Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Témoignage
Fabula-LhT n° 32
La littérature avant la lettre : l’album pour enfants devant la théorie littéraire
Gérard Gavarry

Du rôle de Babar dans la genèse d’un roman pour grandes personnes, et comment l’auteur en fit la rencontre

The role of Babar in the genesis of a novel for grown-ups, and how the author came to meet him

1En tant qu’auteur de romans, j’ai longtemps été travaillé par une question qui, tout en constituant un défi, me paraissait offrir une piste d’invention littéraire intéressante. Cela a débouché sur un projet que, dans mes dossiers personnels, je dénommais « projet grande image »1. Voici.

2Les fameux albums de Babar – je pense surtout à ceux de leur premier créateur, Jean de Brunhoff – insèrent périodiquement dans le déroulement linéaire du récit une image qui propose, sur une double page, un décor très amplifié, allant parfois jusqu’à une vue d’ensemble additionnant et unifiant plusieurs lieux et les différentes scènes qui s’y déroulent. C’est notamment le cas dans Le Roi Babar (1933), lorsque apparaît la ville de Célesteville tout nouvellement bâtie, ou lors de la représentation théâtrale à laquelle assistent, vêtus de leur tenue de soirée la plus élégante, les éléphants au complet ainsi que la vieille dame et le singe Zéphir. C’est aussi le cas dans Le Voyage de Babar (1932) où, dès la deuxième page, la perspective s’élargit pour montrer Babar et Céleste dans leur montgolfière, survolant un littoral de type Riviera française de l’entre-deux-guerres (fig. 1). Le lecteur embrasse alors l’ensemble du paysage et les divers espaces qui le composent : étendue marine, village, plage, port, mas isolé, champs ou prés, avec ce qu’un tel décor comporte de bateaux, de végétation, de maisons, de chemins, d’équipements balnéaires, de pêcheurs et de paysans plus ou moins affairés, de baigneurs, de voitures hippo ou automobiles, etc.

img-1-small450.jpg

Fig. 1 : Jean de Brunhoff, Le Voyage de Babar, Jardin des modes, 1932. © Gallica-BnF.

3Deux remarques sur cette « grande image » modèle. Un : elle associe continuité et suspension du récit. D’une part, l’action principale n’est nullement interrompue. Babar et Céleste poursuivent leur voyage. Leur ballon continue de flotter et de se déplacer dans les airs, avançant vers l’avenir aventureux qui attend personnages et lecteurs dans les pages suivantes. D’autre part, cette même image génère un mode de lecture particulier, actif et ludique. Le jeune lecteur à qui sont destinés les albums de Babar, ainsi que l’adulte qui l’aide à manipuler le livre et lui en lit le texte, s’attardent devant cette image au format exceptionnel, riche de détails innombrables et variés. Davantage que devant les pages ordinaires , plus narratives, le regard de l’enfant – éventuellement sollicité par les questions de l’adulte – s’active, circule, cherche, découvre, s’installe ou, en tout cas, fait halte un moment dans le vaste et inépuisable décor qui lui est offert.

4Deux : la « grande image » constitue non seulement un agrandissement, mais aussi une ouverture. Moins centrée sur ce que sont en train de vivre Babar et Céleste, et donnant à voir la cohabitation de multiples scènes qui sont autant de sujets de découverte et d’appels à l’émerveillement, elle fait du cadre même du récit le lieu de tous les récits possibles.

5À partir de ce constat, la question suivante s’est posée à moi : comment, dans un roman, et sans recourir à aucune illustration graphique, faire coïncider continuité et suspension du récit, mais aussi ouvrir le champ de la fiction à des espaces qui lui sont extérieurs et, du même coup, à des histoires sans rapport avec celle qu’on est en train de lire ?

6J’ai longtemps tâtonné. Jusqu’à ce que m’apparaisse que je devais renoncer à concurrencer l’image graphique sur son terrain, le visible, et moins donner à voir en décrivant que donner à savoir en informant ou en racontant. Autrement dit, évoquer des faits, des événements, et mettre en scène des personnages agissant dans la durée, plutôt que composer un tableau, fût-il tableau vivant à la Raymond Roussel.

7Ces « grandes images » verbales, que je souhaitais équivalentes aux « grandes images » des Babar, avaient à s’inscrire dans un roman (futur Le Cortège) dont j’avais ouvert le chantier depuis quelque temps déjà. Il allait se construire autour d’un axe simple : le voyage d’un cargo en route vers le lieu de sa démolition clandestine. À son bord, outre un cuistot, un chat, un steward, quelques officiers et des matelots anonymes pareils à des ombres se déplaçant dans l’outre-tombe, il y aurait trois amis : le commandant, un peu faussaire, un peu trafiquant ; un tireur d’élite, appelé à diriger une équipe d’agents de sécurité sur le chantier de démolition ; un écrivain parano, obsédé par de fantomatiques « pourrisseurs » lui mettant en bouche leurs propres mots au lieu des siens ; et enfin un couple d’enfants, garçon et fille ayant pour tuteur le tireur d’élite. Tandis que jour après jour le bateau avancerait vers sa fin, les enfants seraient témoins de la routine des voyages en mer, ainsi que de divers événements venus briser cette routine – des navires croisés dans le détroit de Gibraltar, une livraison clandestine et mouvementée en haute mer, une autre dans un port d’Afrique de l’Ouest. Et ils joueraient. Ils joueraient partout, mais en particulier dans l’immense cale du navire, à peu près vide ; et à divers jeux, mais surtout à un certain jeu de leur invention, série de questions et de réponses qui constituerait la « grande image » recherchée2. Les questions, posées tantôt par la fille, tantôt par le garçon, tireraient leur contenu d’une encyclopédie jeunesse enregistrée dans la liseuse électronique offerte aux enfants avant leur embarquement. Elles toucheraient à de multiples domaines, à de multiples horizons, tant géographiques qu’historiques. Il s’agirait de l’origine de la tomate, de l’oignon, du piment, du riz, de l’invention du zéro ou de l’ignorance de la roue, d’une expédition spatiale, de l’emplacement respectif de Gao et de Goa, ou encore de tel groupe d’individus errant en quête d’un refuge, d’un accueil – ambivalents, ceux-là, en ce qu’ils pourraient être antiques Troyens virgiliens aussi bien que migrants d’aujourd’hui.

8Le roman fut écrit et la « grande image » – quoique invisible comme telle au lecteur – réalisée. Le chapitre qui la contient se termine par ces lignes :

Ainsi allait le jeu. Et après inversion des rôles :
« Devineuse, devineuse ! » hélait Jean-Fa.
« Questionneur ! » répondait Perpétue.
L’instabilité du sol les amenait à réajuster continuellement leurs appuis et à garder souples les hanches, les épaules, les chevilles, les genoux. Ça faisait que d’une certaine manière ils dansaient. Ils restaient sur place, pourtant ils dansaient, l’esprit tellement absorbé par le dialogue questions/réponses que le corps, de son côté, se trouvait libre de fléchir, de se rehausser ou de ployer comme il voulait, pourvu que sa chorégraphie tienne toute sur une scène pas plus grande que deux fois l’empreinte d’une chaussure d’enfant.

L’exotisme à l’envers

9Les albums de Jean de Brunhoff connaissent le succès dès leur première parution, au début des années trente, et les grands livres à couverture cartonnée seront familiers à nombre de jeunes enfants nés dans l’immédiat après-guerre. J’ai moi-même été initié à Babar à l’âge de trois ou quatre ans, dans des conditions relativement peu communes : je vivais alors aux antipodes, à Nouméa, Nouvelle-Calédonie, entouré de cocotiers et de flamboyants ; c’est là-bas que j’ai appris à lire et à écrire avant de poursuivre mes études primaires en Afrique de l’Ouest, soit de nouveau parmi des paysages qui ressemblaient beaucoup à ceux du « pays des éléphants ».

10Or, qu’on se rappelle le premier album de Babar. Qu’on se rappelle, plus précisément, le moment décisif où l’enfant éléphant, dans la même double page, fuit le chasseur par qui sa mère vient d’être tuée et, au terme de sa course, découvre la ville (très européenne) dans laquelle il va rencontrer la vieille dame (fig. 2). Babar est très étonné (et séduit) par ce qu’il voit pour la première fois : les hauts immeubles, les monuments, les rues, les bus, les voitures, les beaux habits des citadins, comme ensuite par le grand magasin équipé d’un ascenseur invitant irrésistiblement au jeu. Devant ces images, le petit lecteur que j’étais n’était pas moins étonné que le jeune éléphant. Et très exotique aussi était pour moi, habitué au sable, à la latérite et à la végétation tropicale, la campagne typiquement française où, quelques pages plus loin, Babar se promène au volant de sa voiture rouge toute neuve.

img-2-small450.jpgimg-3-small450.jpg

Fig. 2 : Jean de Brunhoff, Histoire de Babar le petit éléphant, Jardin des modes, 1931. © Gallica-BnF.

11Cette expérience d’un exotisme à l’envers a été marquante, c’est sûr. Mes livres en portent de nombreuses traces, explicites parfois, enfouies, ou déguisées le plus souvent. Mais en dehors même des circonstances particulières dans lesquelles j’ai personnellement découvert Babar, les premières lectures sont toujours fondatrices. Les livres s’écrivent avec les mots, la syntaxe, les usages, la musique d’une langue et le rapport qu’on a à cette langue, mais ils s’écrivent aussi avec les paysages au sein desquels on a grandi, et avec ceux – fictifs, stylisés – dont les images ont nourri notre imagination enfantine.

12Rien de bizarre, par conséquent, à ce que l’écrivain que je suis devenu, quoique tourné résolument vers la littérature d’invention – on a pu dire « ultra-contemporaine » –, ait trouvé matière à réflexion et à pratique3 dans un vieux classique de la littérature pour enfants.

Simplification, imagerie, mythe : la force de l’élémentaire

13Une chose encore. Un lexique réduit, une syntaxe pas trop sophistiquée, une narration claire et nette, l’album pour enfants implique assurément une certaine simplicité formelle. Mais cela n’exclut nullement l’inventivité ni la subtilité. L’album pour enfants n’est pas un ersatz, mais un genre à part entière comportant le bon, le moins bon et le meilleur, de même que tous les autres genres. Qu’on pense aux grands classiques que sont Sendak, E.B. White4, A.A. Milne5 illustré par E.H. Shepard ou, bien sûr, J. de Brunhoff. Qu’on pense aussi aux contes plus anciens, dérivés des contes populaires et de la tradition orale (Charles Perrault, les frères Grimm). Ces œuvres-là tirent leur force et leur pérennité d’être élémentaires, au sens où elles mettent en récit ou en image des situations, des comportements, des sentiments fondamentaux – donc les plus communs. Elles relèvent de l’imagerie et sont parentes du mythe. Comme ces œuvres aussi, schématiques de formaliser l’essentiel, l’album pour enfants ressuscite et, dans les meilleurs des cas, renouvelle les modèles qui ont fondé et organisé nos perceptions, nos sensations, nos sentiments, nos pensées. Autrement dit, la sève de la littérature.