Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Témoigner de la souffrance de soi et des autres
Fabula-LhT n° 31
Corps souffrant, corps politique
Lou-Andréa Piana

Guerre, goutte et géhenne : les maux du Passe-temps de François Le Poulchre de La Motte-Messemé

War, Gout and Torture : Woes in François Le Poulchre de La Motte-Messemé’s Passe-temps

1Souffrant de la goutte, François Le Poulchre de La Motte-Messemé, un filleul de François Ier et de Marguerite de Navarre, écrivit, loin de la cour, son Passe-temps, publié en 1595, puis réédité et augmenté d’un second livre inachevé et posthume en 15971. Archer dès l’âge de douze ans, il fut soldat puis capitaine durant les guerres civiles qui agitèrent la seconde moitié du xvie siècle : une expérience relatée dans ce récit, comme dans sa première œuvre en vers, Les Sept Livres des Honnestes Loisirs, qui parut en 1587. Dans Le Passe-temps, une œuvre bigarrée2 proche du prosimètre, du recueil de nouvelles, des essais et des mémoires, Le Poulchre mêle souvenirs personnels et exemples antiques, considérations morales et anecdotes. Divers événements, accumulés en une esthétique de la varietas, se trouvent reliés afin de proposer une leçon morale, mais aussi « politique ». De fait, François Le Poulchre, catholique modéré et proche du parti des « politiques3 », adopte fréquemment à travers son écriture un rôle de conseiller, qu’il sait illusoire. Malgré la volonté de divertissement que le « passe-temps » laisserait entendre, son œuvre multiplie les visions de corps souffrants : celui de l’auteur lui-même, ceux des victimes des guerres civiles ou ceux des condamnés à des exécutions qu’il juge trop cruelles. La représentation du corps souffrant de l’auteur participe en outre d’une posture littéraire, en écho à la gravelle dont souffrait Montaigne. Ce serait en revenant des bains de Plombières (où séjourna l’auteur des Essais) que le projet de son œuvre serait né, comme il le précise dans la préface de l’édition de 15954. Cette situation entre aussi en résonance avec le prologue de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre5. Ces deux modèles témoignent d’une « bigarrure » littéraire qui semble particulièrement liée aux images de la souffrance.

Visions de corps souffrants parmi les troubles politiques de la fin du XVIe siècle

2La variété qui caractérise l’écriture en « ondoyment » de Le Poulchre (2008, p. 187) offre, par le plaisir de la variation, une tentative de divertissement, de « passe-temps » en une période troublée, mais aussi un moyen d’exprimer le désordre du temps, de souligner la souffrance commune par la multiplicité des récits et des expériences. Le Passe-temps propose, brièvement, quelques images de la guerre centrées sur le motif du sang, qu’il s’agisse de la « tant sanglante et debatue bataille de Dreux » (p. 64) ou de l’exemple d’« un homme de bien, […] servant utilement à son pays, dans le sang jusques aux genoux, et ayant de l’eau et du pain bis pour ses delices » (p. 97). La condamnation des guerres de religion, mise en relief par un recours aux vers, présente de même une généralisation des lieux ensanglantés, la mention de la « cruauté » amenant étymologiquement celle du « sang » :

[…] soubs le pretexte de Religion, nous n’avons pardonné à aucune espece de meffait qui soit au monde, la rendant ministre de nos impietez.
L’on a dessous les pieds saboulé la justice,
Au mespris de ses lois fait tant de malefice,
Fait tant de cruauté qu’il n’a resté que peu
De lieux qui n’ait passé au sac, au sang, au feu […] (p. 84).

3L’évocation des guerres civiles, survenant tout au long du Passe-temps, témoigne de cette omniprésence du sang et de la souffrance : il ne reste « que peu / De lieux » dans le texte même « qui n’ait passé au sac, au sang, au feu ». La souffrance et la cruauté acquièrent alors une dimension collective et ces vers expriment un blâme dans lequel l’auteur s’inclut6. « Ceste malheureuse guerre nourrie aux entrailles de nostre France, nous a tant fait voir de tels desordres, que les vestiges de ceux qui irreligieusement y ont mis leurs mains y paroissant assez, je m’en tairé […] » (p. 84-85), écrit ensuite Le Poulchre, revenant à la prose. Le corps souffrant est aussi le corps politique de la France, l’image topique des « entrailles » paraissant remotivée ici. Le rappel, plus tôt dans le texte, de la fable des membres et du corps, dont « Menenius Agrippa […] se servit fort à propos » (p. 71), prépare d’ailleurs la métaphore du corps politique.

4Aux maux de la guerre s’ajoutent ceux de la « géhenne ». Dans cette œuvre posthume, les corps souffrants sont bien souvent des corps agonisants, dont ceux des suppliciés. L’humaniste auteur, qui « n’ayme point à [s]e trouver aux executions » (p. 209) et ne « veu[t] pas applaudir » (p. 206) ces spectacles sordides, s’insurge contre la violence des châtiments7 qu’il énumère :

Tirez à quatre chevaux vostre criminel, tenaillez le, coupez luy une main, rompez le sur une roue, tout cela ne luy sert de rien pour son amandement, et ce pendant vous qui vous dites Chrestien, vous perdez possible son Ame par la rage et le desespoir du mal que vous luy faictes soufrir, là où vous devriés tendre à la luy envoyer nette devant celuy qui le rejugera et vous avec.
Si c’est pour donner terreur et exemple à ceux qui assistent à l’execution, l’on voit par ce qui en arrive tous les jours le peu de prouffit que l’on en tire. (p. 208)

5La leçon morale s’accompagne de considérations pratiques qui s’appuient sur un appel à l’expérience, élément essentiel de l’écriture de Le Poulchre : il renvoie ici à ce que « l’on voit […] tous les jours », incluant ses lecteurs dans une expérience commune ; de même, tout au long de son œuvre, il témoigne de ce qu’il a vu. Le registre épidictique, prenant directement à partie les ordonnateurs des exécutions (« vous qui vous dites Chrestien »), relie le thème des châtiments à celui des guerres civiles. L’évocation de celles-ci – aussitôt après que Le Poulchre a annoncé sa volonté de « [s]’en tair[e] » – est suivie d’une généralisation sur la culpabilité reposant sur les images de la « gehenne » et de l’exécution :

Je ne veux donc pas rien reprocher à gens plus dignes de pitié que de punition autre que le souvenir de leurs meffets.
Le vice a cela qu’il n’est pas si tost né, qu’il n’ait son juge, ses tesmoins son bourreau et son gibet à sa suitte.
Sa gehenne luy est presentée autant de fois et de jour et de nuit qu’il se resouvient de son peché. (p. 85)

6Spectateur réticent des exécutions ou témoin direct des guerres civiles auxquelles il a participé, Le Poulchre souffre lui aussi : « pour moy je ne sçaurois supporter de telz assaultz sans en faire demonstration, quand la violence de ma goutte me tient, où faire de beaux veux, prier Dieu, et me soulagent me semble8 » (p. 173). Cette description ne participe pas seulement d’une image d’écrivain souffrant en écho à Montaigne : la goutte lui permet de joindre son expérience personnelle à la douleur collective. Il rapporte la fable de la Goutte et de l’Araignée9 (p. 173-174) qui présente la première comme une caractéristique nobiliaire, ce qu’il nuance en précisant que le mal est plus répandu :

Je ne suis des grans, j’en recognois aussi de moindres que moy qui en sont travaillez, mais tant y a que ceste cruelle beste que je tiens animée par l’experience que j’en ay, me vient visiter deux ou trois fois l’an, si serré, qu’alors que mes grandes douleurs me tiennent, je pardonnerois ma mort à qui me l’avanceroit aussi librement que je suis aise d’estre resté en vie quand leur violence a passé, quoy qu’elle me laisse bras et jambes si debiles, que leurs fonctions sont si foibles, que je suis contraint de garder le logis en ce temps si calamiteux de guerres qu’il n’y a homme de bien qui ne se doive sacrifier soy-mesme volontairement à la fortune pour le salut commun de son pais. (p. 174)

7Une fois encore, le texte repose sur l’« experience », l’autorité qui permet à Le Poulchre d’écrire. Son corps souffrant, décrit avec précision ici, le tient à l’écart des troubles qui, en 1597, perdurent. Paradoxalement, le souvenir des guerres civiles qu’il abhorre est alors un moyen de retrouver le corps vaillant de sa jeunesse.

8Pour autant, s’il ne peut jouer directement un rôle politique, l’écriture lui permet d’estomper la distance et de se présenter en conseiller du roi, conseiller « politique », y compris selon le sens que recouvrait ce terme lors des guerres civiles.

Le Poulchre, conseiller « politique » face à la souffrance

9Bien qu’il ait combattu aux côtés du futur Henri III (auquel il a dédié ses Honnestes Loisirs), Le Poulchre fut un proche de François d’Anjou et des « politiques ». Son texte témoigne de son désaveu de la guerre civile et, semble-t-il, manifeste sa volonté de dépasser les dissensions religieuses. Il s’enthousiasme des hauts faits guerriers, y compris ceux des huguenots dont il loue la valeur : l’amiral de Coligny est « un des bons Capitaines que nous ayons veu en noz jours » (p. 124) et Condé est un « Prince autant valeureux qu’il se peult » (p. 64), « un des plus valeureux Prince qu[’il ait] jamais cogneu […] » (p. 124). Malgré sa défaite, la charge de Condé à Jarnac paraît à Le Poulchre être un modèle militaire :

Quand ce genereux Prince de Condé qui feist une charge à la bataille de Jarnac où il meist en route mil ou douze cent chevaux de nostre avantgarde : estoit il en hots ? non de certain, non plus que ceux que j’ay veu emporter la victoire à Moncontour qui combattoient en foulle. (p. 149)

10L’expérience de l’auteur lui permet de conseiller le roi au sujet des stratégies militaires à suivre, des armes à utiliser, à travers des souvenirs qui, dans le même temps, sont l’occasion d’exprimer une pessimiste vision du passage du temps et du déclin du corps. L’éloge des valeureuses victimes des guerres civiles, Condé et Coligny, reposant certes sur une éthique nobiliaire, reflète le discours « politique » de Le Poulchre. Sans directement exprimer d’opinion sur l’assassinat de Condé après sa reddition à Jarnac, il rapporte sa mort selon le point de vue de l’armée protestante et principalement de Coligny :

Après la bataille de Jarnac, l’Admiral de Chastillon, voyant les siens estonnez du bateau pour la perte d’icelle et principalement d’un Prince duquel outre la valeur qu’il avoit, le nom pour la dignité du sang dont il estoit, servoit d’abry et de couverture à sa suitte […] courut incontinent par les Villes proches de là qui tenoient son party pour les asseurer […]. (p. 228)

11Les variations de l’écriture établissent des effets de contraste entre le dit et le non-dit : Le Poulchre décrit l’aubépine fleurissant au cimetière des Innocents le lendemain de la Saint-Barthélemy, mais pas la nuit elle-même. Cependant, il réfute le « miracle » et dénonce, au détour d’une phrase, le « massacre » perpétré :

L’espine […] dans le cymetiere de S. Innocent à Paris le lendemain du massacre de la S. Barthelemy, servit bien aux entremetteurs d’iceluy à faire croire au peuple, qu’il avoit esté bien aggreable à Dieu, par ce tesmoignage visible, mais si espineux à ceux qui avoyent bon nez qu’ils en sentirent incontinent la pointe pour juger sainement des circonstances du miracle advenu. (p. 198)

12Plus explicitement, lorsqu’il évoque la création par Henri III de l’Ordre du Saint-Esprit, il fustige l’ingratitude des puissants à travers l’exemple de l’« homme de bien […] dans le sang jusques aux genoux » et qui « se voit payé d’un Ingratitude, ce pendant qu’un nouveau venu reçoit sa recompense et triomphe indignement de sa Fortune » (p. 97). Il songe peut-être ici à un cas précis, mais l’anonymat du personnage lui permet de généraliser la situation.

13Face à la souffrance, Le Poulchre ne s’indigne pas seulement. Il propose une leçon politique et morale à suivre, valable présentement pour Henri IV, mais aussi universellement : le refus de la violence.

[…] Alexandre le grand, quand il eut fait gehenner, et puis executer à mort Philotas qui estoit l’un de ses mignons, il envoya diligemment tuer Parmenion son père qui commandoit à une armée pour son service en Medie premier qu’il en fust adverty.
Si de cest exemple et autres qui l’ont ensuyvy, l’on peut tirer une consequence et loy d’en faire de mesme, soit, mais l’experience qui aux choses humaines est un suffisant maistre d’escolle, m’ayant appris par veue de ma cognoissance que pour en avoir ainsi faict, l’on n’en a pas amendé sa condition, je conseilleray tousjours le chef d’un estat, de tenter tous autres moyens, premier que se servir de ce remede là.
Qui combien qu’il semblast juste en l’Assassinat de Cesar, si est-ce que sa mort apporta par mille cruautez, plus de dommage à sa ville ; que n’eust sceu y faire de desordre, l’empietement indeu de sa seigneurie par luy. (p. 83)

14Les deux contre-exempla antiques, l’attitude d’Alexandre le Grand et l’assassinat de Jules César, participent de cette universalisation du propos et de la généralisation de la guerre civile. Ils reflètent aussi la difficulté du jugement qui rend nécessaire la clairvoyance, une mauvaise leçon risquant d’être déduite : « Si de cest exemple et autres qui l’ont ensuyvy, l’on peut tirer une consequence […] » ; « combien qu’il semblast juste […] ». Entre les deux exemples, l’auteur se place en conseiller constant – « je conseilleray tousjours » – et lucide – « m’ayant appris par veue de ma cognoissance ». Il peut appliquer les leçons de l’« experience ». Comme son texte bigarré relie le présent et l’Antiquité, l’expérience autorise une convergence entre le particulier, dont témoigne la récurrence de la première personne du singulier, et le général : « choses humaines […] », « le chef d’un estat ». La varietas thématique et formelle de l’œuvre confère de l’autorité à sa leçon, mais c’est ici l’expérience vécue qui prévaut sur l’expérience historique ou livresque.

15Une fois encore, aux corps souffrants lors des guerres s’ajoutent les corps suppliciés, à travers l’exemple de Philotas « gehenn[é] ». Lorsqu’il décrit les tortures précédant les exécutions, Le Poulchre propose la vision idéale d’une « republique bien ordonnée » où elles seraient inutiles :

Or comme je n’ayme point à me trouver aux executions que l’on faict : autant me deplaist-il quasi d’en parler, et voudrois que l’on n’eust jamais besoin d’en faire, ce qui arriveroit ès republiques bien ordonnées si l’on craignoit le jugement de Dieu que l’on suivist le chemin de
La Vertu […]. (p. 209)

16Le retour à la ligne au cours d’une même phrase – effet fréquent qui peut apparaître comme une trace des ambitions poétiques de l’auteur10 – permet de mettre en évidence la « Vertu ». Le Poulchre, se présentant une fois encore en conseiller politique, propose une autre manière d’envisager les exécutions :

Celuy qui fait la loy pour punir, doit avoir esgard à l’humaine possibilité des hommes, s’il en veut chastier peu avec exemple prouffitable, et non pas beaucoup, sans utilité quelconque.
Je voudrois que l’on feist mille outrage au Cadaver selon l’enormité du meffet, mais tandis qu’il est animé luy oster la vie que tout simplement, cela sent son Chrestien à gros grain, à pleine la bouche : toutesfois puisqu’il se faict, ne plus ne moins que je n’y veux pas applaudir, aussi n’en escry-je pas mon avis pour esperance qu’il y soit suivy. (p. 206)

17L’usage insistant de métaphores lexicalisées et familières – « à gros grain, à pleine la bouche » – traduit dans le texte la simplicité souhaitée de l’exécution. Dans le même temps une réflexion sur l’écriture est ainsi mise en place : ce passage relativise les précédentes images de Le Poulchre en conseiller ; celui-ci donne son avis en précisant cette fois qu’il n’a pas espoir d’être écouté11. Certes, il ne s’est jamais attendu à ce que ses conseils soient suivis. Mais sa désillusion paraît s’accroître12. La réflexion sur l’écriture amène un nouveau rapprochement entre les sujets abordés : il lui « deplaist […] quasi d[e] parler » des exécutions (p. 209) comme il souhaite se « tair[e] » après avoir décrit les guerres civiles (p. 85). Ainsi, Le Poulchre ne cesse d’évoquer ce dont il ne veut pourtant pas parler : la souffrance présentée comme thème omniprésent et involontaire du Passe-temps.

« Nous n’avons icy que du mal tout pur » (p. 167) : continuité des infortunes humaines

18Le désordre apparent et revendiqué de l’œuvre, ainsi que l’accumulation des anecdotes permettent de lier guerre, goutte et géhenne, ou plutôt c’est la représentation des corps souffrants qui confère au texte « bigarré » son unité13. La noyade accidentelle d’un ami, « [u]n gentilhomme [s]on voysin nommé le sieur d’Orsonville », tombé dans l’étang de la demeure de Le Poulchre (p. 217-219), est comparée à une autre noyade survenue lors des guerres civiles14 (p. 220-221). L’eau, cruelle dans ces deux cas, apporte pourtant à l’auteur un réconfort à sa douleur : « Mais après avoir tant donné de maledictions à cet Element, si faut il que je le remercie de l’alegement qu’il me donne en mes douleurs de goutte […] » (p. 220). L’ambivalence de l’eau, causant et remédiant à la souffrance, accompagne la tension entre la douleur de la goutte et celle de la guerre, à la fois liées par leur résultat et opposées par son expérience.

19De même, le thème des châtiments actuels, par un détour vers l’Antiquité et le taureau de Phalaris15, amène Le Poulchre à considérer que les « inventeurs des supplices y so[nt] eux mesmes puniz » (p. 208). Il évoque de nouveau les guerres civiles en mentionnant un groupe de Ligueurs, la « compagnie des Seize16 » :

Perillus qui avoit esté inventeur de ce taureau où l’on faisoit griller les patiens, en en demandant salaire à Phalaris, le receut condigne à son merite : car il le feist mourir dedans […]. Enguerrant de Marigny qui avoit faict faire le gibet de Paris y fut luy mesme pendu quoy que l’histoire raporte que ce fut injustement, et il n’y a que trois jours que l’executeur des passions de ceste magistrale Tyranique compagnie des seze a perdu justement la vie par un mesme cordeau qu’il avoit accoustumé de l’oster à ceux que l’on luy mettoit en main. (p. 208-209)

20La digression antique revient progressivement au présent avec l’exemple intermédiaire d’Enguerrand de Marigny qui, par la nuance « quoy que l’histoire raporte que ce fut injustement », s’inscrit moins que les autres exemples dans la démonstration et s’oppose aux jugements portés sur les autres cas : « condigne » et « justement ». Le contexte des guerres civiles influence une fois de plus l’écriture elle-même, par la proximité du déictique temporel « il n’y a que trois jours », déjà présent lors d’une précédente évocation des Seize qui succédait aussi à une référence à Phalaris :

[…] quelle difference y trouverrons nous de ce Consul [Junius Brutus qui fit exécuter ses fils], à un Phalaris Tyran Agrigentin, à un Denis de Syracuse ? ou à celuy qui s’estant logé il n’y a que trois jours dans la meilleure place de nostre Ville capitale, mettoit la main sur les premiers hommes et les plus gens de bien d’icelle, tantost pour les emprisonner, tantost pour les faire mourir. (p. 179)

21La répétition de certains exemples parmi la variété des anecdotes accentue leur comparaison ; les guerres civiles du xvie siècle trouvent un écho dans les guerres et souffrances de l’Antiquité17. Conteur, Le Poulchre ne rapporte pas que des « nouvelles » ; il mêle incessamment présent et passé18. Des expressions sont elles aussi répétées, liant les diverses temporalités réunies dans Le Passe-temps. Le « sac, le sang et le feu » qui ravagent la France des guerres civiles (p. 84) constituent le spectacle auquel assiste « Stilpon le Megarien […] voyant le sac et le feu dans sa ville […] » (p. 213).

22Alors que Le Poulchre, à la manière de Montaigne, revendique le désordre de son écriture19, la représentation politique des corps souffrants témoigne de la construction sous-jacente de son texte. Le second livre du Passe-temps débute par l’énumération de cas de suicides antiques (p. 167-172) et fait écho au poème final du premier livre, intitulé « Qu’il n’y a que les meschans qui doyvent craindre la mort, comme à eux seuls aussi estant nuisible ». Cette continuité entre les deux livres est accrue par la reprise d’un même exemple, celui des tourments de Marcus Brutus :

Ainsi tous ceux qui ont fait quelque cas enorme
Afin de se venger en une ou autre forme,
Ont eu des visions jusques à un Brutus
Qui après qu’il eut mis ses mains injustes sus
Le premier des Cesars vit la nuict dans sa tante
Un Dæmon le venir de façon arrogante
Defier au combat jusqu’à luy desiner
Quasi jour mais le lieu au vray luy assigner
. (Extrait du poème final du premier livre, p. 162)

23Puis, au début du second livre :

[…] il [Brutus] avoit les furies d’enfer vengeresses du sang de son incognu père, par luy inhumainement respandu, qui ne luy donnant aucun repos, jusques à le travailler la nuict par fantosmes, le stimuloient sans cesse de se deffaire (comm’il feit) pour avoir par un enorme parricide esteint la lumiere de Rome, Cæsar. (p. 169)

24À la différence des Essais, la division de l’œuvre en deux livres constitue la seule rupture dans un texte où toutes les histoires se mêlent. L’exemple de Brutus atténue la disjonction, proposant à la place une continuité qui révèle l’ambiguïté de la bigarrure littéraire : la variation constante produit une discontinuité du texte en même temps qu’un enchaînement des idées. La généralisation de la souffrance mise en évidence par la bigarrure de l’œuvre en fait une caractéristique inhérente de l’humanité, dès la leçon morale qui ouvre le texte en rappelant le caractère éphémère de la santé et de la « force du corps20 » (p. 60). Outre la répétition de certains cas, des exemples divers, multipliés, se rejoignent21 pour former une représentation pessimiste de la vie humaine, se résumant à un corps souffrant :

[…] mais confessons cela
Que nos maux sont tous purs, comme des frenezies.
Des creintes, des courroux, des regrets, jalouzies,
Des fievres, des douleurs, de goutte ou de calcul,
Et autres infinis et de biens parfaits nul,
Pendant que prisonniers des ceste vie sommes
Il n’est rien malheureux comme nous autres hommes
[…]. (p. 163-164)

25Il s’agit là de la leçon du premier livre – mais aussi d’une expérience commune –, résumée au début du second :

[…] nous cognoissons par le præcedent discours, et jugeons par nostre propre santiment, que nous n’avons icy que du mal tout pur, et que nous ne pouvons gouster rien de parfaictement bon en ceste vie passagere, et penible […] (p. 167).

26La guerre ne serait alors qu’une cause parmi d’autres de la souffrance omniprésente. L’accumulation d’exemples dans ce texte bigarré trouve une autre justification ; si elle permet de dresser ce tableau perpétuel des corps souffrants, elle accompagne en même temps un éloge du savoir présenté comme seule qualité immuable en un corps fragile : « Qu’ainsi donc le sçavoir, est la seulle qualité divine immortelle en l’homme » (p. 60).

*

27Ainsi, dénonçant la guerre et les châtiments, deux formes politiques de la souffrance, François Le Poulchre de La Motte-Messemé, lui-même souffrant, se place en moraliste et en conseiller politique, mais aussi en conteur qui emprunte indistinctement ses récits à l’actualité et à l’Antiquité. Émaillant son texte, les images de la douleur paraissent révéler les « chaynes imperceptibles » (p. 187) de son écriture, de manière ambiguë pour une œuvre qui se présente comme un « passe-temps ». De fait, la bigarrure littéraire reflète une tension entre le corps souffrant du texte et la recherche d’un remède aux troubles par une plaisante variété. Entre le recueil de nouvelles et les essais, eux-mêmes deux genres particulièrement liés à l’actualité, Le Passe-temps amène à considérer les « discours bigarrés » dans le contexte des guerres civiles de la fin du xvie siècle qui semble particulièrement influer sur eux.