Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 32
La littérature avant la lettre : l’album pour enfants devant la théorie littéraire
Cécile Boulaire

Les premiers âges de l’expérience narrative

The early ages of narrative experience

1Les albums pour enfants ne sont pas les objets les plus familiers des théoriciens de la littérature, même si de nombreux travaux, développés ces dernières décennies, ont pu souligner l’intérêt d’un regard littéraire sur ces objets. Un domaine de l’album offre encore moins de prise aux approches familières aux littéraires, et en particulier à la narratologie : celui des livres destiné aux bébés. Cet article s’intéresse à ce corpus limite, constitué d’albums pour très jeunes enfants : bébés, bambins, infantes définis comme ne parlant pas encore distinctement – ceux qu’en pédiatrie on désigne sous le nom de nouveau-nés (jusqu’à un mois), puis de nourrissons (jusqu’à deux ans).

2L’intérêt manifesté ici pour les albums pour très petits s’enracine dans deux programmes de recherche-action1, qui consistent à étudier l’effet de lectures d’albums adressées à des bébés et leurs parents au sein de deux services hospitaliers (néonatologie et psychiatrie périnatale). À cette occasion, les lectrices ont pu constater l’intérêt singulier que manifestent ces très jeunes enfants pour un petit nombre d’albums, toujours les mêmes. Cela invite à s’interroger sur la nature de l’expérience qu’ils traversent durant ces lectures, ainsi que sur les qualités particulières des albums qui suscitent une telle intensité d’attention. Cet article mènera de la psychologie du développement à la narratologie postclassique, à la découverte de ce « premier âge de l’expérience narrative », qui pourrait donner quelques indications sur la manière dont l’enfant entre en récit.

La lecture d’un album à un bébé, une pratique incarnée récente

3Un préalable s’impose pour définir les albums « pour bébés » dont il sera question ici. L’album, au cœur du présent dossier de Fabula-LhT, est un medium assez récent dans l’histoire des imprimés, puisqu’on considère que ce format émergent se stabilise dans les années 1860 (Fièvre, 2024). Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour trouver des albums destinés explicitement aux « bébés », même si à cette époque le terme peut parfois désigner des enfants jusqu’à 4 ou 5 ans ne sachant pas lire. Ces premiers exemples se contentent souvent de représenter des objets du quotidien (imagiers), soit en les nommant, soit en s’abstenant de tout texte. Pour permettre la manipulation par des enfants encore malhabiles, ils sont imprimés en chromolithographie vernie contrecollée sur du carton fort, ou encore sur du tissu. C’est peu à peu qu’apparaissent des livres sont les pages sont en papier. Rarement narratifs, ces albums sont pensés avant tout comme un moyen de connaissance du monde par l’apprentissage du lexique : la manipulation de ces livres est donc implicitement pensée comme médiée par un adulte, qui assure le commentaire des images et l’oralisation du texte.

4Les récits font une entrée tardive dans cette sous-catégorie de l’album. Dans les années 1920, l’école expérimentale de Bank Street à New York est l’un des premiers lieux institutionnels à prêter une attention soutenue aux récits pour très jeunes enfants (Marcus, 1992). La directrice de cet établissement marqué par l’esprit de la progressive education, Lucy Sprague Mitchell, théorise ce que devraient être des livres « d’ici et maintenant » pour les petits de l’âge du jardin d’enfant (2-7 ans) : son ouvrage Here and Now Stories (1921) marque les esprits (Antler, 1987). Elle ouvre peu après un atelier d’écriture pour les auteurs qui souhaitent s’adresser à cette tranche d’âge : les plus connus des auteurs américains d’albums pour enfants iront s’y former, notamment Margaret Wise Brown dont il sera question plus loin. Ces auteurs sont attachés au récit. À mesure que la psychologie attire l’attention sur les compétences des tout-petits, les albums s’adressent à des enfants de plus en plus jeunes. Jusqu’aux années 1980, les réalisations les plus marquantes sont souvent anglaises ou américaines. En France, ces années 1980 marquent une prise de conscience importante, notamment grâce aux travaux des pédo-psychiatres Tony Lainé, René Diatkine et Marie Bonnafé qui créent l’association ACCES – Actions culturelles contre les exclusions et les ségrégations (Diatkine, 1990 ; 1995). Ces apports seront vulgarisés pour un large public dans l’ouvrage de Marie Bonnafé Les Livres, c’est bon pour les bébés (1994), qui insiste sur l’importance que l’enfant entende, jeune, des histoires. Dès lors, bibliothèques, crèches, éditeurs soutiennent qu’on peut partager des histoires avant 3 ans, avant 2 ans, voire dès la naissance. Des albums devenus classiques, pensés initialement pour des enfants de 3 ou 4 ans, sont lus à des nourrissons.

5Les albums qui seront évoqués dans cet article figurent tous dans les bibliographies conseillées pour les tout-petits : ce sont des livres qui ont fait la preuve de l’intérêt qu’ils suscitent chez les nourrissons et les jeunes enfants. Tous se présentent comme des récits, même si l’histoire peut paraître minimale. Le texte est pensé pour être lu à haute voix. La « lecture », dans le cas de ces albums pour bébés, est donc une performance qui engage deux personnes, l’enfant destinataire et l’adulte oralisateur – deux corps en relation, notamment par la voix, autour d’un même objet, support du texte que l’enfant entend en même temps qu’il voit les images et, selon son âge, manipule l’objet livre. Cette oralisation de l’adulte n'est pas forcément aussi théâtralisée que pourra l’être, plus tard, la lecture d’albums au récit plus complexe, à l’intention d’enfants plus âgés. Mais elle emprunte beaucoup de ses traits au « parler bébé » ou, en termes plus techniques, « motherese »2 : cette manière de parler aux bébés, observée dans toutes les cultures, qui se caractérise par son rythme, son intonation et sa prosodie singulières, et qui a fait l’objet d’études attentives ces dernières décennies, en linguistique comme en psychologie (Parlato et alii, 2020). À cet égard, il paraît cohérent d’examiner la pratique de la lecture d’albums à des bébés en repartant des travaux déployés, depuis les années 1980, dans le domaine de la psychologie du développement, et en particulier autour de l’émergence de l’intersubjectivité du bébé.

Daniel Stern et l’enveloppe pré-narrative

6Dans les années 1970, un certain nombre de psychologues emploient, pour décrire le mode de développement du nourrisson et en particulier ses interactions avec sa mère ou son « caregiver »3, un vocabulaire emprunté aux univers de la musique et de la danse – « synchronie », « harmonisation », « rythme », en anglais « synchrony » ou « attunement » (voir Pérez et Español, 2016) – ou du récit. C’est le psychiatre américain Daniel Stern qui fournit les propositions les plus intéressantes pour envisager la pratique culturelle de l’album adressé au bébé.

7Ses recherches portent sur l’organisation temporelle des échanges entre le bébé et sa mère, avec l’intuition que l’intersubjectivité se construit autour de phénomènes avant tout rythmiques. Dans les proto-conversations entre la mère et son enfant, il observe par exemple une synchronisation des deux partenaires. Une importante étude de Condon et Sander (1974), montre que les mouvements du nouveau-né sont synchronisés avec la parole de l’adulte, ce qui permet de poser les bases d’une conception du rythme comme phénomène intermodal. Mais Stern, lui, préfère parler d’un phénomène amodal, c’est-à-dire perceptible par le nouveau-né quel que soit le sens mobilisé. Il s’appuie pour cela sur des études qui ont montré qu’un bébé reconnaît un stimulus rythmique même si l’on change la modalité de son expression, pour passer par exemple du visuel à l’auditif. L’idée psychologique fondamentale alors mise en avant par Stern est que les comportements, les pensées, les sentiments, les actions ont une qualité musicale et un contour dans le temps. Il désigne ces phénomènes sous le nom d’« affects de vitalité [vitality affects] », qu’il développera plus tard en tant que « formes de vitalité » (Stern, 2010). Celles-ci, expérimentées par le bébé à un niveau amodal et pré-réflexif, s’enracinent dans une sensation partagée par deux corps au cours d’une relation intersubjective. C’est ici, dit Stern, qu’émerge le soi [self].

8De cette attention fine au rythme et aux corps dans l’échange, Stern va tirer, dans les années 1980, une réflexion qui mène directement à la question du récit. Développant son analyse des interactions du bébé avec le monde qui l’entoure, il s’intéresse particulièrement à sa dimension temporelle (Stern, 1989). C’est là qu’il déploie le concept d’« enveloppe pré-narrative » pour expliquer la manière dont la conscience vient au bébé (Stern, [1992] 20084). Stern, qui a alors lu Ricœur (Missonnier, 2008), affirme que la psyché du bébé se construit par accumulation d’expériences phénoménologiques qu’il identifie, puis mémorise sous la forme d’une séquence présentant tous les attributs d’un récit : l’enveloppe pré-narrative. Pour Stern ([1992] 2008), cette « unité de base hypothétique de la réalité psychique infantile » (§ 4) est appuyée sur un désir ou une motivation. Elle « a une cohérence et une signification grâce à sa structure de type narratif, qui comprend une ligne dramatique et les éléments de base d’une proto-intrigue tels qu’un agent, une action, un but, un objet, un contexte » (§ 7). De manière fonctionnelle, Stern dit que ces éléments ressemblent à un récit parce qu’ils sont perçus dans la variation de leur courbe d’intensité au fil de leur survenue. Autrement dit, le bébé n’identifierait pas sa propre faim pour secondairement la mettre en récit : il ne l’identifierait que parce qu’elle surviendrait toujours-déjà comme un processus temporel similaire à une intrigue, identifiable par cette récurrence rythmique et sensorielle. Stern approfondit cette réflexion en faisant explicitement le lien avec la forme de l’expérience musicale :

L’idée de base est que l’expérience interpersonnelle continue est découpée grâce à la capacité de pensée narrative. On suppose que la pensée narrative est un moyen universel par lequel tout le monde, y compris les nouveau-nés, perçoivent et réfléchissent sur le comportement humain (Bruner 19925). Elle comporte deux aspects simultanés et corrélés : une intrigue et une ligne de tension dramatique (Labov 19726). […] Chez le nouveau-né, le sens de l’intrigue peut être relativement rudimentaire, comportant des actions motivées qui tendent vers une échéance et puis qui se résolvent. […] La ligne de tension dramatique, l’autre aspect de la structure narrative, est le contour des sentiments, tels qu’ils émergent au moment présent. Nous avons appelé ça la « forme temporelle des sentiments » d’une expérience. C’est très proche de ce que la philosophe Susan Langer a appelé les « formes de sentiment », qui sont évoquées par la musique (Langer 19677). Ces formes temporelles de sentiment perçoivent les sensations en tant que telles : accélération, décélération, augmentation, crise atteinte, etc. Ces formes temporelles subjectives fournissent à la fois les limites du moment présent et offrent à ce dernier l’épine dorsale sur laquelle l’intrigue se déroule et est révélée. (Stern, 1998, p. 182-183).

9Prudent, Daniel Stern alterne entre la qualification d’« intrigue » – évoquant une « trajectoire (ou ligne) dramatique de tension » – et l’adjectif « pré-narratif [proto-narrative] » qui qualifie cette enveloppe d’expérience précoce. Cette hésitation est importante pour ce qui m’occupe ici.

10Aujourd’hui encore, après plusieurs décennies marquées par la très forte poussée des approches cognitivistes de première génération, des chercheurs en psychologie du développement reviennent aux propositions de Stern, dont ils mettent en lumière les dimensions heuristiques. Dans un article consacré aux mouvements du nouveau-né, les psychologues Maya Gratier et Kasper Levin (2024) invitent précisément à revenir aux intuitions, aux expérimentations et aux résultats de ces chercheurs pionniers (Stern, mais aussi Condon et Sander, Trevarthen, Tronick, Beebe et Jaffe par exemple). L’article part du postulat que « les mouvements de l'enfant préverbal expriment des intentions incarnées que certains considèrent comme fondamentales pour le développement de la conscience, de la communication et de l'intersubjectivité8 » (p. 1). Cette idée s’enracine dans la phénoménologie (en particulier celle de Merleau-Ponty), et les deux chercheurs en trouvent un prolongement cohérent dans le courant actuel des sciences cognitives dites de seconde génération, ou encore « 4E » pour « embodied, embedded, enacted, extended » (Carney, 2020) – ce qu’on peut traduire par cognition incarnée, située, énactive et étendue. S’appuyant notamment sur des travaux récents mêlant psychologie, philosophie et danse (Sheets-Johnston, 2000), Gratier et Levin (2024) soutiennent que, dans les travaux de ces pionniers, les références à la danse ou la musique ne relevaient pas d’un usage métaphorique, mais d’une quête de précision dans la description des interactions précoces du bébé avec son environnement : seul le vocabulaire servant à évoquer la danse et la musique, et seules les démarches d’analyse musicale et chorégraphiques leurs fournissaient les cadres adéquats pour penser ce qu’ils observaient. Les deux chercheurs invitent à revenir à une saisie subtile du rythme dans les interactions précoces des enfants. Celle-ci aurait pâti des protocoles expérimentaux imposés par les paradigmes scientifiques récents : la nécessité de quantifier les phénomènes pour apporter la preuve de leur existence aurait conduit à segmenter les phénomènes interactifs adulte-bébé en unités mesurables, au détriment d’une prise en compte de leur dynamique rythmique globale. Ils plaident donc pour un retour aux intuitions musicales des chercheurs pionniers, qu’il invitent à réexaminer d’une part depuis les acquis de la cognition incarnée, d’autre part dans une ouverture transdisciplinaire aux recherches portant sur les arts :

D'un point de vue empirique, ce problème pourrait être résolu non seulement par des études plus holistiques en psychologie du développement, dans le cadre d'un dialogue interdisciplinaire avec des musiciens, des danseurs et des artistes, mais aussi en menant des recherches comparatives entre la psychologie du développement et les arts9. (Gratier et Levin, 2024, p. 20, ma traduction).

11C’est cet appel à un comparatisme ouvert qui m’incite à réenvisager les notions d’enveloppe pré-narrative et de « trajectoire dramatique de tension » imaginées par Stern, pour les confronter aux réflexions actuelles sur la tension narrative. Cette stratégie permettra peut-être d’observer les albums pour bébés en les insérant dans une réflexion large sur les premiers temps de l’expérience narrative et l’entrée du jeune enfant dans le monde des livres et des histoires.

Le rythme des albums « préférés » des bébés : tentative de typologie

12Dans un précédent article (Boulaire, 2023), je me suis précisément intéressée aux albums lus aux bébés sous un angle rythmique. À l’origine de cette réflexion, l’observation faite par de nombreux professionnels qu’un petit nombre d’albums suscitent un intérêt marqué de la part d’enfants très jeunes – nourrissons de plusieurs mois, mais aussi nouveau-nés prématurés âgés de quelques semaines (Nancy-Stenger, 2009 ; Six, 2012). Évidemment insensibles à tout discours critique, ces bébés manifestent une préférence qui ne peut renvoyer qu’aux effets directs que la lecture de ces albums produit sur eux. Ces albums, qui du fait de cet accueil sont devenus des classiques, révèlent quelque chose de la première expérience livresque de l’enfant. Je les ai abordés sous l’angle formel.

13Ces livres présentent tous une homologie entre leur contenu sémantique et leur organisation iconotextuelle et matérielle. La question du dialogue entre texte, image et support est au cœur de l’esthétique de l’album : la critique récente a en particulier souligné la diversité des interactions entre les modalités textuelle et iconique (Delbrassine, 2019). La catégorie des albums pour enfants de moins de deux ans, elle, favorise en général une situation de redondance sémantique : ce que le texte dit, l’image le montre et vice versa. Plus encore, dans ces livres, le discours iconotextuel redondant est accompagné, voire mimé par des effets de support : matérialité et mise en livre (Chartier, 1988). L’effet de support est lié à la performance de lecture de l’album : pendant que la parole se déroule, au fil du texte oralisé, le livre est feuilleté du début à la fin, les double-pages se présentant successivement au regard de l’enfant. Ces albums prisés des bébés présentent une homologie entre le sémantisme exprimé par l’iconotexte (ce que ça dit et montre, ce que ça raconte en mots et en images) et la dynamique de la performance elle-même, induite par le texte et le support.

14J’ai ainsi montré comment l’album Bonsoir lune de Margaret Wise Brown et Clement Hurd (1981) non seulement évoque la tombée du soir dans la « grande chambre verte » d’un petit lapin et l’endormissement de celui-ci, mais provoque encore l’apaisement, voire l’endormissement du lecteur par un effet lié au texte entendu, aux images vues et à la dynamique du feuilletage. Pour le montrer, je propose une analyse croisée du texte (sous un angle stylistique), de l’image (avec une attention aux effets de cadrage et de chromatisme) et des effets de mise en livre (notamment l’alternance de pages en couleurs vives à fond perdu et de pages en noir et blanc sur fond blanc tournant). Dans cet album, la convergence complète entre les trois niveaux explique l’effet d’assoupissement que la lecture produit sur l’enfant récepteur. La répartition du texte au fil des doubles pages conditionne la lecture, de telle sorte que l’adulte oralisateur en accentue instinctivement les effets prosodiques, dus en l’occurrence à une anaphore obsédante associée à des rimes rassurantes. L’enfant, lui, est touché par effet de bercement que produit l’alternance régulière des pages en couleur et en noir, astucieusement repris par le personnage de la « vieille dame calme murmurant “chut !” » assise dans un rocking-chair, ainsi que par l’assombrissement progressif de la chambre. En répliquant cette démarche d’analyse plurimodale, je montre que les albums qui touchent particulièrement les bébés offrent ce type de convergence entre les trois niveaux de leur élaboration (texte, image, support) et que cette convergence est au service du contenu évoqué dans le livre : un album sur l’endormissement apaise, un album sur le mouvement dynamise, un album qui fait un peu peur organise cependant la réassurance, etc.

15À partir de ce premier constat, je propose une courte typologie de ces albums classiques pour bébés. Elle s’organise autour de leur contenu rythmique et sémantique, exprimé par leurs auteurs de manière plurimodale et perceptible par un nourrisson de manière amodale, les stimuli auditifs, visuels et sensorimoteurs prenant le relais les uns des autres au fil de la performance. Celle-ci propose un certain type de variation de tension au cours de la lecture : il y aurait des albums « trajectoire », proposant une intensité dramatique tendue directement entre un état initial et un état final ; des albums « flux et reflux » dont l’intrigue propose un retour rassérénant au point de départ ; des albums « ritournelle » construits autour d’une progression cyclique, répétitive, l’irruption du nouveau étant tempérée par le retour du même. Je suggère donc que le succès jamais démenti d’un petit nombre d’albums pour bébés repose sur ces deux observations : celle d’une conception homogène de l’album, contenu et forme (y compris la mise en livre, qui conditionne la performance orale) se renforçant l’un l’autre ; et celle d’albums conçus autour d’une dynamique simple (trajectoire, flux et reflux, ritournelle), particulièrement adaptée au stade de développement des tout-petits.

16C’est ici que le concept d’« enveloppe pré-narrative », fondée sur la perception et la mémorisation amodale puis plurimodale d’unités d’expérience, ouvre la possibilité d’une explication du succès de ces albums. Ces albums offrent une séquence brève, performée toujours de la même manière par une même personne (permanence du texte, permanence des images et de leur cadence de succession, même si l’intonation peut varier), organisée autour d’une expérience du monde simple (un changement d’état ; le retour au même ; la récurrence d’un motif) : c’est presque exactement la définition que Stern donne de cette « enveloppe », qui selon lui peut « être décrite comme un contour de changement dans le temps, décrivant une trajectoire dramatique de tension » (Stern, [1992] 2008, § 10).

17Cependant, dans mon article de 2023, il reste un flottement terminologique sur ce contour de changement dont je souligne la dimension rythmique : je l’appelle alternativement « contenu rythmique et sémantique », « variation de tension », « intensité dramatique » d’une « unité d’expérience ». J’ai bien alors le sentiment d’une parenté entre la variation de la courbe d’intensité de ces affects perçue par le bébé, et l’expérience d’une variation de courbe d’intensité dans la performance d’un album, mais il me manque alors les cadres théoriques permettant de mieux formuler cette parenté. Il me semble les trouver dans la narratologie post-classique, et en particulier dans la proposition que font quasi-simultanément Marie-Laure Ryan et Raphaël Baroni d’une narratologie transmédiale.

Le secours de la narratologie transmédiale

18Les spécialistes de l’album n’ont jamais fait un grand usage de la narratologie (Boulaire, 2011). D’une part sa version dite « classique » (élaborée en France dans la seconde moitié du XXe siècle), verbo-centrée, offre peu d’outils pour étudier les récits iconotextuels. D’autre part son centrage sur les éléments structurels du récit (narratologie thématique) ou sur les complexités de la posture énonciative (narratologie modale) – selon une distinction existante (voir Baroni et Leiduan, 2012) – en fait un outil trop sophistiqué pour étudier les récits brefs et simples portés par les albums pour les plus petits. Ce sont donc bien les ouvertures offertes par la narratologie post-classique qui permettent d’envisager ces albums, notamment deux : la proposition que fait Marie-Laure Ryan d’une redéfinition du récit, autorisant à envisager toutes sortes de configurations modales ; et l’ouverture, notamment exprimée par Raphaël Baroni, vers la tension ressentie dans l’écoute musicale.

19Dans son article « Sur les fondements théoriques de la narratologie transmédiale » (2018), Marie-Laure Ryan examine ce que pourrait être une théorie narratologique indépendante du médium dans lequel se déploie une histoire. Elle m’intéresse particulièrement, puisque l’album est précisément un artefact plurimodal : un médium dont la perception par un jeune enfant utilise les modalités visuelle, auditive et proprioceptive.

20La première partie de cet essai la conduit d’abord à proposer une redéfinition a minima de son objet, le récit : trop étroite, elle ne pourrait pas s’adapter à tous les contextes médiatiques ; mais trop large, elle conduirait à voir du récit partout, y compris là où il n’y a, selon Ryan, que « de la narrativité » (p. 152). La chercheuse propose alors de voir le récit comme « un certain type d’image mentale ou de modèle cognitif » (p. 150) répondant à trois conditions respectivement spatiale, temporelle et logique-mentale-formelle, et organisée intentionnellement comme récit :

le récit suscite la construction mentale d’un monde peuplé d’agents (les personnages) et d’objets individualisés […] ; ce monde doit subir des changements d’état. […] ; ces changements d’état doivent être causés par des événements physiques […], qui peuvent être soit des accidents (happenings), soit les actions d’agents intelligents motivées par des états mentaux, tels que les buts, les plans et les émotions. (p. 150)

21Par ailleurs la réflexion de Ryan est très attentive au récepteur, pour qui le récit se manifeste sous la forme d’une expérience phénoménologique :

Le récit n’est pas seulement l’armature en fil de fer capturée par des résumés, mais l’expansion de cette armature en expérience imaginative multidimensionnelle et en monde spatio-temporel auquel nous réagissons intellectuellement, émotionnellement et parfois esthétiquement. (p. 155)

22Cet ensemble de clarifications se révèle utile pour comprendre les albums pour bébés que j’ai, jusqu’ici, présentés comme narratifs. Ceux-ci satisfont à certains des éléments définitoires proposés par Ryan. D’abord, de toute évidence, du point de vue de l’intentionnalité : il s’agit d’artefacts pensés par un ou plusieurs créateurs qui entendent raconter quelque chose à l’enfant destinataire. Dans Bonsoir lune évoqué plus haut, il s’agit du coucher et de l’endormissement d’un petit lapin ; dans Sur le chantier, la journée de travail d’une équipe d’ouvriers du bâtiment, qui démolissent de vieilles maisons, puis construisent un immeuble neuf ; dans Mer bleue, la poursuite d’un petit poisson par trois autres poissons aux tailles croissantes, et la manière dont il leur échappe ; dans Un train passe, le passage d’un train, dans l’ordre d’apparition de ses wagons, jusqu’à sa disparition du paysage ; etc.

23La première des trois conditions définitoires est également remplie, pour autant qu’on puisse le vérifier auprès d’enfants qui ne parlent pas : on peut en tout cas avancer que ces albums suscitent la construction mentale d’un monde, avec ses agents (lapin, ouvriers, poissons, train… certains agents, dans le cas de la littérature pour enfants, pouvant être non-humains sans que cela pose problème) et ses objets individualisés (la « grande chambre verte » à l’ouverture de Bonsoir lune, par exemple). Des professionnels montrent que les bébés, lorsqu’ils sont à l’âge de la mobilité autonome, peuvent manifester leur « construction mentale » du monde évoqué dans les albums en allant chercher et manipuler des jouets liés à cet univers pendant la lecture (Turin et Virnot, 2023).

24La deuxième condition paraît elle aussi satisfaite, car certains de ces albums sont précisément centrés sur un changement d’état : le petit lapin s’est endormi ; l’apparence du chantier a été métamorphosée ; le poisson a échappé à ses poursuivants, par son astuce, et on peut supposer qu’il est non seulement sauf, mais aguerri. C’est peut-être toutefois ici que le modèle de Marie-Laure Ryan commence à montrer une légère inadaptation à ces albums. Peut-on réellement parler d’un « changement d’état » dans le cadre de l’album Un train passe, qui évoque le passage d’un train, alors que le train et le paysage ne sont pas affectés en eux-mêmes par ce passage ? Quant au petit poisson de Mer bleue, il a certes échappé à ses poursuivants, mais tout dans le texte comme dans l’image insiste sur un retour parfait à la situation initiale : c’est en réalité une projection de ma part de suggérer que la psychologie du personnage serait modifiée par l’expérience vécue. On peut donc dire que les albums pour bébés ne satisfont que partiellement à la deuxième condition : ils paraissent avoir « de la narrativité », sans être véritablement des récits.

25Reste une condition, la causalité. Ryan elle-même a formulé, puis retiré l’exigence que les changements d’état soient « non-habituels », une condition qui aurait cette fois exclu radicalement les albums pour bébé du champ de sa définition10. En effet, l’une de leur particularité est précisément d’évoquer le fonctionnement habituel du monde, l’album ayant en général une fonction d’habituation : dans les albums pour tout-petits, les personnages s’endorment lorsque la nuit tombe, les immeubles sont construits en partant du bas, les gros poissons mangent les petits et non l’inverse, les wagons d’un train se succèdent en ordre strict. Transgressions et fantaisie ne viendront que plus tard. Mais même en supprimant la clause d’extra-ordinarité des événements, il faut reconnaître que la troisième condition n'est que rarement satisfaite : les changements d’état qui forment le cœur de ces albums sont peu souvent rapportés à une causalité, rattachés à des « actions d’agents intelligents motivés par des états mentaux tels que les buts, les plans et les émotions ». Il n’y a pas d’agent à l’origine de l’endormissement du petit lapin de Bonsoir lune, présenté à l’inverse comme la suite attendue d’un processus naturel (l’assombrissement de la chambre consécutif à la tombée du jour) et contextuel (la présence apaisante de la « vieille dame calme », puis son départ). Si nous voyons à l’œuvre les ouvriers Sur le chantier, ce qui constitue l’attrait singulier de ce livre pour les bambins, en revanche la motivation extrinsèque de ce chantier (pourquoi abattre ces si jolies maisons ? qui a voulu cet immeuble de poutrelles rouge ?) reste absente. La motivation des poissons de plus en plus gros qui poursuivent le plus petit reste elle aussi largement inexprimée. Que dire enfin du train qui passe ?

26L’examen de ces dernières conditions conduit donc à reconnaître que ces albums pour bébés, bien qu’ils présentent un certain nombre de traits narratifs, ne sont pas à proprement parler des récits. En revanche on pourrait, en reprenant sa formule à Daniel Stern, les qualifier d’albums proto- ou pré-narratifs : construisant un mode, se déployant dans le temps, présentant des agents, ces livres offrent à l’enfant une expérience organisée autour d’une « ligne de tension dramatique » qu’il retrouvera un peu plus tard dans de véritables récits.

27Reste à qualifier cette « ligne ». Les travaux de Raphaël Baroni sur la tension narrative et l’intrigue permettent de penser ce que serait une « tension pré-narrative ». Dans un article consacré aux liens entre intrigue et musique, rappelant que l’intrigue est principalement causée par un écart à la norme, Baroni (2011) confirme, si besoin était, que les albums dont il est question ici ne sont pas « intrigants », dans le sens où ils exposent la norme bien plus souvent que l’écart – norme phénoménologique (après le jour vient la nuit), norme temporelle (démonter avant de remonter, passer puis être passé). Pourtant, ces albums retiennent l’attention des bébés avec autant de force qu’un roman à intrigue celle d’un lecteur adulte. Or Baroni rappelle qu’avant lui plusieurs théoriciens ont déplacé l’attention des narratologues sur le récepteur et la qualité de son expérience. Pour Meir Sternberg (1978), il faut une approche fonctionnelle du récit, car suspense, curiosité et surprise sont les fondements de la narrativité. James Phelan quant à lui établit une quasi-équivalence entre « intrigue » et « progression », car ce qui importe est « la relation qui se noue entre une représentation intrigante et un destinataire intrigué » (Baroni, 2011, § 11). Peter Brooks (1992) y ajoute une orientation freudienne : le récit aurait une fonction anthropologique dans l’ordre du psychoaffectif, et il s’organiserait autour d’une dynamique énergétique :

Le désir est porté par l’envie de la fin, de l’accomplissement, mais cet accomplissement doit être retardé de sorte que nous pouvons le comprendre par rapport à son origine et par rapport au désir lui-même (Brooks, p. 111-112, trad. Baroni).

28Brooks fait le rapprochement avec la psychodynamique du « fort/da », ce jeu observé par Freud regardant son petit-fils jouer avec une bobine, qu’il lance loin de lui puis ramène en tirant sur la ficelle qui y est attachée, disant simultanément « fort » (loin) et » da » (ici). Freud en tire sa théorie des pulsions, exposée dans Au-delà du principe de plaisir ([1920] 2014). Dans ce jeu, dit Freud, le bébé explore matériellement la tension entre éloignement et réunion, exprimant symboliquement une sensation intime. Fort de ces approches, Baroni (2011) propose alors de redéfinir l’intrigue « comme une séquence qui se noue, au niveau de la progression dans le signifiant narratif, par une dissonance intentionnelle, qui s’incarne chez l’interprète par un sentiment de surprise, de curiosité ou de suspense » (§ 15). Ce déplacement de la réflexion du côté de la perception par le récepteur permet à Baroni de proposer un rapprochement entre intrigue et musique :

On pourrait ainsi affirmer que l’intrigue narrative et la mélodie sont des formes artistiques fondamentalement temporelles, remplissant, entre autres, une fonction anthropologique qui consiste à rejouer, sur un plan esthétique, un phénomène élémentaire, essentiel et primordial : l’expérience de l’être dans le temps. (§ 26).

29Le détour par la musique offre un moyen de penser la place qu’occupent ces albums pour bébé dans l’expérience qu’un individu peut avoir du récit. Ces albums ne sont pas à proprement parler des récits, mais plutôt des proto-récits. Ils ne fonctionnement pas véritablement sur le principe d’une intrigue, même s’ils suscitent une attention soutenue, qui ressemble très fortement à celle qu’on observera un peu plus tard chez des enfants écoutant un conte. Pourrait-on parler alors de proto-intrigue ? C’est en tout cas la proposition que fait Baroni pour la musique :

si nous acceptons de redéfinir l’intrigue, qu’elle soit directe ou indirecte, du premier ou du second degré, abstraite ou concrète, non comme la trame de l’histoire racontée, mais comme une forme dynamique qui dépend d’une progression passant par des phases de tension et de résolution, cette dernière ne constitue plus, dès lors, le point de divergence principal entre récit et musique, mais, au contraire, l’un des points de convergence les plus évidents entre deux formes sémiotiques fondamentalement diachroniques. […] Alors, pourquoi ne pas parler de « proto-intrigue musicale », comme Nattiez11 parle de « proto-récits » quand il adresse la question de la narrativité musicale ? L’analyse de cette « proto-intrigue musicale » aurait au moins la vertu d’éclairer, en retour, la musicalité des récits les plus prototypiques, ainsi que la nature profonde de leurs intrigues, puisque Barthes observait que l’intrigue, après tout, c’est la mélodie du récit12. (§ 31)

30Ainsi, les redéfinitions du récit par Marie-Laure Ryan et de l’intrigue par Raphaël Baroni permettent de résoudre les flottements terminologiques que j’évoquais plus haut. Je proposais d’expliquer le succès durable de certains albums pour bébés en montrant que chacun d’eux propose une expérience plurimodale organisée autour d’une seule unité d’expérience, tensive avant d’être sémantique. Je propose maintenant de définir ces albums comme des proto-récits, organisés autour d’une proto-intrigue tensive et sémantique. Certains albums sont « préférés » par les bébés parce qu’ils offrent l’exploration d’une tension prototypique, dont on peut établir une typologie simple : proto-intrigue en trajectoire simple (changement d’état), en flux et reflux (changement d’état avec retour à l’état initial), en ritournelle (récurrence d’un état ou d’un changement d’état). Je pose ici l’hypothèse que ces prototypes sont les éléments constitutifs des véritables récits, courts et simples, mais répondant cette fois à toutes les exigences critérielles de la narrativité, qui vont constituer les lectures des jeunes enfants au-delà de deux ans – dont les plus appréciés, là encore, seront sans doute dans un premier temps ceux qui combinent plusieurs éléments de proto-intrigue pour élaborer une intrigue, en quête d’une tension cohérente avec le contenu de l’histoire.

Le partage d’album avec un bébé, une expérience phénoménologique proto-narrative

31Il est difficile de comprendre la manière dont les bébés accueillent les histoires qui leur sont proposées sans s’intéresser à ce que la psychologie expose du développement, cognitif, sensoriel et affectif, de ces bébés. Le fait que, dans les années 1970-1990, Daniel Stern ait insisté sur la narrativité de l’expérience précoce du bébé incite à utiliser ce cadre d’analyse pour penser ces albums. Cette incitation est renforcée par l’intérêt aujourd’hui renouvelé de la psychologie du développement pour ces approches ouvertes sur les expériences artistiques, musique et peinture souvent – à quoi j’ajoute littérature. Les parallèles entre l’expérience phénoménologique du tout petit et la manière dont nous entrons en contact avec les œuvres esthétiques ne sont plus considérés comme des fantaisies, ou de simples métaphores : ils sont au cœur de la cognition « 4E ». Le risque est grand, cependant, de voir du récit là où il y a seulement « de la narrativité » : les propositions de la narratologie post-classique permettent à la fois d’envisager les dimensions narratives d’artefacts plurimodaux, comme sont les albums pour enfants, et de déterminer où passe la limite entre de véritables récits et des propositions livresques qui se situeraient en-deçà. À cet égard, on peut considérer que les albums pour bébés, même lorsqu’ils sont structurés autour d’une évidente variation d’intensité, sont des proto-récits, et que l’expérience tensive qu’ils proposent aux bébés est une proto-intrigue. Cela consonne parfaitement avec l’hypothèse de Daniel Stern d’une expérience fondamentalement proto-narrative du bébé nouveau-né. Les albums qui ont su traverser les époques, et qui suscitent la plus grande attention des tout-petits, sont ceux dont la proto-intrigue répond le mieux au besoin du bébé de repères clairs, probablement similaires à ses propres expériences phénoménologiques : changement d’état avec ou sans retour à l’état initial, récurrence à l’identique d’un état ou changement d’état – ce que Deleuze et Guattari (1980) qualifient de « ritournelle » rassérénante. Ces proto-intrigues seraient dès lors les éléments fondamentaux sur lesquels s’appuierait un peu plus tard l’expérience de véritables récits.

32Il reste à confirmer l’hypothèse que les albums qui rencontrent le plus de succès auprès des enfants de 2 à 5 ans reposent, de fait, sur la combinatoire d’éléments prototypiques, en ménageant la meilleure cohérence possible entre sémantisme et tension intrigante. À cet égard, et parce que l’expérience de l’album engage la sensorialité de l’enfant dans sa globalité (ouïe, vue, proprioception et intéroception), une approche de cognitive literary studies (Gibbs, 2017 ; Hartner, 2017 ; Caracciolo et Kukkonen, 2021) consonant avec une psychologie du développement ouverte à la cognition incarnée devrait permettre d’étendre le champ des études sur l’album.