La « Lettre à l’Ermite » ou le détail scandaleux
Pour une microlecture des Lettres de Madame de Sévigné
1Tous les textes sont-ils égaux devant la microlecture ? Certains textes se prêtent-ils mieux que d’autres à ce type d’analyse ? Avant de proposer une réponse à ces questions, il convient de préciser le sens qu’on donne au mot « microlecture », le terme comme la méthode ayant subi des inflexions et des variations depuis leur création par Jean-Pierre Richard. La microlecture se caractérise d’abord par le format de texte qu’elle commente : elle se consacre à des textes relativement courts. Elle se définit ensuite par le regard qu’elle adopte : le microlecteur restreint volontairement son champ d’investigation, dans l’espoir de parvenir à des hypothèses herméneutiques qui, le cas échéant, dépassent le cadre circonscrit du texte en question. Elle serait en somme une enquête à petite échelle. On pourra objecter que selon cette définition, la microlecture semble une très proche parente de l’explication de texte. Outre l’ambition de parvenir à des conclusions plus globales, la microlecture s’en écarte par l’attention qu’elle porte aux détails, et dans notre cas, aux anomalies. Elle n’est pas tout à fait une lecture linéaire, car elle privilégie d’emblée des passages saillants et commente le texte en fonction d’une énigme à résoudre. En somme, l’analyse qui va nous occuper voudrait suivre le chemin inauguré par Jean-Pierre Richard, en mettant l’accent dans l’analyse du détail, sur les incongruités, sur ce qui résiste.
2Selon cette première définition, un texte, pour être apte à la microlecture, doit présenter un certain nombre d’obstacles de lecture, ou du moins de bizarreries. Un texte suscite d’autant plus de microlectures qu’il sème des indices appelant à une enquête approfondie, qu’il lance des invitations à une relecture attentive et alerte. Ces indices textuels peuvent être de plusieurs sortes : équivocité du ton, brouillages énonciatifs, incongruités lexicales, allusions… Les lettres de Madame de Sévigné devraient se prêter facilement à ce type de lecture rapprochée, ne serait-ce qu’en raison de leur format, qui facilite la pratique du « morceau choisi ». Souvent courte par elle-même, la lettre contient parfois des récits circonscrits et « cadrés » par l’épistolière. D’autre part, la distance chronologique et le caractère privé de cette correspondance contraignent le lecteur – qui n’est plus le destinataire – à lire de plus près, pour comprendre la lettre du texte, puis pour défricher la densité allusive propre à toute situation d’énonciation familière, où la complicité et l’implicite sont la règle. Ce que nous ne comprenons pas, ou ce nous ne pouvons que supposeraprès relecture attentive, était sans doute immédiatement perçu par les correspondants. En pareille situation critique, la microlecture devient presque un impératif méthodologique : elle devrait s’imposer.
3Pourtant, un rapide parcours de la bibliographie portant sur Madame de Sévigné montre des approches critiques qui ne pratiquent pas – ou peu – ce type d’analyse. Si chaque courant critique utilise les méthodes qui lui sont propres, l’approche est partout globale. Aussi différents soient-ils, les travaux sur Madame de Sévigné partagent la même ambition : la lecture à grande échelle. Ils prennent en considération tout le corpus. Ils sont le résultat d’une collecte patiente de lettres, de l’élaboration de statistiques (sur la fréquence d’une occurrence, par exemple). La recherche de l’exhaustivité fait renoncer à la myopie au profit d’un parcours plus général, d’un regard plus englobant sur un ensemble qui s’étend sur près de cinquante ans, de 1648 à 1696. L’ampleur de la correspondance semble constituer un premier obstacle à la lecture « de près ». La tentation du survol reste toujours forte.
4Deuxième obstacle : la notoriété d’un petit nombre de lettres, peut-être trop connues pour qu’on ose encore y toucher. La tendance à la relecture des mêmes lettres sous forme anthologique est le résultat d’une longue tradition critique qui, au fil du temps, a élagué la correspondance, en y opérant un tri. Les lettres les plus saillantes sont devenues morceaux d’anthologie, à moins que ce ne soit l’inverse. Elles font de l’ombre à d’autres lettres, jamais lues, jamais citées.
5Il existe cependant quelques microlectures (au sens le plus large de « commentaire détaillé d’un ensemble textuel restreint ») dans la critique sévignéenne, et il convient de les mentionner. Au titre de curiosité d’abord, on voudrait signaler une tentative étrange de lecture impressionniste faite par Émile Gérard-Gailly sur le mode de la rêverie biographique. Celui-ci développe deux lettres qu’il transforme en récit d’une promenade mélancolique de la marquise aux Rochers, mêlant citations volontaires et involontaires, invention et appui sur le texte1. Pas encore de microlecture, mais une broderie à partir d’une lettre : une quasi-paraphrase complétée par des savoirs extérieurs, comme si la fréquentation assidue des lettres de Madame de Sévigné avait eu pour effet de transformer le critique en écrivain, le poussant à abandonner le discours métatextuel attendu au profit de la réécriture. Michel Charles a, de son côté, analysé la série de lettres sur le mariage raté de Mademoiselle et de Lauzun et montré la concurrence de deux registres à l’œuvre dans la mise en forme de l’événement, la lecture tragique d’un côté et la lecture réaliste et comique de l’autre, le passage d’un registre à l’autre s’opérant selon le degré de nouveauté de l’information : « Il apparaît là une règle d’économie dans le discours de notre marquise : lorsque l’événement est inconnu de son correspondant, elle n’invente pas sa mise en forme, elle se contente d’exhiber sa nouveauté ; lorsqu’il est connu, elle cherche ailleurs et l’inédit est alors précisément la mise en forme “comique”2.» On l’aperçoit ici : l’analyse détaillée de la rhétorique épistolaire a permis de dégager les règles qui président à la narration et la mise en forme d’un événement. Jean Lafond et Constance Cagnat ont pour leur part étudié la série de lettres narrant la mort de La Rochefoucauld, le premier pour expliciter le sens littéral d’une expression récurrente dans la Correspondance, la seconde pour illustrer le cas d’une mort exemplaire3. Dans ces deux derniers cas, il s’agit de lire de près pour éclaircir des obscurités locales, tenter de retrouver le sens littéral d’énoncés ponctuels. Enfin, on signalera la récente étude par Marc Escola d’une lettre de Madame de Sévigné qui mobilise un réseau convergent de citations et modèles génériques fictionnels pour « mettre en récit » une aventure galante4. On en oublie certainement, mais elles ne sont pas légion.
La microlecture comme attention au détail
6Pourquoi serait-il fructueux de s’adonner davantage à la microlecture sévignéenne ? Ses détracteurs demanderont : pourquoi supposer que ce qu’on trouve en lisant de plus près est en soi plus intéressant ? La microlecture serait-elle le monocle du myope ? Voit-on toujours mieux de près ? On dira que la microlecture est une pratique de lecteurs soupçonneux qui y regardent à deux fois. Or Madame de Sévigné semble au-dessus de tout soupçon : aux yeux de la tradition critique dominante, si la marquise est spirituelle, c’est pour cacher sa tristesse ; si elle ne l’est pas, c’est qu’elle est triste ; si elle code ses lettres et use de l’implicite, c’est pour raviver une relation de complicité avec sa fille ou par pudeur encore… À croire qu’elle n’a eu qu’une correspondante en cinquante ans. Ce cercle interprétatif semble annihiler toute tentative de sortie par la microlecture, renoncer à l’avance à toute surprise du texte. Ne faisons pas pour autant du microlecteur un héros désintéressé. Ce dernier attend toujours une récompense d’un tel exercice de myopie volontaire. On ne se mutile pas sans attendre de contrepartie. La microlecture n’est pas si humble qu’on pourrait le croire : elle tire son énergie de l’enthousiasme et du fantasme de la découverte dans l’observation patiente de l’infiniment petit. Pour qu’une lettre attire l’œil, il faut lui trouver un défaut, ou un excès. Dans le cas qui va nous occuper, nous avons cru déceler une anomalie dans le traitement humoristique par l’épistolière d’un sujet qui a priori s’y prêtait peu : dans la lettre du 19 novembre 1670, Madame de Sévigné fait au comte de Grignan le récit de l’accouchement de sa femme, restée à Paris avec sa mère pour les circonstances.
À Paris, mercredi 19 novembre [1670]
[Billet] De Madame de Grignan
Si ma bonne santé peut vous consoler de n’avoir qu’une fille, je ne vous demanderai point pardon de ne vous avoir pas donné un fils. Je suis hors de tout péril, et ne songe qu’à vous aller trouver. Ma mère vous dira le reste.[Lettre de Madame de Sévigné]
Mme de Puisieux dit que si vous avez envie d’avoir un fils, vous preniez la peine de le faire ; je trouve ce discours le plus juste et le meilleur du monde. Vous nous avez laissé une petite fille, nous vous la rendons. Jamais il n’y eut un accouchement si heureux. Vous saurez que ma fille et moi nous allâmes, samedi dernier, nous promener à l’Arsenal ; elle sentit de petites douleurs. Je voulus au retour envoyer quérir Mme Robinet ; elle ne le voulut jamais. On soupa, elle mangea très bien. Monsieur le Coadjuteur et moi nous voulûmes donner à cette chambre un air d’accouchement ; elle s’y opposa encore avec un air qui nous persuadait qu’elle n’avait qu’une colique de fille. Enfin, comme j’allais envoyer malgré elle quérir la Robinette, voilà des douleurs si vives, si extrêmes, si redoublées, si continuelles, des cris si violents, si perçants, que nous comprîmes très bien qu’elle allait accoucher. La difficulté, c’est qu’il n’y avait point de sage-femme. Nous ne savions tous où nous en étions ; j’étais au désespoir. Elle demandait du secours et une sage-femme. C’était alors qu’elle la souhaitait ; ce n’était pas sans raison, car comme nous eûmes fait venir en diligence la sage-femme de la Deville, elle reçut l’enfant un quart d’heure après. Dans ce moment Pecquet arriva, qui aida à la délivrer. Quand tout fut fait, la Robinette arriva, un peu étonnée ; c’était qu’elle s’était amusée à accommoder Madame la Duchesse, pensant en avoir pour toute la nuit. D’abord Hélène me dit : « Madame, c’est un petit garçon. » Je le dis au Coadjuteur ; et puis quand nous le regardâmes de plus près, nous trouvâmes que c’était une petite fille. Nous en sommes un peu honteuses, quand nous songeons que tout l’été nous avons fait des béguins au Saint-Père, et qu’après de si belles espérances
La signora met au monde une fille.
Je vous assure que cela rabaisse le caquet. Rien ne console que la parfaite santé de ma fille ; elle n’a pas eu la fièvre de son lait. Sa fille a été baptisée et nommée Marie-Blanche5. […]
7S’il est vrai qu’on espère toujours une récompense d’un effort de lecture rapprochée, elle est venue dans cette lettre d’un détail : une citation. Madame de Sévigné clôt son récit par une citation du conte de La Fontaine, « L’Ermite ». Ce détail attire l’attention d’abord par sa position finale, ensuite par son incongruité : que vient faire un conte licencieux dans un récit sérieux qu’on fait à son gendre ? Sans compter que le vers cité est lui-même incongru : « La signora met au monde une fille. » La signora désignant en italien la mère du pape, on est en présence d’un énoncé impossible. Cette citation est alors doublement incongrue, par son origine et par son sens. Une fois qu’on l’a repérée, il n’est plus possible de lire la lettre de la même façon, et la citation, équivalent du détail en peinture, apparaît ainsi pour le lecteur attentif à la fois comme un aiguillon de curiositéet comme un poison. La citation est un comble de littérature, au sens où Daniel Arasse parlait du détail comme « comble de peinture » : « On constate que le détail tend, irrésistiblement, à faire écart. Marque intime d’une action dans le tableau, faisant de lui-même signe à celui qui regarde et l’appelant à s’approcher, il disloque à son profit le dispositif de la représentation. Il peut alors se présenter comme un comble de peinture6. » « Comble » est à prendre dans tous ses sens possibles : le plus haut degré de quelque chose, la plénitude, voire la marque d’une indignation comme dans l’expression « c’est un comble ». D’autant que la lettre est bel et bien comblée, saturée par l’information de la naissance d’une fille – alors qu’on espérait un héritier mâle – et que la dernière mention de cette information se fait sous forme de citation impropre au contexte. La lettre semble sans cesse pointer vers ce « comble », tout à la fois faîte de la lettre et de sa littérarité, scandale possible pour celui qui lit de manière rapprochée. L’analyse littéraire de la citation comme détail du texte ne revient pas du tout à la traiter comme un simple ornement ou à en minimiser l’importance mais, dans la lignée du travail de Daniel Arasse sur le détail en peinture, à souligner l’importance de l’attention à ce qui est autre dans le texte, sans volonté de le réduire au banal : « Plus grave : une fois le détail déchiffré par l’historien, une fois vaincue la résistance qu’il offrait à une lecture courante, le détail devient comme normal, banal presque7. »
8La lettre de la marquise n’absorbe pas la citation de La Fontaine mais la met en scène de telle sorte qu’elle reste saillante et qu’elle maintienne son pouvoir d’appel complice lancé au lecteur. Le commentaire ne se donne pas pour but d’aplatir cette saillie ni de la domestiquer : il propose de maintenir son étrangeté, de signaler son caractère incongru et, le cas échéant, d’offrir une lecture tout aussi peu conforme que la citation elle-même. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre avoir trouvé, par l’analyse des citations et des allusions, dans les Lettres, un sens caché, perdu ou le « vrai » sens de cette lettre. On voudrait plus modestement proposer une lecture autorisée par des indices textuels qu’une analyse rapprochée a permis de mettre au jour.
9Le texte ainsi isolé ne constitue pas l’intégralité de la lettre. Nous en avons gardé la majeure partie, mais notre extrait s’arrête avant la fin de la lettre. Après le récit proprement dit, Madame de Sévigné donne quelques informations avant de revenir au destinataire pour prendre congé de lui. Par commodité, nous appellerons cette lettre du 19 novembre 1670 « lettre à l’Ermite » pour lui donner un titre à la manière des peintres, comme on parle par exemple de « portrait au chapeau ». En effet, cette lettre est construite, comme les portraits identifiés par tel objet (« autoportrait à la pipe »), sur un détail qui donne sa forme singulière au texte : ici, c’est la citation qui fait la singularité de cette relation d’accouchement et qui délivre son mode d’emploi. La citation de « L’Ermite » est un détail du texte – elle représente seulement un vers cité placé sur un des bords de la lettre – qui informe tout le récit de l’accouchement, récit tendu vers cette pointe qui amène le lecteur sur le terrain du conte léger, lorsque ce dernier attendait un modèle de récit sérieux et solennel. Ensuite, ce titre renvoie à l’hypothèse qu’on développera selon laquelle cette lettre est de fait adressée à l’ermite. On verra d’ailleurs que c’est le conte comme genre qui est tout entier convoqué et pris comme modèle ici, modèle volontairement inadéquat et inapproprié.
Des accouchements en série
10Cette lettre prend d’abord place parmi la série des relations d’accouchement, dans la rubrique des grossesses, qui fait partie de la chronique mondaine et s’inscrit plus précisément dans un discours récurrent sur l’attente de garçons dans les familles nobles à la recherche d’héritiers. Déjà, dans la lettre du 15 août 1670 adressée à M. de Grignan, Mme de Sévigné rapportait une conversation avec sa fille dont le désir d’avoir un garçon se voyait contrarié par les superstitions relatives aux naissances: « Plût à Dieu que votre pauvre femme fût aussi heureuse que la petite Deville ! Elle vient d’accoucher d’un garçon qui paraît avoir trois mois. Ma fille disait tout à l’heure : “Ah !que je suis fâchée ! la petite Deville a pris mon garçon ; il n’en vient point deux dans une même maison”8. » On retrouve les mêmes raisonnements inductifs dans d’autres lettres : on infère des naissances dans d’autres familles le résultat des grossesses en cours. La lettre à l’Ermite pourra plus précisément être rapprochée d’une lettre antérieure de la marquise, dans laquelle celle-ci parle sur un ton plaisant de son propre accouchement à son cousin Bussy-Rabutin. On a donc deux lettres, une génération d’écart, mais une ressemblance de registre et de ton, le refus d’une grandiloquence et la convocation de modèles incongrus pour parler de ce qui, statutairement, est le plus intime et le plus sérieux. Dans la lettre du 15 mars 1648, la plus ancienne lettre dont nous ayons gardé la trace, Madame de Sévigné annonce, après des reproches à son cousin sur sa négligence épistolaire, la naissance de son fils Charles et convoque le modèle tragique de la haine ancestrale à l’intérieur d’une famille sur un mode plaisamment trivial : « Eh bien, je vous apprends, quand vous en devriez enrager, que je suis accouchée d’un garçon, à qui je vais faire sucer la haine contre vous avec le lait, et que j’en ferai encore bien d’autres, seulement pour vous faire des ennemis9 ». Cette lettre laisse entrevoir, entre les deux branches de la famille, une concurrence dans la course aux héritiers et inaugure la longue guerre épistolaire entre les deux correspondants, aggravée quelques années plus tard par des histoires d’argent et par le fameux portrait peu flatteur de Madame de Sévigné, fait par Bussy dans son Histoire amoureuse des Gaules. Dans ce duel épistolaire, avoir une fille devient sujet de raillerie – Bussy en a déjà eu trois – et l’occasion pour la marquise de donner à son cousin un surnom lafontainien avant l’heure : « le beau faiseur de filles10 ». On retrouve surtout dans les deux lettres non seulement un ton, mais une même forme offensive d’adresse au destinataire : « Vous n’avez pas eu l’esprit d’en faire autant, le beau faiseur de filles » dans la lettre à Bussy et « […] si vous avez envie d’avoir un fils, vous preniez la peine de le faire […]. Vous nous avez laissé une petite fille, nous vous la rendons » dans la lettre à Grignan.
11La lettre du 19 novembre 1670 a d’emblée un statut particulier parce qu’elle est adressée à M. de Grignan, son gendre – ce qui devrait laisser supposer une plus grande réserve et une familiarité moindre – et qu’elle comporte deux lettres, un message court de Madame de Grignan sous forme de billet et une lettre de Madame de Sévigné, version longue du récit de l’accouchement. La fille se contente de donner l’information et renvoie à la mère pour le récit détaillé : « Ma mère vous dira le reste ». La lettre commence par une adresse de quatre lignes au gendre sous forme d’un discours rapporté, suivi de son commentaire. Elle se poursuit par un récit en plusieurs étapes : la méprise (un accouchement pris pour une colique de fille), l’insistance des proches contre le refus obstiné de la fille. La fille cède et accepte d’appeler de l’aide. Un nouvel obstacle survient : on ne trouve pas de sage-femme. L’épistolière souligne la série de réactions décalées, le contretemps permanent, en rapportant une nouvelle méprise (une fille prise pour un garçon). Le récit s’achève par la citation de La Fontaine, suivie d’un rappel de l’issue de l’accouchement et d’un commentaire sur l’effet de surprise débouchant sur le silence d’alors : « Cela rabaisse le caquet. »
Un récit offensif
12Remarquons d’abord la fréquence du rappel de l’information principale : l’enfant né est une fille et il faut en consoler le destinataire, d’où la récurrence du verbe « consoler » dans les deux lettres. Il peut sembler paradoxal de répéter autant une information qu’on voudrait tant faire oublier mais peut-être s’agit-il d’une stratégie de persuasion ; on espère, en répétant un fait, mieux l’accepter et le faire accepter. La nouvelle centrale est présente dès le billet de Madame de Grignan et ce, sous la forme déceptive et restrictive : « Si ma bonne santé peut vous consoler de n’avoir qu’une fille ». Madame de Sévigné quant à elle attaque la lettre de manière plus offensive sur un trait d’esprit prêté à Madame de Puisieux, puis déplace l’accent sur le bon déroulement de l’accouchement. Suivant l’adage stratégique selon lequel la meilleure défense c’est l’attaque, l’épistolière choisit non pas de s’excuser comme sa fille, mais de provoquer son gendre. L’épistolière utilise aussi une proposition hypothétique, mais sur un mode plaisamment accusateur. La fille utilisait un vocabulaire prudent, contrit, tout en restrictions et négations. La mère prend directement son gendre à parti. Le pronom « vous » est sujet actif des deux verbes et notamment de la locution « prendre la peine de » : « Mme de Puisieux dit que si vous avez envie d’avoir un fils, vous preniez la peine de le faire ». Pour atténuer l’effet de cette agression verbale, Madame de Sévigné prend soin de verser ce bon mot dans la bouche de quelqu’un d’autre ; le discours rapporté, la citation d’autrui sert ici à adoucir un propos trop abrupt. La responsabilité de l’épistolière se limite ainsi à l’appréciation d’un discours tenu par une autre : « Je trouve ce discours le plus juste et le meilleur du monde. » Une nouvelle fois, l’information est répétée sous une autre forme qui renverse la perspective : « Vous nous avez laissé une petite fille, nous vous la rendons. » Phrase étrange qui fait encore une fois de M. de Grignan, destinataire de la lettre, le vrai responsable du résultat de l’accouchement. Cette lettre apparaît alors comme un retour à l’envoyeur, l’enfant devenant une sorte de colis qui accompagne la lettre annonçant son arrivée. La lettre se veut plaisamment performative. Le parallélisme de la constructionsyntaxique et la structure en chiasme des pronoms participent d’une écriture du trait d’esprit que la marquise entend poursuivre pendant tout le récit. Puisque le résultat de l’accouchement est décevant, il ne reste plus à l’épistolière qu’à créer le suspens ailleurs, à déplacer l’intérêt non plus sur l’issue mais sur le déroulement de l’action.
13Suit le récit de l’accouchement proprement dit, mené principalement sous une forme paratactique et sur un mode héroï-comique, lesquels renforcent la vivacité du propos et donnent son sel à la relation de l’événement. Solennité dans le récit des petites choses : « On soupa, elle mangea très bien. » Une grandiloquence parodiée est à l’œuvre dans l’énoncé des actions de sa fille, héroïque dans ses refus : « elle ne le voulut jamais », « elle s’y opposa encore […] ». La dernière remarque, soulignant la fin des refus, est un trait d’ironie lancé contre l’entêtement de sa fille : « C’était alors qu’elle la souhaitait », mais il étaittrop tard. L’épistolière multiplie les hyperboles et les effets de suspens, transformant un récit qu’on attendrait solennel et sérieux en un véritable récit épique dégradé11. Elle a savamment recours aux ingrédients attendus dans tout récit captivant, notamment aux obstacles (« point de sage-femme »), aux effets de resserrement du temps : la lettre semble dire que tout s’est produit le même jour, le samedi de la promenade à l’Arsenal, alors que l’enfant est né le lundi 15 novembre12. La relation parvient à donner le sentiment d’une scène en temps réel par le changement rapide de sujets et brouillage référentiel : « Nous ne savions tous où nous en étions ; j’étais au désespoir. Elle demandait du secours et une sage-femme » ; par la pratique de la gradation et de la dramatisation : d’abord des « petites douleurs », une « colique de fille » puis des « douleurs si vives ». Autant d’éléments mimétiques de la panique. L’attelage métonymique entre une chose abstraite et sa matérialisation concrète (« du secours et une sage-femme ») crée un effet d’incongruité que toute la lettre diffuse et dont certaines manifestations servent de signaux préparatoires à la convocation d’un modèle de récit impropre, le conte de La Fontaine. Parmi ces signaux, on trouve notamment des ressorts de comédie : l’entrée en scène décalée des personnages, le médecin Pecquet et la Robinette, qui arrivent trop tard, la méprise – les dames ont d’abord cru que c’était un garçon. Tous ces indices préparent le lecteur à la surprise finale empruntée au conte de La Fontaine, « L’Ermite ».
Lettre ou esprit ?
14Ce conte issu de la deuxième partie des Contes et Nouvelles en vers, publiée en 166913, se présente d’abord comme une mise en garde aux jeunes filles, un appel à la méfiance vis-à-vis des faux dévots. Le conte se veut une illustration du manque de méfiance. Le canevas simplifié en est le suivant : un ermite parvient à faire venir chez lui une jeune fille en utilisant un subterfuge – il annonce à la mère et à la fille que son alliance avec cette dernière donnera naissance à un pape. C’est sur ce rêve de gloire promis aux deux femmes que l’ermite construit son piège, en se faisant passer pour dévot. Mais la jeune victime crédule ne met au monde qu’une fille. Une parenté de canevas est donc visible : tout comme le conte, le récit de l’accouchement est construit sur une attente déçue. On voit, au premier abord, pourquoi en pareille occasion Madame de Sévigné a pu penser à ce conte : la parenté de sujet, l’accouchement d’une fille, et l’effet de pointe finale qui favorise la mémorisation de ce dernier vers du conte. Le parallèle pourrait s’arrêter là14.
15La citation de l’épistolière est exacte à ceci près qu’elle a adapté le temps au contexte de la lettre et surtout de l’environnement temporel de la citation, à savoir le présent et le passé composé. Madame de Sévigné prépare sa pointe finale en citant d’abord un fragment du conte inséré dans le corps de la lettre, mais non encore isolé : « Nous avons fait des béguins au Saint-Père ». Ce fragment n’est pas une citation exacte mais la rencontre de deux fins de vers :
La signora, de retour chez sa mère,
S’entretenait jour et nuit du saint-père,
Préparait tout, lui faisait des béguins15.
16On a un effet de condensation, presque de résumé ainsi qu’un changement des sujets de l’action : ce n’est plus la fille, future « signora » qui fait tout cela avant l’accouchement mais un « nous » qui englobe mère et fille dans un même personnage. Au demeurant, l’énonciation reste assez trouble puisqu’on passe d’un « nous » renvoyant au coadjuteur, Jean-Baptiste de Grignan, frère du destinataire, et à la marquise à un « nous » accordé au féminin pluriel : « Et puis quand nous le regardâmes de plus près, nous trouvâmes que c’était une petite fille. Nous en sommes un peu honteuses, quand nous songeons que tout l’été nous avons fait des béguins au Saint-Père, et qu’après de si belles espérances
La Signora met au monde une fille. »
17Une ambiguïté référentielle est ici sensible et il est assez délicat de trouver le référent exact du « nous » féminin pluriel ; il renvoie soit à la mère et à la fille soit uniquement à l’épistolière, par énallage.
18La citation est directement suivie d’une expression intéressante à noter : « Je vous assure que cela rabaisse le caquet. » L’expression « rabaisser le caquet » est ironique et apparaît comme un indice métatextuel plaisant. En effet, la lettre témoigne du contraire, l’événement a donné lieu à tout un récit détaillé et n’a absolument pas « rabaissé » le « caquet » de l’épistolière. Celle-ci semble alors se moquer d’elle-même et de sa propension au bavardage qu’elle souligne à de nombreuses reprises dans sa correspondance. Elle manifeste aussi une autodérision à l’égard de ses propres rêves de gloire. Fritz Nies analyse cette expression comme l’emploi d’une locution dans un contexte qui fait resurgir son sens premier non figuré : « La remarque […] se teinte d’une pointe de moquerie par l’allusion qui y est contenue au “caquet de l’accouchée”16. »
19La citation vient conclure le récit de l’accouchement proprement dit et introduit celui de ses suites. Dans l’économie de la lettre, la citation sert de transition, de passage de la scène à son commentaire. Dans le récit, cette citation sert d’effet de pointe et signale la clôture de la narration. Il est alors intéressant de constater que ce vers cité est aussi le dernier vers du conte, la pointe paradoxale du conte. On l’a dit, cet énoncé est impossible, donc humoristique. Il faut comprendre l’effet recherché, à savoir, le raccourci frappant et plaisant : la soi-disant signora met au monde une fille, ce qui suggère l’imposture de l’ermite dans le conte et fait retour dans la lettre sur le début : M. de Grignan a « laissé » une fille.
20L’information est martelée : en tout, il est cinq fois question de cette fille qui vient de naître17. On peut légitimement se demander si la citation de la Fontaine n’est utilisée que pour son contenu informatif ou bien si elle ne convoque pas plutôt tout l’intertexte. Si l’on va jusqu’au bout de l’analogie possible et même fortement suggérée par la lettre de la marquise, la distribution des rôles est assez évidente et à tout le moins scandaleuse : M. de Grignan est l’ermite, Mme de Sévigné et Mme de Grignan, la mère et la fille dupées toutes deux par l’ermite qui leur a promis la gloire. Cette analogie est peut-être autorisée par une autre lettre où la marquise prend congé de sa destinataire par l’évocation de « ce fripon de Grignan qu’[elle] embrasse, malgré ses forfaits18 », ces derniers renvoyant au fait d’avoir mis sa fille enceinte. À chaque grossesse de Mme de Grignan, Mme de Sévigné donne des surnoms à M. de Grignan jugé responsable d’une situation risquée pour sa fille. Parmi ces surnoms, le plus intéressant pour notre étude est celui qu’elle emprunte à la fable de La Fontaine, « Le Chat, la belette et le petit lapin » : « J’embrasse le matou19 », « Bonsoir M. le comte de Grippeminaud20. » Dans les deux cas, cette salutation est la dernière phrase de la lettre. Or Grippeminaud est le nom que La Fontaine donne au chat de la fable, frère jumeau de notre ermite :
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis
C’était un chat vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemite
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
[…]
Grippeminaud le bon apôtre21.
21Madame de Sévigné semble avoir trouvé dans la fable l’analogue du personnage du conte ; l’allusion à la fable, à condition que le lecteur ait une mémoire infaillible, ferait alors signe vers le conte et créerait un système subtil de renvois d’un texte à l’autre.
22Peut-on en rester à l’hypothèse de la recherche de la variété dans la mise en forme de l’événement ? La citation n’est-elle qu’une énième façon d’informer de la naissance d’une fille ? Auquel cas, La Fontaine ne serait cité que pour son sens littéral. On a vu que le discours d’autrui était rapporté plusieurs fois dans le récit ; d’abord Madame de Puisieux au discours indirect puis Hélène au discours direct, ce serait au tour de La Fontaine, sous forme de citation de son conte. Mais la recherche de la variété n’est pas le tout de cette lettre. Détachée de son contexte, la citation devient orpheline, accède au rang de proverbe, applicable à tout cas de naissance-d’une-fille-quand-on-attendait-un-garçon (configuration fréquente à l’époque) et réutilisable à l’envi, appartenant au réservoir de la marquise. On a donc le schéma suivant : un événement est raconté à travers le filtre d’un scénario de conte, sa pointe finale est extraite, isolée et devient, dans le nouveau texte, un proverbe à visée généralisante, offrant la commodité de s’appliquer à tous les cas d’accouchement au résultat décevant. Ce schéma est repérable dans la correspondance si l’on prend en compte un autre texte où, cette fois, la citation a été nominalisée. C’est la lettre du 22 novembre 1671 à Madame de Grignan qui relate l’accouchement de Madame de Louvigny, autre lettre s’inscrivant dans la série non seulement des récits d’accouchement mais encore des récits incongrus d’accouchements, avec ici réutilisation lexicalisée de l’intertexte lafontainien :
Mme de Louvigny est accouchée d’un fils ; vous voyez bien, ma chère enfant, que vous en aurez un aussi. Vous vous y attendez d’une telle sorte, que comme vous dites, la signora qui mit au monde une fille ne fut pas plus attrapée que vous le seriez si ce malheur vous arrivait. Je fais prier Dieu sans cesse pour cet heureux moment, d’où dépend ma vie plus que la vôtre22.
23Se crée alors une véritable chaîne où cet intertexte circule et, par retour à l’envoyeur, revient dans une lettre de Madame de Sévigné sous la forme d’un nom générique : « la signora qui mit au monde une fille ». Cette citation est d’abord une périphrase commode, la jeune fille du conte n’ayant pas de prénom23. Elle témoigne aussi de la prégnance des modèles fictifs et de leur influence sur la vie réelle. La signora du conte est assimilée sans distinction à Madame de Grignan, ce qui contribue à créer un brouillage référentiel : il n’y a pas de hiérarchisation du personnel convoqué dans les lettres, la signora est aussi réelle que Madame de Grignan. Cette lettre renvoie à une autre, du 13 mai 1671, où il est (encore) question de grossesse, de celle de Madame de Grignan ainsi que de celle de Madame de Louvigny. Elle n’est pas seulement intéressante parce qu’elle traite des mêmes thèmes, mais parce qu’on y découvre une réécriture en miniature de « L’Ermite » : « Mme de Soubise est grosse ; elle s’en plaint à sa mère, mais inutilement. Pour Mme de Louvigny, vous le savez. Si je pouvais trouver quelque honnête veuve ou quelque honnête fille qui le fût aussi, je vous le manderais pour votre consolation24. » On retrouve ici un écho du point de départ du conte :
Et dans ce bourg, une veuve fort sage,
Qui demeurait tout à l’extrémité.
Elle n’avait pour tout bien qu’une fille,
Jeune, ingénue, agréable et gentille25.
24Si Madame de Sévigné ne fait pas référence au conte, comment expliquer le voisinage d’une veuve avec une jeune fille ? L’incongruité d’une veuve enceinte fait signe vers le conte paillard. D’autant plus que, là encore, est donnée comme prétexte à cette allusion la consolation du destinataire (« pour votre consolation »).
25Dans le récit de l’accouchement, la citation est bien une convocation de tout l’intertexte et pas seulement une formule isolée ; elle est un signal, un appel à la mise en relation. L’hypothèse de Roger Duchêne selon laquelle la marquise ne s’autoriserait cet écart que pour égayer son destinataire peut être nuancée, et l’on peut supposer que l’incongruité du modèle appliqué à cet accouchement est non pas tant un moyen de consolation qu’un reproche dissimulé, visant à faire rejaillir la faute de la naissance d’une fille sur le père et non, comme c’est traditionnellement l’usage, sur la mère. Cette citation suffit à fonder une logique d’autodéfense et à déplacer la question de l’héritier dans une grande famille noble : la responsabilité est tout entière dans le mari, et c’est la belle-mère qui prend en charge cette accusation. À deux reprises, c’est le discours d’autrui qui introduit l’attaque et ce, sur les bords du récit, au début pour le mot prêté à Madame de Puisieux, à la fin pour la citation empruntée à La Fontaine.
« L’Ermite », suite et fin
26Risquons un pas de plus, une hypothèse qui consiste à reverser l’un dans l’autre le texte de Sévigné et celui de La Fontaine : pourquoi ne pas lire cette lettre comme la suite apocryphe, en prose, du conte de la Fontaine ? Sévigné-la veuve dans le conte, enverrait à Grignan-l’ermite une lettre lui racontant la suite des mésaventures de sa fille, dans un contexte certes léger, mais teinté de blâme, à la manière des lettres ovidiennes à l’amant parjure. Par une métamorphose bourgeoise du destinataire, la lettre de reproche est devenue « lettre au gendre parjure » : celui-ci n’a pas donné de garçon. Non seulement on peut bien parler de « lettre à l’Ermite » à la façon d’un titre de tableau, mais ce titre retrouve son sens plein, puisque la lettre a bien pour destinataire Grignan-l’ermite. Ce récit d’accouchement est une lettre adressée à l’ermite. On bascule, en l’espace d’une citation qui fait réinterpréter l’ensemble de la lettre, de l’intertextualité à l’hypertextualité, Madame de Sévigné écrivant la suite du conte. Dans le trou du conte, dans ce qui n’est que résumé (« La signora mit au monde une fille »), l’épistolière glisse le texte dont le dernier vers était le titre. En prose cette fois, elle écrit une lettre racontant l’accouchement et son issue décevante, et ce, sous la forme d’une Héroïde parodiée. Madame de Sévigné prendrait ainsi le prétexte de relater un événement pour tester sous la forme parodique la fusion de deux modèles littéraires disponibles, une forme héritée de l’Antiquité et une forme héritée du fond gaulois et gaillard français, la lettre-reproche au destinataire parjure et le conte par nature licencieux.
27Deux lectures sont alors possibles : la citation ne cite qu’un vers du conte, l’honneur est sauf. La citation meurt pour ressusciter en expression proverbiale. Elle est définitivement détachée de son contexte et devient une expression circulant parmi les correspondants. Elle n’est qu’une autre façon de dire sa déception à la naissance d’une fille. Si elle convoque plus qu’elle ne signifie littéralement, l’impropriété scandaleuse apparaît au lecteur. On aurait en fin de compte deux degrés dans l’utilisation d’une même citation : au premier degré, on forge une expression plaisante pour marquer une déception ; au second degré, on cherche les responsables de cette déception et la citation se fait acte d’accusation.
28Lettre ou esprit ? Ce qui précède montre assez à quelle lecture nous avons donné la préférence. Sans doute tout dépend-il de l’image préalable de Madame de Sévigné que se construit le critique. Quoi qu’il en soit, seule une lecture rapprochée acceptant l’incongru et ne cherchant pas à le réduire permet d’avoir accès à cette caractéristique de la correspondance, à savoir l’appel constant lancé au lecteur pour qu’il fasse une lecture active, éveillée, des lettres qu’il reçoit. Madame de Sévigné regardait « de plus près » pour s’apercevoir de la méprise (une fille prise pour un garçon). Le lecteur est invité à faire de même pour s’apercevoir que citer un conte de La Fontaine ne va pas de soi quand on raconte l’accouchement de sa fille.
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29À l’issue de ce parcours de lettre, on peut se demander s’il est possible de parvenir par cette méthode à un propos plus large sur la marquise de Sévigné – s’il est possible de proposer des hypothèses dont les ambitions égalent celles qu’affichent les autres méthodes de lecture ou biensi la microlecture doit rester à sa place, n’être qu’un préalable nécessaire mais jamais suffisant. La microlecture est-elle une méthode autonome ou la servante d’autres approches critiques ? On répondra que toute microlecture prend nécessairement pour point de départ un certain nombre de présupposés, qu’elle se fait toujours sous l’impulsion d’une lecture plus globale des textes. La myopie n’est jamais que partielle ou provisoire. Une telle lecture ne se contente jamais de résoudre des problèmes locaux et ponctuels de sens. Elle cherche à confirmer ou infirmer des intuitions plus générales. Dans le cas de Madame de Sévigné, l’approche par la microlecture se voulait une réponse possible à la question de la littérarité conditionnelle : on a pu dire que c’était la beauté de son style qui avait fait entrer l’épistolière en littérature ; d’autres ont affirmé que c’était sa recherche consciente d’un système épistolaire sophistiqué ; d’autres encore la force de la tradition ou les hasards de l’histoire. Par la microlecture et l’approche intertextuelle, on a voulu montrer que Madame de Sévigné s’inscrivait d’emblée dans la littérature notamment par la réutilisation constante de modèles fictionnels dans ses narrations, par l’instauration d’un jeu interprétatif entre son lecteur et elle, fait de citations et d’allusions à élucider, à mettre en rapport les unes avec les autres. On a supposé qu’on ne tombait pas par hasard sur un détail, que notre devoir était de rendre justice et hommage à ce clin d’œil, en proposant une interprétation de sa présence. Seule la microlecture permet de revenir sur des évidences, comme le monopole critique de la mère aimante26. Si l’on a changé d’échelle, c’était sans doute pour mieux changer de paradigme critique, faire entendre d’autres tons, d’autres lettres et insister davantage sur la variété et les variations de la correspondance de Madame de Sévigné, à côté desquelles une lecture globale risquerait de passer. Microlecture ne veut jamais dire ambition moindre, au contraire.
3021 La Fontaine, Œuvres complètes, op. cit., Fables, Livre VII, fable XV, v. 32-35 et v. 43, p. 280.