« Toute cette vie intime de douleurs » : poétique et politique féministes du corps chez les Saint-Simoniennes
1« Notre bannière étant à la peine, il est juste qu’elle soit à l’honneur », déclarent, en l’attribuant à Jeanne d’Arc, les rédactrices saint-simoniennes de La Femme libre. La devise, placée en tête de leur journal1, précède de presque un demi-siècle la « fédération des douleurs » que Jules Vallès place en épigraphe de L’Insurgé ; elle inscrit en tout cas le premier journal féministe français2 sous le sceau de la « souffrance ». Les douleurs affichées, revendiquées et dénoncées par les rédactrices de La Femme libre constituent les marques (on voudrait dire : les stigmates) les plus visibles de l’apostolat dans lequel elles s’engagent, qu’elles pensent comme un révélateur de la condition féminine. Elles affrontent en effet un écueil majeur : comment se faire entendre alors qu’elles ne sont ni reconnues, ni écoutées ? L’exhibition de leurs souffrances désigne concrètement, par le dolorisme, l’injustice sociale qu’elles dénoncent et devient un socle pour fonder une solidarité de femmes.
2Le dolorisme de La Femme libre s’explique par le néo-christianisme qu’est le saint-simonisme, inscrit dans le vaste mouvement de religiosité socialiste du premier xixe siècle qu’a étudié Frank-Paul Bowman dans Le Christ des barricades. 1789-1848 (1987). Si elles sont résolument pacifistes, par exemple en refusant le martyre révolutionnaire, les rédactrices de La Femme libre s’inscrivent dans le sillage agité de l’Église dirigée par Prosper Enfantin. Leur militantisme est d’abord, comme l’indique le sous-titre du journal3, un apostolat, et elles-mêmes se désignent comme des « apôtres ». Cette dimension religieuse explique le vocabulaire comme la philosophie du langage qui irriguent leurs textes. Le saint-simonisme s’annonce en effet comme un mouvement de complète rénovation sociale qui vise la réalisation de « l’Être social », composé de l’homme et de la femme – il proclame ainsi leur égalité. La Femme nouvelle, autre titre de La Femme libre qui en change beaucoup, est l’un des noms de cette femme du couple qui fonde l’Être social, placé à la tête de la Famille saint-simonienne : elle en sera la « Mère » quand Prosper Enfantin en est le « Père ». L’égalité proclamée par le saint-simonisme est comprise par les femmes du mouvement comme un engagement existentiel, aux conséquences parfois lourdes sur leurs vies.
3Cet article a pour but de montrer comment les Saint-Simoniennes de la Femme libre, ainsi que la Saint-Simonienne Claire Démar, posent les linéaments d’une politique d’émancipation des femmes qui repose sur des discours du corps. Il s’agit, en se plaçant dans l’optique saint-simonienne, de faire advenir par le corps individuel le corps social, qui sera celui de l’Homme Nouveau – et de la Femme Nouvelle. Journal à la non-mixité d’abord imposée (avant d’être revendiquée), les autrices de La Femme libre sont doublement marginalisées, d’abord par leur appartenance au saint-simonisme, puis par l’exclusion décidée par Enfantin de toutes les femmes des degrés de la Doctrine. Le premier féminisme français se construit depuis cette double marginalité.
Politiser la souffrance
4C’est au nom du malheur des femmes que les rédactrices de La Femme libre réclament, dès le premier numéro, l’égalité entre les sexes :
Notre sort est-il tellement heureux, [sic] que nous n’ayons rien aussi à réclamer ? La femme, jusqu’à présent, a été exploitée, tyrannisée. Cette tyrannie, cette exploitation, doit cesser. (Jeanne-Victoire, 1833, p. 1)
5Le ton a l’emphase des déclamations : l’universalité de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 est martelée. Cette universalité des principes n’est pas un simple argument logique : il s’agit de montrer l’asymétrie des malheurs, et donc leur illégitimité. Ce premier article, programmatique, poursuit un but double : convaincre, par un appel à l’universalisme (adressé aux Républicains et descendants de la Révolution française) et toucher, émouvoir par le spectacle des souffrances des femmes. Dire la souffrance permet de désigner ce qui pourrait être vu comme une banalité insignifiante : « cette tyrannie, cette exploitation » sont les noms qui politisent une souffrance, non pas invisible, mais normalisée ; ils montrent que ces souffrances sont un effet de l’organisation sociale. Elles partagent ce qui les scandalise, pour faire sentir le scandale lui-même à leurs lecteurs, surtout à leurs lectrices. À ce titre, elles s’adressent, non pas aux femmes pauvres et prolétaires, mais aux femmes riches, comme le montre la suite de l’article :
vous vous croyez heureuses lorsque dans vos salons vous respirez l’encens de la flatterie qui vous est prodigué par tous ceux qui vous entourent ; vous régnez : votre règne est de peu de durée ; il finit avec le bal. Rentrées chez vous, vous redevenez esclaves ; vous retrouvez un maître qui vous fait sentir sa puissance, et vous oubliez tous les plaisirs que vous avez goûtés. (p. 2)4
6L’adresse permet de montrer, par-delà les classes sociales, ce qui lie les femmes dans un sort commun – en passant, dans le même temps, du concept à sa réalité plus concrète : ce qu’elles désignent comme l’esclavage invisible (et donc à visibiliser) des femmes, c’est-à-dire leur aliénation physique et morale dans le mariage. Le Code civil de 1804 stipule en effet, dans son article 213, que « le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ». L’asymétrie des substantifs5 légalise l’inégalité, régulièrement dénoncée par la métaphore, ancienne, de l’esclavage6. Cette dernière a l’avantage de dire l’exploitation, en identifiant la situation des femmes à celle d’une classe que la dureté de son sort a érigée à l’état de symbole7. La désignation précise des malheurs (présentés comme paradoxaux et invisibles) des femmes riches tente de penser et de constituer un groupe, voire une classe des femmes, ramenant au mode d’énonciation politique capable de « fabrique[r] littéralement des groupes » : « en prenant la parole au nom du groupe, [elles] font le groupe » (Rioufreyt, 2017, p. 138).
7À l’esclavage féminin répond l’apostolat des premières féministes. Le vocabulaire chrétien est réinvesti pour exhiber les souffrances des femmes, comme de celles qui s’engagent pour améliorer leur condition. Les rédactrices se font autant les porte-paroles que, littéralement, les témoins des malheurs vécus par la classe des femmes8. L’enjeu est de faire connaître et ressentir les souffrances de certaines femmes pour leur donner une portée universelle. Ainsi, en parlant de la prostitution comme d’une souffrance, Marie-Reine appelle au partage par toutes des douleurs de quelques-unes :
Quoiqu’elle [la prostitution] ne pèse que sur une faible partie de nous, nous ne devons pas moins en ressentir toutes les douleurs, nous devons les sentir plus profondément que celles qui y sont plongées, car elles s’étourdissent sur leur position, tandis que nous pouvons l’envisager entièrement. (Marie-Reine, 1833b, p. 3)
8Le devoir moral excède la compassion littérale. Les rédactrices se donnent pour tâche de nommer ce qui était jusque-là indicible : les souffrances féminines, en particulier celles provoquées par les violences sexuelles. Elles livrent des récits, biographiques ou emblématiques, de ces souffrances, comme ce récit de viol subi par « une jeune fille de seize ans » :
Un jour il monta dans sa chambre sous un prétexte quelconque, et là il abusa de sa force… Que pouvait faire la pauvre jeune fille ? elle avait seize ans : les tribunaux n’accordent point satisfaction ; maintenant son bourreau refuse de la réhabiliter dans le monde ; il ne veut point l’épouser, et cependant soir et matin il frappe à sa porte pour renouveler ses infâmes tentatives. (Angélique et Sophie Caroline, s. d., p. 93)
9Le récit, en respectant l’anonymat de la jeune fille, donne de nombreux détails tout se faisant emblématique. La scène devient, littéralement, une scène de genre (et de classe) en racontant, par un premier événement, puis par l’itération des insistances masculines, les malheurs des filles (prolétaires). Ceux-ci sont redoublés par la publicisation de cette violence :
Eh bien, Mesdames, dans la société actuelle, si le crime a des suites, si la jeune fille porte des marques de la violence qui lui a été faite, la voilà déshonorée à tout jamais, flétrie pour toujours. Elle aura beau dire et crier au public : je ne l’ai point voulu, je me suis défendue ! j’étais trop faible !… le public railleur la repoussera, les hommes riront à son passage, les femmes lui crieront : Arrière ! Il serait en effet si ridicule aujourd’hui de croire à la vertu d’une femme ! et elle, innocente et sage, subira la honte et l’infamie, parce qu’un homme fut plus fort et plus robuste qu’elle. (p. 93)
10Le déshonneur se raconte dans une scène fictive par le futur hypothétique qui montre l’impossibilité de se défendre face à la violence masculine. Pour devenir représentatif, le récit est à la fois typifié et singularisé : il s’agit de rendre la violence aussi tangible qu’emblématique. La narration mentionne ainsi des détails concrets, comme la force physique soulignée par l’article indéfini « un », qui fait des hommes une classe dont les individus sont caractérisés par l’emploi de cette force physique. L’insertion d’un dialogue fictif, oralisé et à la première personne, accentue encore le pathétique de la scène en soulignant l’impuissance de la jeune fille dont l’anonymat, préservé par l’article défini « la », ouvre la possibilité d’un récit exemplaire. Comme le synthétise Thibaut Rioufreyt, l’« énoncé politique désingularise la situation, la cause et les acteurs » (2017, p. 138). La reproductibilité de ce récit est en effet immédiatement soulignée :
Ces faits se reproduisent chaque jour dans la société. Si l’on voulait rechercher et tenir note de tout ce qu’il y a d’immoral dans la conduite des hommes envers les femmes, on verrait qu’il n’est pas un jour, pas une heure, où de semblables crimes d’exploitation ne se commettent. (Angélique et Sophie Caroline, s. d., p. 93)
11L’hypothèse d’annales d’immoralités n’est pas suivie, mais laissée à l’imagination du lectorat9. Les corps souffrants sont d’abord des corps à protéger, notamment par une mise à l’abri garantie par la non-mixité (par exemple avec la proposition de fonder des maisons ouvrières féminines). Le discours féministe apparaît ainsi comme un discours de révélation : « Que serait-ce donc si arrachant de vos yeux le bandeau chrétien dont vous voulez vous couvrir, je vous montrais une à une toutes ces douleurs », demandent les « Femmes Nouvelles » (Les Femmes Nouvelles, s.d., p. 159). La démonstration passe par la monstration de ces douleurs, jusqu’au sordide. L’exhibition des souffrances inclut en effet la désignation (qui donne une existence), et le détail de ces souffrances, notamment physiques :
Quel supplice plus affreux, quelle douleur plus poignante que d’avoir horreur d’un être que l’on ne peut pas fuir, que de recevoir des caresses qui font frissonner d’horreur et de dégoût, que d’être obligée de porter le jour, la nuit, sans cesse, le poids d’égards qui fatiguent, de prévenances qui impatientent, que de craindre voir, ou retrouver dans ses enfans, les traits ou les défauts de leur père, de ne pouvoir prononcer leur nom sans qu’il vous rappelle un être que l’on abhorre… que l’on méprise !………… (Saint-Amand, 1834, p. 132)
12Les douleurs sont précisées, sous la plume d’Adèle de Saint-Amand, par l’énumération, plus concrète, de leurs causes. Les réactions sont corporelles : l’horreur, la répulsion provoquent le « frisson » (dit et représenté par les aposiopèses), rare manifestation corporelle du dégoût conjugal, signalant la possibilité du viol marital, dont la mention est aussi impudique que scandaleuse pour cette première moitié du xixe siècle. L’appel, répété dans l’article, à la liberté, vise à faire sentir le sentiment suscité par l’oppression légale des femmes et à en propager les analyses comme l’indignation.
13Quoique libres, et déjà scandaleuses (comme le montrent les nombreuses caricatures qui les ciblent), les rédactrices de La Femme libre sont encore dépassées par l’impudeur de Claire Démar, saint-simonienne aussi, qui regrette la prudence de ses sœurs. Dans Ma loi d’avenir (1833), Démar applique le même procédé en prenant pour point de départ un récit prototypique, anonyme et dépersonnalisé, quoique concret, pour livrer une confidence personnelle :
C’est que bien souvent, au seuil de l’alcove [sic], une flamme dévorante est venue s’éteindre ; c’est que bien souvent, pour plus d’une grande passion, les draps parfumés du lit sont devenus un linceul de mort ; c’est que plus d’une, peut-être, lira ces lignes, qui le soir était entré dans la couche d’hymen, palpitante de désirs et d’émotions, qui s’est relevée le matin froide et glacée.
C’est que MOI, qui parle, j’ai pu volontairement reposer, seulement pendant une heure, dans les bras d’un homme, et que cette heure ait élevé une barrière de satiété entre lui et moi, et que cette heure, la seule possible pour lui ait été assez longue pour le replacer vis-à-vis de moi dans la foule monotone des indifférens, et que lui soit redevenu pour moi une de ces unités qui ne laissent de trace dans notre vie qu’un souvenir commun, froid et banal, sans valeur comme sans plaisir, sans regrets. (Démar, [1833] 1834, p. 37)
14Le passage est choquant à plus d’un titre : il est un cas, rare pour le premier xixe siècle, d’écriture du corps par une femme à la première personne. Claire Démar outrepasse les limites de la pudeur, déjà franchies par les Saint-Simoniennes, dont le malaise à la lecture de Ma loi d’avenir est tangible10. J’ai employé pour décrire cette figure de rupture, caractéristique de l’écriture féministe, le terme de trivialia (Fayolle, 2022, p. 281). Proches du modèle des realia, les trivialia visent à ancrer le lecteur dans des réalités sordides, habituellement cachées, surtout corporelles, et à la première personne. Le pronom personnel tonique, placé par Démar en capitales11, signale et réalise cette rupture impudique, recherchant le scandale par le partage d’une expérience sensorielle. Démar, dans cet extrait, répond justement à la Femme libre et à sa promotion de la publicité (entendu : de la publicisation des relations sexuelles), débat lancé par la recension de la brochure de James Lawrence, Les Enfans de Dieu ou la Religion de Jésus. Paradoxe : c’est justement parce qu’elle refuse la publicité des relations (maritales comme adultérines) que Démar exhibe les souffrances d’un corps déçu par l’amour, préférant, pour vivre libre, aimer cachée. L’écriture du corps atteint chez elle un paroxysme revendiqué :
Eh bien ! les termes ainsi posés, je dis que nous devons écouter avec respect et recueillement, sans possibilité de jugement ou de blâme, toute parole d’émancipation qui retentira, si étrange, si inouïe, je dirai même si révoltante qu’elle soit. – Je vais plus avant, – je soutiens que la parole de la FEMME RÉDEMPTEUR SERA UNE PAROLE SOUVERAINEMENT RÉVOLTANTE, car elle sera la plus large, et conséquemment la plus satisfaisante à toute nature, à toute volonté. (Démar, 1834, p. 28)
15Le corps souffrant, qui se dit par l’expression autobiographique du plus haut degré, est assumé comme un corps politico-religieux – la femme rédempteur est la Mère Messie, recherchée par le Père Enfantin pour former l’être social. L’expression des souffrances féminines tente de les désigner comme un scandale, en vue d’une réforme sociale : à ce titre, les souffrances féminines sont injustes en elles-mêmes et parce qu’elles constituent des obstacles à la réforme sociale.
(Em)brouille pronominale : du corps souffrant au corps politique
16Le corps individuel porte les maux du corps social. L’allégorie est ancienne, mais elle est réinvestie par le saint-simonisme. Nourris par la philosophie fouriériste, Enfantin, assisté de Barrault, ont proclamé l’égalité de l’homme et de la femme, pour former « l’Être social » (Conti Odorisio, 2004). La réforme de la société incombe, pour les mœurs, aux femmes, qui s’emparent de cette responsabilité nouvelle. L’apostolat est une réforme sociale : il appelle à faire du corps des femmes le modèle d’un nouveau corps politique et ce, à plusieurs niveaux. Il s’agit d’abord de hâter l’organisation sociale nouvelle, pensée par le saint-simonisme dans le sillage de l’organicisme romantique (Judith Schlanger, 1971), qui se traduit par une pensée du réseau très novatrice (Pierre Musso, 2003). Les Saint-Simoniennes n’ont pas bénéficié de la formation scolaire qui leur aurait permis de participer à ces travaux12, mais elles partagent ce mode de pensée organiciste très romantique. Leur propre organisation est inspirée par le modèle de l’association de Fourier :
Femmes, sentez-le bien, c’est par l’association que nous pourrons parvenir à ce but ; réunissons-nous donc, laissons de côté toutes ces petites rivalités qui trop souvent nous divisent, ne formons qu’un seul corps dont chaque membre agira suivant les idées qui lui sont propres ; en rapportant tout à un centre unitaire. Sans doute nous n’en sommes pas encore arrivés au moment si désiré de tous où nous formerons un corps harmonique, agissant sous l’impulsion de chefs à qui nous obéirons avec bonheur car leur autorité sera toute à l’amour. (Marie-Reine, s.d., p. 199)
17La métaphore du corps est ancienne pour penser les institutions ; elle est remotivée par la pensée fouriériste de l’amour et cette pensée nouvelle de l’association. Elle laisse cependant craindre le désordre, en supposant une liberté comprise comme une licence (sexuelle) – ce qui explique pourquoi les Saint-Simoniennes, quand elles demandent le divorce, voire l’abolition du mariage, rappellent fréquemment leurs devoirs comme leur moralité. La crainte de la licence s’écrit par l’horreur du « pêle-mêle », métaphore récurrente des désordres sexuels – dont elles se gardent : l’association des corps ne peut signifier leur rapprochement physique. La métaphore trouve ici une limite, et leur courage, un obstacle.
18L’assimilation entre corps individuel et corps social se traduit dans les textes par des glissements dans les désignations, notamment pronominales, favorisés par la philosophie saint-simonienne du langage. Si elles sont peu éduquées (ce sont des prolétaires), les rédactrices de la Femme libre ne sont pas, à mon avis, coupables d’une compréhension trop littérale des métaphores, ou de reprise stéréotypée des clichés, comme le suppose Christine Planté dans sa thèse Les Saint-Simoniennes ou la quête d’une identité impossible à travers l’écriture à la première personne (1983). C’est tout le contraire : leur foi les amène à saisir la tension ontologique constitutive, pour Paul Ricœur, de la métaphore, tension ontologique qui se traduit en une tension linguistique : la métaphore fait advenir ce qu’elle désigne. Cette tension est celle de la parole christique, avec laquelle renoue le saint-simonisme. Comme Jésus déclarant « Le royaume de Dieu est parmi nous » sous domination romaine, le saint-simonisme affirme une égalité non réalisée. Les Saint-Simoniennes prennent donc au sérieux ce à quoi les Saint-Simoniens, au premier rang desquels Prosper Enfantin, n’ont peut-être pas porté la même foi. Le Père (Prosper Enfantin) cherche la Mère, qui prendra la tête de la Famille – ce qui explique que les adeptes s’appellent « sœurs », inventant une sororité dont cette origine possible est oubliée. Cette recherche déçue de la « Mère », avec article défini et majuscule, fonde la féminité saint-simonienne comme une essence13. Les articles sont marqués par une instabilité constante entre l’article défini singulier, avec ou sans capitales, et le pluriel, plus concret. Cette instabilité montre la tension ontologique caractéristique des Saint-Simoniennes, qui attendent l’avènement de la Femme Messie. De la même manière, la parole est souvent déstabilisée, non seulement par la polyphonie inévitable pour un journal aux multiples rédactrices, mais par le passage de la première personne, au singulier comme au pluriel, à la troisième personne, singulière ou plurielle, jusqu’au sein d’un même texte. Christine Planté le note à propos de Claire Démar : « à trop parler de LA femme (qu’elle soit chrétienne, romantique, ou saint-simonienne) on finit par en oublier la réalité des femmes » (1983, p. 153). La non-distinction théorique entre nature et culture, entre idée, essence et matérialité, heurte de plein fouet le projet de montrer les souffrances des femmes (pour y mettre fin), dans un langage qui peine à les dire.
19Cette (em-)brouille pronominale rend visibles les tâtonnements d’une pensée collective, dans un temps qui invente le féminisme – le constructivisme, distinguant genre et sexe, attendra Madeleine Pelletier pour une première formulation, Simone de Beauvoir pour sa systématisation et sa médiatisation. La place, instable voire impossible, des locutrices dans l’exposé de ces souffrances s’en ressent. La première tâche des rédactrices est de lancer un « Appel aux femmes » dès leur premier numéro, formule toujours reprise ensuite, pour constituer la classe des femmes, sur le modèle de la classe des prolétaires, en en cherchant les spécificités – dans les faits, les souffrances communes et le rôle futur. Comme le note Christine Planté, à propos de Claire Démar, « elle est amenée à passer du JE au NOUS, dans un mouvement ambigu qui fait du sujet le porte-parole de la collectivité, mais aussi généralise à l’ensemble des femmes sa propre expérience. » (p. 138). Cette place, impossible dans la société du XIXe siècle, se traduit par des textes au statut précaire, qui mettent leurs rédactrices, littéralement, en péril.
Corps du texte : incarner l’émancipation des femmes et la souffrance de la parole
20L’engagement saint-simonien est existentiel et religieux : il se manifeste, pour les hommes, par la cérémonie de prise d’habit, et pour toutes et tous les adeptes par des cérémonies de conversion à la mise en scène soignée. La déclaration de la foi saint-simonienne précède parfois un changement de vie radical ; cet engagement existentiel explique l’identification totale des Saint-Simoniennes à leurs écrits, que note Christine Planté : « l’écrit est perçu comme identique à la parole, et la parole comme équivalent du corps » (1983, p. 148). Cette identification est à remettre dans le contexte de la première démocratisation de la presse, qui rend possible la publication de La Femme libre. L’invention de nouveaux formats, de la construction d’un journal au genre des articles, est progressive et collective ; elle reste encore largement influencée par la parole – celle de la causerie, par exemple quand Delphine de Girardin invente la chronique (Marie-Ève Thérenty, 2019), souvent celle de la tribune (voire de la chaire), notamment dans les journaux politiques. Cette oralité des textes semble renforcée, comme le remarque Christine Planté, dans les textes des Saint-Simoniennes : l’oralité vise la retranscription mimétique (notamment par la typographie) des discours tenus, ou signale des textes qui voudraient accéder à la tribune. La prise de parole est mise en scène par des soulignements constants de cette oralité, réelle ou métaphorique, même sous la plume des lectrices, pour commenter jusqu’à l’existence du journal :
J’avoue avec franchise que j’ai éprouvé une joie vive en voyant votre parole indépendante et fière s’élever grave et majestueuse au milieu du silence de toutes les femmes, au milieu de l’étonnement général. (L.B., s.d., p. 177-178)
21Cette identification à des oratrices est constante et revendiquée par les rédactrices, qui font de leur texte un prolongement d’elles-mêmes. Dès le premier numéro apparaît une mention de la voix :
Ayant senti profondément l’esclavage et la nullité qui pèsent sur notre sexe. Nous élevons la voix pour appeler les femmes à venir avec nous, réclamer la place que nous devons occuper dans le temps, dans l’état, et dans la famille. (Marie-Reine, 1833a, p. 6-7)
22Nulle revendication (encore, mais elle viendra) du suffrage ici ; l’appel se dit d’abord par ces modalités vocaliques. L’appel, répété de numéro en numéro, intègre la peur et ses inflexions sur le timbre :
C’est aux femmes, c’est aux jeunes filles d’élever leur timide voix et de dire ce qu’elles ont souffert, ce qu’elles souffrent dans l’atmosphère épaisse qui étouffe leur intelligence, et de demander ce qu’elles pouvaient espérer de lumière. (Pienot, 1833, p. 15)
23La rareté de la voix des jeunes filles est convoquée pour dire ce qui est indicible, soit par pudeur traditionnelle (comme le suppose Angeline Pienot), soit par défaut de conceptualisation – comment dénoncer ce qui n’est pas nommé ? C’est ce que tente de faire Claire Démar, dans Ma loi d’avenir, en répondant à un article de La Femme libre :
Vous avez déserté la chaire de l’apostolat pour la tribune de la discussion, votre parole dogmatique ne dit plus seulement les besoins, les souffrances de la femme, ne lui pose plus avec autorité les limites d’une certaine loi d’avenir ; mais appelle toute femme à révéler tout besoin, toute souffrance, à formuler elle-même sa loi d’avenir.
Et vous avez fait sagement.
Car aujourd’hui, toute parole de femme doit être dite et sera dite pour l’affranchissement de la femme, car aujourd’hui, qu’une voix de femme énergique, puissante, au long retentissement, ou tremblante, indécise, ou inarticulée amie ou ennemie discordante et heurtée comme les mille bruits confus, les cliquetis funèbres qui jaillissent du choc des sociétés qui croulent en ruine, des civilisations que l’on démolit, ou suave et harmonieuse comme l’hymne des fêtes de l’avenir. – Toute voix de femme sera entendue et écoutée. (Démar, 1834, p. 23)
24Cette « voix de femme énergique » pourrait être celle, attendue, de la Femme Messie ; elle est aussi assez clairement identifiée, par le mode assertif, les jeux typographiques et l’énergie toute particulière du style de la brochure, comme celle de Démar14. Chez cette dernière, l’identification du corps de la rédactrice et du corps du texte, selon l’idée que « dévoiler, c’est se dévoiler » (Planté, 1983, p. 148), est poussée à son paroxysme :
Et moi, femme, je parlerai, qui ne sais pas tenir ma pensée captive et silencieuse au fond de mon cœur, qui ne sais pas voiler ses formes mâles, rudes et hardies, mettre à la vérité une robe de gaze, arrêter au bord des lèvres une parole franche, libre, audacieuse, une parole nue, vraie, acerbe, poignante, pour la clarifier au filtre des convenances du vieux monde, la passer au crible mystique de la pruderie chrétienne.
Je parlerai, moi, qui déjà seule, sans le soutien, sans l’encouragement, sans l’acclamation d’aucune femme, en ai déjà appelé au peuple. – N’importe ce que soit devenu mon appel. (Démar, 1834, p. 24)15
25La suite tient ces promesses. En plus des nombreuses caractérisations de la parole (pourtant écrite), le texte lie les caractéristiques morales et le style de sa rédactrice, en supposant une souffrance, un choc, suscités par la lecture. C’est par le corps que Démar exprime sa force rhétorique et morale (rendue monstrueuse par ses « formes mâles »), déjà parce qu’il s’agit de dire les souffrances corporelles, notamment sexuelles. Contrairement aux rédactrices de La Femme libre, Démar ne valorise pas le sacrifice : la place centrale donnée au corps transforme la « souffrance en sacrifice fécond » (p. 24).
Savoirs du corps
26Les souffrances du corps ont en effet leur fécondité : elles ouvrent la possibilité, peu explorée, d’un privilège épistémique de la souffrance, qui doit impliquer la participation des femmes à la vie politique :
Reléguée dans le foyer domestique, la femme prolétaire sait plus que l’homme à quoi s’en tenir sur le chacun chez soi et la souveraineté du peuple ; les illusions politiques de liberté lui font plus cruellement sentir les serres de la gêne ou de la pauvreté dans l’intérieur de la famille. C’est là que s’est réfugié l’antique esclavage ! c’est là que le mariage est une lourde chaîne et la maternité un surcroît à ses soucis et à ses peines ! (Jeanne-Désirée, 1832, p. 36-37)
27Ce surcroît de savoir politique implique aussi une spécialisation, qui soutient le positionnement complémentariste des Saint-Simoniennes. Ce complémentarisme est d’abord justifié par leur statut de mères 16 :
En effet, moi, mère de quatre enfans qui sont ma chair et ma vie, ne suis-je pas bien intéressée à connaître et émettre les principes sur lesquels sera basé leur avenir social et individuel ? (Christine Sophie, s.d., p. 45)
28L’intérêt, présenté régulièrement comme naturel17, des mères pour leurs enfants pose la question de la représentativité électorale des femmes18. Le prolongement de la mère par les enfants, avec valorisation du lien biologique, se renforce par la lecture et le commentaire (polémique) de la brochure de James Lawrence, qui ouvre l’hypothèse matrilinéaire. La maternité biologique est revendiquée comme une maternité sociale, élargie à l’ensemble de la société, dont les Saint-Simoniennes veulent se faire les instructrices. Néanmoins, les douleurs en sont inhérentes, du moins au présent :
Ah ! Messieurs, il serait presque impossible de vous révéler toute cette vie intime de douleurs ; elle se sent, mais peut à peine se décrire, et d’ailleurs ce n’est qu’une faible partie des douleurs des femmes, que celle qui se rattache à la question que vous traitez ; je ne veux pas soulever le voile qui couvre toutes ces douleurs, je n’en aurai pas la force, mais le temps marche, et bientôt l’heure sonnera où toutes ces douleurs seront dévoilées, afin qu’on puisse y porter remède. (Marie-Reine, 1833c, p. 12)
29L’annonce d’un dévoilement des douleurs congrue avec le messianisme permanent (et non daté) du saint-simonisme : le journal a en effet pour but de trouver et de réaliser la femme nouvelle, dont on ne sait pas s’il s’agit de la Femme-Messie du saint-simonisme, ou d’une nouvelle nature féminine, qu’elles espèrent voir advenir.
Le corps de la Femme nouvelle
30Tout l’apostolat de La Femme libre tend vers une réforme sociale totale, dans laquelle les femmes endossent la responsabilité de la rénovation des mœurs – aux hommes l’économie et la politique. Si cette répartition des tâches entérine le complémentarisme essentialiste que refusera le féminisme constructiviste, comme il tentera d’abolir la théorie des deux sphères (Fraisse, 2000), elle donne aux femmes (qui s’en emparent, au-delà des attentes d’Enfantin) une tâche immense, vu l’immensité des souffrances des femmes. Cette douleur est en fait, dans la perspective saint-simonienne, historiquement située :
Oh ! oui, espérons, l’avenir sera grand et beau, nous en avons la foi, le temps de la douleur et de l’abnégation va bientôt finir ; le règne du bonheur et du plaisir va lui succéder. Mais pour cela il faut travailler à hâter cet avenir, et tout en gémissant sur les douleurs que les événemens de Lyon ont dû causer, je m’en réjouis comme de la protestation la plus éclatante qui ait encore été faite contre votre fausse organisation ; le peuple en se levant dans le seul but de demander une amélioration à son sort, mais se relevant avec calme et dignité, a fait penser qu’il était temps d’apporter un changement à son sort. (Marie-Reine, 1834b, p. 167)
31S’il faut « travailler à hâter [l’]avenir », ce travail est (c’est le premier sous-titre du journal) un Apostolat, et un sacerdoce :
La femme, devenue mère, exercera à son tour une espèce de sacerdoce ; et c’est à son bon cœur et à son intelligence cultivée, que la patrie confiera les premières années d’une existence, pour en réclamer plus tard tous les instans [sic]. – La nature imposa une noble tâche à cet être que, jusqu’à présent, l’homme fut libre de transformer à son gré en compagne, servante, ou victime (Miguet, décembre 1833, p. 85)
32Le sacerdoce désigne autant la tâche de la femme future que les devoirs actuels. Ceux des apôtres des femmes sont redoublés : elles n’échappent pas à leur sort, et elles y ajoutent l’apostolat, qui peut confiner au martyre. Ce n’est pourtant pas par complaisance qu’elles écrivent et se livrent :
Car ce n’est pas pour le vain plaisir de nous raconter des histoires, que les femmes écrivent ; c’est presque toujours pour porter la main sur une de ces plaies de notre ordre social ; c’est pour nous révéler quelques-unes de ces douleurs intimes qui déchirent l’âme. (Marie-Reine, 1834a, p. 94)
33La connaissance de soi, dans laquelle on peut reconnaître une esquisse de ce qui sera la conscientisation favorisée par les cercles de parole dans les années 1970, est une connaissance des autres pour les autres, rattachée à une vocation existentielle, mêlant littérature, religion et politique. La foi des Saint-Simoniennes les fait écrire dans le tremblement d’une utopie qui s’annonce et que certaines cherchent, déjà, à vivre. Les douleurs, accentuées par l’apostolat, ont une fonction collective et temporelle, en inscrivant leurs histoires dans l’histoire. Le corps qui endure les souffrances est, sera, en tout cas prépare le corps en gloire de la femme nouvelle, dont elles ne peuvent qu’esquisser les contours : « Encore des douleurs, des luttes à soutenir, mais ensuite, l’avenir beau, radieux s’élevera, et tous seront heureux » (Marie-Reine, 1833d, p. 36). Comme le suppose Christine Planté (1983), pour les Saint-Simoniennes, « [l]’ultime vérité du corps serait peut-être la souffrance » (p. 149). En attendant cet horizon qui se dérobe, elles réalisent la formule de l’Évangile, en faisant advenir le temps où le verbe se fait chair – et corps du texte.