
La formule dans la chanson d’actualité au xviie siècle : figement linguistique et politisation du vers
1« La formule n’a pas nécessairement un sens plein, ni même une rigueur syntaxique absolue : son caractère principal est sans doute sa plasticité, son aptitude à se combiner, sémantiquement et syntaxiquement, avec toute espèce de contexte » (Zumthor, 1972, p. 334). En commentant ainsi les moules verbaux du système formulaire de l’épopée, Paul Zumthor souligne une caractéristique essentielle de la formule versifiée : sa malléabilité, résultant en l’occurrence de son emploi comme moyen mnémotechnique, ainsi que de sa transmission orale et parfois approximative. Ces fonctions se retrouvent dans la formulette, sorte de proto-chanson, expression plus ou moins figée, rythmée et assonancée, utilisée dans les comptines, la littérature jeunesse et le folklore (par exemple « Am-stram-gram – Pic et pic et colégram » ou « Ainsi font-font-font les petites marionnettes »). Ce genre d’emploi semble à première vue assez loin de la définition de la formule en analyse du discours, donnée par exemple par Alice Krieg-Planque (2009) à partir de l’analyse de corpus médiatiques et politiques des xixe et xxe siècles : la formule est pour elle la cristallisation momentanée d’un sens sociopolitique dans des unités (poly)lexicales figées. Pourtant, des objets comme les poésies d’actualité, en particulier chantées, offrent un point de rencontre entre contraintes poétiques et enjeux socio-discursifs : la malléabilité du support chanté, qui permet l’adaptation des paroles à de nouveaux contextes, a souvent été mise à profit pour faire connaitre et satiriser les événements d’actualité, voire pour constituer des actions politiques en tant que telles1.
2Pendant l’Ancien Régime, les moments d’instabilité politique, en particulier, ont donné lieu à des efflorescences remarquables de textes polémiques, empruntant souvent aux formes littéraires, et parfois chantés ou décrits comme chantables. Ce fut le cas pendant les guerres d’Italie, la Ligue, la Fronde ou encore à la mort de Richelieu, à celle de Mazarin puis de Louis XIV, et enfin pendant la Révolution française, entre autres exemples2. Ce sont autant de moments où la poésie a servi de substrat privilégié à une intense « médialittérature3 », cette communication publique à large audience qui recourt à des formes non ordinaires du langage (dialogues, théâtre, vers, etc.). À partir du xviie siècle, la montée en puissance de l’imprimerie a donné une caisse de résonance notable à ces écrits, ainsi qu’à la nébuleuse de leur diffusion orale (criée de titres, d’affiches et de mots d’ordre par les colporteurs, bonimenteurs ou charlatans sur la place publique), amplifiée par des créations orales, comme les chansons alors diffusées aussi bien par les professionnels que les passants. Multimodal, cet « espace sémantique de l’actualité » ancien peut éventuellement être comparé à nos manières contemporaines d’échanger sur l’actualité, pour son caractère en partie informel (Boltanski et Esquerre 2022, p. 27, d’après Tarde, 2006) : il ne comprend pas seulement des entités textuelles, mais aussi des conversations ou autres échanges informels, interpersonnels, oraux, c’est-à-dire par des fragments détextualisés.
3C’est ici que la notion de formule est féconde, qui permet de substituer au concept (textuel) d’intertextualité une autre forme de circulation et de reconnaissance : l’interdiscursivité, comme « jeu de renvois entre des discours qui ont eu un support textuel, mais dont on n’a pas gardé la configuration » (Charaudeau 1993, p. 56). Traquer la formule dans les énoncés médiatiques de large diffusion pourrait permettre de voir comment des énoncés littéraires peuvent pénétrer l’interdiscours social. Certes, l’opération est difficile pour les siècles anciens, en raison de l’étanchéité des zones de circulation entre textes lettrés et textes de consommation courante : la chanson, avec sa probable ubiquité sociale, est peut-être le terrain d’une telle enquête. Je prendrai pour exemples quelques couplets parmi les très nombreux qui ont circulé pendant le conflit qui divisa la France entre 1648 et 1653, la Fronde.
4Il s’agira d’abord de voir la capacité des emplois formulaires à condenser le sens et les usages collectifs de certaines phrases. À partir d’un exemple, j’essaierai de montrer que la formule est une sorte de fragment iconique et mémorable, à partir des discours relatifs à un épisode particulier de la Fronde (le siège de Paris) : la formule en question est un refrain de chanson : « il a battu son petit frère ». Ma deuxième hypothèse, qui cherche à expliquer des attestations de cette formule dans des pamphlets imprimés de l’époque, est qu’elle pourrait avoir servi à réveiller la mémoire de la chanson tout entière, un seul syntagme suffisant à évoquer une musique et au-delà, une action langagière. Enfin l’opacité syntaxique de certaines formules chantées pointera vers le caractère éphémère de leur manière de signifier politiquement, qui n’exclut pas toute circulation ultérieure, sous des formes plus littéraires comme le recueil de poésies. Dans ce parcours, la quête de « petites phrases » dépourvues de postérité, mais ayant eu des usages socio-politiques dans des combats du passé, peut apparaitre comme une utopie (ou une aporie), celle qui consiste à réentendre des voix publiques révolues, perdues dans la lacune des sources et des contextes (Nancy, 2019). Je chercherai ainsi moins la restitution de performances chantées que la description de ce que peut être une « énonciation chantée » spécifique (Carel et Ribard, 2021) : ni orale ni écrite seulement, cette énonciation peut être pensée dans l’« attribution » énonciative par un « locuteur chantant » de fragments langagiers associés à des actes de langage codés émotivement et propres à s’insérer dans des actions politiques (ibid.). Réfléchir sur certaines formules versifiées en ces termes permet de les envisager non seulement comme des « phrases sans texte » (Maingueneau, 2012), mais aussi comme des actions langagières qu’on peut parfois historiciser.
La concision formulaire
5Quatre propriétés ont pu être retenues pour définir la formule dans le discours d’actualité : « fonctionnement discursif, circulation, figement et caractère polémique » (Simon, 2016, n. p.). Mon premier exemple de chanson d’actualité répond à ces critères, tout en ajoutant celui de la concision et de la concentration du sens. Entonnée à l’hiver 1649 à Paris, c’est une chanson connue plus tard comme l’« air de la (petite) Fronde » (ce genre de chansons est toujours composée sur timbre, c’est-à-dire sur un air connu auquel on adapte de nouvelles paroles au gré des circonstances4). La mélodie elle-même pourrait être définie comme une formule au sens musical du terme : un motif soutenu par un rythme spécifique et reconnaissable, et par là disponible pour la réitération5. L’air est attesté au moins depuis la mort de Richelieu6, et il sert pour des couplets brocardant l’ancien ministre, et son successeur (Mazarin). Mais c’est pendant la Fronde que se multiplient ses emplois, et ses nouveaux surnoms7, notamment « sur l’air de Il a battu son petit frère », « Terrible au jeu, paisible en guerre », ou encore « Honni soit-il qui mal y pense » (Bnf Ms f. fr. 12617, p. 417). L’interchangeabilité formelle de ces titres d’air se lit au plan métrique, puisque ce sont des octosyllabes à rime féminine nettement césurés après la quatrième voyelle accentuée : cette coupe correspond à la forme de la mélodie, dont on trouve des notations au xviiie siècle8. Ces tournures sont figées au sens où elles forment un signifié complexe correspondant à un signifiant unique, quoique multimodal (le titre de l’air, qui encode l’air lui-même).
6Le fonctionnement de ces tournures, fondamentalement dépendant du contexte (« context-dependent »), en fait aussi des formules au sens socio-discursif du terme. La séquence linguistique Il a battu son petit frère apparait en effet comme surnom de cette chanson entre janvier et mars 1649. C’est le moment où le prince de Condé dirige les troupes royales en assiégeant la ville de Paris soulevée par les frondeurs, qu’avait, de son côté, rejoints son frère cadet, le Prince de Conti. Les deux frères se trouvaient donc momentanément ennemis, l’un (Condé) du côté du pouvoir d’Anne d’Autriche, du jeune Louis XIV et de Mazarin, l’autre (Conti) du côté du Paris assiégé. D’où le refrain de strophes telles que celles-ci :
BnF, Ms f. fr. 12617, p. 63. Gallica ; en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90095670.
Chanson 1649.
Sur l’air : il a battu son petit frère.
Sur Monsieur le prince de Condé.
Après avoir sauvé la France9
Faut-il Condé mettre en souffrance,
La Cour, le Clergé, le Marchand ;
Tout le mieux que vous puissiez faire,
C’est que l’on dira le méchant,
Il a battu son petit frère [le Prince de Conti].
[…]
Prince quittez votre colère,
Prendre Paris, c’est trop d’affaire,
Contre vous Conti le défend,
Vous ferez dire à votre mère,
Ma foi Condé est bien méchant,
Il a battu son petit frère10. (BnF, Ms f. fr. 12617, p. 63-64 ; je souligne.)
7La tension épigrammatique est palpable dans ces strophes. Le dernier vers est à chaque fois attendu depuis le début du module11 final de trois vers : ce dernier inaugure la rime en /ɛʁ/ faisant attendre un mot-rime (« frère »), et sa syntaxe fait attendre la chute du discours rapporté, à savoir « il a battu son petit frère » (battre aux sens de « blesser » et de « vaincre »). Ces couplets font partie des très nombreuses chansons écrites pendant et sur le blocus de Paris de 1649, siège qui affama les Parisiens et connut des batailles sanglantes, comme celle de Charenton en février, où Condé eut en effet l’avantage sur son « petit frère » Conti.
8Pour les locuteurs des années 1640, l’énoncé tirait son sel et sa vertu mnémotechnique du fait qu’il était déjà une locution figée, appartenant à la phraséologie du français de l’époque : « il est méchant, il a battu son petit frère, se dit de quelqu’un qui fait le mauvais, pour se moquer de ses menaces12 » (Oudin, 1640, p. 35). La partie imagée de la locution (« il a battu son petit frère ») est d’ailleurs un vers blanc (de huit syllabes numéraires), ce qui le rend facilement utilisable comme octosyllabe, qui est à l’époque le mètre privilégié de la poésie narrative d’actualité, de la poésie burlesque et de la chanson. Le fait de réutiliser dans la chanson un matériau figé en langue évoque l’interaction entre « modèles » et « variations » dans les chansons de trouvères : celles-ci puisaient au répertoire, tout en se donnant comme nouvelles, et étaient « farcies de refrains empruntés ou, par épiphonèmes, de proverbes » (Zumthor 1981, p. 9). On note que les proverbes ou plus généralement les emprunts à un matériau langagier préconstruit étaient utilisés le plus souvent en « épiphonèmes », soit en chute ou clausule d’un énoncé, ce qui est exactement ce qui se passe pour notre énoncé phraséologique passé en chanson.
9Ici, l’ancrage pragmatique de la chanson permis par cet énoncé phraséologique est remarquable. Les sèmes de /menace/ et de /raillerie/ sont en effet inhérents à « il a battu son petit frère », ce qui n’est guère transparent pour nous aujourd’hui, et ne l’est peut-être déjà plus tellement après la Fronde (les grands corpus en ligne comme Gallica nous donnent peu d’occurrences postérieures de cette tournure). Il est vraisemblable que les mots de la chanson récupèrent ces traits sémantico-pragmatiques. Condé exerce alors une menace très réelle sur la ville de Paris : famine, exactions, mortalité accrue (Goubert, [1990] 2010, p. 266). L’usage de ce tour figé (par nature non actualisé) comme formule (au contraire ancrée dans un discours) est une manière économique de dégrader la réputation glorieuse de Condé : le grand héros militaire agit ici au nom d’une passion négative (la « colère ») et il s’aliène en pure perte (« tout le mieux que vous puissiez faire ») les trois ordres du royaume (« le clergé, la cour et le marchand »). Le refrain pourrait avoir servi à la population parisienne de réponse symbolique aux actions violentes du Prince, en littérarisant une manière commune, proverbiale, d’exprimer la riposte à une menace. Il ne s’agit peut-être pas seulement d’une dégradation carnavalesque, momentanée et inoffensive, d’un puissant (Merlin-Kajman, 2007). Reprenant à l’énoncé lexicalisé un acte de langage dégradant, la chute de la chanson pouvait constituer une exorcisation de la peur des Parisiens et peut-être une affirmation de puissance collective.
10Ce refrain formulaire est par ailleurs emblématique d’une certaine écriture de la Fronde, traitant les épisodes tragiques de la guerre par le burlesque, ici avec la réduction des plus hauts personnages de l’État à un statut familial et domestique13. Ce registre, qui contribue à la littérarisation de la formule, n’en désamorce pourtant pas la force agissante potentielle, en offrant au contraire à la lutte de la population parisienne un véhicule littéraire conventionnellement désacralisant. Cela dit, la prudence reste de mise pour juger de l’effectivité de l’action chantée, s’agissant de formes qui ont laissé des traces ténues (ces couplets sont transcrits longtemps après les faits) : sans doute doit-on se demander ce que ces textes de chansons « eux-mêmes peuvent nous révéler sur ce qui se passe lorsqu’ils sont chantés, mais aussi ce qu’ils ne peuvent pas nous révéler » (Carel et Ribard, 2021, p. 34).
La formule comme instruction sémantico-mélodique
11Les traces imprimées sur-le-champ peuvent permettre d’esquisser une telle enquête prudente ; elles ne révèleront pas si la chanson a été entonnée ou non, mais permettront de voir comment l’écrit s’est saisi de l’allusion à la chanson, en récupérant les propriétés rhétoriques ou pragmatiques de son texte ou de son timbre. C’est la dimension instructionnelle de la formule verbale que je vise maintenant, laquelle est surdéterminée par la mélodie qui lui est associée et qui réalise la même action que les mots.
12Même s’il est difficile de le prouver quantitativement puisqu’il s’agit d’une diffusion essentiellement orale, la formule « il a battu son petit frère » s’est apparemment disséminée, au moins pendant les quelques mois du début 1649. Certains libelles imprimés la citent pour faire allusion à la chanson, voire pour la faire chanter sans avoir à l’imprimer (il était alors interdit de chanter et a fortiori de vendre des couplets dits « diffamatoires »). On retrouverait ici la fonction des formules-refrains dans la chanson ou le conte traditionnels : embrayeur mémoriel et « guide pour l’improvisation14 » (Laforte, 1990, p. 135). On trouve ainsi notre formule dans une brochure en vers burlesques évoquant le siège de Paris et adressés à Anne d’Autriche, qui avait fui la ville avec son jeune fils Louis XIV :
Il n’est pas fils de bonne mère
Qui à Paris ne vous révère […]
Paris n’est plus ce qu’il était,
Quand sa Majesté y était ;
Le Procureur prend la praline,
D’écarlate ou de ratine,
Et l’écolier devient Souda,
Pour défendre son bon papa.
Item, On chante en cette guerre,
Il a battu son petit frère, [en marge : chanson qui a couru].
Et cent mil autres bouts rimés,
Qu’on a pour du pain imprimés. (Le Théologien d’État, p. 30 ; je souligne)
13Ce texte récrivait en vers burlesques un des pamphlets en prose les plus vendus lors du siège de Paris (Le Théologien d’État, à la Reine, pour faire déboucher Paris), vive plainte adressée à la reine pour s’opposer à l’occupation de la ville. Le cotexte de notre formule, proche du coq à l’âne, parait plutôt inoffensif par rapport au libelle en prose qu’il paraphrase. Il semble accumuler sans suite le lexique familial et familier : allusion aux bons « fils » que sont les Parisiens pour leur reine, laquelle est une « bonne mère » ; accumulation de mots encyclopédiques – d’où la référence à la « Souda » – pour amener la rime burlesque « bon papa ». Ces effets pourraient être mobilisés surtout pour préparer la citation du refrain « Il a battu son petit frère ». Si on admet que la chanson sur l’air de la Fronde ait pu réaliser un acte de langage (menacer un être menaçant), alors cette action pourrait être tout entière contenue dans sa pointe qu’il suffisait d’énoncer pour évoquer le reste de la chanson (voire pour la faire chantonner, comme on chantonne une formulette). La manchette (« chanson qui a couru ») met en évidence la formule (voir l’illustration infra) : il suffit de feuilleter la brochure (qu’on pouvait probablement lire par morceaux) pour voir qu’on y citait une chanson. L’allusion (ou l’incitation ?) au chant menaçant était ainsi réalisée avec une grande économie de moyens, en redonnant une vigueur comminatoire au texte burlesque (qui n’est sans doute lénifiant qu’en apparence puisqu’il reprend un vigoureux pamphlet en prose).
Le Théologien d’Estat, p. 30. Gallica, en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57221392.
14La formule désignant la chanson pourrait donc être embrayeur d’une énonciation chantée, ou a minima, évoquer une énonciation chantée, passée ou possible. Ce point est corroboré par une autre allusion au même air dans cet écrit, sous un autre titre-formule (rappelons que cet air a été désigné par plus de vingt noms différents) : « Et honny soit qui mal y pense ». Le libelliste s’adresse toujours à la reine, en ces termes :
Et comment, serait-il possible
Que vous haïssiez cette Ville,
Ou que vous l’ayez en horreur,
Elle qui voudrait dans son cœur,
Loger & le fils & la mère, […]
Puis iriez-vous verser du sang,
Qui à Jésus Christ coûte tant,
Et perdant un million d’âme,
Ne vous acquérir que du blâme,
C’est mal ajuster son compas,
Aussi ne le ferez vous pas. […]
Quoi qu’en dise la médisance,
Et honni soit qui mal y pense. (Le Théologien d’État, p. 29)
15Le proverbe honni soit qui mal y pense était alors utilisé pour musiquer, toujours sur l’air de la « petite Fronde », des couplets d’insultes, de diffamations ou de contrevérités, assertées puis faussement déniées par la pointe, comme in extremis : on diffame, puis on prétend corriger le ragot (comme dans une palinodie ou une sorte de prétérition, en somme). Il y avait ainsi une association préférentielle entre cette mélodie, la raillerie féroce prétendument déniée, et la formule-refrain « Et honni soit qui mal y pense » qui en donnait l’instruction15. Or, le poète fait bien ici l’hypothèse que la reine hait Paris et s’en fait haïr, qu’elle fait mourir un million de Parisiens (ce qui est une évocation du siège de Paris), puis il révoque ces faits comme une improbable médisance. Placé à la fin de ce développement, le vers « Et honni soit qui mal y pense » pouvait faire allusion à l’air de la Fronde mais aussi à la sémantique de ce timbre, conventionnellement associé à la prétérition de diffamation. Dans cet écrit, cette mélodie s’avère une basse continue de la dénonciation (de la reine, de Condé), grâce aux formules qui y sont plus ou moins discrètement disséminées.
16La notion de formule s’enrichit ici du critère de polémicité : des segments linguistiques figés connus de tous (expressions figées et timbres) sont sémantisés contre un personnage public, de manière multimodale (puisque la mélodie aussi renvoie à une sémantique spécifique). Leur notoriété participe de leur efficacité polémique et élargit probablement la vitesse et la surface sociale de leur diffusion16.
Obscurité formulaire et obsolescence programmée : l’effet « Rachel-quand-du-Seigneur »
17L’efficacité et la célébrité, sur le moment, des formules issues de chansons sont parfois inversement proportionnelles à leur pérennité. On pourrait sans doute faire le même constat aujourd’hui au sujet des mèmes langagiers circulant sur les réseaux sociaux (Gautier et Siouffi 2016), qui partagent certaines caractéristiques de la formule du timbre chanté : souplesse sémantico-syntaxique permettant qu’en soit reconnue la matrice en dépit de variations paradigmatiques, diffusion rapide et éphémère, usages socio-politiques notamment dans la satire politique.
18On peut chercher des raisons proprement linguistiques à cette dépendance au contexte initial. Le nom de timbre procède certes d’une opération d’aphorisation au sens de Dominique Maingueneau (2012) (il extrait de son cotexte un vers unique pour l’offrir à la recontextualisation, potentiellement à très long terme), ainsi que d’une surassertion (soit d’une mise en relief énonciative, ici par le rythme très mémorisable, le caractère imagé ou la place-clé en tête ou en fin de strophe17). Mais ce n’est pas pour autant tout à fait une « phrase sans texte » : contrairement à la plupart des produits aphorisés décrits par Maingueneau (2012), qui sont nécessairement autonomes sur le plan sémantico-syntaxique, la formule peut être réduite à un syntagme nominal, voire à un nom ou à un segment agrammatical car tronqué, comme le suggérait la citation initiale de Zumthor (1972) et comme le montre Krieg-Planque (2009). Dans le cas des noms de timbres, ce peuvent être des propositions dépendantes ou des syntagmes périphériques (« À vous parler de Gravelines »), des interjections (« Et oui, par la morguienne vertuguienne oui ! ») voire des mots isolés (la conjonction « Mais » est par exemple un nom d’air connu18). La nominalisation fréquente de noms de timbres exacerbe cette logique d’autonomisation de l’énoncé incomplet : on parle par exemple de petits doigts 19, en référence au refrain « mon petit doigt me l’a dit », pour désigner le vaudeville ou la chanson à timbre en général20. Une copie manuscrite intitule une chanson « Les Mais », en substantivant le monosyllabe qui donne son nom au timbre21. Il est fréquent qu’on appelle les chansons, par métonymie avec leurs refrains, des lampons, des lanturlus, ou des lère-lanlère, en nominalisant leurs refrains quasi-onomatopéiques (ce qu’on appelle des « tralalalas »22). Ce sont autant de noms de timbres particuliers passés dans la langue, et qui, tout lexicalisés qu’ils soient et en dépit de leur caractère de « syllabes non significatives », contiennent en eux le sème de /révolte/ qu’ils acquirent dans la première moitié du xviie siècle23.
19Cette caractéristique de la troncation syntaxique est propre au figement discursif. Elle ne se retrouve pas dans le figement strictement linguistique, qui ne peut pas être agrammatical : les « figements mémoriels » quant à eux « peuvent prendre toutes sortes de formes dont certaines sont à la limite de la grammaticalité » (Fiala et Habert, 1989, p. 88). Dans un but satirique, on appelait par exemple « un Quand-pour-Philis » un galant ridicule qui multipliait les chansons galantes, parce qu’un des incipit stéréotypés de celles-ci pouvait être « Quand pour Philis… » (comme dans « Quand pour Philis mon cœur tout plein de flamme […] », Gillet de la Tessonerie, 165724). La facture de cette expression évoque le personnage nommé « Rachel-quand-du-Seigneur » dans Du Côté de Guermantes (Proust, 1988, p. 157) : c’est le surnom plaisamment donné par le narrateur à la maitresse de Saint-Loup, d’abord rencontrée dans un bordel, d’après les premiers mots d’un air tragique de l’opéra La Juive d’Halévy. L’incipit tronqué d’une pièce en vers suffit à attirer dans le texte un ensemble de connotations. Le nouveau contexte d’accueil figera ces connotations en appellatif comme chez Proust, ou les tournera en un sens satirique ou polémique comme dans la langue du xviie siècle. Ce procédé est assurément un ferment de la connivence allusive : le récepteur ou le réutilisateur de la formule gagnera à connaître la phrase entière, comme dans un symbolon dont chacun emporte un morceau complémentaire de celui de l’autre. Mais la formule acquiert aussi une autonomie signifiante, comme l’exemple proustien le montre, où le morceau de vers chanté devient nom de personnage. Le figement mémoriel est ainsi tendu entre la complicité des temps où s’est cristallisé le figement et les chemins, aléatoires, de sa mémorisation.
20Force est de constater que notre formule « il a battu son petit frère » fut probablement un feu de paille. Dans les chansonniers du xviiie siècle, les couplets, nombreux, qui transcrivent cette pointe, le font avec une autre formule-titre : « sur l’air, De tous les Capucins du monde » ; « Je vous le dis et le répète » ; l’air de la Fronde ; ou de la « petite Fronde »25. Un air change ainsi de nom quand la formule discursive nouvelle a davantage de sens : le nom air de la Fronde renvoie plus clairement au moment, devenu historique, qui a fait circuler cet air.
21Notons que le timbre, essentiellement anonyme, n’est pas rattaché à la notion de notoriété qui serait celle d’un « aphoriseur » célèbre, valant argument d’autorité, comme c’est parfois le cas pour les « petites phrases » (Maingueneau, 2012, p. 34-44). Plutôt, la formule venue des timbres déplace cet effet d’autorité : ce n’est plus l’individualisation du locuteur qui est remarquable, mais celle du référent épinglé par le timbre. Or, l’oubli des détails de l’histoire complexe de la Fronde et ici de ses principaux protagonistes, Condé et sa famille, participa certainement à l’opacification de la phrase burlesque sur le « petit frère ». Ainsi la formule chantée se rapproche-t-elle, mais en partie seulement, de phénomènes discursifs comme les « petites phrases » politiques (citations d’actualité vite transformées en objets mémoriels). Il n’est pas indifférent que cette la formule « il a battu son petit frère » ait contenu en elle-même des accents burlesques (avec le lexique familial appliqué à la grande histoire). Elle véhiculait par là un cliché sur la Fronde : cette guerre civile est supposée avoir des affinités avec le registre burlesque, on y parle et on y chante en égratignant plaisamment les politiques26. On a pourtant vu que la virulence de la chanson, sa capacité à épouser la langue commune, qui la rend disponible pour l’appropriation la plus large, sa manière de conjurer la peur obsidionale, en font tout autre chose qu’une littérature purement divertissante ou lénifiante sur la guerre.
22Cet exemple montre comment la formule cumule des fonctions à la fois mémorielles et de saisie discursive de l’actualité politique, au sens de « mise en actualité » et de « politisation » concomitante de « ce qui se passe », dans les « mondes vécus » des acteurs sociaux, y compris au bas de la société (Boltanski et Esquerre, 2022, p. 10). Une des caractéristiques du « fatras » (ibid., p. 276) du discours d’actualité est la réactivation de souvenirs de l’histoire récente. Dans les chants frondeurs, la mémoire des événements est réinvestie par la mélodie. Par exemple, la mort de Richelieu avait déjà été chansonnée satiriquement sur cette mélodie, ensuite étiquetée « Il a battu son petit frère » puis air « de la Fronde », car elle était certainement entendue comme une chanson anti-tyrannique d’un règne à l’autre. Dans le même temps, la formule activait la mémoire de la langue, partagée par le plus grand nombre (par l’emprunt à des expressions idiomatiques devenus pointes de couplets).
23Aussi n’est-il peut-être pas besoin de recourir à la notion d’intertextualité pour décrire les relations « palimpsestueuses » (Genette, 1982, p. 55727) entretenues par les chansons et les autres discours du temps. D’une part, ces circulations reposent sur des transmissions qui ne sont pas uniquement textualisées (comme cela a déjà été montré pour la littérature médiévale : Zumthor, 1981), d’autre part une partie de la sémantique de la formule chantée repose sur « l’intermélodicité » (Mouchet, 2012). Si on pense comme Riffaterre que l’intertextualité est une condition nécessaire de la littérarité (1980, p. 11), on peut penser que ces formules n’appartiennent pas à la littérature, mais sont des bribes du « fatras » interdiscursif de l’actualité. Toutefois tous les lecteurs d’Ancien Régime n’auraient pas fait ce tri : nos couplets se trouvent souvent transcrits parmi des poésies « fugitives », parfois sous le titre d’épigrammes, sans distinction d’avec d’autres petits genres poétiques. Les chansons de la Fronde, dès le début du xviiie siècle, sont collectées avec les poésies de Théophile de Viau et d’autres auteurs du siècle précédent (par exemple dans le Recueil de plusieurs pièces très plaisantes du sieur Théophile, avec d'autres pièces de différents autheurs meslées de plusieurs chansons des plus à la mode ; Arsenal, Ms-3127), dans une opération de littérarisation28 de contenus politisés du passé.
24Outre cet usage littérarisant de la formule d’actualité en recueils poétiques, le dispositif spécifique de la chanson peut ressortir de « l’adhésion littéraire » : parmi les « dispositifs de relations sensibles entre les textes et leurs lecteurs », les couplets et notamment ceux circulant en temps de guerre, engagent « une adhésion » particulière, « par incorporation » (Viala, 2022, p. 108-109, au sujet d’une chanson de 1914-1918). Le principe du timbre engage en effet une reconnaissance et une réitération chez les locuteurs chantants qui permet d’incorporer la formule poétique. C’est peut-être une telle forme incarnée de communication littéraire, portée par la répétition formulaire, qu’a permis d’illustrer ce corpus méconnu.