 340 pages environ, divisé en deux parties.
La première rapporte, par ordre alphabétique, toutes les rues de la division avec leur toisé, les tenants & aboutissants, & la quantité des portes qu’on y trouve : chacune de ces portes est comptée ; ce qu’il y a de remarquable dans les rues y est indiqué, & une étoile annonce le détail ou la description de l’objet qui se trouve à la seconde partie, à telle page ; cette première partie s’appelle le Viographe.
En sorte qu’en entrant dans une rue, il suffit d’en lire le nom, on la cherche à son ordre alphabétique, & on y voit rangés, selon l’ordre qu’ils ont dans la rue, les monuments, établissements, bureaux, ateliers, magasins, manufactures qui s’y trouvent ; de manière qu’on peut s’y rendre sans être obligé de faire aucune question.
La seconde partie contient la description & le détail de tout ce qui en est susceptible, elle remonte à l’origine & à la cause des établissements, en fait connaître les beautés ou les curiosités, elle rend compte aussi des fonctions des principaux administrateurs.
Nous nous proposons d’y ajouter tous les ans une troisième partie, contenant la notice historique des principaux événements qui s’y seront passés, dans l’année précédente, des augmentations, suppressions, changements importants qui s’y seront faits, ainsi que des établissements qui y auront paru ou disparu, pour préparer ainsi à nos neveux les matériaux d’une histoire complète de Paris. (État actuel de Paris, ou le Provincial à Paris, Quartier du Temple [ou Quartier de Notre-Dame, ou Quartier Saint-Germain], [1787] 1788, p. viii-x)
4Chaque rue de Paris a donc droit à deux passages dans le tome correspondant au quartier auquel elle appartient, l’un plus développé que l’autre. Dans le premier, on peut trouver des indications sommaires, dans l’autre une description plus développée des curiosités importantes à y visiter. Dans le nouveau texte préfaciel du volume consacré au quartier du Louvre, par ailleurs, non seulement la « troisième » partie historique n’est plus seulement annoncée, mais bien présente dans l’ouvrage, mais une « quatrième » est apparue :
[Celle-ci] présente trois tables, où les monuments, établissements & personnages vivants qui ont paru dans le Viographe par ordre de rues, reparaissent par ordre alphabétique de leurs noms : en sorte qu’il suffit qu’on connaisse la rue, le nom, l’objet ou la qualité d’un établissement ou d’un individu, pour qu’on puisse le trouver sur le champ (État actuel de Paris, ou le Provincial à Paris, Quartier du Louvre, [1787] 1788, p. 5)7.
5Comme on voit, L’État actuel de Paris est très profondément un livre pratique. Non seulement il est destiné à servir ses lecteurs dans leurs démarches quotidiennes, mais il travaille encore à atteindre cet objectif en donnant des instructions détaillées sur la bonne manière de le consulter et de le lire. Évolutif, il prévoit aussi l’apprentissage et l’expérience : le texte préfaciel apparu dans le volume sur le quartier du Louvre indique qu’« un quart d’heure de l’usage d’un volume », un essai donc, « donnera la preuve » que « rien d’intéressant, à connaître à Paris, n’échappera au voyageur » et que celui-ci « saura se guider » grâce à l’ouvrage qu’il a acquis, surtout s’il prend la précaution de « se familiariser avec les habitants, les rues, les monuments, avant de les visiter, & même sans y venir » (p. 5). Je reviendrai plus loin sur ce « & même sans y venir ». C’est dans ce travail sur l’objet imprimé et sur ses mots qu’on pourra observer l’activité du fait littéraire, sa puissante présence.
Une branche nouvelle d’industrie
6Une longue note, appelée par le mot « manufactures », ou plutôt sans doute par la série « établissements, bureaux, ateliers, magasins, manufactures », occupe une grande partie de la page IX de la préface de l’État actuel de Paris. Je la copie ici, pour y revenir plus loin :
Cette manière d’annoncer les nouveaux établissements, les nouvelles entreprises, doit être bien plus agréable & bien plus avantageuse pour leurs auteurs, que les annonces fugitives des feuilles périodiques, où chacun vient paraître & disparaître à son tour, & sont presque aussitôt oubliés qu’annoncés, elle est même préférable à l’envoi des prospectus qui s’égarent ou se déchirent, dont on ne conserve même pas le souvenir.
Le siège de chaque établissement ou entreprise étant annoncé à sa place, dans la rue qu’il occupe, on sera sûr d’être annoncé, au moins pendant toute la première année, & qu’il ne passera pas dans cette rue un seul étranger ou habitant de la capitale, ayant l’ouvrage, qui ne soit tenté de l’aller visiter ; c’est dans le moment où ils passent, qu’il est intéressant de leur en rappeler le souvenir.
7M’intéresse, dans la rue Popincourt (470 toises, 98 portes, commençant au 1 rue de Ménilmontant et finissant au 71 rue de la Roquette), l’établissement qui apparaît dans le viographe du tome consacré au quartier du Temple au numéro 12, entre les noms de deux habitants de la rue (M. Le Mairat, président de la chambre des comptes, et M. Colin de Cancé, auditeur des comptes, « & Delle …, son épouse »8) : une « Manufacture de sparterie ». Marqué d’un astérisque qui renvoie à la « seconde partie », « p. 147 », cet établissement constitue le premier monument, le premier objet remarquable identifié dans cette rue ; le second, au numéro 39, est la chapelle des Dames de Popincourt. Au 31 et au 36, la « Salle de comédie Bourgeoise, dite Société de Popincourt » et la « Caserne des Gardes-Françaises » n’ont pas droit à une étoile. Dans la « seconde partie », p. 147 en effet, on lit :
Il s’est établi, depuis quelques années, une manufacture de cordes & de lacets de sparterie, qui se fait avec du spart & du genêt d’Espagne. Cet établissement mérite d’être encouragé, puisque c’est une branche nouvelle d’industrie. (État actuel de Paris, ou le Provincial à Paris, Quartier du Temple, [1787] 1788, p. 147)
8L’entreprise récemment fondée (« depuis quelques années », en fait depuis 1776) n’est pas seulement signalée. Il est précisé qu’elle mérite encouragement parce qu’il ne s’agit pas seulement d’une nouvelle personne morale, mais bien d’une invention, une « branche nouvelle d’industrie ».
9Le conte érotique qui s’intitule Point de lendemain9, dû à un homme de lettres qui était aussi graveur (et homme de cour, gentilhomme de la chambre, diplomate dans les années 177010), Vivant Denon, paraît en juin 1777, anonymement, dans un ouvrage périodique commercialisé par la veuve Thiboust et intitulé Mélanges littéraires ou Journal des Dames11. Ces Mélanges rassemblaient des « pièces » de poésie et de prose écrites par leurs rédacteurs et surtout par d’autres auteurs, sur le modèle d’un illustre concurrent publié à cette époque-là par Panckoucke, le Mercure de France. Une des scènes d’amour racontées par le jeune homme choisi par une femme entreprenante qui est le narrateur du récit se déroule dans un « cabinet » longuement décrit (relativement à la longueur de l’ouvrage) comme un lieu magique, un lieu de délices. La description souligne aussi, c’est bien connu12, que ce cabinet n’est pas un lieu de délices ordinaire : tout y est artificiel, la lumière, la décoration imitant la nature, les parfums et, notamment, « un tapis pluché imitant un épais gazon » (Mélanges littéraires, t. ii, 1777, p. 34) et couvrant le plancher.
10Il a été montré par une historienne des jardins, Nicole Gouiric (2006), que ces tapis imitant le gazon étaient en spart, produits et vendus dans la manufacture de la rue Popincourt – et seulement là. On trouve de fait ces tapis à peluches dans son prospectus, intitulé Manufacture de sparterie, autorisée par Arrêt du Conseil d’Etat du Roi, du premier Octobre 1775, établie à Paris rue de Popincourt Faubourg Saint Antoine et imprimé en 1777 (sans lieu d’édition). Cet établissement avait été fondé l’année précédente par un homme nommé Jean-François Gavoty ou Gavoty de Berthe13. La page 6 de cette brochure détaille, après les « Tapisseries & Tapis de Spart, couleur naturelle, pour Remises, Corridors, ou pour garantir les Tapisseries de soie de l’humidité des murs ou des punaises », deux articles, des « Tapis à peluches pour mettre sous les Tables à manger, sous les Bureaux & Secrétaires, dans les Vestibules & Corridors, aux portes des Antichambres, dans les Equipages » et des « Tapis à peluches colorées ».
11Le conte de Vivant Denon a donc incorporé un objet très récent, qui venait alors d’être proposé aux acheteurs parisiens possédant équipages, secrétaires et antichambres14. Plus précisément, il a incorporé des mots qu’en 1776-1777 un prospectus soigné15, bien écrit, bien imprimé et relayé par des articles de journaux – plusieurs avaient été consacrés à la manufacture de la rue Popincourt, ce qui montre que la branche nouvelle d’industrie du « sieur de Berthe » avait en effet été encouragée avant que Le Provincial à Paris prenne à son tour fait et cause pour lui – rendait présents, visibles, disponibles. Vivant Denon a manifestement considéré qu’ils se prêtaient à écrire une description remarquable, virtuose, d’un lieu luxueux et délicieux ; le tapis à peluches est même devenu au passage un typographiquement notable « tapis pluché »16. Qu’il l’ait souhaité ou non, l’écrivain a ainsi fait de son conte une écriture parmi d’autres de l’actualité commerciale, de l’actualité des articles du luxe parisien. La description d’un intérieur hautement désirable, en retour, rechargeait ces mots en utilité pour un entrepreneur qui avait lui-même misé sur les mots d’un prospectus, les rendait plus publicitaires, plus valorisants. Ressaisi dans cet environnement d’écrits, Point de lendemain apparaît lui-même comme un produit de Paris : un article de l’industrie parisienne, si vantée, si protégée, un produit dans une industrie où le commerce des imprimés tenait sa partie. Pour le dire autrement, on voit que le territoire du littéraire, à la fin de l’Ancien Régime, s’étendait jusqu’aux manufactures de la capitale.
12Une remarque : ce que j’essaie de caractériser n’est pas ce qu’on appelle un effet de réel. L’effet de réel est supposé rendre une fiction réaliste en y incorporant des éléments interprétables par l’expérience du lecteur. La fiction érotico-morale de Denon n’est pas réaliste, et surtout l’analyse ne concerne pas la diégèse, ce qui est raconté, mais, dans un sens beaucoup plus concret, les mots utilisés pour raconter. Ce n’est pas la fiction qui est un produit de Paris, c’est l’écrit qui la porte et la propose, fabriqué avec des mots qui circulaient alors manifestement (puisqu’il les a vus) dans la proximité de l’auteur, fruit parmi d’autres d’un travail qui se servait de mots.
Travailler avec les mots
13Revenons au Provincial à Paris. On a lu plus haut que ce guide se présentait comme particulièrement utile pour les « établissements » et les « entreprises », sur lesquels il informerait de manière plus agréable et plus avantageuse « pour leurs auteurs » que les « annonces fugitives des feuilles périodiques », c’est-à-dire dans la presse, ou les prospectus envoyés aux acheteurs potentiels17. Pourquoi cette « manière d’annoncer » (cette forme de réclame), selon les termes mêmes du guide, serait-elle plus agréable et plus avantageuse pour les auteurs des entreprises ? On l’a vu aussi : parce que le guide permet à l’annonce d’échapper au temps qui fait paraître et disparaître les choses dans la presse, détruit les imprimés fragiles que sont les prospectus, produit de l’oubli. Il fait échapper l’annonce au temps, qui est le problème des imprimés occasionnels, en lui substituant en quelque sorte le lieu. Chaque entreprise, chaque établissement est annoncé par le Provincial « à sa place, dans la rue qu’il occupe », affirme le texte préfaciel, à sa place et non seulement au moment fugitif où il surgit dans la vie économique ; en 1787 dans la rue Popincourt, par exemple, dix ans après l’apparition de la manufacture de sparterie dans le monde imprimé. C’est assurément là une manière bien raffinée de dire que ce guide contient des adresses, comme beaucoup d’autres ouvrages du même genre, almanachs ou livres d’adresses apparus à la fin du xviie siècle, avec le Livre commode des adresses de Paris (1691) de Nicolas de Blégny18.
14Je crois qu’il faut prendre en considération ce raffinement intellectuel et noter qu’il est destiné aux entrepreneurs et non aux voyageurs, bien que le livre lui-même s’adresse par ailleurs aux voyageurs, étrangers, provinciaux. Je suis consciente que le terme est anachronique ; je souhaite en l’utilisant souligner l’emploi inhabituel, ou disons moderne, du mot entreprise dans le texte cité plus haut19. Le Provincial à Paris vend aux entrepreneurs du genre de l’homme qui s’en déclare l’« Éditeur » (terme là encore rare dans cette position à l’époque) sur la page de titre, un épicier marchand de couleurs et finalement fabricant de livres nommé Watin20, une solution adaptée à leur propre travail de production de marchandises avec des mots, avec aussi des mots, que le guide, en quelque sorte, met dans l’histoire. Bien sûr, le livre ne peut pas postuler un lectorat qui serait constitué des seuls entrepreneurs : ce lectorat serait bien trop étroit. Mais pour tous ses lecteurs possibles, il s’adresse à ces entrepreneurs. Il leur donne son regard, sa pensée qu’il présente comme la leur. En 1844, le remarquable Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris et de ses monuments des frères Lazare se décrira comme « l’histoire, malheureusement peu connue, de la propriété dans Paris » (Lazare, 1844, p. vii)21 ; L’État actuel de Paris, ou le Provincial à Paris peut être décrit comme une histoire de l’entreprise dans Paris. Il ne s’agit pas là d’une surinterprétation puisque le livre, on s’en souvient, entend bel et bien transmettre à la postérité « les matériaux d’une histoire complète de Paris » (Quartier du Temple [ou Quartier de Notre-Dame, ou Quartier Saint-Germain], [1787] 1788, p. x). C’est cela, me semble-t-il, qui est susceptible d’être agréable aux auteurs d’entreprise22.
15Quoi qu’il en soit de l’effectivité de cet agrément, on ne peut que constater dans cet ouvrage pratique un grand soin et un grand travail d’écriture, un travail fondé sur l’expérience de l’imprimé, de la presse, des brochures et des livres, dans son ensemble. C’est cette expérience qui est ici formulée et réfléchie. Parce qu’il est un livre, ainsi, le Provincial à Paris fait échapper l’annonce à son annulation par l’assignation à un lieu tout autant qu’à son engloutissement par le temps qui passe. L’annonce faite « à sa place, dans la rue qu’occupe [un établissement] », comme lorsqu’un entrepreneur a recours à l’affichage23, bouge ici avec le livre. La page ou les pages consacrées à chaque rue dans le viographe sont en quelque sorte des affiches ou des devantures portatives, résolvant ainsi le problème de l’inscription, durable, mais lisible seulement dans le lieu où elle se trouve – problème symétrique de celui du prospectus ou de l’annonce dans la presse, mobile, mais fragile. Les livres se conservent, mais circulent24. Certains lecteurs pourront avoir celui-ci avec eux lorsqu’ils se promènent dans les rues parisiennes et s’en trouver « tenté[s] d’aller visiter » les établissements signalés : « c’est dans le moment où ils passent, qu’il est intéressant de leur en rappeler le souvenir » (État actuel de Paris, ou le Provincial à Paris, Quartier du Temple [ou Quartier de Notre-Dame, ou Quartier Saint-Germain], [1787] 1788, p. ix). D’autres peuvent ne faire que lire Le Provincial à Paris et y apprendre ce qu’elles pourraient trouver dans ces rues, alors qu’elles ne viendront jamais dans la capitale, ni même en France si elles sont étrangères ; elles en rêveront peut-être, elles contribueront peut-être, de chez elles, à sa réputation monumentale et commerciale, commanderont ou feront peut-être commander ses produits. On pourrait évoquer ici une autre expérimentation viographique contemporaine de l’État actuel de Paris : les Inscriptions de Rétif de La Bretonne, recueil de graffitis pensés pour ou sur différents lieux de l’île Saint-Louis qui est en réalité un livre, resté lui manuscrit jusqu’à la fin du xixe siècle (1889)25. Pensons aussi, dans le même ordre d’idées et à la suite de Sophie Lefay, à l’Histoire universelle en style lapidaire de Sylvain Maréchal, un peu postérieure (1800)26. C’est au milieu d’autres praticiens de l’écrit que les littérateurs ont exploré les capacités du livre à véhiculer les inscriptions et à promener ses lecteurs dans un espace chargé de sens.
16Le guide de Watin diffère d’autres guides du temps parce qu’il donne des informations nouvelles, par exemple la longueur des rues ou le nombre des portes qu’on y trouve27. Il fabrique ainsi le Paris portatif de visiteurs qui ont des courses et des commissions à faire, qui viennent y acheter des choses, consommer le plus efficacement possible, engranger des expériences et des connaissances. Ce Paris d’usage pratique est aussi plus complet, plus exact, plus intéressant, plus mémorable. Le temps est mieux vécu avec lui, mieux maîtrisé – raccourci ou allongé selon qu’on en a le besoin : il est possédé et non plus possesseur, apprivoisé. Le texte préfaciel mérite d’être longuement cité ici :
Par ses embellissements successifs & rapides, par son accroissement prodigieux, par sa population immense, Paris devient très difficile à connaître : les étrangers, les nationaux, les Parisiens eux-mêmes visitent leurs grands objets : une foule d’autres leur échappent ; ils volent d’une extrémité à l’autre, pour y voir un édifice ou un monument remarquable, & ils ne se doutent pas souvent qu’ils passent devant un établissement, une manufacture, un atelier, un hôtel, une maison quelquefois plus intéressants à voir, qu’ils regrettent de n’avoir pas visités, lorsqu’apprenant par la suite le nom de la rue où ils sont situés, ils se rappellent l’avoir traversée sans s’y être arrêtés.
Rien de si rebutant, pour un étranger qui parcourt Paris, que d’être obligé de questionner à chaque instant. On lui indiquera volontiers son chemin ; mais si, en entrant dans une rue, il s’avisait de demander ce qu’il y a de curieux à y voir, quel est le personnage distingué, l’homme public, l’homme à talent, le savant, l’artiste ou l’artisan qui y demeurent ; ce que c’est que cet objet remarquable qui le frappe, souvent on ne pourrait pas lui répondre, notre ouvrage le fera.
Le voyageur à Paris est souvent chargé par ses compatriotes d’une foule de commissions ; il a des personnes à voir, des paquets à remettre, des emplettes à faire, il n’a que très peu de temps à lui, des occupations graves lui en absorbent la meilleure partie : il voudrait tout voir, il ne craint rien tant que les courses inutiles. À l’aide de notre livre & des cartes qui l’accompagnent, il verra la direction qu’il doit suivre pour faire ses affaires ; tout voir dans une seule course, sans être obligé de s’arrêter à chaque instant pour demander une rue, une demeure, une fabrique, un atelier, un magasin ; tout en cheminant, rien ne lui échappera ; il passera, pour ainsi dire, tous les habitants en revue, il ne perdra pas un seul pas : là où le livret ne lui indiquera rien, c’est qu’il n’y a rien à voir ; en sorte que les étrangers & les personnes de province peuvent, avec le livre, connaître Paris sans y venir, ou se ressouvenir de tous les endroits qu’ils y auront parcourus.
Cet ouvrage manque à la capitale, & ne ressemble en rien à ceux écrits sur cette ville célèbre : les descriptions en sont nombreuses, mais pour en profiter sur les lieux mêmes, il faudrait porter avec soi une bibliothèque entière, encore n’en serait-on pas plus avancé, car pour les ouvrir, il faut au moins savoir où l’on est : comment un étranger, arrivé à une place, pourra-t-il distinguer celle de Louis XIII de celle de Louis XV ; en admettant, qu’en questionnant ou lisant les inscriptions, il parvienne à savoir qu’il est vis-à-vis les Tuileries, que lui sert de traîner avec lui la description de la Place Royale ou celle de Notre-Dame ?
Notre livre, au contraire, est un veni mecum léger, portatif, commode, ne contenant la description que des quartiers que l'on parcourt : tel chemin qu’on prenne, il indique ce qu’on peut remarquer en passant, ou traversant d’une rue à l’autre ; de quel côté qu’on se dirige, l’instruction marche sur les pas du curieux ou du voyageur.
Aussi, avec ce livre, les courses seront moins fatigantes, les trajets moins longs : véhicule de la promenade, la curiosité aiguise l’exercice, & l’exercice satisfait à chaque instant la curiosité ; partout on trouve des sujets de dissipation ou d’instruction ; sans faire la moindre question, on sera sûr de n’avoir rien laissé échapper : il sera difficile de quitter un quartier sans être tenté d’y tout voir, encore plus difficile d’en passer un sans vouloir s’arrêter, ce que l’on aura ainsi remarqué, restera bien mieux dans la mémoire, & jamais le souvenir de Paris ne s’en effacera (État actuel de Paris, ou le Provincial à Paris, Quartier du Temple [ou Quartier de Notre-Dame, ou Quartier Saint-Germain], [1787] 1788, p. i-iv)
17Ce Paris, on le voit, n’est pas celui des bibliothèques écrites « sur cette ville célèbre », ses palais, ses places monumentales, ses églises. Il est fait de rues remplies d’ateliers, de magasins, de fabriques, de manufactures. Des artistes et des artisans, des auteurs d’établissements comme celui de la rue Popincourt méritent d’y être connus. La monumentalisation portative concerne l’activité économique, les entreprises, plus intéressantes que les édifices célèbres, mais moins aisément remarquables ; et en indiquant ce qui se trouve à proximité d’un lieu où l’on a une course à faire, le guide rapproche les lieux d’industrie les uns des autres, fait paraître le tissu serré des fabriques et des magasins. C’est cela le Paris actuel, méconnu de ses habitants mêmes : l’insistance curieusement obsessionnelle sur le fait que Le Provincial à Paris permettrait de ne pas avoir à poser de questions révèle que ce Paris des entrepreneurs n’est pas (encore) le Paris de tous28. L’autonomie du lecteur, présentée comme une des visées du livre dès la page de titre (ouvrage indispensable à ceux qui veulent connaître et parcourir Paris sans faire aucune question), est aussi une (trans)formation idéologique.
18Deux remarques encore, à partir de là, sur le travail lexical dans ce guide. La première concerne le fait que cette invention d’un Paris fait de rues ait produit son nom : le mot de viographe, c’est-à-dire livre des voies (via). Le néologisme gréco-latin signale que le livre où il apparaît est un livre savant, un produit différent des autres guides de Paris en ce qu’il réalise une opération intellectuelle, comme en réalisaient une, vers la fin du xviie siècle, les livres pour lesquels les mots biographe et biographies ont été fabriqués à partir du grec. Dans un paysage d’ouvrages proches les uns des autres, le mot revendique la création d’un savoir. Car s’il n’existe pas d’autres viographes29, les livres sur les rues de Paris sont en fait nombreux et existent depuis longtemps au moment où paraît Le Provincial à Paris. La collection « Classiques de l’histoire de l’art. Guides de Paris », numérisée sur le site de l’INHA, permet notamment de consulter plusieurs éditions d’un livre très souvent republié au xviiie siècle qui s’intitule Les Rues et les environs de Paris (première édition 1745). Ces ouvrages se disent eux aussi portatifs, évoquent eux aussi l’ampleur de Paris et l’effort nécessaire pour connaître une ville aussi grande. De tels propos, en eux-mêmes, sont donc des banalités dans un guide de l’époque ; Le Provincial à Paris se distingue par leur raffinement quasi-théorique. Par ailleurs, Les Rues et les environs de Paris de 1785 consacrent deux pages, ou plus exactement une page et demie, à part, aux manufactures parisiennes. On y trouve la fabrique de sparterie de la rue Popincourt, aux côtés principalement de manufactures royales, mais aussi de la manufacture des porcelaines de Monsieur, rue Neuve des Petits-Champs, et d’autres de soude, de plomb laminé, de savons ou de gazes de soie (Les Rues et les environs de Paris, [1745] 1785, p. 619-620). Les articles qui y sont proposés (« pour les Corderies, Tapisseries, Natteries & autres Ustensiles de Spart ») sont nommés, mais il n’est pas explicitement indiqué que ces produits forment une « branche d’industrie nouvelle », comme le guide de Watin le souligne. Je crois que le fait de préciser quels produits étaient achetables dans la manufacture de la rue Popincourt signale que la sparterie était encore en effet quelque chose de nouveau au milieu des années 1780, puisqu’il fallait expliquer ce que c’était ; mais il n’est pas dit, il n’est pas déclaré dans ce guide qu’elle constituait une activité nouvelle. Ce n’est donc pas non plus l’inclusion des manufactures dans la liste de ce qu’il y à voir dans Paris, en elle-même, qui distingue Le Provincial à Paris. La spécificité du viographe de Watin est d’élaborer le mode d’emploi de la capitale autour de l’omniprésence des ateliers et des fabriques qui font l’histoire de ses rues.
19La seconde remarque porte sur le titre État actuel de Paris. Le mot actuel apparaît dans les dictionnaires du temps dans des exemples d’emploi technique, philosophique et théologique principalement. Dans le dictionnaire de Furetière (1690), il est défini comme « qui est en acte, qui est réel & effectué » ; les éditions de 1752 et de 1771 du dictionnaire de Trévoux, une version très enrichie du Furetière, ne donnent que des exemples de ce type d’emploi. Dans le Manuel lexique ou dictionnaire portatif des mots français dont la signification n’est pas familière à tout le monde (1750) de l’abbé Prévost, actuel est en revanche glosé par « qui se fait ou qui se passe au moment présent ». L’article plus bref de l’édition de 1762 du dictionnaire de l’Académie glisse assez discrètement – » Il signifie aussi présent. État actuel » –, entre le doublet (« effectif, réel. Payement actuel ») et une série d’exemples philosophico-théologiques. Ce qui est fait dans L’État actuel de Paris, je crois, c’est mettre en mots une manière d’effectuer Paris, rendre bien présent (lisible, visible, utilisable) ce présent-là de la ville.
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20Concluons. L’État actuel de Paris ou le Provincial à Paris, livre pratique parmi d’autres, est remarquable par son inscription dans l’expérience de son ou de ses producteurs30. Il constitue en savoir de la ville une expérience observée et vécue du travail à Paris dans les années 1770-1780, c’est-à-dire, on l’a vu, une expérience du travail avec l’écrit. Ce savoir purement livresque – la viographie n’est pas devenue une science – participe aussi du fait littéraire. Le Provincial à Paris, assurément, n’est pas un livre de littérature, ne se situe pas dans la littérature, mais il met en œuvre une pratique de la langue qu’on a vue partagée, factuellement, par les littérateurs, les industriels, les rédacteurs de livres pratiques, d’annonces, de prospectus, et les journalistes au milieu desquels les Watin (pères et fils, tous deux faiseurs de livres) travaillaient. Il fait voir une créativité qui consiste à donner des mots aux lecteurs, à donner de la valeur aux mots en les faisant circuler d’un texte à l’autre et dans les livres, à utiliser cette valeur des mots pour valoriser des lieux et des objets. En rendant digne d’intérêt, pour ses lecteurs et lectrices, l’intégration dans la description d’un lieu parisien des mots évoquant des objets, des choses, des éléments présents dans ce lieu sans que d’ordinaire on les remarque, Georges Perec a accueilli cette créativité en littérature.