« Pacte autobiographique » et « illusion biographique » : deux formules structurantes des discours académiques
1En analyse du discours, une formule peut être définie comme « un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire » (Krieg-Planque, 2009, p. 7). Dans la mesure où elle a principalement été développée en analyse des discours politiques, médiatiques et institutionnels, la notion de formule sert avant tout à mettre en relief des questions politiques et sociales, comme en témoignent les différentes études de cas développées dans un dossier de Repères DoRiF (Amossy, Krieg-Planque, Paissa, 2014). La définition indiquée par Dominique Maingueneau dans Les Termes clés de l’analyse du discours signale bien l’étroitesse du rapport de la notion de formule à l’arène politique :
En analyse du discours, formule désigne une expression lexicale figée, le plus souvent un syntagme nominal néologique, qui renvoie à une notion jouant sur le plan idéologique un rôle fondateur et actif dans une situation historique (Maingueneau, 2009, p. 66).
2Néanmoins, la notion de formule peut être utile également pour identifier des enjeux spécifiques à d’autres espaces de discussion. C’est le cas ici, où nous nous intéressons à deux formules qui ont été élaborées dans des secteurs disciplinaires de la recherche universitaire – celui de la critique littéraire et celui des sciences sociales –, et qui ont cours avant tout dans l’arène académique. Cependant, pour être limitées à cette arène, ces deux formules n’en sont pas moins essentielles. Nous verrons en effet que les discussions engendrées par les expressions « pacte autobiographique » et « illusion biographique » ne se cantonnent pas à des querelles d’écoles réduites à quelques auteurs en quête de polémiques. Bien au contraire, ces formules sont porteuses de conceptions profondes (capacité du langage à dire le vrai, possibilité pour un sujet parlant à tenir un discours de vérité sur lui-même, etc.), qui dessinent des frontières marquées dans la vie des idées. En cela, on peut dire que « pacte autobiographique » et « illusion biographique » sont deux formules structurantes pour les discours qui les font circuler : elles sont à la fois les supports et les vecteurs de principes théoriques importants pour la recherche universitaire – et peut-être au-delà…
Les conditions d'apparition de « pacte autobiographique » et d'« illusion biographique » : un acte de naissance à travers une mise en saillance
3Pourquoi réunir en une même notule deux formules qui ont pour point commun de faire intervenir le biographique mais qui appartiennent à des champs disciplinaires différents ? Elles s’inscrivent, à une douzaine d’années de distance, dans un contexte caractérisé par une attention décuplée au biographique et aux récits de vie. La vie critique est faite de flux et reflux. Le déclin des approches structuralistes et l’aspiration, de moins en moins tue, à des textes plus incarnés, dessinent un nouveau paysage littéraire et critique à partir de la fin des années 1970. Écritures de soi et récits de vie retrouvent le devant de la scène et deviennent l’objet d’un effort de théorisation de la part des universitaires. Le regain critique concerne d’abord l’autobiographie au cœur des années 1970. « Le pacte autobiographique » a d’abord été le titre d’un article donné par Philippe Lejeune à la revue Poétique (1973) avant de devenir celui de l’ouvrage fondateur des études françaises sur l’autobiographie (Seuil, 1975 ; nouvelle édition avec une postface dans la collection « Points » en 1996). Influencé par la linguistique de l’énonciation de Benveniste et la pragmatique (la théorie des actes de langage de J. L. Austin), Lejeune définit l’autobiographie comme une création langagière et un acte social : il propose une conception contractuelle du texte autobiographique, manifestée par l’« identité de nom entre l’auteur (tel qu’il figure, par son nom, sur la couverture), le narrateur du récit et le personnage dont on parle » (Lejeune, 1975, p. 23-24). L’autobiographe, en son nom propre et en son propre nom, promet au lecteur qu’il va lui dire le vrai, ou du moins ce qu’il croit vrai ; il s’engage à une exigence d’exactitude, ce qui ne signifie pas que toute reconstitution du passé soit exempte de distorsions et de lacunes. C’est ce que Lejeune appelle « le pacte autobiographique ». La théorisation de l’autobiographie a été suivie, au milieu des années 1980, d’une reconsidération historique et poétique du genre biographique grâce à l’ouvrage fondateur de Daniel Madelénat (1984). Deux années après la publication de cet ouvrage, Pierre Bourdieu écrit un article intitulé « L’illusion biographique » paru dans les Actes de la recherche en sciences sociales (1986) ; l’article, repris dans Raisons pratiques (1994), fera mouche. L’émergence de la formule « illusion biographique » a une pré-histoire que l’on doit à Sartre dans ses Carnets de la drôle de guerre :
Si maintenant je me demande quel était le critère qui permît de reconnaître une belle vie, je crois qu’une belle vie c’était simplement celle qui mouille les yeux du lecteur quand elle est racontée par un biographe sensible. J’ai été jusqu’aux moelles pénétré de ce que j’appellerai l’illusion biographique, qui consiste à croire qu’une vie vécue peut ressembler à une vie racontée. (Sartre, [1983] 2010, p. 363)
4Le baptême de la formule date donc du 2 décembre 1939 sous la plume d’un diariste qui est aussi le romancier de La Nausée (1938), histoire du personnage de Roquentin qui prend peu à peu conscience du caractère illusoire de son projet biographique. Pour Sartre puis pour Bourdieu, « l’illusion biographique » repose sur une conception artificielle d’un temps linéaire et nécessaire. La conception d’une vie comme succession téléologique d’événements n’est pas plus pertinente pour Bourdieu que le nom propre qui compte parmi les « institutions de totalisation et d’unification du moi » (Bourdieu, 1986, p. 70). « Essayer de comprendre une vie comme une série unique et à soi suffisante d’événements successifs sans autre lien que l’association à un ″sujet″ dont la constance n’est sans doute que celle d’un nom propre » (p. 71) est aussi absurde qu’arbitraire.
5Sans doute ces formules doivent-elles une part de leur succès à une mise en saillance habile que l’on peut résumer par deux traits : la place de titre occupée par la formule et le choix lexical astucieux. Prises ensemble, les deux expressions présentent en outre une ressemblance formelle qui facilite leur mise en relation (syntagmes nominaux tous deux en « Nom + Adjectif », isosyllabisme, etc.). Dès son article dans Poétique, Lejeune encourage à décliner l'expression. Autrement dit, il suggère implicitement la possibilité d'en faire une matrice productive pour la théorie littéraire, puisqu'il parle dans le texte initial de 1973 de « pacte romanesque » et de « pacte référentiel ». Après 1975, Lejeune file la formule du « pacte autobiographique » dans de nouveaux travaux : le premier chapitre de Moi aussi (1986) est nommé « Le pacte autobiographique (bis) » ; puis, la section initiale de Signes de vie. Le pacte autobiographique 2 (2005), intitulée « Le pacte autobiographique, vingt-cinq ans après », prend acte du temps écoulé tout en soulignant la cohérence de l’itinéraire du chercheur. Quant à « L’illusion biographique », c’est non seulement le titre de l’article de Bourdieu, mais aussi le titre donné au numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales de 1986 dans lequel figure l’article, ce qui peut marquer le souci bourdieusien d’ériger la formule en concept. L’efficacité de ces formules tient sans doute au choix du substantif qui en constitue le cœur : « pacte » et « illusion ». Le pacte, soit qu’il dénote une convention entre plusieurs parties, soit qu’il renvoie à un engagement fort par lequel un individu décide de rester fidèle à quelque chose, est empreint d’une certaine solennité. À cette dimension juridique ou éthique vient s’ajouter l’imaginaire faustien du pacte avec le diable. Ce terme, lesté de gravité ou auréolé de mystère surnaturel, fait figure d’intrus dans le contexte de la critique littéraire et de la poétique des genres, ce qui contribue à sa visibilité et à son efficacité mnémonique. En ce qui concerne la seconde formule, parler d’illusion, c’est la dénoncer : se trouve par là même affirmée la mission de l’intellectuel chargé de dessiller les yeux et de traquer naïveté, ignorance ou mauvaise foi. D’emblée, la formule suppose une posture surplombante de son énonciateur. Dans les deux cas, la formule exerce donc une certaine captation sur le lecteur, qu’il soit intrigué par le pacte ou conduit par une autorité experte à échapper à l’illusion.
Traces et indices de deux succès formulaires : diffusions, consécrations, disqualifications...
6Tout au long de leurs trajectoires dans des espaces éditoriaux diversifiés, les expressions « pacte autobiographique » et « illusion biographique » sont prises dans des usages qui sont autant d’indices de leur caractère formulaire. En effet, une formule n’existe pas indépendamment des multiples définitions, reformulations, paraphrases, reprises, réfutations et disqualifications qui la font circuler et qui en organisent les enjeux. Dans le cas présent, les deux expressions font l’objet d’emplois tout à fait typiques des formules, dont nous décrivons ici les plus remarquables pour ce qui concerne « pacte autobiographique » et « illusion biographique ».
71. La caractéristique la plus notable de ces deux expressions est leur forte diffusion, non seulement dans des travaux de recherche universitaire, mais aussi dans des manuels et ouvrages à vocation didactique. En particulier, leur présence dans des dictionnaires, lexiques, répertoires, etc., doit être relevée, car elle montre à la fois la stabilisation de « pacte autobiographique » et d’« illusion biographique » comme unités lexicales, et leur reconnaissance comme notions dans le champ académique. Néanmoins, au-delà des attestations elles-mêmes et des éventuelles statistiques lexicales qu'il serait possible de faire, il importe d’observer la manière précise dont chacune des deux expressions est amenée dans les textes concernés. Car, de ce point de vue, des différences affectent « pacte autobiographique » et « illusion biographique ».
8En premier lieu, et sans réelle surprise, l’expression « pacte autobiographique » a irrigué profondément les discours de l’enseignement secondaire. En témoigne par exemple cette question posée par une enseignante sur Neoprofs.org, un réseau social à l’usage des enseignants : « Comment introduire le pacte autobiographique en 3ème ?1 ». Ailleurs, sur le forum Etudes-litteraires.com, l’appel à l’aide lancé par une élève suggère bien les appropriations dont « pacte autobiographique » fait l’objet dans l’enseignement des lettres au collège ou au lycée : « Bonjour, je suis en 3ème et je dois rédiger mon pacte autobiographique2. » Rien de tel ne caractérise l’expression « illusion biographique », qui, dans ses usages didactiques, semble cantonnée à des supports destinés à l’enseignement supérieur, aux chercheurs ou plus largement à un univers spécialisé. Le résultat d’une requête sur l’encyclopédie collaborative en ligne Wikipédia suggère également cette tendance d’une moindre diffusion de « illusion biographique » : cette dernière reste inconnue de Wikipédia, alors que « pacte autobiographique » fait l’objet d’une brève notice.
9En second lieu, les deux expressions sont différemment mises en valeur dans les textes didactiques qui les signalent. Concernant « pacte autobiographique », le terme lui-même n’est pas toujours mis en vedette (c’est-à-dire retenu comme entrée) dans les lexiques ou glossaires qui le mentionnent. Par exemple, dans le Dictionnaire du littéraire (2002) de Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, le pacte autobiographique est traité dans la notice « Pacte de lecture » (p. 417-418). Il en est de même dans le manuel de seconde-première Français Méthodes, dont le « Glossaire » en fin de volume propose une entrée « Pacte d’écriture ou de lecture » (Berthelier, 2004, p. 425), ainsi formulée : « Pacte d’écriture ou de lecture : pacte qui indique les engagements que prend un écrivain dans l’écriture de son livre (dans le genre biographique par exemple). » D’un certain point de vue, on pourrait voir dans une notice ainsi structurée l’indice d’une faible visibilité de « pacte autobiographique », qui se trouve comme noyée dans une notice consacrée à un autre terme. Néanmoins, il est possible aussi de considérer que « pacte autobiographique » est au contraire ici consacré comme modèle illustratif d’une notion englobante. Ainsi, et en cohérence avec ses usages de 1975 où il était présenté aux côtés d’autres termes (« pacte romanesque », « pacte référentiel », etc.), le terme « pacte autobiographique » trouve sa place dans un réseau plus large de notions, lequel est donné à voir comme ensemble de clés de compréhension pour l’analyse d’un texte.
10Par contraste, « illusion biographique » est plus volontiers mis en vedette, et en ce sens plus visible. Par exemple, le Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique de Christine Delory-Momberger (2019) propose pour l’entrée « Illusion biographique » une notice de trois colonnes. Ou encore, dans le Dictionnaire international Bourdieu dirigé par Gisèle Sapiro (2020), la table alphabétique des notices signale les entrées « Idéologie », « Illusio », « Illusion biographique », « Illusion scolastique », ou encore « Impérialisme ». Cette liste rappelle si besoin que la notion même d’« illusion » est étayée dans les écrits de Pierre Bourdieu, où elle est prise dans différentes formulations (« illusion épistémique », « illusion du savoir spontané », etc.) et où elle renvoie au concept d’illusio, entendu comme adhésion d’un agent social aux normes et aux valeurs qui régissent son champ d’appartenance.
11En somme, chacune des deux expressions est diffusée comme terme et notion clés de la critique littéraire d’une part et des sciences sociales d’autre part, mais « pacte autobiographique » est plus volontiers mis en avant comme un élément central d’un système de production et de compréhension des textes, alors qu’« illusion biographique » est donnée à voir comme une notion, parmi d’autres, de la pensée de Pierre Bourdieu.
122. Une seconde caractéristique notable des expressions « pacte autobiographique » et « illusion biographique » est qu’elles sont saluées dans les discours comme des expressions célèbres, fameuses, bien connues... Or c’est là l’une des constantes des formules, qui sont commentées comme des expressions remarquées (« la désormais célèbre “purification ethnique” », « ce que l’on a désormais coutume d’appeler la “mondialisation” », etc.). Cependant, si la notoriété est conférée aux deux formules que nous étudions ici, une observation attentive des énoncés considérés suggère des représentations différenciées.
13L’expression « pacte autobiographique » est donnée à voir comme célèbre, éventuellement en lien avec Lejeune. C’est ce qu’illustre cet énoncé tiré du magazine L’Express, à propos du livre autobiographique d'Alexandre Jardin, Des gens très bien :
Le pacte autobiographique, pour reprendre la célèbre formule de Philippe Lejeune, est respecté et pleinement assumé. Alexandre Jardin s’est dépouillé de sa défroque d’Arlequin : c’est un homme dans toute sa dignité qui nous fait face. (Anguenot, 2011, n.p.)
14De son côté, l’expression « illusion biographique » est également donnée à voir comme célèbre. Mais sa notoriété est représentée comme inextricablement raccrochée au texte éponyme de 1986 et/ou à la figure du célèbre sociologue. C’est ce que suggèrent ces premières lignes d’un article de Patrick Boucheron (2012), qui vise précisément à souligner à quel point le titre du texte (« L’illusion biographique »), et les deux mots qui forment le syntagme (« illusion biographique »), semblent se confondre en un seul et même signal : « Avez-vous lu “L’illusion biographique” de Pierre Bourdieu ? Oui, sans doute – car il serait du plus mauvais genre d’avouer qu’on ignore une référence devenue totémique en sciences humaines. Totémique, c’est-à-dire : brandie sans y penser, comme une marque d’appartenance aux mots de la tribu. » De fait, dans certains des énoncés qui font circuler l’expression « illusion biographique », la syntaxe est porteuse d’un cumul du titre du texte de 1986 et du syntagme nominal, montrant que la notion n’est pas détachée de son texte initial. C’est le cas dans cet extrait du magazine L’Histoire : « Reste que ce genre littéraire [la biographie] n'est pas sans poser aux historiens notamment des questions d'épistémologie. “L'illusion biographique” pointée par Bourdieu n'est pas levée. » (Bermond, 2012, n.p.) C’est le cas également dans cet extrait de la revue de littérature Temps Zéro : « Dans le contexte actuel, où la reconsidération de “l’illusion biographique” (Bourdieu, 1986) oblige les biographes à questionner leur pratique […]. » (Auger et Lemieux, 2010, n.p.) Ce dernier énoncé contraste singulièrement avec un autre, qui a recours à l’expression « pacte autobiographique » et où celle-ci, très bien intégrée syntaxiquement sous la seule forme de l’usage, ne comporte de renvoi ni au texte publié en 1975 ni à la personne de Philippe Lejeune :
Depuis Serge Doubrovsky, on sait que le terme « autofiction » non seulement invite à une reconfiguration du pacte autobiographique mais transforme également la fiction en outil indispensable à la quête identitaire. (Lyamlahy, 2016, n.p.)
15Ainsi, les deux expressions sont remarquables par leur notoriété. Mais « illusion biographique » n’est pas aisément détachable de son contexte de surgissement, alors que « pacte autobiographique », tout en fondant sa signification et son intérêt dans les études développées par Philippe Lejeune, apparaît comme plus autonome. Peut-être pourrions-nous schématiser de la façon suivante les deux manières de faire date, de faire école, et de faire référence :
16A. ce que l’on appelle depuis / après / avec Philippe Lejeune le pacte autobiographique ;
B. ce que Pierre Bourdieu appelle « L’illusion biographique ».
173. Une troisième caractéristique notable des expressions « pacte autobiographique » et « illusion biographique », très emblématique de ce qu’est une formule, réside en leur capacité à provoquer la polémique, à susciter les débats, à dessiner des positions voire des camps. La question de la célébrité des expressions, que nous avons vue précédemment, a permis de voir transparaître la charge polémique des deux formules étudiées. Mais ce sont parfois de véritables disqualifications que ces formules provoquent, et dont elles constituent en même temps l’espace symbolique d’affrontement. Les deux citations qui suivent, l’une de Pierre Bourdieu en incipit de son ouvrage posthume, l’autre de Nathalie Heinich dans un article publié quelques années plus tard dans une revue d’anthropologie, expriment deux formes de disqualification sans appel :
« Je n’ai pas l’intention de sacrifier au genre, dont j’ai assez dit combien il était à la fois convenu et illusoire, de l’autobiographie. Je voudrais seulement […] » (Bourdieu, 2004, p. 11, Incipit) ;
« Pour en finir avec l’“illusion biographique” » (Heinich, 2010, titre de l’article).
18S’exprimer par paraphrase (« …genre… illusoire… autobiographie… ») plutôt que d’avancer une notion que l’on a soi-même proposée, et assurer qu’on ne mangera pas de ce pain-là ; nommer l’adversaire par le nom qu’il a lui-même choisi (« illusion biographique »), et le vouer à la disparition : telles sont les prises de positions peu amènes que « pacte autobiographique » et « illusion biographique » suscitent, sur un mode dont il faut souligner la dimension dialogique. Car ce sont bien là deux positions qui s’affrontent, deux conceptions du récit et plus largement du texte et du langage, dans leur capacité ou incapacité à dire le vrai.
« Pacte autobiographique » et « illusion biographique » : écho dissonant
19Sans entrer dans le détail de l’article polémique de Nathalie Heinich, nous préférerons nous en tenir à ce que peut révéler l’écho entre les deux formules « pacte autobiographique » et « illusion biographique », et mesurer la tension qui se joue entre elles. Certes, il n’est pas question du « pacte autobiographique » de Lejeune dans l’article de Bourdieu dont l’intertexte explicite mentionne seulement « la notion sartrienne de “projet originel” » (notion désavouée par Bourdieu) ainsi que les mentions de la conclusion de Macbeth de Shakespeare, du roman de Faulkner, Le Bruit et la Fureur (1929) et de la conception du roman selon Alain Robbe-Grillet : ces trois dernières références convergent dans « la mise en question de la vision de la vie comme existence dotée de sens, au double sens de signification et de direction. » (Bourdieu, 1986, p. 69). Selon Eveline Pinto, « ce n’est pas dans le champ de la discussion ouverte par la poétique et la critique du répertoire autobiographique et de ses textes, grands ou moins grands, qu’il faut situer les réserves exprimées par Pierre Bourdieu à l’encontre de “l’histoire de vie” » (2006, § 7) : c’est sur son propre terrain que se situerait Bourdieu, et la stigmatisation de l’« illusion biographique » viserait d’abord l’usage, mal pensé, du récit de vie dans l’enquête sociologique. L’on peut entendre cette mise en garde, et il est vrai que l’article « L’illusion biographique » est publié dans une revue emblématique du champ de la sociologie. Néanmoins n’assiste-t-on pas sous la plume bourdieusienne à une déconstruction de l’autobiographie qui dépasse le strict champ de la sociologie ? D’une part, l’on constate que Bourdieu confond dans un même objet biographie et autobiographie sans prendre en compte les éventuelles spécificités narratives de la seconde. D’autre part, le sociologue affirme que le récit de vie est sous-tendu par une philosophie de l’identité, analogue à celle qui régit le fonctionnement du nom propre. Il s’emploie durant un tiers de son article à démythifier le nom propre, « forme par excellence de l'imposition arbitraire qu’opèrent les rites d’institution », attestation illusoire d’une « identité sociale constante et durable » (Bourdieu, 1986, p. 70). Or, en faisant reposer le pacte autobiographique sur une identité onomastique (auteur et narrateur-personnage ont le même nom), Philippe Lejeune fait du nom propre une pierre angulaire du pacte autobiographique – pierre angulaire que Bourdieu réduit à un artifice institutionnel. Enfin, la véhémence de l’incipit de l’Esquisse pour une auto-analyse (ci-dessus cité et analysé) montre bien la volonté de Bourdieu de ne point être assimilé au troupeau naïf des adeptes de l’autobiographie.
20Quoi qu’il en soit de l’intention de Bourdieu d’ébranler, ou pas, dans son article, le système lejeunien, il n’en reste pas moins qu’il met en circulation une formule, « illusion biographique », qui va être disponible pour des reprises, des variations, voire des extrapolations. Ce que disent les formules étudiées, émancipées de leurs auteurs, ce sont deux conceptions différentes du rapport du récit au réel et du rapport du sujet au langage : d’un côté, une certaine forme de confiance qu’on a vite fait de taxer de simplisme, de l’autre, une propension au soupçon. La formule bourdieusienne, chasseuse d’illusion, vient à la rescousse des pourfendeurs de la supposée naïveté du pacte autobiographique. Pour les contempteurs du pacte, l’illusion est plurielle : illusion narrative qui consiste à traiter la vie comme une histoire cohérente ; illusion identitaire qui postulerait un sujet plein et premier – préalable à l’écriture ; illusion langagière qui suppose une transparence du discours. Autant d’objections inspirées, peut-être, par une lecture partielle de l’œuvre lejeunienne à laquelle la formule du pacte a donné une étonnante visibilité mais dont elle a peut-être également masqué la subtilité et l’évolution. Rappelons tout de même qu’à ceux qui lui ont reproché d’essentialiser l’identité et d’ignorer la complexité et la labilité du sujet, Lejeune a répondu quelques années plus tard avec Ricœur : de celui-ci, il a repris la notion d’« identité narrative », et dans Les Brouillons de soi (1998), il souligne qu’écrire sa vie n’est pas tant la traduction « d’une vérité préexistante » qu’« une création du moi dans le langage, la construction de ce que Paul Ricœur appelle une identité narrative » (Lejeune, 1998a, p. 146). Mais Lejeune n’affirmait-il pas dès Le Pacte autobiographique « que le terme ultime de vérité (si l’on raisonne en termes de ressemblance) ne peut plus être l’être-en-soi du passé (si tant est qu’une chose existe), mais l’être-pour-soi, manifesté dans le présent de l’énonciation » (Lejeune 1975 : 39) ? La terminologie sartrienne utilisée par Lejeune nous ramène à « l'illusion biographique » et à la mention critique qui est faite par Bourdieu de la notion de projet existentiel, élaborée par le philosophe existentialiste (critique qui sera davantage développée dans Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, 1992). Derrière la tension lisible entre les deux formules, c’est peut-être l’héritage sartrien, différemment reçu et interprété par deux intellectuels de la même génération3, qui se lit également.
En conclusion
À quoi renvoie « pacte » ? Sans doute à une idée juridique de « contrat », mais évidemment on pense aussi à une alliance mystique ou surnaturelle – à un « pacte avec le Diable », qu’on signerait de son sang… C’est un peu exagéré, mais cet excès frappe l’imagination et a assuré le succès de la formule. Je ne suis pas un théoricien révolutionnaire, mais plutôt un publicitaire qui a eu une bonne idée, comme celui qui a inventé La Vache qui rit. (Lejeune, 2005, p. 15)
21Avec humour, Lejeune commente l’invention de la formule du pacte. La fortune des formules lejeunienne et bourdieusienne nous suggère d’ailleurs que leur fonction n’est pas décorative : disponibles pour une reprise aisée, elles constituent une passerelle pour une vulgarisation du discours universitaire. Si l’écueil d’une simplification excessive des pensées est réel, les formules ouvrent aussi une voie aux discours spécialisés pour se faire entendre par un autre public. L’humour de Lejeune ne doit cependant pas nous égarer :
Le pacte autobiographique est chose sérieuse. Il lance le texte dans la réalité des rapports avec autrui, il met en résonance le for intérieur avec le for extérieur, l’intime avec le social, repose sur la notion de véridicité (de témoignage), articule droits et devoirs. Le sujet individuel n’est pas illusion mais fragile réalité. (Lejeune, 1998b, p. 125)
22Derrière la formule du « pacte autobiographique » se reconnaissent également ceux qui, au-delà de toute naïveté, croient possible un engagement éthique du récit de vie.