Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Introduction
Fabula-LhT n° 32
La littérature avant la lettre : l’album pour enfants devant la théorie littéraire
Dominique Perrin

L’album pour enfants comme carrefour imprévu des traditions littéraires occidentales. Un instrument de culture précoce en contexte de dynamique démocratique

Children’s picturebooks as an unexpected crossroads of Western literary traditions. An instrument of early culture in context of democratic dynamics

« Des divers instruments de l’homme, le plus étonnant est sans doute le livre
[
De los diversos instrumentos del hombre, el más asombroso es, sin duda, el libro]. »
(Jorge Luis Borges, 1979, p. 16 ; nous traduisons.)

« L’album iconotextuel est le seul genre que l’on peut tenir pour une création pleine et entière de la littérature d’enfance […]. »
(Isabelle Nières-Chevrel, 2011, p. 10)

1Dans un récent Dictionnaire de didactique de la littérature, Agnès Perrin-Doucey offre un aperçu sur un pan mal connu de l’intersubjectivité littéraire, désigné sous le nom d’« avant-lecture » (2020, p. 227). Le terme permet de penser l’appropriation de livres par des enfants qui ne déchiffrent pas eux-mêmes le texte dont ils s’approprient le sens. Mais leur engagement et leur efficacité dans cette activité brouillent la définition de cette activité phare de la civilisation occidentale : lire, par et pour soi-même, dans la position de retrait et d’élaboration de soi que procurent les combinaisons ouvertes de la fabulation et de la poésie.

2L’avant-lecture est typiquement le fait de l’enfant encore étranger à la « raison graphique » (Goody, [1977] 1979 ; Olson, [1994] 2010) et cependant réceptif à l’ensemble des données de ce livre « suffisamment lisible » que constitue un album médiatisé par un lecteur plus âgé. Le jeune lecteur en contemple, scrute et, il faut bien en convenir, « déchiffre » l’ensemble de la surface : couvertures, pages de seuil, doubles pages – ainsi que leur succession séquentielle appréhendée à des vitesses éminemment variables. Il en « reçoit » dans le même temps oralement le texte, la temporalité de la parole réglant de manière souple et souvent jouissive celle de la pause accordée à l’activité cognitive et au recul contemplatif de l’« avant-lecteur ». La musicalité et la théâtralité de l’ensemble – rythme et prosodie de la voix, ballet du regard et des mains, des interventions et commentaires de tous ordres – comptent pour beaucoup dans le succès de l’objet dans le monde occidental et au-delà.

3Cette expérience revêt souvent le double caractère d’une singulière intimité et d’un modeste spectacle « total ». Elle repose sur la complicité entre deux ou plusieurs co-lecteurs « proches » à tous les sens du terme (deux ou trois souvent dans l’espace domestique, plus à l’école, en bibliothèque et ailleurs, moyennant les limites imposées par la double réception visuelle et auditive). Ce mot de « complicité » – du bas latin complex, complicis : « uni, associé » – revient sous la plume des meilleurs évocateurs de la lecture « partagée » des albums – par pied de nez à la connotation négative imposée par l’usage ecclésiastique.

4L’activité d’oralisation du lecteur plus âgé le rend de fait moins performant dans la « lecture d’images », et donc moins apte à bien com-prendre l’album que son ou ses compagnons à l’esprit porté à la fois par l’image et par le texte entendu. L’asymétrie cognitive entre les lecteurs se résout dès lors, subtilement mais très sensiblement, en relation d’horizontalité collaborative, l’adulte expérimentant un régime d’appropriation optimal lorsqu’il « partage » l’album avec un jeune lecteur : il découvre en situation des effets de sens et d’engagement différents de ceux d’une lecture silencieuse. Souvent, l’album met discrètement en scène cette relation intergénérationnelle faite de dépendance réciproque et de connivence.

L’« avant-lecture » enfantine, une pierre de touche pour la pensée de la littérature

5Dans la configuration intime prioritairement considérée ici – domestique et familiale, ou, ailleurs, marquée au sceau d’une forme de convivialité (voir les apports ethnographiques de Virnot, 2021) – les corps assis des lecteurs se touchent assez souvent de près. La vibration de la voix passe directement entre eux par ce canal, dans une attention conjointe à la surface ouverte du livre et à ses effets. Cette configuration physique et mentale apparait bien différente de l’intimité distante d’un conteur face à son public, relié à ce dernier par la puissance de son regard, et lui offrant sans médiation le spectacle de son visage et de son corps.

6On se trouve loin aussi d’une situation de réception à dominante orale sur le mode de l’« auditure1 », propre à la réception auditive de textes sans images et de performances littéraires essentiellement orales – expérience familière, au cours de l’histoire occidentale, aux adultes en général et aux lettrés en particulier. Il s’agit bien plutôt, au sens plein du terme, d’une situation de lecture à deux – et nullement monologique et verticale, comme le prétend un discours social persistant dans l’histoire des regards portés sur l’enfance et son entrée dans le monde écrit.

7Agnès Perrin-Doucey (2020) met brièvement en perspective les débats qui portent depuis les années 1980 sur l’importance de ces avant-lectures dans la stimulation et le développement des compétences perceptives, motrices et psychocognitives nécessaires à la lecture mais aussi au désir même de lire. On y rencontre le terme alternatif de « prélecture ». Mais aucune des appellations proposées n’implique de manière suffisamment aigüe la virtualité d’une activité cognitive, subjective et collaborative de pointe – à l’instar du proche « avant-garde ». Ces débats portent entre autres sur les possibles enjeux néfastes d’une acculturation au livre à visée principalement instrumentale, par opposition à un partage précoce de la lecture comme modalité des « cadeaux d’amour [love-gift] » intergénérationnels bien nommés par Lewis Carroll (1871, n.p.).

8On peut en effet souhaiter à un enfant de lire avec plaisir pour favoriser un ensemble complexe d’apprentissages, mais non prétendre organiser la dynamique, les modalités et les retentissements de ce mouvement profond. De fait, les albums adressés aux enfants constituent – sauf cas extrêmes d’assujettissement idéologique et esthétique2 – des objets culturels irréductibles à une stricte visée d’inculcation du simple fait que la réception enfantine en fait des vecteurs d’expérience, de connaissance et de questionnement d’une productivité souvent imprévisible.

9Les recherches rassemblées ici rappellent l’importance d’une récusation systématique de l’hypothèse, sous-jacente à un certain nombre de discours et de pratiques à différents niveaux de la sphère sociale, selon laquelle « chaque enfant est une sorte d’idiot à qui il faut enseigner à penser » (Bettelheim et Zelan, [1982] 1983, p. 363). Elles rappellent également l’intérêt d’inscrire la réflexion contemporaine sur le fait littéraire dans une perspective certes centrée sur le livre, mais ouverte à l’appréhension du continuum « oral-écrit » et « écrit-oral » des pratiques historiques et actuelles de la littérature – ainsi, bien sûr, qu’à l’acuité des corpus « texte-image ».

10Les problèmes théoriques posés par l’acculturation enfantine à la lecture « par et pour soi » engagent à penser cette dernière à la fois comme activité et relation, fait de culture et fait de civilisation. Ils portent majoritairement sur des configurations à dimension interactionnelle, la création texte-image adressée aux enfants impliquant virtuellement association d’auteurs autant que de lecteurs. Mais ils invitent plus largement à saisir la disponibilité de tout sujet à l’expérience du partage langagier comme source de subjectivité – sur fond de tension conceptuelle entre lisibilité, sobriété, complexité et dialogisme.

11Soulignons à ce stade que le projet d’intégrer l’album pour enfants au champ de la théorie littéraire générale se heurte à d’importantes difficultés de langage. On trouvera dans l’ensemble du présent dossier un usage du terme « lecteur » qui renvoie aux présentes considérations sur le statut plein et particulier de l’enfant comme « avant-lecteur ». Par ailleurs les mots « illustration » et « image » sont mobilisés de manière globalement équivalente : le second est plus pertinent dans un nombre important de contextes, mais le premier a pour lui un usage large appuyé sur la tradition ; il en va de même pour les termes d’« auteur-image » et d’« illustrateur ». Enfin, « intertextualité » pourra être, en contexte, employé pour « inter-icono-textualité ». Un objet de pensée est en tout cas constitué de manière unitaire à la faveur du langage le plus courant : c’est bien sur l’activité d’un jeune lecteur que le dossier invite à se pencher, loin des figures binaires du débutant « vierge » et du « lecteur expert », du bébé « hermétique » au livre et de l’enfant « sachant lire » parce que sachant décoder et scolairement reconnu comme tel.

Un chantier théorique d’intégration et d’actualisation

« Quel que soit le champ qu’une théorie d’importance investit, elle est amenée à se demander, à un moment de son élaboration, quelle place elle confère à l’enfant […].
L’enfant […] vient en quelque sorte la mettre à l’épreuve. »
(J.-C. Quentel, 2009, p. 215)

12Chacune des contributions présentées ici procède d’un double mouvement d’importation des outils et questionnements de la théorie littéraire dans le champ de l’album pour enfants, et de confrontation de la théorie générale aux enjeux spécifiques de l’album. La « littérature en album » y est interrogée au titre de sa vitalité en tant que pratique sociale et que pratique de création, aux plans de l’histoire et de la poétique, de la réception et de la production. Les difficultés de ce chantier sont placées au centre d’une attention qui tend à éviter deux pièges susceptibles d’affecter leur dimension motrice : celui de la minimisation et celui de l’essentialisation.

13Le dossier participe par là du mouvement permanent de reconfiguration des perspectives et des objets de la recherche en lettres et sciences humaines et sociales. Il s’agit bien, en réexaminant le caractère apparemment périphérique d’un objet « texte-image-voix » adressé à des lecteurs « mineurs », de contribuer à penser le fait littéraire en lui confrontant la « question » de l’enfance ; il s’agit aussi de contribuer à penser, à partir du champ littéraire, le statut actuel de l’enfance dans l’épistémé issue de l’histoire européenne.

14La recension des travaux récents proposée dans Acta fabula confirme que ce chantier revêt une actualité internationale4. Les publications présentées comportent une majorité d’ouvrages anglophones, auxquels l’accès n’est pas aisé pour les chercheurs d’autres aires culturelles et linguistiques pour des raisons majoritairement matérielles. Leur angle général diffère globalement de celui du présent dossier, lui-même représentatif de la recherche francophone européenne. Ces recensions, la traduction d’une méta-analyse ainsi que le tissage bibliographique opéré par deux des articles attestent l’intérêt d’une mise en dialogue de traditions et dynamiques de recherche en tout état de cause complémentaires5.

15Ces données rendent particulièrement signifiante l’explicitation des perspectives intellectuelles et disciplinaires des travaux réunis dans ce dossier de la revue Fabula-LhT 6. La question doublement complexe de la définition et de la « naissance » de l’album reçoit ici l’éclairage structurant de l’histoire de l’art et du livre. François Fièvre mobilise un corpus diachronique et une bibliographie interdisciplinaire pour proposer une conceptualisation et une périodisation en trois temps, fondées sur les critères déterminants de la mise en page et du séquençage, de l’ergonomie visuelle et du niveau d’intrication sémiologique. Sa définition finale de l’album « au sens iconotextuel » apparaît d’autant plus opérante qu’elle ne renvoie pas à la spécificité du jeune public, pourtant décisive dans l’histoire et le fonctionnement de l’objet. Soulignons qu’elle confirme le constat clé présenté en amorce de cette introduction : contrairement au livre illustré, l’album confère à l’enfant auditeur-lecteur une capacité interprétative et critique virtuellement égale à celle de l’adulte.

16Les quatre contributions suivantes construisent un socle théorique touchant aux concepts fondamentaux du rythme et de la voix, de l’intertextualité, de la métaphore et de l’énonciation subjective. Si les trois premières s’inscrivent dans des trajectoires de recherche articulant de longue date littérature générale et de jeunesse, celle d’Arthur Brügger se tourne ici pour la première fois vers un corpus texte-image adressé aux enfants.

17Cécile Boulaire, codirectrice de ce dossier, conduit depuis plusieurs années un projet visant à saisir l’impact de la relation nouée via la lecture d’albums sur le développement du nourrisson en situation de précarité et de fragilité, en services de néonatalogie et de périnatalogie (Boulaire, 2022 et 2023). Sa contribution intègre les apports de différentes disciplines sur le rythme et la voix dans la relation langagière et littéraire, à la lumière d’une pratique récente mais bien implantée en Occident : la lecture d’albums aux bébés7. L’analyse de ces commencements psychiques essentiellement interrelationnels, via un usage poétique de la langue solidaire de la tradition de la comptine, apporte à ce dossier une acuité motrice.

18La contribution de Clémentine Beauvais envisage également le champ de la toute petite enfance, tout en l’ouvrant sur la question plus générale du dynamisme cognitif des jeunes lecteurs. La mise à l’épreuve du concept d’intertextualité sous l’angle de sa réception par un public en position structurelle d’initiation permet une saisie de la relation enfantine à l’univers littéraire, mais aussi une contextualisation développementale et anthropologique de la théorie générale.

19Virginie Tellier, spécialiste d’études romantiques et européennes en même temps que de littérature pour la jeunesse, place au centre de l’attention théorique un autre concept central, à la lumière d’un corpus d’abord comparatif et microstructurel, puis de l’analyse filée d’un album classique. Le titre de son article – « Des livres d’“images” ? » – annonce l’acuité de sa réflexion sur la métaphore en régime iconotextuel, au cœur des enjeux de l’adresse à l’enfance. Les questions d’épistémologie qui constituent l’horizon de sa recherche recroisent et éclairent celles des contributions précédentes, touchant au statut essentiel du fait poétique dans la littérature en albums, et à ses liens avec la plasticité psychocognitive caractéristique des jeunes lecteurs.

20Arthur Brügger poursuit une réflexion sur les enjeux de l’énonciation collective dans la littérature contemporaine. Sa contribution éclaire les enjeux des scénographies énonciatives permises et appelées par l’album, notamment quand celles-ci font une place aux première et deuxième personnes. Le lecteur pourra juger de la productivité de cette entreprise, au regard d’une littérature essentiellement conçue pour l’oralisation et la lecture collaborative. La rêverie interrompue ou prolongée, mature ou primordiale du lecteur qui (se) demande « qui parle » dans un album rejoint, de fait, un des aspects les plus énigmatiques de la littérature ; on retrouve ici comme décidément structurants les enjeux de la voix, de la métaphore et du rythme.

21Les contributions d’Anouk Dumont, Séverine De Croix et Jean-Louis Dufays – qui forment un trio auctorial –, puis de François Quet croisent les plans de la création et de l’édition avec celui de la réception et des usages scolaires. Elles proposent une analyse typologique de corpus significatifs de la production européenne depuis les années 1990, tout en ouvrant une perspective sur leur appropriation par les jeunes lecteurs. De générations et de formations différentes, les quatre auteurs ont en commun un ancrage dans le domaine de la didactique ; Jean-Louis Dufays et François Quet ont construit en tant que chercheurs confrontés aux enjeux d’enseignement un point de vue singulier sur des questions théoriques centrales (Dufays et alii, 2005 ; Dufays, 2011 ; Quet, 2007, 2011, 2013). Ce numéro s’honore de publier l’article de François Quet alors que son auteur manque désormais à la communauté de recherche ; l’ensemble de cette introduction souhaite constituer un hommage à sa pensée.

22Anouk Dumont, Séverine De Croix et Jean-Louis Dufays proposent une exploration précisément exemplifiée du « sous-genre » que constitue l’album en randonnée (Connan-Pintado, 2020), identifiable par un large public à la faveur des classiques du « Père Castor »8. Leur recherche articule une analyse panoramique de corpus avec une étude de réception menée en Belgique francophone, exemplaire dans ses choix méthodologiques. Elle atteste que l’offre actuelle d’albums mobilise une tradition orale-écrite aux enjeux esthétiques et anthropologiques pérennes (Flahault, 2001 ; Hétier, 2020). Les modalités d’appropriation de tels albums par de jeunes lecteurs aux compétences initiales contrastées en confirment de manière lumineuse les fonctions d’initiation langagière, cognitive et culturelle.

23C’est ce que rappelle aussi la réflexion aigüe de François Quet sur la valorisation critique et scolaire des contes iconotextuels « détournés » dans les années 1990-2010, emblématiques d’une production et d’une demande d’un genre nouveau. L’album est saisi ici dans son « tournant postmoderne », témoin d’un statut inédit accordé aux très jeunes lecteurs et à leur capital culturel dans les milieux lettrés ; mais cette période très particulière se voit aussi insérée dans une histoire globale de la lecture dont les enjeux sociaux et culturels – scolaires et politiques – appellent à être soupesés.

24Des réflexions issues de la pratique créatrice offrent une forme de contrechamp à l’ensemble de ces analyses. Gérard Gavarry apporte ici en tant qu’écrivain au timbre éminemment singulier des données réflexives et autobiographiques sur le souvenir matriciel des « grandes images » des premières histoires de Babar dans l’écriture de l’un de ses romans. Il offre ainsi un témoignage à multiples facettes sur le retentissement subjectif de la rencontre d’un enfant avec une série iconotextuelle pionnière, à l’aube de la décennie 19509.

25La traduction d’un entretien de Maurice Sendak à la bibliothèque du Congrès en 1970 conclut cet ensemble par une cascade de réflexions révélatrices de la culture et de la liberté d’esprit de l’artiste consacré – solidaire, irréductiblement, de l’enfant d’émigrants ayant grandi dans la cité de Brooklyn durant les années trente. Si Where the Wild Things Are (Max et les Maximonstres, [1963] 1967) est alors en train de devenir un symbole culturel, Sendak vient de publier le plus durablement controversé In the Night Kitchen (Cuisine de nuit, [1970] 1972). Il inaugure ici un ensemble d’entretiens réflexifs de longue portée.

Un instrument de culture récent, une histoire multiscalaire

« [L’histoire du livre] s’inscrit dans le temps long d’une histoire des cultures […], dont elle est l’une des principales voies d’accès. »
(Frédéric Barbier, [2012] 2020, 4
e de couverture)

26« Genre matriciel et évolutif » (Bruel, 2008, p. 41), l’album peut à différents titres être considéré comme production emblématique de la « littérature d’enfance » (Nières-Chevrel, 2009 et 2011a). On ne référera pas ici au vaste ensemble que constitue la « littérature de jeunesse » : la relation première à la narration, la fiction et la poésie texte-image considérées ici n’a que peu à voir avec tout ce qui lui succède, de la préadolescence à l’âge adulte. On examinera en revanche comme central le fait que l’album pour enfants côtoie et intègre, depuis son apparition, trois traditions de longue portée, essentiellement ou originellement orales : celles de la comptine, du conte et de la fable. Cet étonnant syncrétisme place le genre sous le double signe de l’archaïque et de la modernité. On peut faire l’hypothèse qu’il constitue l’une des clés de la diffusion de l’album dans l’ensemble des milieux sociaux en Europe occidentale10, et de son essaimage dans d’autres aires culturelles.

27Le regard surplombant permis par les présents travaux invite à concevoir l’album, depuis son émergence en Europe du Nord-Ouest il y a quelque deux siècles, comme instrument moderne d’accueil du « petit d’humain » dans le champ de la culture. S’il côtoie dans l’ordre des pratiques sociales la discrète tradition de la comptine, il en intègre les ressources en tant qu’outil de subjectivation dans et par le langage verbal. La réflexion présentée ici sur l’album adressé aux très jeunes lecteurs (Boulaire, ainsi que Beauvais et Brügger) souligne l’ampleur et la complexité de ces enjeux : ceux-ci concernent non seulement les pratiques de l’album comme « objet oral », mais aussi la lecture « interne » propre aux pratiques silencieuses de la littérature.

28Ce rapport intégratif à des pratiques orales à caractère transhistorique se voit confirmé par l’histoire éditoriale et culturelle restituée par François Fièvre. Les différentes étapes de la constitution de l’objet éditorial et culturel « album » au long du xixe siècle – sur fond d’une tradition pluriséculaire du livre illustré – montrent à quel point cette créativité inaugurale mobilise l’héritage intergénérationnel d’une langue rythmique et assonancée, ludique et fantaisiste, transmise sur le long terme. Le contexte culturel anglais, dépourvu de condescendance à l’égard de tels jeux tout comme de méfiance à l’égard des images, apparaît ici particulièrement favorable (Nières-Chevrel, 2011a).

29L’album constitue aussi un véhicule majeur des traditions du conte et de la fable et de leurs reconfigurations contemporaines à l’usage de l’enfance. François Fièvre rappelle que les pionniers anglais de l’album iconotextuel au cours du second xixe siècle travaillent à partir de contes et de fables resserrés et versifiés. Les doubles pages de Der Struwwelpeter (Pierre l’ébouriffé), chef-d’œuvre isolé du poète, psychiatre et intellectuel Heinrich Hoffmann dans la Confédération germanique de 1845, sont empreintes d’une crudité cathartique qui peut évoquer celle des premiers recueils des frères Grimm. Cette radicalité imaginaire alliée à une forme de réalisme anthropologique peut aussi faire signe vers la « dureté » de la fable. Celle-ci est évoquée avec beaucoup de considération par Maurice Sendak à propos de la version iconotextuelle du « Loup et l’agneau » adressée aux enfants par Maurice Boutet de Monvel dans la France des années 1880.

30L’étude des albums « en randonnée » contemporains proposée par Anouk Dumont, Séverine De Croix et Jean-Louis Dufays montre qu’un patrimoine diversifié de contes y fait l’objet de formalisations renouvelées. Ces albums sont les véhicules d’une pensée du vivant mobilisant les joies subtiles et convenues de l’itération narrative – à la faveur d’un médium texte-image capable d’accueillir les dynamiques interactionnelles de la tradition orale, transposées dans des jeux de format et de mise en page. La contribution autoréflexive de Gérard Gavarry place les propriétés « simplificatrices » de l’album et celles du conte traditionnel sur un plan commun en tant que sources d’inspiration. Enfin les travaux de Clémentine Beauvais et de François Quet soulignent que les grands contes « classiques » constituent l’un des hypotextes les plus transversaux de la production contemporaine.

31L’ensemble des contributions réunies ici, notamment celles de Clémentine Beauvais, Virginie Tellier et Arthur Brügger, analysent enfin ce qu’un large public perçoit de manière empirique. De ses origines à nos jours, la littérature en albums combine des pratiques langagières très anciennes et des ressources et fonctionnalités littéraires propres à l’époque contemporaine. Anne-Marie Chartier (2010) souligne ainsi que le jeu sur les formats, la mise en page et les couleurs redonne une importance inattendue au « corps du livre »11. L’album en tant que corpus éditorial se présente ainsi à la fois comme un ensemble d’apparence relativement stable, « sage » et homogène – on pourrait bien sûr dire « classique » –, et comme un laboratoire largement ouvert aux dynamiques créatrices contemporaines. C’est cette tension entre un centre de gravité perçu comme élémentaire et répétitif par une majeure partie de la communauté adulte, et des directions de création marquées au sceau d’une radicale modernité qu’on souhaiterait ici appréhender.

Histoire littéraire et histoire civilisationnelle : une dynamique européenne en contexte de projet démocratique

« La spécificité de l’iconotexte comme tel est de préserver la distance entre le plastique et le verbal […] sans les confondre. »
(Alain Montandon, 1990, p. 13)

« […] c’est chose rare que de pouvoir décider de la cadence à laquelle on s’expose aux images. »
(Katy Couprie, 2003, p. 105)

32Au fil du xixe siècle, soit au terme d’une longue histoire d’incorporation de l’écrit à la culture occidentale, des artistes, imprimeurs, éditeurs et intellectuels conçoivent pour les enfants et adultes des milieux aisés et libéraux un type de livre radicalement nouveau. Ces livres texte-image n’ont pour ainsi dire pas de point commun avec les livres illustrés antérieurement ou parallèlement adressés à l’enfance, dans un cadre essentiellement transmissif. Ils s’adressent, dès le plus jeune âge, à l’enfant comme sujet pensant, désirant et actif, dans un rapport intergénérationnel à caractère en partie horizontal – sans doute pour la première fois dans l’histoire de la culture écrite.

33On peut envisager les conséquences de cette dynamique, permise simultanément par les mœurs et valeurs d’une partie des bourgeoisies européennes et par l’évolution des techniques d’impression, comme décisives pour le statut de l’enfance en Occident. La démocratisation progressive de ces « petits livres » au statut social d’abord et longtemps mineur, consacre comme peu d’autres phénomènes objectivables la reconnaissance d’un âge perçu comme à la fois spécifique et emblématique des qualités et des aspirations propres au genre humain.

34Elle enclenche, sur un plan pragmatique, une universalisation graduelle du « droit » virtuellement accordé à tout enfant – sans critère de sexe ni d’appartenance sociale – à la jouissance des propriétés exploratoires, poétiques et fictionnelles de la langue et du discours. Ce nouvel instrument de culture signale une économie relationnelle évolutive entre enfants et adultes, placée sous le signe de l’attention, du questionnement et du décentrement. Si une forme d’hédonisme intergénérationnel en constitue l’enjeu décisif, son déclencheur est un intérêt inédit, chez les adultes créateurs et médiateurs, pour les spécificités de la subjectivité enfantine.

35L’essor des techniques d’impression et de reproduction caractéristique du xixe siècle semble donc coïncider avec une étape importante de l’« invention de l’enfance » (Ariès, [1960] 1973), porteuse d’un statut plus universaliste pour un âge reconnu comme capable et désireux de culture écrite et graphique. On pourrait, dans le cadre d’une perspective historique délibérément cavalière, retenir que l’expansion de l’album et de la presse illustrée caractérise le premier xxe siècle au même titre que la conquête d’un consensus politique d’orientation démocratique et la transformation progressive des conditions de vie des classes laborieuses – dont l’accès, pour une partie d’entre elles, à l’expérience déterminante du loisir familial, et, parfois, à l’expérience enfantine du jeu sur la plage, symbolique d’un âge dédié au « faire comme si » et à l’ouverture sensorielle. L’ensemble de ces données concourt à l’avènement graduel de l’enfance en tant qu’époque sensible et fondatrice de l’existence, reconnue dans l’ensemble des milieux sociaux.

36La préface donnée par Pierre-Jules Hetzel au premier des albums de « Mademoiselle Lili » en 1862 constitue à tous ces égards à la fois un document et un monument. L’éditeur du Nouveau Magasin des enfants – connu pour son association féconde avec Jules Verne – a conçu sous son pseudonyme de P.-J. Stahl le texte de cette Journée de Mademoiselle Lili, à partir de gravures personnelles de l’artiste danois installé à Paris Lorenz Frölich. Loin des récitatifs assonancés ou des textes versifiés qui peupleront encore longtemps les premiers albums, le texte y forme avec l’image un ensemble aussi solidaire et dynamique qu’une scène de théâtre avec les paroles et les pensées de ses personnages.

37La tonalité procède d’un réalisme mi-sérieux et mi-amusé, mi-impliqué et mi-distant, vecteur d’une connivence flottante, inédite entre lecteurs adulte et enfant. La notion décisive d’humour permet seule de rendre compte de cet ethos auctorial, en ce qu’il implique d’ouverture à l’autre plutôt que de volonté d’inculcation et de jugement.

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Pierre-Jules Hetzel et Lorenz Frölich, La Journée de Mademoiselle Lili, Paris, Collection Hetzel, 1862, couverture et belles pages 2 et 4. Coll. Gallica.

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Pierre-Jules Hetzel et Lorenz Frölich, La Journée de Mademoiselle Lili, 1862, belles pages 5 et 7. Coll. Gallica.

38L’éditeur présente l’ouvrage en soulignant d’abord la difficulté de le nommer. Le mot « album » renvoie alors à un carnet de notes et d’esquisses utilisé par les adultes12 ; et la référence mobilisée au Bilderbuch allemand d’après le modèle du Struwwelpeter de Heinrich Hoffmann (1845) renvoie à une forme-sens qui n’a globalement qu’assez peu de rapports avec celle que propose Hetzel :

Voici quelque chose qui n’est ni un livre, ni un album, ni un conte, ni une histoire ; je ne sais pas ce que c’est, mais cela m’a paru charmant, et j’imagine que ce qui m’a tant plu pourra bien plaire un peu à d’autres.
L’artiste qui a esquissé ces jolis dessins ne pensait pas à les faire graver. Bon père autant que grand peintre, il a une jolie, une aimable petite fille qu’il adore, Mademoiselle Lili. Il avait, sur le coin d’un album, fait et refait le portrait de Mademoiselle Lili au naturel, dans toutes ses poses, dans tous ses gestes. Ces croquis m’ont paru une de ces choses d’art extrêmement rares qu’on ne fait pas exprès, qu’une sorte de hasard heureux fait éclore et réussir. Je m’en suis emparé ; je n’ai rien voulu y ajouter que quelques paroles, une sorte de traduction mot à mot des belles petites images que j’avais sous les yeux, et les voici.
J’imagine que les pères et les mères et les enfants se retrouveront dans ces scènes à un ou deux personnages, et que ces petits cahiers naïfs, comme il y en a tant en Allemagne, auront leur public en France parmi les gens de cœur, et même parmi les gens d’esprit. (Hetzel, 1862, texte liminaire, n.p.)

39La lettre comme l’esprit de cette préface attestent la singularité de ce prototype français au regard des autres prototypes et hapax présentés par François Fièvre. Et, de fait, la série à venir de « Mademoiselle Lili » constitue sans doute, en tant qu’adressée à de très jeunes lecteurs, une réalisation radicalement nouvelle.

40Au commencement de ce qui constitue à la fois l’un des premiers albums et l’une des premières séries d’albums en France (Nières-Chevrel, 2023), « Mademoiselle Lili » – image de la fillette de l’illustrateur mais aussi de l’enfant lecteur de l’album – est âgée de trois ans. Les enfants figurés dans les prototypes anglais et français du début du siècle puis dans l’hapax de Hoffmann en 1845 avaient passé ce cap de la toute petite enfance et de la grande dépendance au monde adulte. L’une des singularités marquantes de l’ouvrage conçu par Hetzel est ainsi de mêler « empathie » (le mot semble adapté bien qu’anachronique) et réalisme, dans la mise en scène d’un âge qu’il faut bien qualifier de tendre. Il offre par là au très jeune lecteur une image inédite et sans doute fondatrice de lui-même, dans une décennie qui verra la multiplication d’initiatives éditoriales à destination des tout-petits, souvent éphémères et de fait infiniment moins marquantes (Manson, 2011 ; Luc, 1997).

41La Journée de Mademoiselle Lili et la série qui s’ensuivra consacrent ainsi l’avènement d’une intersubjectivité littéraire à hauteur d’enfant, permise par un rapport de contrepoint entre le texte et l’image, là où les premiers albums anglais et français mobilisaient le vers, la fable et la fantaisie, et le chef-d’œuvre hoffmannien l’excès satirique à visée comique et cathartique. Sans être à aucun titre spectaculaires, le ton et le rapport texte-image sont radicalement nouveaux ; ils sont permis, sans doute, par une conjonction de facteurs : innovations introduites par les précédents prototypes, libéralisme politique et philosophique d’une partie de la bourgeoisie française et, bien sûr, dynamisme intellectuel et technique de l’acteur historique polyvalent qu’est Hetzel. Le mot « ferveur » revient chez les commentateurs et historiens pour caractériser l’engagement de ce dernier en faveur des enfants lecteurs – tout comme en faveur de la République.

42Les albums successifs de « Mademoiselle Lili » annoncent ainsi ce qui constituera le très discret et attachant centre de gravité de la littérature en albums « classique », telle que gravée, souvent, dans la mémoire affective de ses lecteurs, loin des critères de prestige et d’originalité promus par les adultes lettrés. Les travaux d’Isabelle Nières-Chevrel (2023) rappellent de fait le succès rapide et international de la série, aujourd’hui très discrètement patrimonialisée sous le nom d’« albums Stahl ». Les travaux de la même chercheuse documentent aussi le souvenir qu’en conserve À l’ombre des jeunes filles en fleurs : le jeune Marcel Proust a fait partie des premières générations destinataires de ces iconotextes offerts à la petite enfance.

43Ce n’est donc pas prioritairement sur la diversité et sur la virtuosité de la littérature en album que ce dossier et cette introduction souhaitent contribuer à nourrir un point de vue intéressé et informé – de même qu’ils ont dû différer les stimulantes questions posées par des objets emblématiques tels que l’album « sans texte » et l’imagier. Il s’agit ici de saisir les moyens et effets de l’album sous ses formes les plus sobres et les plus courantes, avec en perspective le constat empiriquement bien documenté de la « compétence » littéraire de ses jeunes récepteurs.

44Par quelles voies créatrices ces objets premiers, parfois très déconsidérés (Boulaire, 2016 ; Perrin, 2021a et b, 2023), procurent-ils aux jeunes lecteurs un espace de subjectivation globale – langagière, affective, cognitive ? Comment ces objets éclectiques habilitent-ils les enfants dans l’élaboration patiente, lecture après lecture, d’un point de vue sur le monde, loin du souci propre à la communauté adulte de leur enseigner quoi et comment penser (Sève, 1996 ; Bruel, 2009) ?

45Ces questions reconduisent aux aspects les plus énigmatiques du processus artistique. Si les données rassemblées par Evelyn Arizpe et Morag Styles en Grande-Bretagne indiquent que des enfants d’horizons variés se représentent la lecture iconotextuelle comme une activité à caractère créateur ([2003] 2023, chap. 7 et 8), il apparaît évidemment nécessaire de s’interroger sur la posture interne des auteurs. Tout comme Hetzel un siècle plus tôt, Maurice Sendak n’accorde aucun crédit à un art qui serait conçu expressément pour les enfants, tout en s’insurgeant contre l’idée d’illustrer les œuvres littéraires13. Si ses albums procèdent « objectivement » d’une logique en partie plastique et visuelle, ses réponses aux questions d’ordre génétique laissent penser que les « mots » s’apparentent pour lui à des « images », et réciproquement ; la formule relativisante « pour autant que je sache » y apparaît particulièrement chargée de sens :

Je ne pense pas du tout en termes d’images, je trouve que c’est beaucoup plus intéressant et difficile d’écrire […]. Pour autant que je sache, je ne pense qu’en termes de mots. Et quand c’est fini, c’est presque une surprise, du type : « Comment vais-je faire pour dessiner ça ? » (Sendak, 1971, p. 266)

46On retrouve dans ces réponses l’enjeu de recherche défini par Virginie Tellier : « Des livres d’“images” ? » Quelques années plus tôt, l’auteur-illustrateur précisait :

J’aime recevoir les lettres que les enfants m’écrivent, et j’aime avoir l’occasion d’en rencontrer un qui ait pris du plaisir à l’un de mes livres. Non que j’écrive fondamentalement pour les enfants. En réalité, je fais ces livres pour moi. C’est quelque chose que je dois faire, et c’est la seule chose que j’ai envie de faire. Atteindre les gosses est important, mais secondaire. D’abord, toujours, je dois atteindre et ne pas lâcher l’enfant qui est en moi. (Nat Hentoff, [1966] 1969, p. 346, cit. et trad. Nières-Chevrel, [1980] 2006, p. 141)

47Le présent dossier, dédié à une littérature première pour une partie de la population contemporaine, tend à reprendre la question importante des commencements de l’expérience littéraire et langagière chez le très jeune humain. L’une de ses lignes de force consiste à décrire la littérature en albums comme espace d’intégration et d’actualisation de traditions orales-écrites à caractère transhistorique. La clarification de ces deux enjeux – nécessité et validité de la figure du très jeune lecteur au sein du champ général de recherche, ancienneté des ressources linguistiques d’un genre placé à juste titre sous le signe de la modernité – reconduit au défi d’une pensée pluraliste du langage en général et des langages écrit et visuel en particulier. Penser l’album et sa lecture comme relevant d’une « littérature avant la lettre » implique de saisir ce qui dans ce médium excède la sphère de la référence et du discours – dans l’image au premier chef, mais aussi dans l’iconotexte, et dans le texte même.

48Ces réflexions sur une jeune tradition née au carrefour des traditions littéraires européennes appellent bien sûr à être ouvertes sur son devenir dans de tout autres aires culturelles (Jankevičiūtė et Geetha, 2017) ; elles appellent aussi à être insérées dans une réflexion collective sur les enjeux pragmatiques et politiques de la formation enfantine à et par la littérature – de même que par les arts – au regard d’un projet de démocratie actualisé et universalisable14.