Donner la réplique : « Qu’allait-il faire dans cette galère ? »
1Dans des feuillets datés de 1918 et rédigés en marge de son Journal, André Gide notait pour lui-même cette liste de « mots typiquement français » :
« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir demeurer en repos, dans une chambre. »
« Désormais je ne bouge, et ferai cent fois mieux. »
« Que diable allait-il faire dans cette galère ? »
« Cultivons notre jardin. »
« Comment peut-on être Persan ? »
« L’homme... porte toujours le châtiment d’avoir voulu changer de place. » (Ironique chez Baudelaire.)
« La terre et les morts. »
« Fallait pas qu’il y aille. »
Etc. ([1918, 1939] 1996, p. 1096)
2On aura reconnu (ou pas), successivement : les mots de Pascal (« Divertissement », Pensées, Br. 139), La Fontaine (« L’Homme qui court après la Fortune », Fables, VII, 12), Molière (Les Fourberies de Scapin), Voltaire (Candide), Montesquieu (Lettres persanes), Baudelaire (second tercet des « Hiboux » tranquillement mis en prose), Barrès (La Patrie française : la Terre et les morts, 1910) et le refrain d’une chanson populaire anonyme datant d’avant 19001.
3Rien ne permet de savoir à quel usage Gide destinait cette liste dressée apparemment de mémoire, au terme d’une période où le directeur de la Nrf, condamné à l’inactivité depuis août 1914, aura constamment révisé ses classiques, et beaucoup médité sur les références littéraires du nationalisme belliciste comme sur une hypothétique identité culturelle française2. Prenant place au terme d’un développement où le romancier s’étonne du peu « d’écho » donné par « notre littérature » à « la vertu des aventuriers », en regrettant de pas entendre souffler dans la bibliothèque nationale « le vent du large qu’[il] respire à pleins poumons dans tant de livres de langue anglaise », le défilé de ces « mots typiquement français » vient à l’évidence souligner ce que « l’esprit français » a d’étroitement casanier : la littérature française n’a jamais su larguer les amarres, en assignant de siècle en siècle ses lecteurs au seul pré-carré hexagonal.
4On ne s’interrogera pas ici sur l’actualité d’un tel constat ; on se demandera plutôt ce qui peut (ou a pu) rendre de telles formules mémorables, encourager leur essor dans « l’interdiscours » social et favoriser leur permanence – au point que des huit formules épinglées par Gide au terme de la Grande Guerre, quatre au moins sont aujourd’hui encore en circulation et régulièrement reprises, quand bien même leurs auteur et contexte d’origine demeureraient flous pour ceux qui les entendent comme pour ceux qui y recourent. Mais l’on ne s’étonnera pas que toutes quatre puissent nous venir de l’âge classique, issues d’œuvres relativement brèves ou discontinues : si les classiques ont la vie longue, c’est qu’ils se laissent aisément démembrer, ou décontextualiser, comme Jean de Guardia en a fait naguère l’impeccable démonstration3.
Donner la réplique
5Dans l’actuelle vitalité du verbe « galérer » ou de la locution « être dans la galère », il est ainsi malaisé de déterminer ce que l’emploi figuré doit aujourd’hui encore à la « peine des galères » instaurée au xvie siècle, développée par Colbert sous Louis XIV et abolie en 1748 seulement (pour être alors remplacée par la condamnation aux travaux forcés) – soit aux longues souffrances de ceux qui étaient condamnés à ramer sur l’une des quarante galères royales, et aux innombrables légendes qui ont popularisé la vie de ces forçats des mers4. Il est plus difficile encore d’établir si la locution doit ou non quelque chose à l’une des répliques les plus célèbres des Fourberies de Scapin (1671), passée en proverbe du vivant de Molière : « Mais qu’allait-il faire dans cette galère ? », ou plus rigoureusement : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » – en dépit de l’allégation partout reconduite de Pierre-Marie Quitard dans son célèbre Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la langue française (1842) :
Qu’allait-il faire dans cette galère ? – Ce proverbe dont on fait l’application à un homme qui s’est embarqué dans une mauvaise affaire, doit son origine à une scène des Fourberies de Scapin, où le vieux Géronte, apprenant que son fils Léandre est retenu dans une galère turque, d’où il ne peut sortir qu’en donnant cinq cents écus qu’il le prie de lui envoyer, s’écrie jusqu’à six fois : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » (p. 418, s.v. Galère)
6On s’en souvient peut-être : placée dans la bouche de l’avare Géronte, la réplique est en réalité sept fois réitérée tout au long d’un échange (II, 7) avec Scapin qui tente de soutirer quelque argent au barbon, en lui faisant accroire que son fils Léandre est retenu prisonnier dans une galère turque dont il ne peut être libéré que moyennant le versement d’une rançon de cinq cents écus, soit mille cinq cents livres bien comptées.
Scapin. — C’est à vous, Monsieur, d’aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.
Géronte. — Que diable allait-il faire dans cette galère ?
Scapin. — Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.
Géronte. — Va-t’en, Scapin, va-t’en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.
Scapin. — La justice en pleine mer ! Vous moquez-vous des gens ?
Géronte. — Que diable allait-il faire dans cette galère ? […] Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici, l’action d’un serviteur fidèle.
Scapin. — Quoi, Monsieur ?
Géronte. — Que tu ailles dire à ce Turc, qu’il me renvoie mon fils, et que tu te mets à sa place, jusqu’à ce que j’aie amassé la somme qu’il demande.
Scapin. — Eh, Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens, que d’aller recevoir un misérable comme moi, à la place de votre fils ?
Géronte. — Que diable allait-il faire dans cette galère ?
Scapin. — Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu’il [i.e. ce Turc] ne m’a donné que deux heures.
Géronte. — Croit-il, le traître, que cinq cents écus se trouvent dans le pas d’un cheval ? […] Mais que diable allait-il faire à cette galère ? (Molière, 2010, t. II, p. 397-400 ; orthographe et graphie par nous modernisées, comme pour l’ensemble de nos citations.)
7À l’une des dernières reprises du leitmotiv (« Ah, maudite galère ! »), Scapin peut s’exclamer in petto : « Cette galère lui tient au cœur ». De fait : l’insistance est telle que l’on en viendrait presque à voir cette imaginaire galère croiser au large de la baie de Naples, où le dramaturge a situé l’action… Mais l’obstination de Géronte à réitérer l’énoncé dans les mêmes termes, jusqu’à ce que les variations en soient reconnaissables comme telles, offre surtout cette conséquence que la formule se met à exister dans le cours même du dialogue à la façon d’une citation : elle en devient d’autant plus facilement citable, en se prêtant dès lors à tous les usages.
8On n’a pas assez souligné par ailleurs que la scène 3 de l’acte III où Zerbinette, l’amante de Léandre, se trouve raconter au barbon, dont elle ignore l’identité, le bon tour dont il a été précisément la victime, se donne moins comme un résumé que comme un commentaire du dialogue avec Scapin (nos italiques) :
Voici le stratagème dont [l’incomparable Scapin] s’est servi pour attraper sa dupe. Ah, ah, ah, ah. Je ne saurais m’en souvenir, que je ne rie de tout mon cœur. Ah, ah, ah. Il est allé trouver ce chien d’avare… ah, ah ah ; et lui a dit, qu’en se promenant sur le port avec son fils, hi, hi, ils avoient vu une galère turque où on les avait invités d’entrer ; qu’un jeune Turc leur y avait donné la collation, ah ; que, tandis qu’ils mangeaient, on avait mis la galère en mer ; et que le Turc l’avait renvoyé lui seul à terre dans un esquif, avec ordre de dire au père de son maître qu’il emmenait son fils en Alger, s’il ne lui envoyait tout à l’heure cinq cents écus. Ah, ah, ah. Voilà mon ladre, mon vilain dans de furieuses angoisses ; et la tendresse qu’il a pour son fils fait un combat étrange avec son avarice. Cinq cents écus qu’on lui demande sont justement cinq cents coups de poignard qu’on lui donne. Ah, ah, ah. Il ne peut se résoudre à tirer cette somme de ses entrailles ; et la peine qu’il souffre lui fait trouver cent moyens ridicules pour ravoir son fils. Ah, ah, ah ! Il veut envoyer la justice en mer après la galère du Turc. Ah, ah, ah ! Il sollicite son valet de s’aller offrir à tenir la place de son fils, jusqu’à ce qu’il ait amassé l’argent qu’il n’a pas envie de donner. Ah, ah, ah. Il abandonne, pour faire les cinq cents écus, quatre ou cinq vieux habits qui n’en valent pas trente. Ah, ah, ah. Le valet lui fait comprendre à tous coups l’impertinence de ses propositions ; et chaque réflexion est douloureusement accompagnée d’un : Mais que diable allait-il faire à cette galère ? Ah ! maudite galère ! Traître de Turc ! Enfin, après plusieurs détours, après avoir longtemps gémi et soupiré… Mais il me semble que vous ne riez point de mon conte ; qu’en dites-vous ? (p. 410-411)
9Si un proverbe n’existe que par sa répétition, un texte, nous enseignent les dictionnaires du temps (et chaque homélie dominicale), c’est ce passage d’un livre qu’on isole pour en proposer l’exégèse – une parole que l’on distingue dans le temps même où l’on en délivre le commentaire. À la faveur de l’imprudence de la jeune fille, qui a « une démangeaison naturelle à faire part des contes qu’[elle] sai[t] » – de seconde main, car elle n’a pas été témoin du dialogue qu’elle restitue ou répète –, le mot de Géronte acquiert d’emblée ici le statut d’un texte que l’on reprend, et dont on peut évaluer les effets dans l’usage qui en est fait. Il n’était sans doute pas, pour le dramaturge, de plus efficiente façon de donner la réplique à la postérité.
Mme de Sévigné au fil de l’eau
10Le procédé n’a pas échappé à cette suffisante lectrice que fut Mme de Sévigné, toujours prompte à émailler ses lettres d’emprunts aux œuvres du moment, qui ne sont pas encore pour elles des « classiques » – mais qui le deviennent un peu par le libre usage qu’elle fait de tels ou tels de leurs énoncés, pendant que le jeu des citations ainsi mises en circulation favorise en retour la « classicisation », très tôt acquise, de sa correspondance5.
11Dans une lettre datée du 23 novembre 1689, elle écrit à sa fille, Mme de Grignan, en réponse à une lettre pour nous perdue (comme la quasi-totalité des lettres de la comtesse) :
Vous me manderez des nouvelles de Lambesc, ma chère bonne. Hélas ! cette pauvre Mme du Janet sera-t-elle bien affligée ? Pourquoi son mari ne demeurait-il pas paisiblement chez lui ? Qu’allait-il faire dans cette maudite galère ? La vie d’un homme est peu de chose : cela est bientôt fait. (Sévigné, 1978, p. 763)6
12Et la marquise d’adresser aussitôt à la veuve un billet de condoléances qui ne nous a pas été davantage conservé. Le 18 décembre, elle découvre avec la réponse de Mme de Grignan l’étendue de sa bévue : la mère a inféré à tort d’un mot de sa fille que le sieur du Janet était passé de vie à trépas. À mal entendeur, salut :
Pour ma lettre de [lire : à] Mme du Janet, je ne comprenais point pourquoi elle me revenait ; la raison en est admirable ! Je la garderai pour la première fois que son mari mourra, car je ne saurais jamais dire autre chose. Vous me grondez de prendre ce que vous me mandez trop au pied de la lettre. Qui pourrait douter qu’un homme en Provence, où vous êtes, pût se bien porter quand vous m’assurez qu’il est mort. J’y prendrai garde de plus près une autre fois. (Sévigné, 1978, p. 782)
13Si ce billet revenu à l’expéditrice pour être archivé comme simple brouillon d’une future lettre de condoléances nous fait défaut, il vaut la peine de s’attarder à la façon dont la galère a jeté l’ancre dans la lettre initiale du 23 novembre 1689, dix-huit ans après son passage dans la pièce de Molière7. Rédigée aux Rochers, la terre bretonne de la marquise, cet « ordinaire » aligne d’abord les objets triviaux (le temps qu’il fait, les décomptes et « mécomptes » de fermage…), pour mieux badiner la « pompe [des] galimatias » de sa fille dans ses échanges avec quelqu’une de ses amies, Mme de Vaudémont, dont la mère comme la fille raillent régulièrement le style.
Si l’absence, ma bonne, jointe à un plus grand éloignement, a redoublé et augmenté la pompe de vos galimatias, vous avez grande raison d’être tout essoufflée, de vous essuyer et de dire houf ! comme M. de la Souche. Mais vous ne seriez pas seule si quelqu’un voulait entreprendre de vous entendre ! C’est pour badiner que je dis tout ceci, car Dieu m’a toujours fait la grâce de vous entendre parfaitement. (Sévigné, 1978, p. 762)
14La comtesse aura apparemment copié pour sa mère quelques fragments de cette correspondance parallèle, dont il fallait « souffler » le sens pour lever un à un les tours allusifs ou décoder les figures précieuses : secours inutile pour la marquise, laquelle se flatte « d’entendre toujours parfaitement », par une singulière « grâce » divine, les lettres de sa fille – c’est pourtant un tel mot contourné qui aura abrégé provisoirement l’existence du sieur du Janet. Mais ce badinage aura été l’occasion pour Mme de Sévigné d’introduire de son côté, par manière de private joke, une première allusion issue d’une comédie de Molière : obligée donc de souffler à un hypothétique lecteur le sens de ses « galimatias », Mme de Grignan se trouvera vite « essoufflée » et réduite à « dire houf ! comme M. de La Souche » – je vous souffle de mon côté : M. de La Souche est le nom d’emprunt élu par l’Arnolphe de L’École des femmes que Mme de Sévigné aime à citer, peut-être parce que la scène dite du le (II, 5), au terme de laquelle le barbon pousse un ouf de soulagement en apprenant que le jeune Horace n’a pris à l’ingénue Agnès qu’un innocent ruban, a scandalisé la prude Mme de Grignan (comme avant elle les spectatrices mises en scène par Molière dans La Critique de l’École des femmes, la mère ne rechignant pas à endosser de temps à autre face à sa fille le rôle de Dorante pour défendre les droits de la comédie et le plaisir des allusions « obscènes »)8.
15Arrachée donc à un dialogue de farce, l’onomatopée a encore pour fonction d’introduire plaisamment la liste des très austères lectures entreprises avec son fils Charles, dont la marquise rend compte, non sans quelque complaisance : Histoire du règne de Mahomet II de Georges Guillet de Saint-Georges (1681), Histoire de la conjuration de Portugal par René Aubert (1689), Les Iconoclastes et L’Arianisme de feu le Père Maimbourg (dont elle hait pourtant le style et le goût pour les parallèles avec des personnalités contemporaines…), et autres titres édifiants qui font l’actualité littéraire du moment. Les journées aux Rochers alternent ainsi lectures partagées (docere) et promenades dans les allées du parc (placere), dont on ne voit pas d’emblée que la perspective est comme un chemin de halage pour la galère susmentionnée :
Nous nous promenons tous les jours dans ces belles allées, et je vous jure que mon fils ni moi n’y avons point rencontré votre Monsieur Carcassonne. Il va vous éviter plus que jamais, à cause de ce régiment. Mon Dieu, quel homme !
Vous me manderez des nouvelles de Lambesc […]. (Sévigné, 1978, p. 763)
16Pourquoi s’obliger à démentir ainsi une improbable visite en Bretagne de l’évêque de Carcassonne ? C’est que ce frère cadet de M. de Grignan, longtemps désigné comme « le plus joli abbé de France » par la marquise, ne se montre plus guère en Provence depuis qu’il a été élevé à la prélature, et moins encore depuis que la famille a obtenu un régiment pour son neveu, dont l’entretien suppose de réunir d’importants subsides : le prélat est aussi pingre que le Géronte de Molière, et il faudra quelque fourberie pour le rançonner. Mme de Sévigné ne renonce apparemment pas à être le Scapin de cette comédie-là9…
17Où l’on perçoit que l’apparent désordre des lettres de Mme de Sévigné cache un art subtil des enchaînements : ce qui semble s’écrire au fil de la plume s’ordonne comme au fil de l’eau. Car il y a encore autre chose dans l’association ante mortem de M. du Janet à la galère de Molière, qui survient aussitôt après : il se trouve que l’intéressé, Paul Albert Colin (ca. 1631-1719), seigneur du Janet, avait hérité en 1658 une charge de capitaine des galères de son propre père, lequel « commandant la galère Sirène, fut fait prisonnier par les Espagnols (en 1638) et échangé contre don Jean d’Orilano, capitaine de la patronne royale d’Espagne », avant d’obtenir en 1648 la lieutenance de la galère Réale (Dumont-Castells, 2013, p. 44, s.v. « Lambesc » ; note de R. Duchêne dans Sévigné, 1972, p. 1370). Faute de connaître le détail de la lettre de Mme de Grignan qui a été l’occasion du pataquès, on ne saura jamais quel sort Mme de Sévigné fut conduite à imaginer à l’infortuné du Janet, ni sur quelle galère il lui a plu de l’embarquer.
Les escales d’une galère (une croisière littéraire)
18Le lecteur qui se sera embarqué avec moi se demandera sans doute où nous mènent ces notes semées en marge d’une des premières (solli)citations de la galère moliéresque. Nulle dérive ici ; en contribuant à ériger en proverbe la formule issue des Fourberies de Scapin, la lettre de Mme de Sévigné nous fait aborder à un rivage imprévu, soit cette troublante question : si « la locution tirée du Scapin de Molière » signifie, selon Littré, « pourquoi est-il allé se mêler à ces gens-là ? », et s’emploie, selon le Trésor de la langue française, pour dire « que l’on ne comprend pas comment et pourquoi quelqu’un s’est engagé dans une affaire suspecte, dans une mésaventure », faut-il toujours une embarcation, ou tout au moins une étendue d’eau, pour motiver son réemploi ? Rien ne semble l’imposer vraiment : toute situation dans laquelle quelqu’un « s’engage » de son plein gré et sans réflexion, au risque donc d’une « mésaventure », se prête au rappel du mot de Molière – et il ne reste probablement guère d’embruns dans les emplois modernes de la locution « être dans la galère ». Mais à en juger par l’unique exemple proposé par Littré, le proverbe est d’autant plus « plaisant » que la galère est moins métaphorique – qu’il s’applique donc à une situation où l’on trouve une embarcation ; l’illustration tient dans une péripétie recueillie par le diplomate Rulhière dans ses Anecdotes sur la Russie (1797), relative à ce moment de l’été 1762 où le tsar Pierre III dut s’embarquer sur la Neva pour tenter d’échapper, en galante compagnie (donc francophone), au coup d’État fomenté par son épouse, la future Catherine II :
Tant il est vrai que le plaisant peut se joindre au terrible : quelques-unes de ces jeunes femmes [qui étaient avec l’empereur sur la Neva], à ce qu’elles-mêmes ont raconté, se disaient tout bas entre elles le proverbe comique : Qu’allions-nous faire dans cette galère ? (Rulhière, [1797] 2006, p. 98)
19Comme l’apprendront peut-être bientôt les oligarques de l’actuelle Russie, la révolution marche parfois plus vite qu’un « yacht » (sic), avançât-il « à force de rames et de voiles » comme celui de Pierre III : à Cronstadt, ce sont des canons passés aux mains des insurgés qui attendent la « galère impériale »10.
20À traquer maintenant le destin au long cours de la formule moliéresque dans les lettres françaises, on se surprend à respirer souvent cet air du large dont Gide pensait qu’il faisait défaut au patrimoine littéraire national. Qu’en juge par ces quelques échantillons, charitablement délivrés par la base Frantext – au vrai, chacun de ces emplois (ou presque) mériterait à lui seul article.
21La première mention est antérieure de quatre ans à la lettre de Mme de Sévigné : on la trouve à la date du 20 décembre 1685 dans le Journal du voyage de Siam fait en 1685 et 1686 rédigé par l’abbé de Choisy et imprimé dès 1687. Sur le point d’appareiller pour le voyage de retour, l’équipage de L’Oiseau est en peine d’un petit groupe de missionnaires qui devait rejoindre le bord depuis la frégate du Roi de Siam, amarrée plus haut sur la côte, à moins de deux heures de mer.
On commence à croire nos gens noyés. […] Voici le quatrième jour qu’ils sont au moins égarés : est-il possible que M. Vachet, le plus agissant des hommes, soit au monde et n’ait pas donné de ses nouvelles ? Il y a encore avec eux un marchand français, nommé M. de Rouen, qui venait voir l’Oiseau par curiosité. Il aura bien dit plus d’une fois : qu’allais-je faire dans cette galère ? S’ils sont noyés, voilà une source de procès : ils doivent de l’argent, on leur en doit : on ne donne point de billet entre gens de bonne foi ; chacun est embarrassé à chercher des preuves. (Choisy, [1687] 1995, p. 285-286)
22Au moment même où l’on se décidait à prendre la mer sans plus attendre M. Vachet, on le « voit paraître » avec tout son détachement sur… « une galère », fournie par le gouverneur de la petite ville où leur trop légère embarcation était parvenue à aborder après avoir dérivé trois jours ; effet de la Providence selon M. Vachet, validation de l’hypothèse de l’évêque du bord, qui assurait le jour-même qu’« il n’[était] point noyé et qu’ils [avaient] dérivé vers les côtes », ou confirmation de la prédiction de « l’astrologue du Roi » de Siam, qui soutenait que la frégate « ne partir[ait] point sans M. Vachet11 » (p. 285) ? Le Journal de l’abbé de Choisy ne dit rien du soulagement du marchand français que la curiosité avait poussé à s’embarquer pour quelques heures avec les missionnaires sur un simple « mirou » et qui a aura donc fini son voyage sur une « galère »…
23De la mer des Indes à l’Adriatique (sans escales), et du règne de Louis XIV à celui de Giscard d’Estaing : la mer est partout dans Les Météores (1975) de Michel Tournier, comme à Venise où se déroule l’un des épisodes du roman. On ne sera pas surpris d’y retrouver notre galère amarrée entre deux gondoles ; attablé à une terrasse de café face à un débarcadère du Grand Canal encombré d’embarcations, le narrateur s’adonne à une longue méditation sur les destinées maritimes de la Cité des Doges et l’appel du large ressenti par son frère jumeau, à la poursuite duquel il s’est lancé :
Mais moi ? Quelle est ma place ici ? Si Jean obéit à sa pente en parcourant le monde – et en commençant par Venise – que suis-je venu faire dans cette galère ? (Merveilleuse galère à dire vrai, surchargée de velours et d’ors en forme de Bucentaure !). (Tournier, [1975] 2017, p. 916)
24Mieux que le Naples des Fourberies, Venise est la ville des illusions d’optique : voilà la galère de Scapin devenue il Bucintoro, le bâtiment de parade en usage pour la célébration du mariage du doge avec la mer…
25Au vrai, la galère se prête à toutes les métamorphoses. Régis Debray lui substitue une caravelle à l’ouverture de Loués soient nos seigneurs (1996), dans le moment un peu (trop) solennel du pacte autobiographique :
Quand je suis arrivé dans mon siècle, on rangeait les chaises pliantes, les invités intéressants s’éclipsaient, le menu fretin s’acharnant sur des petits fours racornis. Ce que j’ai fait, entendu ou vu me retiendra donc moins que les billevesées qui m’ont poussé à mettre le nez dehors, et, de retour à la maison, à observer mille notables se mordre les mollets pour occuper cent bonnes places. Les contes de fées que je me racontais in petto pour me monter le coup, peut-être tous les collègues en foirades pourront-ils s’y retrouver. Eux aussi s’interrogent. « Qu’allais-je faire dans cette galère ? » Je fredonnais « Emportez-moi dans une caravelle... », et je pris l’une pour l’autre, sans y regarder à deux fois (pour ces affaires-là, toutes redondantes et recommençantes fussent-elles, il n’y a que des premières fois). Voici l’histoire de mes caravelles. Sans ces petites voiles à croix latine gonflées de vent, sur combien de galères serions-nous montés ? (Debray, [1996] 2016, p. 446)
26On ne saurait prendre Régis Debray sans vers ; le normalien révolutionnaire connaît aussi ses classiques contemporains, et c’est un poème de Mes Propriétés (1929) d’Henri Michaux qu’il collectivise au passage, pour évoquer son attirance pour le grand dehors ; on se donnera ici le plaisir de le (re)lire in extenso :
Emportez-moi
Emportez-moi dans une caravelle,
Dans une vieille et douce caravelle,
Dans l’étrave, ou si l’on veut, dans l’écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.
Dans l’attelage d’un autre âge.
Dans le velours trompeur de la neige.
Dans l’haleine de quelques chiens réunis.
Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.
Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,
Dans les poitrines qui se soulèvent et respirent,
Sur les tapis des paumes et leur sourire,
Dans les corridors des os longs et des articulations.
Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi. (Michaux, [1929] 1998, p. 503)
27À moins que Debray ne se prenne à « fredonner » une chanson d’Aznavour12, car on ne voit pas que ce poème de Michaux ait été mis en musique13.
28La galère moliéresque serait-elle finalement assez élastique pour s’élargir aux dimensions de l’arche biblique ? Anna Gavalda a tenté ce miracle, au cours d’un dialogue de La Consolante (2008) où son héros, Charles Balanda, doit annoncer à un associé parisien son départ pour la rustique ferme de son nouvel amour :
Bien sûr, Charles ne lui avait pas raconté comme c’était chaud de tenir les cornes d’une chèvre épouvantée pendant qu’on la manucurait mais assez tout de même pour que son équipier réalisât sur quelle drôle d’arche il avait embarqué.
Silence.
— Mais... Que... Qu’est-ce que t’es allé faire dans cette galère ?
— Me mettre au sec, sourit Charles.
Silence.
— Tu le connais, le dicton sur la campagne ?
— Vas-y...
— « La journée, tu t’ennuies et la nuit, tu as peur ». (Gavalda, 2008, p. 621)
29Où l’on voit qu’on peut toujours embarquer dans la galère à pied sec, et que le mot de Molière se prête à tout : même à mettre la mer à la campagne.
30Ou Paris au bord de la mer, comme Chateaubriand en a eu la fugitive tentation en évoquant ce moment où Robespierre le Jeune voulut appeler Bonaparte au commandement militaire de Paris. Réaction de l’intéressé à l’idée de rejoindre la Capitale (Fluctuat nec mergitur), rapportée au style direct par le mémorialiste qui relaie pour l’occasion un témoignage de Lucien Bonaparte :
« Je sais combien je lui serais utile [à Robespierre le Jeune] en remplaçant son imbécile commandant de Paris [Henriot] ; mais c’est que je ne veux pas être. Il n’est pas temps. Aujourd’hui il n’y a de place honorable pour moi qu’à l’arm ée : prenez patience, je commanderai Paris plus tard. » Telles furent les paroles de Napoléon. Il nous exprima ensuite son indignation contre le régime de la Terreur, dont il nous annonça la chute prochaine, et finit par répéter plusieurs fois, moitié sombre et moitié souriant : « qu’irais-je faire dans cette galère ? » (Chateaubriand, [1848] 1951, p. 692-693)
31On est au lendemain du siège de Toulon (1793), et à la veille du départ pour Gênes où Bonaparte devait aller « reconnaître l’état de la forteresse de Savoie », dans une mission secrète qui le rendit un temps suspect d’intelligence avec l’ennemi et faillit lui coûter la tête. On n’est pas si loin alors du Naples de Scapin. D’autant que, réduit un temps à l’inaction, celui qui vient d’être promu général de brigade, songe à se tourner « vers l’Orient, doublement congénial à sa nature par le despotisme et par l’éclat » pour « offrir son épée au Grand-Seigneur »… en se précipitant donc dans les bras du Turc.
32Et c’est peut-être à Napoléon encore que songeait le philosophe Alain en recourant au même mot de Molière pour définir ce qu’il nomme (sans rire) la « sagesse virile » de l’action :
L’action veut une sagesse virile, qui s’arrange des faits comme elle peut, qui ne se bouche point les yeux, qui ne récrimine point, qui ne délibère point sur l’irréparable. Que diable allions-nous faire dans cette galère ? Nous y sommes, il s’agit d’en sortir. Les ruines sont faites, les fautes sont faites, les dettes sont faites. Il faut donc du cynique dans l’action ; et c’est ce que la guerre enseigne à chaque moment. Le plus grand capitaine est celui qui ne tient pas tant à son idée ni à son plan, mais qui court avec la situation, s’allégeant de toute autre pensée14. (Alain, [1924, 1936] 1961, p. 95-96)
Prisonnier de la galère
33Dans d’autres emplois, la galère se trouve associée non au grand large mais à une situation de contrainte dans un espace clos, à un enfermement auquel on voudrait échapper – Scapin ne faisait-il pas de Léandre un otage ?
34Témoin, le sombre Henri-Frédéric Amiel, qu’un vague projet matrimonial envers l’une des deux filles de Rodolphe Töpffer a conduit jusqu’à Saint-Cergue, un village du Jura vaudois, lors d’un mois de juillet particulièrement pluvieux (1866) où il eut à éprouver une série de déceptions (« Le temps est odieux, la pension est fruste, la table mauvaise, la société peu engageante ») :
Ma chambre dans la maison Treboux L’Hérit. est affreusement sombre, elle touche à la cuisine et n’a point de tranquillité ; le lit de plumes dans son alcôve sombre ne me promet aucun bon sommeil... – Que diantre allait-il faire dans cette galère ? Tout ce que je connais, Gryon, Blonay, Chernex, Glion, Mornex, Villars est infiniment supérieur. On se sent menacé ici dans son bien-être et dans son indépendance. La laideur disgracieuse et malpropre assiège le regard. Bref, on regrette d’être emprisonné ici dans la pluie et les nuages. (Amiel, [1866] 1959, p. 384)15.
35L’affaire matrimoniale lui paraissant mal embarquée, et la pluie ne cessant pas, le diariste ne peut bientôt plus envisager la pension Trebout que comme « un vaisseau battu par la pluie » : « Il me semble être à peu près en pleine mer. Effet lugubre d’un côté et fantastique de l’autre, qui me rappelle le Vaisseau fantôme. » (p. 387) Vogue donc le vaisseau fantôme sur la canopée jurassienne – un Jura « noir et sinistre comme en novembre » : « il semblait un cercueil et l’idée me vint que je n’en reviendrais pas ».
36Même sensation d’angoissante oppression pour l’hôte d’une autre pension : le héros de La Chambre bleue de Prosper Mérimée (1877), persuadé qu’un meurtre a été commis dans la chambre voisine (sous la porte mitoyenne de laquelle s’écoule une flaque de sang…), et qui hésite sur la conduite à tenir.
Une foule de pensées et d’images bizarres et horribles l’obsédaient, et une voix intérieure lui criait à chaque instant : « dans une heure, on saura tout, et c’est ta faute ! » Cependant à force de se dire : Qu’allais-je faire dans cette galère ? on finit par apercevoir quelques rayons d’espérance. Il se dit enfin : « Si nous quittions ce maudit hôtel avant la découverte de ce qui s’est passé dans la chambre à côté, peut-être pourrions-nous faire perdre nos traces. Personne ne nous connaît ici. » (Mérimée, [1877] 1978, p. 1044)
Marée humaine
37Plus surprenante, une autre catégorie d’emplois associe curieusement le proverbe à des scènes insurrectionnelles et à des situations d’émeutes urbaines, où se conjuguent ouverture de l’espace et contrainte exercée sur les corps : la galère de Molière semble alors comme portée par une marée humaine.
38Ainsi dans Jean-Christophe de Romain Rolland (1911), lors d’une manifestation du premier Mai qui, attisée en amont par « les matamores de la C.G.T. », tourne à l’émeute ; les héros, venus en spectateurs, s’y trouvent mêlés à leur corps défendant, et Olivier, grièvement blessé, doit être transporté dans une arrière-boutique où Christophe retrouve deux comparses, dont l’opportuniste Canet :
Par curiosité, comme Christophe, ils étaient venus regarder la manifestation ; ils avaient assisté à la bagarre et vu tomber Olivier. Canet pleurait comme un veau ; et en même temps, il pensait :
— Que suis-je venu faire dans cette galère ?
Manousse examina le blessé ; tout de suite il le jugea perdu. Il avait de la sympathie pour Olivier ; mais il n’était pas homme à s’attarder sur l’irrémédiable ; et il ne s’occupa plus de lui, pour songer à Christophe. (Rolland, [1911] 1931, p. 505)16
39Qu’il s’agira très vite d’exfiltrer vers la Suisse, où l’on ne craint pas plus les galères turques que les insurrections…
40Dans Le Sang noir de Louis Guilloux (1935), le toujours malchanceux Cripure se trouve semblablement pris dans un mouvement de foule, laquelle manifeste nuitamment devant la gare son dégoût de la guerre en s’opposant au départ d’un train de permissionnaires (on est en 1917, au moment des mutineries) :
[…] La foule était si dense que le petit chapeau de Cripure, ayant glissé, resta coincé entre la peau de bique et une musette, d’où il eut toutes les peines du monde à le tirer. Il cherchait du regard une brèche par où fuir et n’en apercevait aucune. Il était à craindre que l’ordre vînt de dégager la place, et il serait jeté à terre, piétiné, écrasé. On le retirerait de là sanglant et boueux, à moitié mort. Qu’allait-il faire dans cette galère ? Les cris l’assourdissaient. S’il lui arrivait malheur, qui prendrait soin de lui ? Quelqu’un lui marcha sur les pieds et il cria de douleur, mais personne n’y fit la moindre attention. Qu’était-ce qu’un cri de douleur de Cripure, ici ? Le Proviseur lui-même ne l’entendit pas, emporté de son côté par les remous. (Guilloux, [1935] 2009, p. 451)17
41On voit peu après Cripure, enlevé à son tour par le flot humain, « enserrer de son bras un poteau, comme un marin un mât au milieu de la tempête. » Où l’on comprend qu’il est parfois moins facile d’échapper à la foule que de fendre les flots.
Le mot du capitaine
42À deux impériales exceptions près, notre relevé a enjambé le xviiie siècle. La mention la plus fameuse de la galère de Scapin figure pourtant dans l’une des fictions des Lumières parmi les mieux frayées aujourd’hui. Car Diderot a été davantage qu’un témoin de la constitution du mot de Molière en proverbe ; par l’une de ces constantes métalepses qui font la singularité de Jacques le Fataliste (1784), le narrateur réitère le mot du paysan sur l’imprudence de sa femme, laquelle a accueilli Jacques blessé d’une balle au genou, alors que la charrette qui le transportait s’était arrêtée par hasard devant leur chaumière : « Eh que diable faisait-elle à sa porte ? »
Lorsque j’entendis l’hôte s’écrier [à propos] de sa femme : « Que diable faisait-elle à sa porte ! », je me rappelai l’Harpagon de Molière, lorsqu’il dit de son fils : Qu’allait-il faire dans cette galère ? Et je conçus qu’il ne s’agissait pas seulement d’être vrai, mais qu’il fallait encore être plaisant ; et que c’était la raison pour laquelle on dirait à jamais : Qu’allait-il faire dans cette galère ? et que le mot de mon paysan Que faisait-elle à sa porte ? ne passerait pas en proverbe. (Diderot, [1784] 2004, p. 680)
43On pardonnera à Diderot sa méprise : Géronte relève bien du même type qu’Harpagon. Mais on ne voit pas en quoi le mot du paysan serait finalement moins « plaisant » que celui de Géronte, qui a sans doute pour lui le privilège de l’antériorité, et avec lequel Diderot renonce apparemment à rivaliser – ici, mais nullement à l’échelle du roman, où son ambition de créer un tel proverbe est patente : quel lecteur de Jacques le Fataliste peut oublier le mot du capitaine de Jacques, qui « disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut », sur le grand rouleau ? Commentaire du Maître de Jacques à la toute première occurrence : « C’est un grand mot que cela ».
La galère mise en Seine
44Nous voilà déjà avec pas mal de vent dans nos voiles, mais l’on aurait peut-être mieux fait de regarder le sextant un peu plus tôt : il se trouve que Molière n’est nullement l’auteur de la formule à laquelle les Fourberies doivent une bonne part de leur célébrité. Le dramaturge l’a empruntée sans vergogne, avec l’essentiel du dialogue où elle résonne, à une comédie en cinq actes et en prose de Savinien Cyrano de Bergerac, Le Pédant joué, publiée en 1654 mais rédigée dès la fin de l’année 1645, peut-être représentée à Paris en 1646, circulant dans l’intervalle dans un manuscrit distinct de la version imprimée, laquelle fut plusieurs fois rééditée – en 1671 encore, quelques semaines en amont de la création des Fourberies 18. Le même mot prononcé dans une situation dramatique identique y décidait du même effet comique ; qu’on en juge plutôt par ce dialogue entre le valet italien et le père du jeune premier, le pédant Granger – » la scène est à Paris, au Collège de Beauvais » (II, 4), dont Granger père est le principal, à deux pas de la Seine donc, où une galère turque se sera apparemment aventurée :
Corbineli. — Votre fils, à la vérité, n’est pas mort, mais il est entre les mains des Turcs.
Granger. — Entre les mains des Turcs ? Soutiens-moi, je suis mort.
Corbineli. — [...] À peine avons-nous éloigné la côte que nous avons été pris par une galère turque. [...] Ils ont voulu poignarder votre fils […]. S’il ne se rachetait par de l’argent. […] Mon maître ne m’a jamais pu dire autre chose, sinon : « Va-t’en trouver mon père et lui dis... ». Ses larmes aussitôt suffoquant sa parole m’ont bien mieux su expliquer qu’il n’eût su faire les tendresses qu’il a pour vous...
Granger. — Que diable aller faire aussi dans la galère d’un Turc ? D’un Turc ! Perge.
Corbineli. — Ces écumeurs impitoyables ne me voulaient pas accorder la liberté de vous venir trouver si je ne me fusse jeté aux genoux du plus apparent d’entre eux : « Eh ! Monsieur le Turc, lui ai-je dit, permettez-moi d’aller avertir son père, qui vous enverra tout à l’heure sa rançon. » [...] Je me suis promptement jeté dans un esquif pour vous avertir des funestes particularités de cette rencontre.
Granger. — Que diable aller faire dans la galère d’un Turc ? [...] Va-t’en donc leur dire de ma part que je suis prêt de leur répondre par devant notaire que le premier des leurs qui me tombera entre les mains, je le leur renverrai pour rien (Ah ! que diable, que diable aller faire en cette galère ?). Ou dis-leur qu’autrement je vais m’en plaindre à la justice. Sitôt qu’ils l’auront remis en liberté, ne vous amusez ni l’un ni l’autre, car j’ai affaire de vous.
Corbineli. — Tout cela s’appelle dormir les yeux ouverts.
Granger. — Mon Dieu, faut-il être ruiné à l’âge où je suis ? Va-t’en avec Paquier [le « cuistre » ou valet du pédant], prends le reste du teston que je lui donnai pour la dépense il y a huit jours (Aller sans dessein dans une galère !). Prends tout le reliquat de cette pièce. (Ah ! malheureuse géniture, tu me coûtes plus d’or que tu n’es pesant). Paie la rançon et, ce qui restera, emploie-le en œuvres pies (dans la galère d’un Turc !). Bien, va-t’en (Mais, misérable, dis-moi, que diable allais-tu faire dans cette galère ? Va prendre dans mes armoires ce pourpoint découpé que quitta feu mon père l’année du grand hiver.
Corbineli. — À quoi bon ces fariboles ! Vous n’y êtes pas. Il faut tout au moins cent pistoles pour sa rançon.
Granger. — Cent pistoles ! Ha ! mon fils, ne tient-il qu’à ma vie pour conserver la tienne ? Mais cent pistoles !… Corbineli, va-t-en lui dire qu’il se laisse pendre sans dire mot ; cependant qu’il ne s’en afflige point, car je les en ferai bientôt repentir. [...] S’en aller dans la galère d’un Turc ? Eh quoi faire, de par tous les diables, dans cette galère ? Oh ! galère, galère, tu mets bien ma bourse aux galères. (Cyrano, [1654] 2001a, p. 97-102)19
45Commentaire du « cuistre » Paquier, qui assiste à l’échange aux côtés de son maître, et qui n’aime guère le fils Granger, devenu le rival de son père : « Voilà ce que c’est d’aller aux galères. Qui diable le pressait ? Peut-être que s’il eût eu la patience d’attendre encore huit jours, le roi l’y eût envoyé en si bonne compagnie [comprendre : sous si bonne escorte] que les Turcs ne l’eussent pas pris ».
46Mais qui peut croire que la barque du fils Granger (Charlot, de son petit nom) et son valet ait pu être ainsi arraisonnée par la galère turque alors qu’ils cherchaient à « passer de la porte de Nesle au quai de l’École » (aujourd’hui : quai du Louvre) pour faire quelque emplette sur la rive droite ? Au barbon qui s’en étonne (« qui jamais ouït parler que la mer fût à Saint-Cloud ? Qu’il y eût des galères, des pirates, ni des écueils [sur la Seine] ? »), le valet a beau jeu de répondre : « quoiqu’on ne les ait point vus en France que cela [i.e. à cette occasion], que sait-on s’ils ne sont point venus de Constantinople jusqu’ici entre deux eaux ? ». Par une métamorphose (qui n’est pas la dernière), voilà notre galère devenue sous-marin…
47L’invraisemblable stratagème ourdi ici par le valet Corbineli sera révélé par Genevote à celui qui en a été la victime à la scène 2 de l’acte III ([1654] 2001a, p. 119-120)20, comme il l’est par Zerbinette à Géronte à la scène 3 de l’acte III des Fourberies – si bien que ce sont finalement non pas un unique dialogue, mais deux scènes que Molière a puisées dans la comédie de Cyrano, outre les deux lazzi qui encadrent l’échange entre Scapin et Géronte dans le seul texte manuscrit21.
48Que sait-on aujourd’hui de ce cas de plagiat délibéré, qui n’est pas sans exemples dans la carrière du dramaturge comme de quelque autre de ses illustres confrères22 ? Il semble en effet que Molière n’ait jamais fait mystère de cette interpolation. Ami de Boileau qui fut l’ami de Molière, Pierre Brossette signale l’emprunt comme un fait connu de tous, dans un recueil de notes (ca. 1702) resté longtemps inédit et aujourd’hui connu sous le titre impropre de Mémoires sur Boileau Despréaux :
Cyrano n’aimait pas Montfleury, qui était pourtant un grand comédien. Celui-ci avait fait une tragédie, nommée [blanc], qui était pillée des autres tragédies qu’on jouait alors. Ce n’était que comme une espèce de centon. […]
Molière aimait Cyrano, qui était plus âgé que lui. C’est du Pédant joué de Cyrano que Molière a pris ce mot fameux : Mais qu’allait-il faire dans cette galère ? (Brossette, [1702] 1858, p. 532-533)23
49Le titre laissé en blanc par Brossette est celui de La Mort d’Asdrubal, tragédie composée par Montfleury en 1647 pour l’Hôtel de Bourgogne, et mise à mal par Cyrano dans une lettre intitulée « Contre le gras Montfleury, mauvais auteur et comédien », qu’on retrouvera un peu plus loin.
50On lit aussi dans une note du Menagiana (av. 1715) sur Les Fourberies de Scapin : « L’aventure qui s’y voit de la galère Turque, & le récit que Zerbinette en fait à Géronte sont empruntez du Pédant joué de Cyrano de Bergerac » (1715, p. 155, add. de La Monnoye). La chose était si bien sue de tous que le premier biographe du dramaturge, Grimarest, crut devoir forger (av. 1705) une autre légende, en vertu de laquelle c’est Cyrano qui aurait plagié Molière. Pour donner quelque crédit à ce cas surprenant de plagiat par anticipation, il suffit d’asseoir les deux enfants terribles sur les bancs de la même école épicurienne, celle du philosophe Gassendi.
Cyrano de Bergerac, que son père avait envoyé à Paris sur sa propre conduite, pour achever ses études, qu’il avait assez mal commencées en Gascogne, se glissa dans la société des disciples de Gassendi, ayant remarqué l’avantage considérable qu’il en tirerait. Il y fut admis cependant avec répugnance ; l’esprit turbulent de Cyrano ne convenait point avec de jeunes gens, qui avoient déjà toute la justesse d’esprit que l’on peut souhaiter dans des personnes toutes formées. Mais le moyen de se débarrasser d’un jeune homme aussi insinuant, aussi vif, aussi gascon que Cyrano ? Il fut donc reçu aux études et aux conversations que Gassendi conduisait avec les personnes que je viens de nommer [dont Molière, aux côtés de Chapelle et Bernier]. Et comme ce même Cyrano était très avide de savoir, et qu’il avait une mémoire fort heureuse, il profitait de tout ; et il se fit un fond de bonnes choses, dont il tira avantage dans la suite. Molière aussi ne s’est-il pas fait un scrupule de placer dans ses ouvrages plusieurs pensées, que Cyrano avait employées auparavant dans les siens. Il m’est permis, disait Molière, de reprendre mon bien où je le trouve. (Grimarest, [1705] 1955, p. 39)24
51En reprenant à son aîné Cyrano le mot qu’il lui aurait fourni en sa folle jeunesse, Molière aurait donc exercé « le même droit que les paons de la fable, quand ils arrachent au geai leurs propres plumes dont il s’est paré », selon l’heureuse formule de lointains éditeurs des Fourberies qui savaient leur La Fontaine (Molière, 1923, p. 398)25… L’objection à la téméraire proposition de Grimarest se présente d’elle-même : « une dizaine d’années avant de commencer à écrire, Molière était-il en mesure de faire des suggestions si précises ? », pour le dire avec un éditeur du Pédant joué (J. Truchet, dans Cyrano, 1986, p. 1462).
52C’est pourtant cette même légende que colporte Voltaire en indiquant dans un Sommaire des Fourberies de Scapin établi en 1739 que Molière « n’avait pas fait scrupule d’y insérer deux scènes entières du Pédant joué, mauvaise pièce de Cyrano de Bergerac. On prétend que quand on lui reprochait ce plagiarisme (sic), il répondait : “Ces deux scènes sont assez bonnes ; cela m’appartenait de droit : il est permis de reprendre son bien partout où on le trouve.” » ([1739] 1923, p. 406). Un Scapin ne désavouerait certes pas la formule.
53Cette histoire de voleur volé est d’autant plus piquante que l’auteur du Pédant joué avait mis en circulation (av. 1654) deux lettres satiriques contre les « pilleurs de pensées » (2001b, p. 156-161)26, outre la dénonciation des plagiats de Montfleury déjà signalée par Boileau et Brossette ; et si l’on en croit encore son ami Henri Le Bret, dans la préface donnée à la première édition de l’Histoire comique, contenant les États et Empires de la Lune (1657), Cyrano expliquait volontiers que « s’il lisait des ouvrages, c’était pour connaître les larcins d’autrui, et que, s’il eût été juge de ces sortes de crimes, il y aurait établi des peines plus rigoureuses que celles dont on punit les voleurs de grands chemins. » (Le Bret, [1657] 2004, p. 54)27 Mais au fait : à quelle peine plus rigoureuse pourrait-on condamner les auteurs sans scrupules, sinon aux galères ?
54Dans un article qui opère une synthèse quant à elle scrupuleuse des travaux antérieurs, Sylvie Requemora-Gros (2008) a montré que l’emprunt ne relève nullement du larcin : il constitue bien plutôt un hommage rendu par l’auteur des Fourberies de Scapin à un prédécesseur disparu quinze ans plus tôt, en 1655, sinon une publique « reconnaissance de dette » (p. 219) à l’égard d’un dramaturge passablement libertin28. À quoi donc Molière a-t-il voulu rendre hommage en reprenant à Cyrano l’un de ses mots pour en faire le proverbe qui nous occupe (ou retient) ? Sans nul doute à la virtuosité de son prédécesseur dans une étrange création qu’on n’entreprendra pas de résumer ici, sinon en indiquant qu’elle constitue tout à la fois : une comédie satirique – se jouant d’un « pédant » bien réel, Jean Grangier, le principal du collège de Beauvais au temps où Cyrano y faisait ses études et qui venait de disparaître en 1643, elle offre « la geste burlesque de ce Jean Grangier un peu comme Ubu Roi sera celle du “père Heb”, ancien professeur de Jarry » (Truchet, dans Cyrano, 1986, p. 1463) – ; une pièce libertine – » par sa constante mise en cause du principe d’autorité » (idem) –, largement édulcorée pour l’impression ; et un carrousel de mots, citations et proverbes, « un étonnant festival de parlers bizarres » (idem) qui confronte le jargon du pédant Granger, où passent quelques pastiches, à la jactance du capitan Châteaufort et au patois paysan de Gareau, dans lequel on doit voir « l’une des premières véritables parlures sur la scène française » (Requemora-Gros, 2008, p. 220). En confrontant les deux scènes du Pédant joué à leur réemploi dans Les Fourberies, on pourrait montrer, à la suite de G. Forestier (1992) et S. Requemora-Gros (2008), que là où Cyrano donne à voir l’enfermement du personnage dans le ressassement d’une vaine formule, Molière a su mettre ce même mot au service de la vitalité du dialogue, en donnant par là une illustration du mouvement même de l’échange comique – qui vaut à Géronte de s’enfermer en quelque sorte de lui-même dans la galère.
55Mais sans doute l’emprunt vaut-il aussi comme l’affirmation publique par Molière d’une forme de solidarité à l’égard de son aîné, dont la réputation sentait le soufre sinon le fagot29 et dont Gabriel Guéret venait tout juste de mettre à mal la réputation dans sa Guerre des auteurs (1671), en faisant comparaître Cyrano devant le tribunal d’Apollon, où siégeaient Malherbe, Vaugelas et Guez de Balzac. Les trois juges suprêmes se proposaient de « garder quelque chose » de ses Mondes de la Lune et du Soleil comme de la tragédie d’Agrippine et du Pédant joué, mais le condamnaient à supprimer ses Lettres satiriques. L’accusé ne feignait d’accepter que pour mieux mettre cette condition à son obéissance : que la moitié des Lettres de Balzac fussent également retranchées. La contrepartie devait nécessairement être refusée par les juges, donnant ainsi l’occasion à Cyrano de se livrer à un ferme plaidoyer en faveur du jeu sur les mots, des pointes et des équivoques ou encore des proverbes (Guéret, 1671, p. 152-159)30.
Chacun écrit à sa mode, reprit Cyrano, je ne me rétracte point de ce que j’ai fait, et je vous défie, continua-t-il [en s’adressant à Balzac], de me montrer dans mes ouvrages une allusion, ou une équivoque qui ne soit pas juste. Puisque la rhétorique a ses figures dont elle nous permet l’usage, puisque chacun a droit de choisir la sienne, peut-on me blâmer du choix que j’ai fait, et prix pour prix, mes équivoques ne valent-elles pas bien vos hyperboles ? J’ai du moins cet avantage sur vous que l’on rit de mes équivoques ; mais je sais de bonne part que vos hyperboles font pitié. […] Quand on voudra nous comparer l’un à l’autre, on trouvera que je me joue quelquefois, et que vous vous perdez en vous élevant. (Guéret, 1671, p. 156)
56Molière aura donc offert à Cyrano la postérité que le tribunal des censeurs de la langue et de la littérature contemporaines prétendait lui refuser, et précisément pour l’un de ces mots dont Malherbe, Vaugelas et Guez de Balzac dénonçaient la trivialité.
57Peut-être l’auteur des Fourberies de Scapin s’est-il aussi souvenu, en relisant les Lettres satiriques incriminées par Guéret, recueillies avec le manuscrit du Pédant joué qu’il a eu entre les mains, que l’une d’entre elles brossait un portrait burlesque du « gras Montfleury », à l’égard duquel Cyrano avait manifesté une hostilité constante et, semble-t-il, publique31. Le même Montfleury s’en était pris au propre jeu de Molière dans un Impromptu de l’hôtel de Condé (1663) conçu comme une réplique à l’Impromptu de Versailles où Molière avait de son côté caricaturé le leader de l’Hôtel de Bourgogne32. Voilà donc de quelle (pesante) cargaison la galère se trouvait incidemment chargée : un portrait au physique comme au moral de la bête noire de Molière, aussi mauvais acteur que médiocre dramaturge.
[…] permettez que je donne votre portrait à la postérité, qui un jour sera bien aise de savoir comment vous étiez fait. On saura donc en premier lieu, que la Nature qui vous ficha une tête sur la poitrine, ne voulut pas expressément y mettre de col, afin de le dérober aux malignités de votre horoscope ; que votre âme est si grosse, qu’elle servirait bien de corps à une personne un peu déliée ; que vous avez ce qu’aux hommes on appelle la face si fort au-dessous des épaules, & ce qu’on appelle les épaules si fort au-dessus de la face, que vous semblez un saint Denis portant son chef entre ses mains : encore je ne dis que la moitié de ce que je vois, car si je descends mes regards jusqu’à votre bedaine, je m’imagine voir aux limbes tous les fidèles dans le sein d’Abraham ; sainte Ursule qui porte les onze mille vierges enveloppées dans son manteau, ou le cheval de Troie farci de quarante mille hommes […].
Hé bien, qu’en dites-vous, le portrait est-il ressemblant, pour n’y avoir donné qu’une touche ? Par la description de votre sphère de chair, dont tous les membres sont si ronds, que chacun fait un cercle, & par l’arrondissement universel de votre épaisse masse, n’ay-je pas appris à nos neveux que vous n’étiez point fourbe, puis que vous marchez rondement ? […] Et enfin était-il possible d’enseigner plus intelligiblement que vous êtes un miracle, puisque votre gras embonpoint vous fait prendre par vos spectateurs pour une longe de veau qui se promène sur ses lardons.
Je me doute bien que vous m’objecterez qu’une boule, qu’un globe, ni qu’un morceau de chair, ne font pas des ouvrages [de théâtre, et que le grand Asdrubal est sorti de vos mains]. Mais entre vous & moi, vous en connaissez l’enclouüre ; il n’y a personne en [France], qui ne sache que cette tragédie est la corneille d’Ésope ; [qu’elle a été construite d’un impôt par vous établi sur tous les poètes de ce temps] ; que vous l’avez sue par cœur auparavant que de l’avoir [imaginée], [qu’étant tirée de toutes les] autres, on la peut appeler la pièce des pièces, & que vous seriez […] encore un miroir qui prend tout ce qu’on lui montre, n’était que vous représentez trop mal. Confessez donc la dette, je n’en parlerai point […].
Je vous puis […] assurer que si les coups de bâton s’envoyaient par écrit, vous liriez ma lettre des épaules […]. (Cyrano, 2001b, p. 162-165 ; texte du ms., indiqué dans les variantes, placé par nous entre crochets)33
58Ultime (?) métamorphose : la galère affabulée par Scapin a donc finalement toutes les allures d’un bateau-pirate, depuis lequel Molière a pu tirer un nouveau boulet contre l’Hôtel de Bourgogne. Mais laisser croiser la galère de Cyrano à l’horizon de sa nouvelle pièce, c’était peut-être aussi pour le dramaturge placer les Fourberies sous pavillon libertin34.
La navigation selon saint Vincent
59Je croyais avoir mené ainsi ma galère à bon port, mais on me dit maintenant (Wikipedia) que
pour les contemporains, cette phrase avait un sel tout particulier puisqu’il s’agissait d’une moquerie à peine déguisée à l’endroit du « Père Vincent » (connu aujourd’hui sous le nom de saint Vincent de Paul), proche des jansénistes, prêtre catholique français renommé pour sa charité, qu’il exerça notamment auprès des galériens – dont il était aumônier. La référence à qu’allait-il faire dans cette galère ?, au-delà du fait que le père Vincent était aumônier des galériens, se référait surtout aux conditions rocambolesques de la capture du Père Vincent, encore jeune, par les pirates en Méditerranée, et par les conditions ensuite de son évasion… histoire que les contemporains, dont Molière, avaient peine à croire35.
60L’affirmation n’est pas autrement étayée, et de mémoire de dix-septiémiste, on ne voit pas que l’allusion au Père Vincent ait été signalée par une autre main avant celle, anonyme, de Wikipedia – on aimerait bien lire les témoignages des « contemporains » ainsi allégués. Un contributeur à peine moins anonyme, puisqu’il ne signe que par ses initiales C.D., verse au volet « Discussion » que la référence à saint Vincent de Paul « est extrêmement douteuse et devrait absolument être vérifiée », en rappelant que « lors de la création de la farce de Molière, saint Vincent de Paul est mort depuis onze ans », si bien que l’on doit « doute[r] que cela [ait pu] être encore un ressort comique en 1671 », pour asséner ce qu’il présente comme « la vraie référence » : « la pièce de Cyrano de Bergerac, Le Pédant joué » – référence qu’une troisième main est venue ajouter à la dernière ligne de l’article consacré aux Fourberies de Scapin…
61Il n’en fallait pas plus pour me décider à prolonger un peu la croisière. Au vrai, c’est toute une bibliothèque dont il faudrait entreprendre encore la pieuse traversée. Il se trouve que la création des Fourberies de Scapin suit de bien près la parution d’une seconde édition (1668) de La Vie du véritable serviteur de Dieu, Vincent de Paul de Louis Abelly, dont la première édition (1664), quatre ans seulement après la mort du bon Père, avait constitué le premier moment d’un processus hagiographique qui devait conduire à la béatification (1729) puis la canonisation (1737) de Vincent Depaul (né en 1581). Obscur prêtre venu de la lointaine Bigorre, nommé aumônier de la reine Marguerite, Vincent était entré en 1613 comme précepteur dans la famille de Philippe-Emmanuel de Gondi, le père du futur cardinal de Retz, qui se trouvait être à cette date… général des galères de France. On veut qu’en accompagnant son maître dans ses visites des prisons détenant les criminels condamnés aux galères, le saint homme ait si bien pris les galériens en pitié qu’il a obtenu d’être nommé par le roi, le 8 février 1619, aumônier général des galères. On veut aussi qu’il ait fait plusieurs séjours à Marseille, port d’attache des galères royales, et qu’en l’an de grâce 1623, révolté par la brutalité d’un gardien, il prétendit prendre la place d’un galérien à son banc, accepter ses chaînes, et ramer à sa place36… Mais ce n’est pas là sans doute ce qui pourrait motiver l’allusion de Molière à la galère de Vincent.
62À la toute fin des années 1650, et alors que l’infatigable fondateur de congrégations était au sommet de sa gloire (terrestre), une curieuse lettre remontant à la prime jeunesse du personnage s’était ébruitée, à laquelle la biographie d’Abelly allait donner la plus grande notoriété. Adressée depuis Avignon le 24 juillet 1607 « à M. de Commet le jeune, avocat en la cour présidiale d’Acqs [Dax] », fils de l’un de ses premiers protecteurs, Vincent y relatait en détails un épisode de sa jeunesse appelé à jouer un rôle décisif dans sa légende et ultimement dans le processus de canonisation : jeune professeur engagé dans un doctorat en théologie à l’Université de Toulouse, il aurait été capturé en 1605, au retour d’un voyage à Marseille où il s’était rendu pour recueillir un (modeste) héritage, par des « Barbaresques » – « trois brigantins turcs » croisant au large d’Aigues-Mortes ; la suite ne déparerait pas les meilleurs romans d’aventures maritimes : vendu comme esclave à plusieurs maîtres successifs, dont un médecin alchimiste qui l’initia aux deux arts, il serait parvenu à convertir le quatrième et dernier, un renégat originaire de Nice, « vivant à la musulmane », qu’il aurait donc convaincu de se repentir et de prendre la fuite avec lui. Au terme de deux années d’esclavage en Afrique du Nord, il se serait enfin évadé de Tunis avec ce dernier maître et ses trois femmes, pour débarquer à… Aigues Mortes et faire le voyage de Rome, via la légation pontificale d’Avignon, afin d’obtenir pour les quatre pénitents le pardon du pape en personne.
63Cette longue lettre est reproduite par larges extraits dans la Vie rédigée par Abelly, qui relate ainsi sa découverte :
Un gentilhomme d’Acqs [Dax] neveu de M. de Saint-Martin l’ayant trouvée par hasard entre plusieurs autres papiers, en l’année 1658 cinquante ans après qu’elle avait été écrite, la mit entre les mains de son oncle. Celui-ci estimant que M. Vincent serait consolé de lire ses anciennes aventures, et de se voir jeune en sa vieillesse, lui en avait envoyé une copie deux ans avant sa mort ; mais l’ayant lue il la mit au feu. Ensuite, il récrivit à M. de Saint-Martin pour le remercier de sa copie, et pour lui demander l’original ; et six mois avant sa mort, il renouvela avec grande instance la demande qu’il lui en avait faite. Celui qui écrivait sous M. Vincent se doutant que cette lettre contenait quelque chose qui tournait à sa louange, et qu’il ne la demandait que pour la faire brûler, comme il avait brûlé la copie, afin d’en supprimer la connaissance, fit couler un billet dans la lettre écrite à M. de Saint-Martin, pour le prier d’adresser cet original à quelqu’autre qu’à M. Vincent, s’il ne voulait qu’il ne fût perdu. Il fut donc envoyé à un prêtre de sa Congrégation, qui était Supérieur du séminaire établi au Collège des Bons-Enfants à Paris, et c’est par ce moyen que cette lettre a été conservée, de quoi M. Vincent n’a rien su avant sa mort ; et sans ce pieux artifice, l’on n’eût jamais eu connaissance de ce qui s’était passé en son esclavage ; car cet humble prêtre faisait tous ses efforts pour cacher aux hommes les grâces qu’il recevait de Dieu, et les services qu’il lui rendait. (Abelly, ([1664] 1668, p. 17-21)37.
64Que penser d’un tel luxe de détails ? Est-ce bien par modestie que l’intéressé a voulu faire disparaître par le feu et les flammes un épisode glorieux de sa jeunesse, sur lequel il aurait gardé le silence pendant plus de cinquante ans ? Ou faut-il y voir plutôt le souci d’effacer à jamais, à la veille de sa mort, une affabulation forgée en 1607 pour obtenir quelque faveur, en dissimulant deux années d’une vie d’étudiant moins pieuse que le reste de son existence, et peut-être quelques autres fourberies ? Ou bien doit-on imputer la rédaction de la lettre à quelque main charitable désireuse de hâter la canonisation du personnage en usant de tous les artifices du romanesque ? De fait, l’épisode, très tôt célèbre, a été versé au dossier présenté à Rome dans le cadre de la béatification de Vincent.
*
65On jettera l’ancre dans les parages, en attendant quelque pêche miraculeuse, ou on laissera plus érudit que nous s’enchaîner à son tour au banc des rameurs de l’histoire littéraire : saura-t-on jamais si Molière a ou non voulu railler en 1671 la personnalité la plus édifiante de son siècle ? On devine que le personnage ne devait guère être en odeur de sainteté auprès du dramaturge : il avait été proche de Gondi, dont le propre frère avait édicté en 1623, comme premier archevêque de Paris, les conditions auxquelles les comédiens pouvaient obtenir une sépulture (le reniement de leur art et la promesse de ne plus remonter sur la scène en cas de rémission) ; membre du Conseil de conscience chargé des affaires ecclésiastiques, il avait applaudi sous la Régence tous les actes d’intolérance religieuse voulus par Anne d’Autriche, dont il était le confesseur attitré ; il avait fait partie enfin de la Compagnie du saint Sacrement qui devait interdire le Tartuffe 38… Mais il est bien possible que la publicité donnée à cet épisode par la réédition en 1668 de La Vie du véritable serviteur de Dieu ait donné lieu à quelque plaisanterie dans les milieux où l’on se souvenait de Cyrano, de son Pédant joué et d’une galère toute imaginaire. Et qu’importe qu’elle n’ait jamais existé puisque je vous y ai fait monter.