Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 3
Complications de texte : les microlectures
Arnaud Welfringer

Poétique d’un sous-genre critique : l’explication de fable de La Fontaine

Je ne vois pas trop de quelle qualité l’on pourrait dire que La Fontaine ne fasse pas preuve. Celui qui sait bien y voir peut y trouver trace de tout ; mais il faut un œil averti, tant la touche, souvent, est légère.
Gide, Voyage au Congo, Gallimard, 1927, p. 564.

Nous ouvrions nos yeux bien grands pour voir où était la poésie de ces vers, et nous ne parvenions pas à la découvrir.
Larbaud, Enfantines, Gallimard, 1950, p. 207.

1Dans le champ, fort vaste, des « microlectures » ou close readings, consacrées pour une très grande part à quelques auteurs privilégiés de la modernité (Rimbaud, Mallarmé, Nerval, Baudelaire, pour s’en tenir aux favoris de l’exercice), les Fables de La Fontaine sont peu ou prou la seule œuvre du classicisme français à bénéficier d’une faveur égale. Ce privilège est singulier pour un siècle riche de ces formes brèves qu’affectionne la microlecture ; il n’y a guère que les Caractères pour prétendre à une (seconde) place dans ce palmarès. Davantage : le nombre considérable des explications de fable invite à faire le pari qu’il puisse s’agir d’un authentique sous-genre critique, au même titre que quelques autres genres métatextuels fameux, le classique essai d’esthétique à partir du Chef d’œuvre inconnu, l’analyse stylistique de la phrase proustienne, ou encore le décryptage ésotérique (un peu passé de mode) d’une Illumination ou d’une Chimère. Le meilleur garant de cette généricité de l’explication de fable de La Fontaine est sans doute la possibilité de dégager, à partir des dédicaces et des notes de ces microlectures, ses classiques. On s’accordera pour donner à celui qui passe pour le fondateur du genre, Léo Spitzer1, le rôle d’un excellent Eschyle ; l’exercice atteint probablement sa perfection formelle avec Louis Marin2, qui fera un parfait Sophocle ; les amateurs disputeront enfin, dans un concours à la mode de ceux qui opposaient les tragiques, de l’identité de l’Euripide, entre Jules Brody, Michel Serres ou Patrick Dandrey3. On voudrait tenter ici de se faire l’Aristote de ce sous-genre de la microlecture et d’en esquisser une brève Poétique, en postulant que la généricité de ce corpus n’est pas le simple effet de son rassemblement de facto. Au vu la quantité du corpus, il se pourrait, d’une part, que la microlecture et les Fables de La Fontaine entretiennent une affinité singulière qui ne se réduit pas au statut de « formes brèves » de celles-ci ; d’autre part, on voudrait faire l’hypothèse que les Fables viennent déterminer un ensemble d’opérations spécifiques de lecture (mais aussi, peut-être, d’écriture).

2Peut-être est-ce une seule et même proposition. Car s’il y a affinité entre le genre et l’exercice, elle apparaît intuitivement comme toute paradoxale. Il se trouve d’abord que l’apologue, genre hypertextuel, se donne à lire au sein d’un réseau d’hypertextes, et les Fables redoublent ce phénomène par une intertextualité interne (renvois au sein du recueil) mais aussi par une extension du champ intertextuel à de tout autres textes (Rabelais, Montaigne, Des Périers, etc.). La microlecture, judicieusement nommée close reading, tend à mettre à l’écart cette dimension constitutive du genre, et perturbe ainsi sa lisibilité traditionnelle. Mais ce serait peu, et la singularité des Fables pour une entreprise de microlecture est bien plus radicale. Il suffit, pour s’en apercevoir, de considérer les cas (certes limites) des Illuminations ou des Chimères : ces textes, du fait de l’immédiate difficulté à en « nommer le sens », c’est-à-dire de l’évidente légitimité d’une question a minima herméneutique, semblent appeler d’eux-mêmes un commentaire à la loupe ; alors qu’ils ne sont en somme jamais (assez) lus, les Fables, quant à elles,sont toujours déjà (trop) lues. D’abord pour les raisons institutionnelles que l’on sait : connues dès la petite enfance, les Fables le sont de surcroît dans leur lettre même ; ce qui assurément ne vient pas invalider la possibilité de la microlecture à leur endroit, mais, dira-t-on, légitimer qu’on aille y voir (encore) de plus près. C’est déjà, alors, une question un peu différente que celle du sens, et c’est aussi une autre opération : s’il s’agit de lire une Illumination, il ne peut s’agir que de relire telle fable, activités dont on peut se demander avec Valéry si elles ne seraient pas même contraires4. Il y a plus. L’apologue, genre allégorique à interprétation transcendante obligatoire, appelle fortement un (seul ?) sens, qu’elle vient elle-même nommer dans sa moralité : le travail du lecteur est ainsi toujours déjà fait. Et quand l’interprétation qu’offre la moralité vient à manquer, « ce n’a été que dans les endroits où elle n’a pu entrer avec grâce, et où il est aisé au lecteur de la suppléer5 » : on ne saurait mieux dire – et, précisément, même cela, le fabuliste l’a dit avant nous. Genre obvie, la fable est également un genre vectorisé par la moralité : tout, censément, doit y faire signe vers elle. Le récit, allégorique, n’est ainsi pas à prendre à la lettre, et ses détails n’ont pas de consistance propre qui autoriseraient la microlecture à s’arrêter sur eux et à tirer du sens hors de leur vectorisation.

3Il s’agit là bien sûr d’un idéal, que l’actualisation textuelle vient nécessairement relativiser, dans la mesure où nul récit ne peut se résorber sans aucun reste dans un énoncé aléthique qui lui est essentiellement hétérogène. Tout lecteur familier des Fables ne sait également que trop bien que problèmes et paradoxes n’y manquent pas. Il n’empêche: le genre, a fortiori dans le contexte esthétique de la « clarté » classique, ne valorise pas le paradoxe, le détail qui résiste ou l’accroc de lecture qui font les délices de toute microlecture. Que les Fables se trouvent compliquer de fait le modèle du genre n’empêche pas qu’elles demeurent en droit dans ce modèle :

Dire que la fable est un texte maîtrisé ne signifie nullement que La Fontaine […] maîtrise son récit et le résout dans sa moralité. Toute expérience d’un lecteur des Fables manifeste immédiatement le contraire. Mais l’on peut soutenir, par contre, que la fable est un genre où le récit est réglé par la moralité et où il n’y a pas en principe de place pour une interprétation libre. Et cela n’est pas indifférent quand on considère ce que l’on appelle communément « l’art de La Fontaine » : le lecteur a beau prendre tout le plaisir qu’il veut au récit, s’attarder autant qu’il le souhaite au conte et parfois à ses errances, il n’échappera pas à l’idée qu’une règle ou un précepte est posé. Le modèle herméneutique utilisé par les fables est en principe fort simple, puisque le sens du récit est explicitement donné dans un texte synthétique qui retranscrit le récit en termes de comportement : la moralité. On sait que La Fontaine ne se prive pas de ruser avec les règles du genre : absence de moralité explicite ou expression plus ou moins directe de la morale par un des personnages de la fable6.

4On tentera donc ici de décrire les opérations auxquels recourent une série de microlecteurs pour investir une fable afin de l’interpréter. Intuitivement, on peut penser que la microlecture exploite ces « écarts » de la pratique lafontainienne par rapport au modèle herméneutique du genre ; dès lors, s’il y a une affinité, elle pourrait bien être plutôt avec la fable telle que la pratique La Fontaine. L’établissement des opérations et des procédures propres à la microlecture de fables pourrait alors permettre d’apprendre plus long non seulement sur la façon qu’il convient d’adopter pour lire les Fables, mais aussi sur la façon dont elles sont également composées ; de fournir une formule plus rigoureuse de leur dérèglement du modèle herméneutique du genre.

5Un mot, précisément, sur le corpus retenu. Plutôt que de privilégier l’illustre Parnasse évoqué plus haut, où la singularité des entreprises théoriques risquerait d’accentuer plutôt que de manifester des identités, et plutôt que de proposer une sélection qui serait l’effet d’une préférence plus ou moins avouée (et avouable), il est préférable de confier le choix du corpus à l’arbitraire : celui d’un unique lieu de publication. La revue Poétique a l’avantage de fournir le nombre important de huit microlectures de fables de La Fontaine7, aux orientations les plus diverses, mais que l’on peut classer en deux catégories. Une première série propose l’interprétation d’une fable selon des orientations thématiques diverses : politique, dans la filiation directe des microlectures de La Fontaine par Louis Marin (c’est le cas d’un article de Sophie Houdard et d’Hélène Merlin sur « l’Homme et la Couleuvre », et d’une autre de Randa Sabry sur « Le lion, le singe et les deux ânes »), esthétique (ainsi d’une analyse du « Loup et le renard » par Olivier Leplatre), ou intertextuelle (le commentaire de « La laitière et le pot au lait » par Danielle Trudeau). L’autre ensemble inscrit le commentaire dans le cadre d’une interrogation théorique, où la fable choisie sert davantage d’exemple pour une interrogation sur le vers (Jean-Luc Gallardo commentant « La discorde »), sur le plaisir littéraire (Philippe Jousset analysant « La jeune veuve »), sur le problème des clefs (Xavier Bonnier sur « Le Corbeau et le Renard ») ou, à la suite de Michael Riffaterre, sur les vertus archéosémiques d’un texte, c’est-à-dire sur la capacité d’un texte à garder, de façon immanente, « les traces de son sens passé et même du passé sur lequel il s’appuie » (Georges Kliebenstein, sur le même « Corbeau et le Renard »).

6On le voit, il n’y a guère de facteurs communs entre ces articles. Cette hétérogénéité des démarches et des préoccupations constitue le meilleur moyen d’envisager dans son minimum commun l’unité d’une pratique critique, l’éventuelle communauté de règles d’analyse et d’écriture. On devine ici un nouvel enjeu théorique : si une telle communauté de procédures existe, qu’en est-il des différences théoriques alléguées ? La microlecture ne recèle-t-elle pas quelque chose comme une « infrathéorie », n’en vient-elle pas à être la première décision théorique à l’œuvre dans ces commentaires, bien plus déterminante que les théories employées ?

Opérations herméneutiques

Lire La Fontaine à la lettre

7Comment entre-t-on dans une fable ? Comment en faire l’objet d’une microlecture ? En commençant par le commencement : citer le titre.

« L’Homme et la couleuvre » : tel est le titre de la fable 1 du livre X des Fables de La Fontaine. Rien dans ce titre ne permet de donner par avance un sens au texte qui suit, il ne laisse aucune prise à une herméneutique efficace ; il reste opaque et ne dit à proprement parler que sa littéralité : il s’agira d’un homme et d’un reptile. À la lecture, la fable se révèle avoir pour topos dominant la justice et la juridiction où elle s’énonce : la coprésence « insignifiante » dans le titre de l’homme et de la couleuvre se charge de sens dans le déroulement du récit pour devenir comparution sur une scène judiciaire. (48)

8Ainsi s’ouvre la microlecture que proposent Hélène Merlin et Sophie Houdard de « L’Homme et la Couleuvre ». Mais l’évidence et l’habitude du geste ne doivent pas dissimuler ce qui s’opère ici, et d’abord le paradoxe de la formule : la nécessité d’interpréter naît de la littéralité du titre, une sorte d’excès de littéralité, qui est opacité, obstacle, et le commentaire ne semble pouvoir, pour l’heure, le gloser qu’en répétant, précisément, le sens littéral. Or, est-il sûr qu’un titre de fable soit d’une part interprétable, et interprétable « par avance », d’autre part strictement littéral ? Plus exactement, est-il sûr que son interprétation puisse reposer sur sa seule littéralité ? Le titre d’un apologue ne dit pas seulement : « il s’agira de X et de Y » : il dit également, à moins qu’il ne dise surtout : « il s’agira d’une fable, d’une allégorie ». Autrement dit, il peut certes être considéré comme un énoncé doté d’un sens « littéral », mais aussi d’une valeur pragmatique : il est un indice de généricité ; d’autre part, il annonce le caractère allégorique, c’est-à-dire précisément la non-littéralité, du récit qui va suivre. Cette annonce de généricité vient de surcroît en quelque sorte suspendre provisoirement toute interprétation « par avance » du titre comme du récit allégorique qu’il condense et annonce : le titre dit ainsi que la question du sens est à la fois posée et mise en réserve, et qu’une moralité devra la résoudre. Cette première microlecture procède ainsi à la mise à l’écart de cette valeur pragmatique et à la réduction, à la faveur d’une négation restrictive, du titre à la littéralité de son énoncé. Du coup, la microlecture peut exiger fort logiquement la possibilité du sens dès ce titre ; mais il est alors inévitablement « insignifiant », puisque sa notabilité, génériquement, n’est pas là. Aussi le titre peut-il changer de statut ensuite et devenir, du fait de la topique juridique du récit, « citation à comparaître » ; mais c’est après, comme de juste, être passé par la lecture du texte. On le voit, la reformulation apparemment stricte du titre est en réalité une opération active sur le statut de celui-ci, qui consiste à l’investir de possibles valeurs herméneutiques – de la possibilité d’une valeur herméneutique. Du coup, l’insignifiance qui lui attribuée, qui vient constituer une première difficulté de lecture et déclencher l’interprétation, est largement construite.

9L’opération est d’autant plus sensible qu’elle porte ici sur une unité fonctionnelle, et peu propice à l’interprétation : le seul titre d’un apologue. Elle n’en est pas pour autant isolée dans nos microlectures. On l’appellera opération de littéralisation de la fable, dans la mesure où elle modifie le statut d’abord fonctionnel d’un élément pour le réduire à sa lettre et l’inscrire par là dans le champ du notable et de l’interprétable. L’élément clé sur lequel intervient cette opération est bien évidemment la moralité. Dans le même article de Sophie Houdard et d’Hélène Merlin, la construction du problème se poursuit ainsi, après avoir établi que la fable mettait en scène un procès :

Le débat judiciaire se termine sur un coup de force pure qui tue la couleuvre, interrompt le dialogue, impose brutalement le silence au sein de la fable. On assiste donc à une sortie violente du registre de la parole et de la juridiction, c’est-à-dire encore du droit, et dont le narrateur, énonçant la moralité, va donner confirmation : « mais que faut-il faire ? Parler de loin, ou bien se taire. » Distance prudente, silence préliminaire, les mots de la fin viennent donner tort à ceux qui durant près de quatre-vingt-dix vers ont fait discours, les renvoyant – mais du même coup la fable elle-même ? – à leur inconsistance, obligeant à nous demander si de l’homme et de la couleuvre la dispute n’était pas vaine. (48-49, nous soulignons.)

10La moralité est le lieu d’une contradiction avec l’existence même du débat, entre l’homme, la couleuvre et les autres animaux, que le récit met en scène : paradoxe pragmatique qui constitue le problème central qu’examineront Sophie Houdard et Hélène Merlin dans leur article. Mais il faut bien voir que, dans cette argumentation, la moralité ne fait ici que redoubler l’étape finale du récit : elle se voit ici traitée comme la simple « confirmation » de celle-ci, elle n’a pas de valeur herméneutique déterminante. Elle est considérée moins comme signification, ou comme modalité de la signification, que comme l’opérateur d’une problématisation, opérateur de surcroît sans privilège dans l’assignation du sens. La construction d’une difficulté dans la fable s’accompagne ici d’un affaiblissement du statut de la moralité, qui n’est pas considérée de façon différente des autres séquences.

Homogénéisations

11Cette inflexion du statut de la moralité, Xavier Bonnier en étend la logique à l’ensemble de la fable, à la faveur d’une « mise au point » liminaire sur ce qui se passe exactement dans « Le Corbeau et le Renard », et plus précisément dans le discours du renard et ses trois « phases » séparées fortement par la ponctuation :

Ce n’est peut-être pas « forcer » le texte que de considérer ces différentes phases comme essentiellement solidaires et se justifiant réciproquement, mais ce l’est encore moins de reculer au plus tard l’investissement psychologique, voire moral, qui conduit à cette lecture unificatrice. Car, à tout prendre, la vision la moins déformante de ce nœud narratif consiste à dénier au preneur toute stratégie préétablie, et en particulier cette conjonction de prescience et de prévision que la figure actualisatrice du Renard, associée en priorité à la notion de ruse, lui fait hâtivement attribuer. Tout ce qu’il est possible de constater, en effet, c’est que le preneur salue (v. 5), fait un double compliment (v.6), et avance un jugement à formulation syllogistique conditionnelle (v.7-9). Il se trouve que tout ou partie de ces énoncés (« À ces mots », v. 10) produit un effet sur le détenteur, effet d’où il est possible d’inférer la chute et donc la perte de l’objet. Tout se passe donc comme si, après deux – en fait, trois – tentatives infructueuses, le preneur provoquait une réaction du détenteur. (461)

12Le geste, apparemment extrêmement prudent, est surtout fort rentable, et produit, ou restitue, de l’étonnement face à un texte dont « la célébrité […] peut finir par le rendre impraticable en imposant au lecteur des perspectives préétablies dommageables » (460) :

Sous l’influence d’une tradition interprétative prisonnière d’une logique d’ensemble, personne ne semble s’être encore étonné que [la] formule [de salutation : « Hé Bonjour, Monsieur du Corbeau »] soit immédiatement suivie du double compliment du vers 6. Or, elle contient déjà en elle-même une série de compliments susceptibles de provoquer une réponse. (461-462)

13En refusant « l’illusion rétrospective qui fait [de la dernière formule] l’aboutissement prévisible de la flatterie » (462), Xavier Bonnier peut restituer le discours du renard dans son surgissement, face à l’aléatoire de son succès, et montre que seule la dernière formule est efficace ; le discours du renard acquiert une nouvelle lisibilité : c’est alors une stratégie in progress que l’on découvre dans la fable, et un renard bien moins assuré de sa maîtrise que sa pointe finale n’invite à le penser. Rentabilité, donc, de ce geste ; mais à quel prix ? À suivre Xavier Bonnier, ce serait « la figure actualisatrice du Renard, associée en priorité à la notion de ruse », qui vient imposer le postulat d’une stratégie préétablie de son discours, où tout ferait sens et effet. Or d’où vient ce topos ? Il s’agit là d’une figure héritée, non seulement du Roman de Renart, mais aussi (ou surtout) des apologues ésopiques, c’est-à-dire du genre lui-même : on peut se demander si elle n’a pas quelque pertinence à cet égard. Surtout, ce principe rétrospectif « de prescience et de prévision », cette stratégie préétablie, relèvent selon Xavier Bonnier d’un « investissement psychologique, voire moral » ; il en va, en effet, ainsi, mais en un sens légèrement différent : c’est l’existence de la moralité comme fin herméneutique qui impose cette logique rétrospective – genre « téléologique8 », tout dans la fable doit préparer et faire signe vers sa fin. Le postulat d’une stratégie du renard n’est ici, finalement, que la conséquence, voire la figure, dans le récit, de la stratégie du genre ; on le sait, le Renard en est justement l’animal fétiche, ou le totem. Que la microlecture déplace ce principe générique de vectorisation téléologique au discours du personnage pour (mieux) l’invalider ne doit pas dissimuler l’opération herméneutique : en refusant au renard toute stratégie préétablie, elle refuse également au texte une stratégie de fable.

14À l’œuvre, ici : une opération d’homogénéisation de l’ensemble de la fable, un nivellement de ses séquences, en droit hétérogènes et hiérarchisées, la moralité occupant en principe une position déterminante qui impose une logique finaliste, la construction du récit devant être au service de cette fin. Le geste mérite d’être rapproché de celui qu’accomplit Philippe Jousset dans sa microlecture de « La Jeune Veuve », où il se propose à l’ouverture de décrire structurellement ce qui vient y assurer un « plaisir du texte », conçu comme

[…] le produit d’une appréhension double : l’appréhension d’un ensemble clos doué d’une certaine homogénéité […] ; et la perception, par ailleurs, de transgressions à l’intérieur de ce premier ensemble. (249)

15Cette « certaine homogénéité » est ici à prendre au sens d’une « cohérence architecturale9 », d’une structure ou d’un système. Le choix d’une fable comme lieu privilégié pour cette réflexion théorique s’autorise fort logiquement :

À cause de la forme même – de l’aspect formel – de la fable, de la science de la déclinaison et de l’esprit de géométrie qui s’y déploie, stimulés par les contraintes (le fameux effet de disproportion : richesse d’évocation/économie de moyens). Et parce que La Fontaine a cette réputation de jouer de malice, d’aimer subvertir la forme trop bien finie, d’inquiéter l’évidence. L’œuvre de La Fontaine serait ainsi prédisposée à montrer au travail ce fermé-ouvert dont nous parlions comme archétype du plaisir de lecture. (249)

16La correction (« la forme même – l’aspect formel – de la fable ») est significative. Il se trouve en effet que la « forme » de l’apologue, le principe de son « homogénéité » propre, est plus manifeste que tout autre ; une homogénéité, qui est le fait de « contraintes », se donne bien à lire, immédiatement : c’est le fait de la moralité. Celle-ci, plus encore, comme interprétation transcendante et vectorisation du sens, vient imposer une hiérarchie manifeste entre les détails du texte, hiérarchie spécifique au genre10, entre ce que l’on pourrait appeler des détails-signes et des détails-restes : détails qui font signe vers la moralité, détails qui sont en reste par rapport à celle-ci, qui ne peuvent être subsumés par cette moralité. Ces derniers peuvent apparaître comme des « transgressions » de la cohérence manifeste.

17La microlecture de Philippe Jousset procède alors successivement au relevé de deux types de détails, que le titre de chacune des parties de l’article vient nommer : d’une part des détails-« régularités », d’autre part, des détails-« accidents ». Mais quel est le principe – la régularité – qui gouverne ce partage ?

Régularités et accidents ne sont pas des êtres du texte, mais plutôt des entités – entendre par là : des objets qui n’ont d’existence que celle que fondent leurs rapports. (258)

18Les détails privilégiés (récurrences et ruptures dans la versification, les constructions syntaxiques, les isotopies, l’énonciation, ou le travail phonétique) sont ainsi des détails « poétiques » (ou de poétique, mais de poétique générale, non spécifique à la fable) : leur systématicité, l’établissement de leur cohérence s’élabore tout à fait indépendamment du principe de cohérence générique de l’apologue, que Philippe Jousset laisse de côté. C’est ainsi une régularité singulière, aux lois propres à ce seul texte de « La Jeune veuve » : le partage entre régularités et accidents n’est pas élaboré à partir de la vectorisation morale, transcendante, mais bien en établissant une cohérence non générique, strictement immanente ; en considérant in fine « La jeune veuve » comme un « pur » récit poétique, un texte qui n’obéirait pas à d’autres lois que celles qu’il se donne librement.

19C’est là une autre forme d’homogénéisation de l’apologue, au niveau du statut de ses détails. Le refus de l’interprétation au profit de la seule description, chez Philippe Jousset11, éloigne de l’obligation herméneutique du genre. Ce refus est un cas limite dans notre corpus ; mais dans la microlecture de Xavier Bonnier, la réduction explicite du discours du renard (et du texte entier) à « tout ce qu’il est possible de constater », selon une logique du pur fait (« il se trouve que »), procède d’une mise à l’écart comparable du caractère fortement finalisé de la fable. Dans le même temps, cette homogénéisation et cette réduction viennent également contester le fonctionnement allégorique, où tout élément textuel fait censément signe vers (idéalement, une) autre chose. En promouvant une lecture qui s’en tient au constat, la microlecture assure du coup à chaque détail du texte un gain de littéralité.

Autonomisations

20Une remarque d’Olivier Leplatre sur un détail du « Loup et le Renard » rend nettement visible cette dernière opération et ses conséquences. Cette microlecture envisage la fable comme une « fiction théorique » sur la représentation (on aura l’occasion de revenir sur la façon dont cette lecture peut être proposée). Dans cette perspective, l’article examine le moment du récit où le renard, descendu au fond d’un puits, vient de découvrir que ce qu’il avait pris pour un fromage gisant au fond n’était que le reflet de la lune :

Si le renard ne s’intéresse pas au reflet de la lune, c’est que ce reflet n’a aucun intérêt, qu’au-delà toute peinture servilement imitatrice est sans valeur ; cela signifie encore que la fonction de la peinture n’est pas référentielle. (237)

21Une telle analyse de ce détail narratif permet de souligner un écart avec la théorie platonicienne de la représentation, et ainsi d’interroger la pensée de la représentation à l’œuvre dans la fable. Or il faut rappeler, au risque d’être trivial, que « si le renard ne s’intéresse pas au reflet de la lune », c’est peut-être surtout parce que son intérêt est bien ailleurs : il risque l’inanition (« pressé par une faim canine », v. 15) et se trouve prisonnier (« Car comment remonter ? » v. 21). Le souci esthétique du renard, qu’on soupçonnera déjà assez réduit en temps normal, est ici dépassé par des besoins plus élémentaires. On a évidemment beau jeu de s’en tenir à ces rappels évidents, et l’essentiel n’est pas la question d’une éventuelle surinterprétation, mais celle des modalités de l’interprétation proposée. Notre microlecteur extrait ici le seul motif du « désintérêt », sans conteste bien présent dans la fable, et le sépare de qui vient aisément l’expliquer (la faim et le danger, donc). Le détail devient en quelque sorte intransitif, coupé de la continuité narrative ; il dispose alors d’une valeur symbolique propre et autonome, distincte de celle qui est la sienne dans l’apologue : il n’est plus un élément parmi d’autres qui concourent ensemble à la construction d’une signification, allégorique ; il n’est plus une simple pièce au sein d’une machine où la signification se produit de leur seul assemblage. Il devient alors disponible pour une (tout autre) interprétation, qui est, sinon déréglée, du moins soumise à de tout autres règles que celles requises dans un apologue.

22On trouverait sans peine, dans la façon dont ces microlectures élaborent un problème, cette même transformation du statut et du fonctionnement du détail. Georges Kliebenstein fait ainsi du premier mot du « Corbeau et le Renard », « Maître », l’accroc textuel qui fonde son analyse :

La lecture autarcique achoppe dès le premier mot, et le signifiant « Maître » soulève inévitablement deux ou trois questions. Que signifie-t-il d’emblée ? Que signifie son retour ? Que signifie sa disparition ? (286)

23La « lecture autarcique » vient constituer « le signifiant Maître », ou plutôt sa répétition, en microsystème interne, mais indépendant du système de la fable. En effet, le sens interne de ce mot pourrait fort bien être déterminé à la lumière de la moralité : on peut lire ce parallélisme de maîtrise dans la perspective de la maîtrise du langage propre au renard. Georges Kliebenstein, lui, choisit de s’en tenir à ces quatre vers et d’écarter (au moins provisoirement) la fin de la fable, au double sens de ce terme. C’est du fait de cette décision, de cette restriction et de cette isolation, qu’une inégalité entre les deux personnages et entre les deux maîtrises devient visible, qu’un accroc de lecture apparaît, et donc une difficulté à interpréter : une inégalité dans la répartition des sèmes anthropomorphiques entre les deux animaux.

« Maître » ne garantit pas aux acteurs la même part d’humanité. Il faut donc s’étonner du dysfonctionnement de l’appellatif, opérateur étrange, incapable d’assurer sa mission rhétorique – et cet étonnement a au moins ceci de bon qu’il réveille une signifiance énigmatique étouffée par la célébrité. En termes d’humanité, « Maître Corbeau » paraît oxymorique, « Maître Renard » pléonastique. (287)

24La microlecture, en s’arrêtant immédiatement sur le (premier) détail, comme dans l’ignorance délibérée de la fin du texte, arrête aussi le mouvement inhérent à la fable, et opère par là une stase liminaire qu’il n’est pas sûr que le genre encourage ou tolère sans perturber l’économie singulière de sa sémiose. Il est vrai que la microlecture perturbe toujours quelque peu l’économie signifiante d’un texte par un arrêt marqué dans le mouvement continu de celui-ci. Cependant, il n’est guère d’autre genre dont le principe même de la signifiance réside autant dans cette continuité – très exactement parce que cette continuité est double, à la fois continuité narrative et transposition allégorique12 ; c’est un double principe de continuité qui produit la signification : celle-ci est en effet issue de l’allégorie saisie comme unité, dont la perception est conditionnée par la lecture intégrale et continue du récit. Le principe même de l’apologue est mis à mal par de tels arrêts. Il est à cet égard tout à fait significatif que la difficulté ici pointée réside dans le constat d’une inégale humanisation des deux animaux : c’est le fonctionnement allégorique du genre lui-même qui est ici en jeu, et donc le statut de la fable qui est perturbé.

25Littéralisé, homogénéisé, et autonomisé, le détail devient ainsi semblable aux détails qu’on peut identifier dans n’importe quel texte, et permet de faire apparaître des anomalies qui appellent interprétation. Une remarque incidente de Xavier Bonnier, au sujet de l’appellatif qui suit le salut du Corbeau (« Hé bonjour, Monsieur du Corbeau ») dans le discours du Renard, montre bien comment une difficulté, et donc une interprétation, s’élabore à la faveur d’un glissement de cadre herméneutique :

En termes tant soit peu psychologisants, le renard n’aurait prononcé le nom de son interlocuteur que parce que celui-ci n’avait pas répondu à son « bonjour ». (471)

26Le détail, pris littéralement, peut être lu à l’aune de modèles externes : d’une part, la « psychologie » des personnages, d’autre part, des règles conversationnelles ; en un mot, des règles de vraisemblance narrative, guère différentes de celles du roman et de la nouvelle classique. On voit l’ultime conséquence des processus décrits : la fable devient tendanciellement, à la faveur d’une hypostase de ses énoncés narratifs, une fiction. La littéralisation aboutit à une littérarisation, voire à une fictionnalisation de l’apologue, où les animaux deviennent authentiquement des personnages.

Le statut auctorial de La Fontaine n’en sort pas indemne. En effet, le recours à ces règles externes vient se substituer à un autre principe d’explication, herméneutiquement moins productif : la convention, dont l’autre nom est ici l’hypertextualité. Un lecteur mal intentionné, plus ou moins positiviste, aurait tôt fait de remarquer que La Fontaine ne fait qu’amplifier ici la segmentation en plusieurs étapes d’un discours déjà tel dans l’hypotexte ésopique. On trouve une illustration remarquable de ce phénomène plus loin dans cet article

La présence du fromage dans le bec du corbeau […] a un côté surprenant que le rabâchage de la fable a fini par rendre presque imperceptible, mais qui est bien réel. (464)

27Ce détail surprenant permet de nourrir l’interprétation hégélienne que Xavier Bonnier propose à la suite de Louis Marin13 : par rapport au spectacle que donne le corbeau de « l’immobilité et [du] luxe de l’identité à soi », comme hors de toute Histoire, le fromage est la trace « d’un mouvement antérieur, d’une négativité et peut-être d’une lutte, sourde et à demi oubliée, conjurée en tout cas » (464). La surprise est tout à fait juste, et nous pouvons nous étonner en effet de ce fromage ; mais à la stricte condition d’oublier que cet élément appartient bien sûr à l’apologue ésopique elle-même. On objectera que ce n’est pas pour cela qu’il ne fait pas anomalie, et que sa récriture comme telle peut aussi bien être une décision signifiante14 ; cependant, que le détail soit digne d’interprétation ou non, en un sens le problème n’est pas là, mais dans le silence total fait ici sur l’hypotexte comme éventuel principe d’explication, fût-ce pour l’écarter : le statut hypertextuel de la fable est ici gommé. On voit la productivité herméneutique de l’opération : à la faveur de cette élision, la « création » du récit ne relevant plus d’Ésope, elle devient le fait de La Fontaine, et entre par là dans le champ du notable. C’est là une nouvelle homogénéisation du texte, d’un autre type, non plus seulement de ce qui correspondrait à l’elocutio (les détails d’écriture dans l’actualisation de la fable), mais également à son inventio. Autrement dit, l’opération intervient sur le type d’auctorialité de La Fontaine : il s’agit de faire de La Fontaine le seul auteur des Fables (qui ne sont dès lors plus choisies et mises en vers), et à lui donner la place d’Ésope et de Phèdre. Tout, l’argument du récit compris, devient interprétable du fait de cette mise à l’écart de la relation hypertextuelle. On ajouterait volontiers : tout devient également interprétable.

28On commence à l’apercevoir au fil de ces opérations : la microlecture, pour investir librement un apologue, procède insensiblement à l’extraction de son modèle interprétatif, pour la placer dans une herméneutique en quelque sorte purement « littéraire » : ce que nous avons appelé « littéralisation » est aussi bien une « littérarisation ». Il n’est pas sûr que les Fables en sortent indemnes ; on a déjà pu l’esquisser : à la faveur de ces interventions, la fable tend à changer de statut. Les opérations d’analyse pourraient bien être également des opérations de récriture.

Récritures

Variations génériques

29Dans son commentaire de « La Discorde », Jean-LucGallardo dégage d’emblée deux motifs thématiques récurrents, le mouvement et la fixation, dont les verbes « avertir » et « assigner » offrent, au sein du texte, la figuration ou la mise en abyme, en entendant dans « avertir » le sens propre de « tourner vers » et dans « assigner » à la fois « destiner » et « fixer » :

L’assignation et l’avertissement obligent donc à un « départ », c’est-à-dire à un mouvement et à une séparation : ils constituent deux formes de la discorde, qu’il faut voir à l’œuvre dans le texte. (217)

30La démarche est alors dans la droite ligne de celle de Leo Spitzer : la microlecture se propose ici d’établir un réseau souterrain, une cohérence thématique inaperçue, en procédant au relevé extrêmement attentif des signes et des figures stylistiques de cette « discordance ». Il se trouve que dans cette perspective spitzérienne, la cohérence de la fable n’est plus narrative et allégorique, mais strictement thématique et stylistique : sortie du modèle herméneutique de la fable. Un premier glissement mérite d’être remarqué lorsque Jean-LucGallardo en vient à la pointe finale, à valeur de moralité. La déesse Discorde, répandant ses (dé)faveurs d’un lieu à l’autre, se voit finalement confiée une place propre parmi les hommes :

Comme il n’était alors aucun couvent de filles,
On y trouva difficulté.
L’auberge enfin de l’Hyménée
Lui fût pour maison assignée.

31Jean-LucGallardo commente ainsi cette mention incidente du « couvent de filles » dans le parcours de la Discorde avant l’installation de celle-ci au sein du mariage :

Le détour permet de multiplier les cibles ; par une double épigramme, La Fontaine rend sa fable plus spirituelle et surtout met en valeur le système de l’« avertissement » : il s’agit bien d’orienter le lecteur, par des chemins directs et détournés. Il fallait parvenir à la critique du mariage : la fable, avec ses transitions, apparaît comme un cheminement, c’est-à-dire une « méthode », et la poésie semble l’instrument privilégié de cette orientation ou cet « avertissement » téléologique, but indiqué après des détours. (219)

32Bien plus donc que sur la dimension fonctionnelle de l’incidente, épigramme supplémentaire en effet, l’accent porte dans le commentaire sur sa dimension figurative : elle vient « mettre en valeur » le thème structurant du texte : le détour. Ce que viendrait dire cette digression, c’est la digressivité même, logique autotélique où la poétique du texte se signalerait d’elle-même. Le phénomène est plus sensible encore dans le commentaire de la versification du texte :

L’hétérométrie […] figure assez bien la « discorde » poétique et le refus de l’uniformité. [Elle est la] forme stylistique de la discorde […]. On objectera que l’hétérométrie est pour ainsi dire constante dans les Fables. Certes, mais ici elle soutient le propos de la discordance. On ne peut en faire un procédé banal, c’est-à-dire « insignifiant » : il est clair qu’il fonde la thématique de la dissociation et qu’on doit le considérer dans ce rapport et cette cohérence. (220)

33Si une telle interprétation semble un coup de force, c’est d’abord parce qu’elle présuppose une redéfinition du champ du notable : un choix formel comme la versification, considérée globalement, n’est pas a priori déterminant dans la sémiose de l’apologue, a fortiori s’agissant d’un fait (l’hétérométrie) qui n’a aucune singularité dans les Fables – il ne fait pas signe. On assiste alors à une modification du statut de l’apologue, qui n’est plus « fable choisie et mise en vers » par surcroît, mais pur poème, où l’hétérométrie peut devenir un choix remarquable. Jean-LucGallardo en vient à revendiquer explicitement cette transformation de la fable en pur poème comme une propriété du texte même, en un dernier renversement :

Le poème de « La Discorde » n’est pas vraiment une affaire de morale : la poésie devient le sujet le plus important. (224)

34La mise en évidence, spitzérienne, d’une cohérence stylistique « souterraine » et figurative du propos du texte, à ce titre a priori au service de celui-ci, aboutit à l’inverse à l’idée que c’est le thème narratif qui est en réalité au service de la forme, que c’est lui qui vient figurer et réfléchir le vers et ce qu’il est. La Fontaine

considère ce qui, à son époque, fonde la poésie, à savoir cette forme qu’on appelle « vers », et la bouleverse dans l’hétérométrie pour mieux la désigner et en faire un objet critique, quelque chose qui n’est plus donné ou imposé, mais un matériau qu’on va soi-même réélaborer et surtout sortir d’une définition purement technique pour le rendre en lui-même expressif. (225)

35Le raisonnement prend appui sur une réflexion pongienne sur la poésie, précisément sur la liberté qui peut s’établir en poésie au sein même d’une contrainte, et développe significativement une série de propositions sur l’autonomie de la poésie. La conclusion est sans appel, et achève la transformation du statut de l’apologue en pur poème, en tordant le coup au statut de la moralité :

Jusqu’à maintenant, on a bien trop insisté sur ce qu’on croyait être le sens des fables, à savoir la morale, morale qu’on a toujours cantonnée au seul domaine éthique, comme si elle n’était pas également, ou avant tout, littéraire, comme si l’essentiel n’était pas de réfléchir sur le genre fabuleux et l’illusion qu’il produit. En somme, la morale aspire le lecteur, l’empêche de voir tout le travail formel qui, véritablement, est bien le seul à constituer le sens, au-delà du signifié thématique. (226)

36Que la fable mise en vers devienne (pur) poème, aussi fortes que soient les opérations qui le permettent, on pourrait, à la limite, ne pas (trop) s’en étonner. La microlecture de Danièle Trudeau de « la Laitière et le pot au lait » procède à une variation générique plus subreptice, mais non moins remarquable, bien au contraire. Elle aborde l’apologue à la faveur de sa mention incidente d’un autre texte, la « farce du pot au lait », appel intertextuel qui initie une comparaison suivie avec deux probables hypotextes, le chapitre XXXIII du Gargantua et un conte de Bonaventure des Périers. De la différence de fonction entre la fable, didactique, et ces deux récits, polémiques, Danièle Trudeau identifie dans un premier temps la singularité de « La laitière et le Pot au lait », d’abord quant à son statut :

Si on raconte ici l’aventure de Perrette, c’est avant tout pour nous inviter à la généraliser. Certes, elle est comparable aux spéculations de personnages burlesques comme Picrochole, ou de ces enragés qui ont influé le cours de l’histoire, comme Pyrrhus. Mais gardons-nous bien de faire de la rêverie de Perrette un cas d’espèce, car le récit nous représente une expérience partagée par toutes les sortes d’esprits. […] Nous sommes déjà à même d’entrevoir la distance que prend La Fontaine à l’égard des deux auteurs qui lui fournissent la matière de sa fable. Voici donc cette humble fermière devenue un exemple parmi d’autres de la tendance à la rêverie qui nous caractérise tous. (293)

37Statut d’exemple, tout à fait attendu pour un apologue, et dont la généralité est attestée par la moralité (« Quel esprit ne bat la campagne ? / Qui ne fait châteaux en Espagne ? »). La détermination subséquente du « sujet », à partir de l’équivalence posée entre l’humble laitière d’une part, les souverains Picrochole et Pyrrhus d’autre part, est déjà plus remarquable :

Ce qui permet à La Fontaine de poser l’équivalence entre les deux, c’est que l’aventure de la laitière reste pour lui un transport de l’esprit ou, si l’on préfère, un dérangement de la raison auquel tout être humain peut céder à l’occasion. Autrement dit, le travail de l’imagination est une activité normale de l’esprit. Aussi pourrons-nous constater bien vite, en comparant la fable à ses sources, que c’est ce travail de l’imagination qui est son sujet, c’est-à-dire l’objet représenté dans le texte. Nous nous proposons donc de montrer comment, en racontant la même histoire que Rabelais et Des Périers, en leur empruntant à chacun la matière et les procédés littéraires, La Fontaine parvient à […] mettre en scène moins un contenu qu’un mouvement psychologique qu’à la même époque le théâtre cherche aussi à représenter. (293)

38L’opposition entre « contenu » et « mouvement psychologique », ou plus exactement la « représentation » d’un mouvement psychologique, est remarquable : le premier terme appartiendrait plus volontiers que le second à la poétique didactique du genre, que peu ont proposé de penser selon une logique de la mimésis. La fable est ainsi lue comme la « représentation » d’un phénomène d’ailleurs plutôt à la fois « psychologique » et corporel, à partir d’une lecture qui fait la part belle au seul récit15 et, en son sein, aux éléments de glissement d’un registre à l’autre, aux « voies de passage entre le mouvement concret et le mouvement imaginaire, […] entre le physique et le spirituel ».

Dans les sept premiers vers de la fable s’opère la condensation des deux mouvements physique et mental, de l’extérieur et de l’intérieur, du réel et de l’imaginaire, d’un sujet d’énonciation à l’autre. Ainsi cette partie du texte met-elle en représentation l’insinuation de cette flatteuse erreur dans l’esprit qui se croit fortement attaché à la réalité. Tous les objets réalistes ont déjà, à son insu, une signification et une fonction non réalistes. Le lecteur est lui aussi victime de l’illusion ; il ne peut pas percevoir, dans le temps d’une lecture linéaire, comment l’imaginaire se substitue au réel. (306-307)

39La fable devient ainsi, à la faveur d’une analyse de procédés figuratifs qui ne manque pas de faire de ces procédés son objet même, une sorte de figuration, d’inspiration phénoménologique, d’une expérience de fusion du réel et de l’imaginaire, que Danielle Trudeau nomme, en un titre qui dit l’importance du thème, « l’altération du sujet ». Le lecteur un peu philosophe reconnaîtrait le thème d’une réflexion merleau-pontienne, sur les rapports de continuité entre esprit et corps :

Même si la fable ne se présente pas comme une apologie de l’imagination et de ses inventions, elle dépasse cependant déjà la condamnation du comportement déviant. Parce que, à la fin du xviie siècle, la réalité et l’imaginaire sont des catégories mieux délimitées, le conte peut prendre la liberté d’explorer l’intériorité […]. Entre l’activité du corps et celle de l’esprit, nulle discontinuité qui empêcherait la réalisation immédiate des désirs secrets et chimériques. C’est ce mouvement que montre la fable […] : au plaisir d’assister à la déconfiture de la laitière succède le plaisir de voir comment le rêve s’échafaude, se solidifie, prend une densité si réaliste qu’il déborde enfin la dimension onirique et fait intrusion dans la réalité. […] Dans le récit que nous venons de lire, l’intérêt a été singulièrement déplacé de l’effet à la cause, de la chute du pot au mouvement de l’esprit qui la produit et que seule la fable littéraire est parvenue à nous faire voir. (309-310)

40La façon de dénommer le texte dans cette conclusion est remarquable : si à la première phrase il s’agit bien d’une « fable », le mouvement historique décrit dans la seconde en a fait un « conte » ; à la dernière phrase, elle atteint le statut exact qui fut le sien au cours de cette microlecture de stylisticienne : la « fable littéraire ». On reste ainsi dans une réflexion issue de Merleau-Ponty : le texte littéraire, par son travail singulier sur la langue, est le lieu privilégié pour figurer ce type d’expérience phénoménologique et la rendre sensible à son lecteur. Ni « apologie de l’imagination », ni « condamnation du comportement déviant », la fable est pour ainsi dire « dé-moralisée » : lue par delà le bien et le mal, elle devient purement littéraire, figuration de l’expérience en tant que celle-ci se donne au sujet, et productrice par ses moyens propres d’un effet semblable sur son lecteur.

41La microlecture du « Loup et le renard » donnée par Olivier Leplatre offre une dernière variation de statut. Elle s’ouvre ainsi :

Un renard voit la lune au fond d’un puits ; mais pour lui, elle est un fromage. Tels ces oiseaux venus picorer la grappe de raisins peinte par Zeuxis, le renard voudrait aller déguster le mets qu’il a vu : il descend au fond d’un puits et constate, avec amertume, que le fromage n’est que le reflet d’une lune.
Les sens sont trompeurs – le constat est classique, au xviie siècle, siècle d’interrogation de la sensation – et l’on peut, si l’on est un habile artiste, les manipuler à loisir : le peintre virtuose se jugera à son talent d’imitateur et l’imitation consistera en l’élaboration ingénieuse du piège qui fera confondre la représentation et son objet […].
Dans la fable, la construction du piège est plus complexe. Comment y fonctionne le trompe-l’œil ? (235)

42Deux opérations se succèdent en cette ouverture. Olivier Leplatre propose, d’abord, un résumé de l’apologue en une phrase ; mais en restreignant celui-ci à une seule de ses séquences, la mésaventure du seul renard, et très exactement à sa seule erreur, sans évoquer le problème qui se pose à lui pour sortir du puits. L’espace commenté est pour l’essentiel composé des vers 10 à 20, ou plus exactement les seuls vers 10-12 et 18-19, soit un peu moins de cinq vers – la séquence intermédiaire étant consacrée à la description du stratagème utilisé pour descendre dans le puits :

      […] Un soir il aperçut
La lune au fond d’un puits : l’orbiculaire image
Lui parut un ample fromage. […]
Voilà l’animal descendu,
Tiré d’erreur, mais fort en peine.

43Le commentaire ne fera qu’une très brève incursion16, en sa fin, vers le discours du renard au loup. Se trouve ainsi isolé un élément narratif du reste du récit, surtout de la venue du loup que le renard piégera pour sortir du puits et qui donne à l’apologue son titre. Par une opération de sélection d’un seul détail ou presque, c’est une autre fable qui est produite, où le loup annoncé a disparu corps et biens, et que l’on pourrait intituler « Le renard et la lune », voire « Le renard et l’image ». C’est au fond ce que fait Olivier Leplatre lui-même, en intitulant sa microlecture « Le repas d’une image. “Le Loup et le Renard”, La Fontaine, Fables, XI, 6 » : le titre, qui correspond à cette seule séquence, est néanmoins mis en équivalence avec la fable dans son ensemble.

44Cette sélection vient infléchir la vectorisation du sens appelée par la moralité :

Ne nous moquons point : nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement ;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu’il craint et ce qu’il désire.

45La position de cette moralité, subséquente à la mésaventure du loup, et l’introduction qui fait du texte une démonstration de l’excellence du renard (« Voici pourtant un cas où tout l’honneur échut / À l’hôte des terriers »), mettent plutôt l’accent sur son application au loup. Néanmoins, indéniablement, elle vaut également pour l’erreur du renard et pourrait constituer la moralité de la fable que récrit Olivier Leplatre. Cependant, cette moralité ne spécifie en aucune manière la problématique des « sens trompeurs », et encore moins la question de la peinture et du trompe-l’œil. C’est la seconde opération accomplie à l’ouverture de l’article qui assure cette nouvelle thématisation. La seconde phrase de l’article s’ouvre sur une analogie, apparemment purement illustrative, entre l’aventure du renard et l’anecdote des raisins de Zeuxis. La fable dans son entier n’autorise guère cette analogie, mais la restriction préliminaire de son propos la rend sinon évidente, du moins largement possible. L’anecdote fameuse de Pline est alors l’opérateur qui vient introduire par superposition – trompe-l’œil ? – un thème nouveau, la peinture, et rendre possible l’interrogation sur la conception de la représentation que porterait la fable. Mais du coup, l’apologue s’infléchit vers un autre genre, dont l’identité se précise au fur et à mesure des autres rapprochements. En effet, en un intertitre, le renard devient « nouveau Pygmalion », en ce que c’est son désir – sa faim – qui crée l’image sur la surface du puits. Mais ce n’est que la première (ou plutôt, la seconde, après les oiseaux de Zeuxis) de ses métamorphoses : « Nouvel Orphée, le renard doit descendre pour ramener la vie, pour manger le mets délicieux qui lui est réservé. » (241). Les oiseaux face aux raisins de Zeuxis, Pygmalion puis Orphée : ce renard, au final, est bien plutôt un nouveau Protée, à moins que ce ne soit le microlecteur qui dispose des pouvoirs de Circé. Dans tous les cas, on l’aura compris, la fable se transforme en mythe17, et précisément au vu de ces figures, en mythe de l’art, de peinture comme de poésie. La séquence narrative, une fois isolée et ainsi récrite, est ensuite susceptible d’être interprétée comme méditation sur la peinture à la faveur d’un jeu intertextuel qui en modifie le statut, vers le récit mythologique.

46Ce dernier exemple, contrairement aux microlectures de Jean-Luc Gallardo et de Danielle Trudeau, n’est pas un cas limite. Il se trouve que le modèle herméneutique de la fable, sorti discrètement par la fenêtre, y revient par la grande porte.

Allégorèses

47En effet, la suite de cette microlecture ne s’en tient pas là :

Allégoriquement – et l’on sait ce que le genre de la fable doit à ce codage de la réalité –, la fable décrit le travail de l’artiste : la création de l’image du fromage sert d’illustration, d’exemplum, à une réflexion théorique sur l’esthétique. Exemplum qui présente un geste « transcendantal » en le situant dans la métamorphose de deux images si proches et pourtant si lointaines. (238)

48Or, s’il s’agit de l’aboutissement de la forte opération herméneutique effectuée sur le texte, il faut bien voir qu’à sa faveur, la fable devenue mythe est réinscrite dans une logique explicitement allégorique. Certes, cet allégorisme s’avère nettement plus lâche que celui d’un apologue, extrêmement réglé. Il n’empêche que la microlecture vient décrypter ainsi une figure : « Nous avons perçu dans le renard une allégorie du peintre ». La fin de la microlecture du « Loup et le Renard » par Olivier Leplatre signale de façon plus visible encore cette réinscription ; elle formule non plus seulement une interprétation allégorique comme tout mythe est susceptible d’en contenir, mais bien une leçon, certes non plus tout à fait « morale » ou éthique, mais en quelque sorte une éthique de la relation esthétique :

Le renard […] est victime de ses instincts, piégé par eux, gouverné par la tyrannie de sa passion, flatté par l’amour-propre de son appétit qui s’amuse à partout faire figurer les images hallucinées de son plaisir. La fable est donc, conformément à sa visée, […] morale.
Pourtant la fable n’abandonne pas son propos esthétique : elle nous donne une leçon de plaisir esthétique. Pour voir, il faut donc être à distance, ni trop près ni trop loin, il faut que puisse jouer l’écart d’une différence pour que circule la représentation. Il faut que l’image et l’œil laissent la place d’une séduction. […] Pour bien voir, il faut être bien placé, et se tenir à bonne distance de l’objet vu et de son propre désir. (242)

49Le cas est exemplaire. En effet, nos autres microlectures, si elles ne procèdent pas à des variations génériques aussi remarquables que celles de Jean-Luc Gallardo et de Danielle Trudeau, assurent néanmoins, on l’a vu, une littérarisation de la fable, qui est une sortie de son modèle herméneutique. Or tout se passe comme si cette sortie n’avait lieu que pour assurer ensuite le retour dans la logique allégorique du genre. Ainsi, Randa Sabry, au sujet de l’apologue que raconte le singe du « Lion, le singe et les deux ânes », construit une part importante de sa microlecture autour d’un détail que la fable ne souligne guère :

Bien qu’un proverbe latin serve de base à la fable interne [Asinus asinum fricat], le singe tient à la présenter non comme un lieu commun transmis par la tradition, mais comme une anecdote autobiographique : « L’autre jour, suivant à la trace / Deux ânes […] / J’ouïs que l’un des deux disait à son confrère… » Résultat de ce choix narratif : le récit tire son origine d’une rencontre unilatérale où le singe est demeuré invisible et muet. Du même coup, la fable interne ne s’organise plus uniquement autour du thème attendu de l’amour-propre-source-de-ridicule, mais selon une opposition forte entre silence et parole : tandis que le singe est tout ouï, les deux Ânes s’enferment dans un discours solipsiste qui est moins un dialogue qu’un monologue en miroir. […] Ce que le singe raconte abondamment, tacitement, au Lion, c’est entre autres choses qu’il s’est tu, qu’il a su se taire dans cette circonstance où tout recours à la parole eût été vain. (153)

50Opération qui nous est désormais familière : la microlecture sélectionne un détail (le silence du singe) et le privilégie plutôt que l’orientation morale de l’apologue (« l’amour-propre-source-de-ridicule », qui est le thème annoncé par le singe). Le détail devient alors le thème, à la faveur duquel l’interprète peut envisager la fable, ou tout au moins celle ici contée par le singe, comme « une théorisation de sa propre parole ». Mais cette théorisation s’établit selon une logique singulière :

Nous le voyons aussi glisser de la morale annoncée à trois morales qui s’articulent toutes autour du problème de la parole et de ses divers modes. (153)

51Randa Sabry interprète ainsi de façon transcendante, selon le modèle herméneutique de l’apologue, le détail qu’elle a hypostasié auparavant, pour en « tirer » des moralités : son intervention préalable a simplement consisté à redéfinir, par isolation et autonomisation, le thème (la parole et ses modes), redéfinition qui offre la possibilité de proposer une nouvelle interprétation, mais cette nouvelle interprétation est fidèle au type d’interprétation propre à toute fable.

52Le travail de littérarisation analysé dans la microlecture de Georges Kliebenstein comme dans celle de Sophie Houdard et d’Hélène Merlin, de la même manière, est comme préalable à une réinscription de la lecture dans ce modèle herméneutique. Ainsi Georges Kliebenstein propose-t-il, dans la dernière partie de son commentaire, de lire le discours du renard, qu’il a préalablement identifié comme « maître » de la parole, d’une parole retorse mais qui ne renonce pas à la vérité, comme allégorie du discours du fabuliste18. Après une problématisation initiale qui procède à la littéralisation de la fable et à la transformation de la moralité en séquence homogène et sans privilège, Sophie Houdard et Hélène Merlin procèdent à une lecture linéaire, puis à une nouvelle problématisation :

Cependant, pourquoi ce simulacre de procès, puisque la force aurait pu tuer la couleuvre sitôt le verdict énoncé ? […] Il faut donc croire qu’avec cette entrée dans le discours des forces entre elles, se joue une économie plus complexe que la dévoration pure et simple […]. D’ailleurs, si l’on regarde de près la morale, elle ne peut s’appliquer littéralement à l’allégorie : quand bien même la couleuvre se serait-elle tue, elle n’en aurait pas moins été tuée ; « parler » ne l’a pas sauvée pour autant. Il y a là une singulière distorsion entre la morale et l’allégorie, qui engage l’économie du discours. […]  Sur le plan du rapport des forces, la situation initiale et la situation finale sont identiques. Entre-temps, il s’est dépensé du discours et, pour le lecteur de la fable, cette dépense s’accompagne d’un déplacement de sens où vient se loger l’hiatus entre l’allégorie et la morale. Sans doute le discours des animaux a-t-il une valeur démonstrative propre qui reste suspendue, dans l’allégorie, au-delà d’une satire de la justice ou des grands. (54-55)19

53La morale, dans cette nouvelle problématique, retrouve le statut qui est le sien, de critère d’un partage entre ce qui vient la servir, et ce qui lui est irréductible, voire entre en contradiction avec elle : entre des détails-signes et des détails-restes, partage que nous avons évoqué plus haut comme celui que la moralité institue dans toute fable. Le discours des animaux est une sorte de macro-détail en reste et, surtout, il se voit investi d’une « valeur démonstrative propre » : autrement dit, le détail, s’il résiste à l’assignation de sens proposée par la moralité, ne vient pas ouvrir à une interprétation « littéraire », mais est signe d’une autre maxime, il est porteur d’une autre moralité : la signifiance qui lui est ici attribuée procède strictement du modèle herméneutique transcendant de l’apologue. C’est selon ce modèle que l’interprétation vient finalement se déployer pour dépasser l’interprétation explicitement proposée par le fabuliste (cette « satire de la justice ou des grands »).

54La plupart de nos microlectures procèdent ainsi en deux temps : une phase de littérarisation de l’apologue, puis sa réinscription dans le modèle herméneutique du genre. Cette bipartition de l’analyse, on peut en proposer une description plus précise et une interprétation plus avancée à partir des microlectures de Xavier Bonnier et, à nouveau, de Sophie Houdard et Hélène Merlin : celles-ci, en effet, sont clairement structurées en deux parties, deux étapes de la lecture auxquelles correspondent deux opérations distinctes.

55La première de ces opérations est une stratégie habituelle dans toute microlecture : il s’agit de proposer une suite de reformulations du propos de l’apologue, d’établir en quelque sorte la formule du texte, en une quasi paraphrase qui avance selon une poétique de l’épanorthose. Le geste se justifie ici de la notoriété des Fables, et vise à établir exactement ce qui s’y passe, contre l’héritage de traditions herméneutiques qui nuit à l’interprétation. Dans une sous-partie indiquée significativement « Les termes du verdict », Sophie Houdard et Hélène Merlin accomplissent ce geste sur les premiers vers de « L’Homme et la Couleuvre » d’une façon exemplaire, qui permet d’en identifier le principe :

« Un Homme vit une couleuvre. » Ainsi commence la fable, c’est-à-dire au plus un regard humain qui rencontre un animal ; un face à face entre un homme et un reptile précis. Mais la vision se fait aussitôt interprète, parole : « Ah ! Méchante, dit-il, je m’en vais faire une œuvre / Agréable à tout l’univers. » Dès cet instant, l’objet vu est évalué, et selon les critères d’une axiologisation subjective, réduit au statut de sème (la méchanceté) : la vision est immédiatement parole et créatrice d’un cadre énonciatif générateur de toute la suite de la fable. Dans l’espace très bref de deux vers, tout un dispositif éthique et allégorique est mis en place qui fait passer l’espèce couleuvre dans la catégorie symbolique générale du Serpent. » (52)

56On remarquera le même procédé que pour l’analyse du titre, la réduction de ce vers à sa signification littérale, au bord de l’insignifiance, dont le « au plus » est l’agent. On notera également la constitution, à partir de ces trois premiers vers, d’un microsystème autosignifiant au sein de l’apologue. Cette reformulation est particulièrement opératoire pour l’interprétation, parce qu’elle permet de reconnaître dans ces vers un usage, par l’homme, de l’allégorie, qui ressemble à s’y méprendre à une allégorie de fable, et dont Hélène Merlin et Sophie Houdard étudieront les différences. Mais l’essentiel ici consiste surtout dans la façon de procéder à cette reformulation : sous couvert de paraphrase littérale, c’est en réalité une réduction à la syntaxe de cette séquence narrative initiale. Homme et Serpent sont ainsi subtilement désindividualisés, passent du statut de figures allégoriques à celui, strictement narratif, d’actants d’un récit, et l’accent est mis sur les procès qui les unissent. Le commentaire place en sujet de ses reformulations les actions, substantivées et autonomisées (« la vision se fait interprète »), et les constructions impersonnelles et passives dominent.

57La chose est explicitée dans la première « mise au point » (où il faut entendre un sens optique) à laquelle Xavier Bonnier se livre dans son commentaire :

La première mise au point concerne la dénomination de « l’argument » de la fable – argument qui peut être condensé ainsi : un personnage s’empare par la ruse d’un objet que détient un autre personnage ; pourtant, à aucun moment il ne s’agit d’un vol […]. Si une fonction actantielle devait être assignée au Corbeau, ce serait plutôt celle de détenteur que celle de propriétaire, ou de possesseur. Parallèlement, il vaudrait mieux traiter le personnage du Renard comme une figure de simple preneur plutôt que de voleur. […] l’argument de la fable est donc celui d’un transfert de détention, non celui d’un vol, et met en présence un détenteur et un preneur, non un propriétaire, ou un possesseur légitime, et un voleur, ou un usurpateur. (460-461)

58Cependant, la singularité de la démarche dans ces microlectures de fables (à moins qu’elle n’indique une propriété fondamentale du genre) réside en ce qu’elle n’est que préparatoire à une autre opération. Car à cette première partie, presque purement paraphrastique et descriptive, succède une seconde partie, proprement herméneutique, où l’interprétation s’établit à partir du schéma actantiel établi avec exactitude. Le deuxième temps de la microlecture de « L’Homme et la Couleuvre » abandonne très vite la paraphrase :

Il faut remarquer que même lorsque le cadre judiciaire s’évanouit, l’homme ne tue pas la couleuvre sans une dernière parole : « je suis bien bon, dit-il, d’écouter ces gens-là. » À aucun moment nous ne sommes en face de la force brute, elle est sans cesse l’expression d’un sujet qui se représente juste et justifié jusque dans le coup de force : même si cet acte ultime fait silence […], l’homme ne l’accomplit pas silencieusement ; l’exécution conserve une valeur exemplaire. L’homme est donc dans la fable la figure allégorique du pouvoir, « imaginaire de la force lorsqu’elle s’énonce comme discours de justice ». (55, nous soulignons.)

59Il faut bien voir les allers et retours qui s’opèrent dans cette phrase, entre le nom « propre », littéral, du personnage (« l’homme »), et une autre dénomination qui vient le redéfinir de façon actantielle en laissant son identité indéfinie : « un sujet qui se représente juste et justifié ». Cette paraphrase actantielle vient en quelque sorte évider le personnage de son identité individuelle à la faveur de sa réduction au statut d’actant pour permettre son identification, ou sa réindividualisation, sous un autre nom, selon une procédure typiquement allégorique. Le type d’interprétation à l’œuvre est exactement celui d’une fable : son principe consiste en l’élaboration d’une syntaxe narrative actantielle, puis, et c’est le moment proprement herméneutique, en une variation, au sein de la phrase établie, des seules unités de type lexical. L’homme est ainsi décrypté comme l’allégorie du Pouvoir, la Couleuvre comme celle d’un « particulier » devant lequel l’Homme devient Pouvoir, de pure Force qu’il était, à la faveur du discours légal (légalisant) qu’il lui adresse, et les animaux qui viennent témoigner sont l’allégorie de l’opinion publique20.

60Xavier Bonnier ne procède pas autrement. Après avoir établi l’exacte structure actantielle qui lie les personnages de l’apologue, structure figurée en un tableau (ce qui dit bien son caractère strictement descriptif), une seconde partie vient proposer, à partir de ce schéma de pures relations, un décryptage possible (ici plus individualisé puisqu’il s’agit d’une espèce particulière d’allégorie, la clé historique) de ses actants, dans les personnes de Corneille et de Racine21.

61Il se trouve que sa microlecture n’est pas tout à fait une simple explication de fable mais s’inscrit dans une réflexion théorique sur les clefs, et pose ainsi sous sa forme la plus simple la question du sens et de l’interprétation. Elle examine du coup de façon réflexive ses propres opérations :

[La] démarche consistera ici à édifier progressivement une sorte de patron préinterprétatif à partir duquel pourront être tissées certaines lectures de la fable. L’une de ces lectures, à cause de son adéquation particulière à la grille notionnelle ainsi dégagée, a été développée. Elle reste une hypothèse, et son intérêt réside peut-être moins dans la clef qu’elle fournit que dans la tentative de conjonction qu’elle représente entre l’analyse « immanente » d’un texte, soucieuse avant tout d’architecture interne, et la prise en compte de références extratextuelles. (460)

62Xavier Bonnier vient également préciser le statut de la structure actantielle élaborée préalablement :

L’ensemble de ces considérations peut aboutir à une sorte de « patron » préinterprétatif où chacune d’entre elles garde son importance, et qui, de lui-même, n’est qu’une stylisation des mailles du texte […]. Dans cette toile, le lecteur peut prendre au piège la mouche de son choix. (465)

63L’analyse actantielle initiale vient assurer ainsi une désindividualisation et préparer une réindividualisation particulière ultérieure, dans le même temps qu’elle permet de régler, de réguler, cette réindividualisation à venir en établissant des critères précis pour celle-ci.

64Fable pour fable

65Cependant, il faut bien voir que cette stratégie d’allégorèse n’est pas simplement, ou pas seulement, un retour au modèle herméneutique de la fable : elle est en même temps construction d’une nouvelle allégorie. Significativement, Sophie Houdard et Hélène Merlin dotent leur « clef » principale d’une majuscule (« le Pouvoir »), comme La Fontaine en donnait à « l’Homme » dans son texte. Plus encore, cette stratégie aboutit in fine à la production d’un nouvel apologue : on a déjà aperçu le cas avec la récriture par Olivier Leplatre d’une fable intitulée « Le Renard et l’image ». Le résultat de la microlecture de Xavier Bonnier pourrait fort bien, de la même manière, s’intituler « Le Corneille et le Racine ». On peut également se demander si l’établissement de la structure actantielle n’est déjà une récriture ; parler à cet égard d’une « stylisation des mailles du texte » n’est pas tout à fait indifférent. Ainsi, dans la microlecture de Xavier Bonnier, on a ainsi une fable « intermédiaire », certes un peu abstraite et peu propice à l’éducation des enfants, qu’on pourrait nommer « le détenteur et le preneur », doublée ensuite d’une seconde fable, hégélienne (et à ce titre franchement inaccessible aux petites classes).

66L’écriture même de la microlecture s’en trouve affectée. Ainsi, l’article d’Olivier Leplatre va jusqu’à recourir en ses dernières lignes, c’est-à-dire à l’exacte place d’une moralité, à une modalité déontique très nette, avec l’impératif et une adresse à la deuxième personne :

67Ne plongez pas dans une fable comme le loup, mais conservez toujours cette distance lucide qui vous évite de demeurer prisonniers de l’illusion réaliste. Croyez aux fables, car vous y prendrez « un plaisir extrême », mais comme à des objets de fiction, comme à des pièges dénonçant leur propre ruse : l’échec du loup allume pour nous le signal d’un traquenard d’une fiction qui n’est pas perçue comme telle. La fable n’est pas une histoire vraie, c’est une histoire : vous ne trouverez jamais de plaisir à faire de ces histoires la réalité ; vous connaîtrez au contraire, comme ce loup, lointaine figure animale de Mme Bovary, la souffrance du néant, le vide du décor touché et traversé par le geste sacrilège de l’idolâtre. (245)

68On le voit, c’est une récriturede la moralité qui se donne à lire ici, en en adoptant la forme même ; tout se passe comme si notre microlecteur en venait à tenir un discours moraliste, se substituait au fabuliste, et prenait à parti le lecteur de l’article – le texte de la microlecture devient lui-même une nouvelle fable.

69À nouveau, l’interprétation d’une fable procède tendanciellement à sa récriture, à la faveur d’une opération préalable de littéralisation. Les relations hypertextuelles et métatextuelles, la récriture et le commentaire, dévoilent ici leur profonde affinité.

Raisons des effets

De l’interprétation

70Il nous semble que ces diverses opérations s’efforcent « simplement » de répondre à un problème que vient poser la fable à la microlecture : comment interpréter un texte d’un genre aussi réglé, qui en principe ne doit pas laisser place à la production d’une interprétation autre ? Il s’agit de rendre le texte interprétable, par une série d’interventions dont on a proposé un catalogue probablement non exhaustif. Le geste, s’il fallait en condenser le principe, consiste à opérer le passage d’un modèle herméneutique – celui de l’apologue – à un autre – celui, en somme, de la microlecture. Ce qui vient nous indiquer que la microlecture n’est pas une opération neutre ; qu’elle possède en quelque sorte une « idéologie », ou tout au moins un ensemble de postulats sur la nature des textes :
- le texte est homogène : aucune de ses séquences ne dispose, en soi, de privilège herméneutique ;
- corollairement, il n’y a aucun détail, parce que tout, en droit, peut l’être : seule la stratégie du commentateur est responsable de la détermination de ce qui est un détail ; du coup, tout peut faire l’objet d’un arrêt de la lecture sans que celui-ci ne soit une stase du mouvement du texte ;
- le texte consiste, il dispose d’une littéralité signifiante de façon immanente. Pour le dire selon les termes de Todorov, la microlecture – mais sans doute est-ce vrai de toute l’herméneutique moderne – est peu adaptée à rendre compte d’un symbolisme lexical, et propice au symbolisme propositionnel22 : l’interprétation s’y ajoute, elle ne se substitue pas à lui. L’exercice, de ce fait, est mal adapté à des genres allégoriques dont l’apologue n’est qu’un cas particulier : le roman à clefs, l’énigme, etc.

71Néanmoins, il demeure que ce glissement d’un modèle herméneutique à un autre ne serait guère possible si la fable telle que la pratique La Fontaine ne venait pas préalablement les permettre, ou tout au moins les admettre ; autrement dit, si elle ne procédait, en quelque part, de ce modèle herméneutique différent de celui de l’apologue.

72Pour s’en tenir à notre corpus, il faut reconnaître qu’une part des fables considérées ont d’elles-mêmes un statut singulier : « La Jeune veuve » est presque un conte, « La Discorde » une fable mythologique, ou étiologique, à mi-chemin du conte et de l’apologue. D’autres présentent significativement une perturbation quant à l’inscription de leur moralité. Ainsi du « Corbeau et le Renard », exemple canonique de l’insertion de la moralité dans le discours du renard, avant même la fin du récit : l’apologue est ainsi propice à devenir « simple » récit. « La laitière et le pot au lait », quant à elle, présente une moralité plus descriptive que prescriptive, ce qui vient largement permettre sa « dé-moralisation ».

Le détail : pour une histoire rapprochée de la fable

73Plus fondamentalement, l’aisance à appliquer aux Fables un tel modèle herméneutique pourrait bien procéder, au-delà de ces perturbations locales, d’une ambiguïté sur le statut du détail dans un apologue. On voudrait un instant consulter un poéticien du genre, dont tout l’intérêt réside dans la rigueur de son exigence normative : Houdar de La Motte, Moderne et strict rationaliste, auteur d’un Discours sur la fable en 1719.

74Le choix de l’image [c’est-à-dire l’allégorie], sous laquelle on veut cacher la vérité, exige plusieurs conditions. Elle doit être juste, c'est-à-dire signifier sans équivoque ce qu’on a dessein de faire entendre. Elle doit être une, c’est-à-dire que tout doit concourir à une fin principale, dont on sente que tout le reste n’est que l’accessoire23.

75Le verbe utilisé par La Motte a son importance : toutes les unités du texte sont élaborées et organisées ensemble en vue d’une course, d’un trajet (unique) du sens, sans quoi l’esprit du lecteur s’en trouve « égaré » et « embarrassé »24 devant la prolifération des sens possibles. Le détail doit donc être strictement subordonné à la moralité visée et ne surtout pas perturber le bon décryptage de l’allégorie. Néanmoins, d’emblée, cette affirmation du statut réglé du détail dans la fable présente un paradoxe : si « tout doit concourir à une fin principale, dont on sente que tout le reste n’est que l’accessoire », qu’est-ce qui peut constituer « tout le reste » ? La Motte reconnaît discrètement que le « concours » de tous les éléments ne peut donc être qu’un idéal : l’actualisation d’un récit comporte toujours des éléments qui peinent à être subsumés dans la moralité. Mais la suite est plus surprenante. La Motte procède à la revalorisation du détail, à partir d’une brève digression réflexive du narrateur dans « La Fille » :

Cette réflexion rapide, semblable, si j’ose parler poétiquement, à ces nymphes qui couraient sur les épis sans les faire plier, n’apporte aucune gêne à la narration ; et l’on dirait qu’au lieu d’en être interrompue, elle en devient plus vive et plus légère ; ces sortes de traits jettent du sens et de la solidité dans la fable ; et, sans nuire à la vérité totale et essentielle, ils y répandent d’autres vérités surnuméraires, que le lecteur est bien aise de recueillir en passant ; acquisition d’autant plus flatteuse qu’il avait moins lieu d’y compter25.

76Le détail bien régulé n’est plus perçu seulement négativement, comme péril évité, mais positivement, comme gain, d’abord dans la conduite du récit : gain de vivacité et de légèreté. Surtout, le détail se voit réhabilité comme tel, c’est-à-dire comme reste, porteur de significations autres que celle visée par la fable, « d’autres vérités surnuméraires ». Le statut de ces détails se précise dans le passage que La Motte consacre à Ésope :

77Il est partout d’une précision excessive, négligeant toujours les occasions de décrire, courant au fait plutôt qu’il n’y marche, et ne connaissant pas de milieu entre le nécessaire et l’inutile26.

78C’est ici un défaut que signale La Motte : l’absence d’un (juste) milieu entre le nécessaire et l’inutile. Mais au-delà de l’apparente antonymie des termes, il faut en voir la dissymétrie : au « nécessaire » s’oppose non pas « l’inutile », mais le superflu ou l’accessoire ; tandis qu’à « l’inutile » s’oppose l’utile, dont le sens est plus large que le « nécessaire ». Il y a donc un juste milieu, un détail bien régulé : un accessoire (néanmoins) utile. Reste à comprendre quelle est cette utilité. L’exemple de Phèdre la spécifie :

79Phèdre ne donne guère d’étendue à ses fables ; mais à tout prendre, il est encore prolixe auprès d’Ésope. Sa brièveté est toujours fleurie. Il peint par des épithètes convenables ; et ses descriptions, renfermées souvent en un seul mot, ne laissent pas de semer dans son ouvrage des grâces inconnues à l’inventeur ; grâces cependant nécessaires à la fable, dont le but est d’instruire : on lit une allégorie sèche et dénuée d’ornements ; mais on n’y revient plus ; et l’instruction échappe bientôt ; au lieu que les grâces du détail rappellent souvent le lecteur ; et l’impression du fond se renouvelle toutes les fois qu’elles le font relire27.

80L’ornement est nécessaire pour la même raison qu’il est néfaste à la fable. C’est en tant qu’écart qu’il assure l’efficacité didactique du genre, en permettant le retour du lecteur, happé par le détail, à la fable et donc à sa leçon : soit pour une mauvaise raison, mais pour un heureux effet de ricochet. Néanmoins, La Motte ne reconnaît pas exactement au détail la possibilité de produire du sens de façon autonome. Il a une fonction non pas herméneutique, mais purement rhétorique : il n’est qu’un appât, le lieu transitoire d’une fascination. Toute l’ambiguïté du détail de fable réside dans ce pouvoir de fascination28 : brisant le parcours imposé, il est le lieu d’une possible rêverie, d’un possible (sur)investissement du sens. Si le poéticien tente avec acharnement de le réduire, c’est que cet investissement herméneutique risquerait de faire lire un autretexte, d’un autregenre :

81[L]es fables [de Pilpay] n’ont ni justesse, ni unité, ni naturel ; il les contredit les unes par les autres, et quelquefois elles se contredisent toutes seules. Il fait dire aux animaux des choses si sérieuses, si étendues et si raisonnées, qu’on les perd de vue dans leurs discours ; et quelquefois c’est encore pire dans leurs actions, qui ne sont pas le symbole des nôtres, mais les nôtres mêmes. D’ailleurs ses fables ne sont pas détachées ; il les embarrasse les unes dans les autres ; les acteurs d’une fable en content de nouvelles qui sont encore interrompues par d’autres ; et le recueil de ces fictions est un roman bizarre d’animaux, d’hommes et de génies, composé dans son espèce comme Cyrus et Les Exilés, où les aventures se croisent à tout moment […]29.

82À proprement parler, La Motte n’évoque pas ici le détail. Néanmoins, la faiblesse de Pilpay à ses yeux tient essentiellement aux dangers de l’amplification : les discours sont « si étendus » qu’on « perd de vue » leurs sujets. C’est bien l’effet d’une prolifération textuelle, dont le risque est semblable à celui que comporte le détail. Gageons que le risque de contradiction en est également une conséquence. De la même manière, l’enchâssement obéit à une logique d’accumulation déréglée, où chaque fable enchâssée constitue un macro-détail. L’enchâssement fait perdre de vue non seulement la finalité de chacune d’entre elles, mais aussi leur dimension allégorique par la consistance que prennent ses figures, davantage caractérisés – jusqu’à ce que le lecteur en vienne à prendre ces apologues pour de pures fictions : des « romans », de surcroît de la pire espèce, baroque ou précieuse. On se souvient des lectures littérales et autonomes de certains détails que proposent Randa Sabry comme Sophie Houdard et Hélène Merlin ; il n’est pas indifférent que leurs microlectures portent sur des apologues tirés de Pilpay, dont La Fontaine ne travaille guère à réduire l’amplification. Ce devenir-fiction du détail est-il, justement, le seul fait de la lecture ? Si La Motte pose que le danger pour le fabuliste est de composer un petit roman, que penser de ce La Fontaine dont l’entrée en formes brèves commence par des Contes dont, par la suite, la production alterne avec celle des Fables ? Si un théoricien aussi normatif vient lui-même réhabiliter, même en le régulant, le plaisir du détail, que penser d’un praticien du genre qui, lui, assume le recours à des « ornements » ?

83On ne trouvera pas ici l’élégance ni l’extrême brièveté qui rendent Phèdre recommandable : ce sont qualités au-dessus de ma portée. Comme il m’était impossible de l’imiter en cela, j’ai cru qu’il fallait en récompense égayer l’ouvrage plus qu’il ne l’a fait […]. J’ai pour tant considéré que, ces fables étant sues de tout le monde, je ne ferais rien si je ne les rendais nouvelles par quelques traits qui en relevassent le goût. C’est ce qu’on demande aujourd’hui : on veut de la nouveauté et de la gaieté30.

84On se souvient, en passant, que pour La Motte, la brièveté de Phèdre n’a rien d’« extrême », mais au contraire est « fleurie ». « Égayer l’ouvrage plus qu’il ne l’a fait » de « traits » qui viennent retenir le lecteur blasé, voilà qui mettrait dans « l’embarras » et dans « l’égarement » La Motte – qui ne se prive d’ailleurs pas de reprocher à La Fontaine des ornements superflus. On s’en tiendra à un exemple présent dans notre corpus, celui de « La laitière et le pot au lait » :

85Je ne lui reprocherais que de n’avoir pas su finir là où il fallait ; et par exemple, dans la fable du Pot au lait, qui devenir au lait renversé, d’avoir ajouté les circonstances froides de la Laitière battue par son mari, et de l’aventure racontée dans une maison où elle fût nommée le Pot au lait.31

86Or on s’en souvient, c’est ce dernier détail, en effet surnuméraire dans le fonctionnement en droit de la fable (nul besoin de la farce du « pot au lait » pour parvenir à la moralité, ni d’ailleurs du premier, bien dans l’esprit d’un conte du même La Fontaine), qui vient déclencher l’analyse de Danielle Trudeau. La Fontaine exploite pleinement, au sein du modèle herméneutique réglé du genre et du statut du détail en son sein, la possibilité d’un jeu en introduisant des « traits » qui ne peuvent être subsumés dans la moralité (explicitée ou non, ce qui complique encore le jeu). Ces détails sont ainsi disponibles pour faire signe vers une autre moralité possible et concurrente (auquel cas c’est le même modèle herméneutique qui demeure) ; mais aussi pour faire fiction : ils peuvent constituer les opérateurs d’une transformation de la fable en conte ou en petit roman. Les microlectures ne font qu’exploiter ce jeu lafontainien sur le détail. Puisque la préface lie cette promotion du détail à l’adaptation en vers, on peut formuler la chose en un mot : en composant des Fables choisies et mises en vers, La Fontaine place lui-même son œuvre à la croisée de deux chemins herméneutiques, celui de l’apologue (Fables choisies) et celui d’un texte pour nous « littéraire » (mises en vers), et autorise l’exploitation que l’on a vue du détail.

Microlecture et macrorécriture

87Reste une question : pourquoi récrire pour interpréter ? Pourquoi l’interprétation se fait-elle récriture ? On l’a vu, le modèle herméneutique de la fable en principe restreint considérablement le champ des possibles de l’interprétation ; et même si les Fables rendent possible une herméneutique littéraire, celle-ci ne peut guère opérer seule sous peine de procéder à des transformations massives – et lisibles comme telles : on en a vu quelques exemples, qui ont tout du coup de force. Il pourrait bien s’agir donc, pour éviter une interprétation déréglée, d’épouser la logique du genre, et de consacrer une première partie, passage obligé, de l’analyse à l’établissement d’une série de variations du seul récit, considéré isolément et en redéployant en son sein une hiérarchisation du détail autre que celle imposée par la fable. C’est à partir de telles variations que se mène ensuite le travail proprement herméneutique, qui vient se révéler sous son aspect le plus simple, l’allégorèse. L’interprétation pourra alors être autre que celle imposée, tout en continuant d’obéir à la logique transcendante de l’apologue. L’herméneute, par de discrets infléchissements du statut, du thème, du fonctionnement textuel (autorisés par le chevauchement des modèles), construit ainsi – c’est le « patron interprétatif » nommé par Xavier Bonnier – une manière de texte intermédiaire, formule ou schéma, modélisation du récit autonomisé. C’est ce texte intermédiaire, ce schéma aux traits redéfinis (simplifiés ou compliqués, c’est selon) qu’il va s’agir d’interpréter. Manière de « texte virtuel »32, qui devient la matrice d’un texte quant à lui bien réel : le texte de la microlecture, qui en vient à constituer, dans ses interventions actives sur l’apologue comme dans sa forme même, une récriture de la fable.

88Tout se passe comme si le statut hypertextuel du genre, mis implicitement mais fermement de côté par la close reading, venait ainsi à ressurgir, non plus en amont, mais en aval de la fable, dans son commentaire même. Comme la Nature, l’hypertextualité pourrait bien avoir horreur du vide, et faire subrepticement retour par la fenêtre lorsqu’on la met à la porte du commentaire. Et il se trouve que parmi notre corpus, un grand nombre de microlectures de fables sont, pour le dire simplement, très « écrites » ; comme si, en somme, en littérarisant les Fables comme en s’inscrivant avec elles dans une relation hypertextuelle autant que métatextuelle, les microlectures se trouvaient, en retour, elles-mêmes bénéficier (également) d’un statut littéraire. Cet échange est peut-être aussi la condition de possibilité de ce que le genre possède ces authentiques classiques qu’on a nommé plus haut : c’est qu’ils sont non seulement des interprétations mais aussi des écritures exemplaires (on espère avoir montré que c’était ici lié). Il suffit de songer aux explications de fables de Louis Marin, et l’on aimerait entendre dans cette préposition « de » un sens à la fois objectif et subjectif.

89Mais là encore, on serait tenté de penser que le geste est sinon commandé, du moins autorisé par les Fables elles-mêmes :

Il arrivera possible que mon travail fera naître à d’autres personnes l’envie de porter la chose plus loin. […] il ne sera pas difficile de donner un autre tour à celles-là mêmes que j’ai choisies ; et si ce tour est moins long, il sera sans doute plus approuvé. Quoiqu’il en arrive, on m’aura toujours obligation ; soit que ma témérité ait été heureuse, et que je ne me sois point trop écarté du chemin qu’il fallait tenir, soit que j’ai seulement excité les autres à mieux faire33.

90C’est bien « un autre tour » que vient donner le microlecteur à la fable, même s’il s’avère bien plus long que celui de La Fontaine, sans qu’on tranche ici s’il doive être pour cela moins « approuvé ». Gageons toutefois que le microlecteur a, en effet, quelque « obligation » à son fameux prédécesseur, obligation que la logique du commentaire vient souligner, mais en l’escamotant dans le même temps en se déniant comme récriture ; enfin, sans préjuger des auteurs ici considérés, nous témoignerons, pour en avoir tenté l’expérience, que le fabuliste nous aura procuré quelque excitation à faire sinon mieux que lui en le commentant, tout au moins à faire de même et « courir dans cette carrière ».

91Ce qui inviterait du coup à inverser la question ; non plus « pourquoi faut-il récrire pour interpréter ? », mais « pourquoi faut-il interpréter pour récrire ? ». On pourrait avancer avec Michel Charles34 qu’il s’agit là de l’effet, historique, d’un glissement d’une culture rhétorique (celle de l’époque classique, tournée vers la production du texte) à une culture scolastique (la nôtre), où les interventions sur le texte prennent la forme (tout au moins explicite) non plus de la récriture mais du commentaire. Glissement, et non rupture. La fable de La Fontaine est probablement, dans cette culture, une formidable matière : elle offre la possibilité d’un fort investissement herméneutique du lecteur et l’occasion d’une authentique récriture, tout en exigeant – ou en permettant ? – dans le même temps que les procédures d’intervention et d’interprétation soient extrêmement réglées du fait du modèle herméneutique tout à fait spécifique et contraignant du genre. Les Fables donnent au savant scolastique l’occasion de récrire une fable sans quitter la rigueur herméneutique : elles fournissent la matière d’une récriture autorisée, à la fois par leur auteur et par nos conventions herméneutiques. Un tel plaisir n’est pas si fréquent.

927  Par ordre de parution dans Poétique : Sophie Houdard & Hélène Merlin, « Quand la force est sujette à dispute », n°53, février 1983, p. 48-59 ; Danielle Trudeau, « La fortune d’un pot au lait », n°71, septembre 1987, p. 291-312 ; Philippe Jousset, « Jouvence de La Fontaine. Petite physiologie d’un plaisir de lecture », n° 74, 1988, p.249-262 ; Xavier Bonnier, « Lecture à clef pour serrure formelle. Le Corbeau et le Renard », n° 80, novembre 1989, p. 459-473 ; Olivier Leplatre, « Le repas d’une image. “Le loup et le renard”, La Fontaine, Fables, XI, 6 », n°98, avril 1994, p. 235-245 ; Jean-Luc Gallardo, « De la discorde à la discordance », n°102, avril 1995, p. 215-229 ; Georges Kliebenstein, « Le cri du Phénix », n°103, septembre 1995, p. 285-301 ; Randa Sabry, « La mise en fable d’un silence éloquent », n°110, 1997, p. 143-149. Par la suite, nous indiquerons à la fin de chaque citation le numéro de page.