Du nouveau sur la Dive Bouteille de Rabelais. – Microlecture iconotextuelle
1Remis au goût du jour par Apollinaire, qui leur a donné leur nom moderne, les calligrammes existent cependant depuis une date assez reculée de l’Antiquité. Les poètes alexandrins, friands de tels amusants artifices (technopaignia), les ont en effet érigés en genre mondain : Simmias, fourrier de cette mode, représente ici une hache, là un œuf, ailleurs les ailes de l’amour ; « la syrinx » de Théocrite s’incarne dans les vers qui la composent. À Rome, ces exercices sont imités par Ausone, qui adresse à Dieu une prière en vers rhopaliques (croissant puis décroissant régulièrement à la manière d’une massue), ou par Porphyre Optatien, qui façonne à son tour un carmen figuratum fameux,en forme d’orgue hydraulique. Et cette tradition perdure au Moyen Âge. Ou pour mieux dire, elle s’épanouit alors : le clerc Raban Maur, qui vit à l’époque carolingienne, tisse dans son Livre de la Croix de véritables dessins littéraires, si soigneusement polychromés qu’on hésite à parler encore d’écriture, ou de peinture déjà.
2Un héritage que les humanistes de la Renaissance se réapproprient. Le Poliphile de Francesco Colonna grouille de vers figurés. Salmon Macrin empenne d’Ailes ses recueils, bientôt suivi par Mellin de Saint-Gelais. Mais le calligramme le mieux connu des Français est peut-être, après ceux d’Apollinaire bien sûr, la prière de Panurge à la Dive Bouteille, au chapitre XLIIII du Cinquiesme livre de Rabelais, édition de 1564.Comme par la magie d’une mystérieuse évocation, la figure de cette divinité délectable mais aux étranges relents, dont Bacbuc est la prêtresse – « Bacbuc » : nom de la bouteille en hébreu, bruit qu’elle fait quand on la vide1 –, surgit au moment même où l’initié s’adresse à elle pour connaître le fin Mot de sa quête. C’est du moins ce que laisse penser un feuillet dépliant, placé à la fin du volume :
3Le critique doit pourtant confesser sa déception. Pourquoi Rabelais, plus subtil d’habitude, se croit-il obligé de souligner ainsi par un dessin le contour de ses vers ? Et comment se fait-il que ce père de tant d’énigmes n’ait pas rendu plus ambigu le lien unissant son poème à la figure plastique qui le renferme ? La comparaison avec les Anciens ne tourne pas vraiment à l’avantage de maistre François. Chez Théocrite, la forme de la Syrinx, autrement appelée flûte de Pan, avertit le lecteur de songer à cette divinité champêtre, à laquelle renvoient des périphrases toutes plus difficiles à déchiffrer les unes que les autres ; le calligramme fonctionne comme une clef. Rien de tout cela dans la prière à la Dive Bouteille.
4Or, non seulement cette bouteille est bien creuse, qui ne fait que répéter le sens évident du texte, mais elle est de surcroît mal faite. Car s’il est vrai qu’il existe des exemples d’amphores à quatre anses, chacune de ces anses se trouve par principe fixée à la partie supérieure de la jarre : il paraît bien peu probable que, disposées en sa partie inférieure, elles puissent un jour avoir la moindre utilité. Voilà qui met la puce à l’oreille2. Non moins singulière, la forme losangée qui encadre la fin du poème : puisque les six derniers vers, des trisyllabes, reproduisent exactement les six vers initiaux, fallait-il qu’ils reçoivent une forme différente de celle qui avait été précédemment employée ?
5La tentation est grande d’imputer ces traits patauds aux initiatives intempestives de l’imprimeur-éditeur, resté dans l’anonymat ; et le contexte de rédaction du Cinquiesme livre, dont Madame Mireille Huchon a montré qu’il était un montage posthume, réalisé sans l’autorisation de l’auteur à partir de ses brouillons3, confirmerait cette hypothèse. On pourrait même voir dans le décentrement du dessin par rapport aux lettres une image des distorsions maladroites que le projet original de Rabelais a subies.
6Nous croyons cependant pouvoir soumettre à la communauté des rabelaisiens une nouvelle hypothèse de lecture, qui enrichit considérablement le sémantisme allégorique de « l’epilemie4 » panurgienne.
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7Cette hypothèse est fondée sur le principe de l’observation empirique, qui n’est plus guère admis de nos jours à titre de preuve, même dans le champ des études littéraires, et c’est heureux. Aussi devait-elle s’entourer d’un protocole scientifique précis, qui permettrait d’en mesurer mieux le degré d’exactitude, ou au contraire d’incertitude. Au terme d’une enquête menée sur un échantillon représentatif de deux cent trois personnes, dont une moitié dit lire plusieurs livres par an, l’autre moitié un livre ou moins, la fiabilité du résultat obtenu est très légèrement supérieure à 80 %.
8L’expérience réalisée est la suivante. Le sondé était invité à regarder pendant cinq secondes une image, à détourner le regard aussitôt, puis à consigner sur une feuille le résultat de sa fugitive perception. Nous invitons notre lecteur à vérifier par lui-même la validité du test :
9Il appert que le pantagruéliste suffisamment éthylisé pour avoir l’idée de lire cette prière à la Dive Bouteille en la tournant à 90° dans le sens des aiguilles d’une montre, ou le curieux que des précédents picturaux comme celui d’Holbein (Les Ambassadeurs) incitent à la vigilance, ou encore le « lecteur benevole » qui cherche à « sucer la sustantificque mouelle », voient se dessiner sous leurs yeux tout autre chose qu’une amphore : un naïf petit poisson5.
10Il y aurait donc là un cas peu commun de vers figurés en anamorphose, et cette ingéniosité serait aisément attribuable à Rabelais, si une importante objection ne se formulait aussitôt contre notre hypothèse : sans doute la forme losangée s’explique-t-elle mieux par analogie avec la queue du poisson, mais comment expliquer que ce poisson ait une aussi longue gueule ? Le problème se pose bel et bien, et nous ne saurions le nier. Il ne se trouve, en effet, dans le De piscibus marinis (1554)de Guillaume Rondelet, l’un des amis les plus proches de Rabelais et le modèle de son Rondibilis, aucune trace de poissons affublés d’une telle extrémité : le rostre même de l’espadon (xiphias)paraît plus effilé6.
11Il importe toutefois de remarquer que le dessin de la Dive Bouteille n’épouse pas exactement le contour des vers : rapportée au col et à la base de l’amphore, la partie centrale de celle-ci est bien plus rebondie qu’elle ne l’aurait été, si elle avait vraiment reflété le rapport entre les décasyllabes, les octosyllabes, les pentasyllabes et les trisyllabes ; la transition entre la jarre proprement dite et le col aurait alors été plus douce ; et la forme du poisson serait apparue plus manifestement. Il est permis de supposer que l’éditeur-imprimeur a déformé le dessin de Rabelais, sans se rendre compte qu’il entamait ainsi la qualité de l’anamorphose. Et pour cause : il ne l’avait sans doute pas vue.
12L’objection étant réfutée, examinons les indices qui tendraient à confirmer, au contraire, l’hypothèse que nous avançons. Dans une édition du Cinquiesme Livre publiée en 1549 sous le nom de Rabelais, mais complètement apocryphe, se donne à voir une image de ce que sera la prière à la Dive Bouteille : la mise en page du f. 5 r°, tout de prose composé pourtant, représente en effet un flacon. D’autant plus insolite qu’il n’est nullement question de vin, ou de boisson, mais du salut de l’âme, dans ces lignes :
Le dessinateur de la Dive Bouteille s’est certainement inspiré de cette édition : la coïncidence est trop troublante pour qu’il en aille autrement. Or, une expérience en tout point semblable à celle qui vient d’être réalisée donnerait ici des résultats analogues, et peut-être même plus concluants encore, puisque le bec importun n’apparaît plus :
Qui mieux que Rabelais, grand amateur de devinettes, pouvait remarquer le facétieux dessin de ce flacon, et l’imiter pour la confection de sa propre amphore7 ?
13Revenons un instant à ladite amphore. Le « O » qui commence l’apostrophe initiale fait une étrange redondance avec l’ouverture du goulot débouchonné, elle-même esquissée d’après les lois d’une perspective pour le moins hasardeuse. Dût-on supprimer cette première lettre, que l’extrémité supérieure s’effilerait davantage, puisqu’un monosyllabe (« O » encore, mais calligraphié par le cercle du goulot) précèderait un dissyllabe (« Bouteille »), puis un trisyllabe (« Pleine toute ») : la tête du poisson serait ainsi fuselée avec plus de discrétion, jusqu’à l’arrondi de sa gueule. Cette conjecture, qui corroborerait notre hypothèse, s’accorde du reste assez bien avec l’étude menée par Madame Huchon. Car l’épisode de la Dive Bouteille fut, selon toute vraisemblance, rédigé par Rabelais lorsqu’il préparait son Tiers Livre8; or, le Tiers Livre paraît en 1546 : le texte de l’épilémie est donc antérieur au calligramme apocryphe de 1549. Dans ces conditions, le dessin qui l’entoure ne peut avoir été crayonné qu’a posteriori. Il suffit que Rabelais, projetant de donner une suite à la geste pantagruélique, ait superposé deux états successifs de son œuvre future sur un même brouillon, pour que le cercle s’entende en effet comme une correction du « O » initial. Là encore, l’éditeur-imprimeur a sans doute dénaturé les intentions de l’auteur, assez nettes cependant pour avoir survécu à de tels outrages.
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14La réussite particulière de cette anamorphose, si déparée qu’elle ait probablement été par les indélicatesses de ceux qui la reproduisirent, tient au symbolisme qui la sous-tend. Les lettres du substantif Ichtus (poisson, en grec) combinent les initiales de « Jésus-Christ Fils de Dieu Sauveur » (Iesous Christos Theou Üios Sôter), et les premiers chrétiens, réfugiés dans les catacombes, aimaient à peindre ou graver une forme qui représentait le Messie sans pourtant trahir leur foi, encore pourchassée par le pouvoir païen ; plus tard, rassurés par la tournure des événements et s’enhardissant, ils flanquèrent leur poisson d’une croix, stylisée de manière à épouser le mouvement des quatre nageoires qu’ils manquaient rarement de dessiner : comment ne pas rapprocher ces nageoires des quatre anses qui nous posaient problème tout à l’heure ? Rabelais en effet, comme ses contemporains, connaît de tels symboles : il arrive à Panurge lui-même de jurer par « la vertu d’un petit poisson »9.
15C’est un grand secret qui se devine alors dans la superposition des deux images : le mystère de l’Eucharistie, envisagée sous l’espèce du vin. Christ est d’ailleurs l’anagramme presque parfaite de l’oracle que prononcera la Bouteille : Trinch, dont les commentateurs ne s’expliquaient guère jusqu’à présent la consonance simili-germanique10. Mais pas question de jeter des perles aux pourceaux, surtout en ce seizième siècle tumultueux, qui semble renouveler les primitives persécutions. Rabelais réserve prudemment aux vrais Évangéliques un mystère qu’eux seuls peuvent comprendre. Or Panurge n’est pas de ceux-ci. Au lieu de chercher à savoir si ses noces éventuelles le mèneraient au cocuage, il ferait mieux de participer à des agapes plus authentiquement spirituelles (en un mot : à des agapes)11 ; mais le souci de sa petite personne l’aveugle trop pour qu’il perçoive la transfiguration à laquelle son propre cantique en anamorphose l’invite.
16Et c’est un petit secret qui accompagne le grand : « Bacbuc » ? Le bruit du poisson qui fait ses bulles à la surface de l’O…12
1701.04.2007