Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Traduction
Fabula-LhT n° 32
La littérature avant la lettre : l’album pour enfants devant la théorie littéraire
Maurice Sendak et Virginia Haviland

Questions à un illustrateur qui est également un auteur : une conversation entre Maurice Sendak et Virginia Haviland

Questions to an artist who is also an author: a conversation between Maurice Sendak and Virginia Haviland
Texte traduit par : Marina Cartier, Cécile Boulaire et Dominique Perrin

Entretien paru en 1971.
Traduction de Marina Cartier revue par Cécile Boulaire et Dominique Perrin
1, avec le concours financier de l’AFRELOCE (Association française de recherche sur les livres et les objets culturels de l’enfance).
Avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque du Congrès.

1Maurice Sendak (1928-2012), auteur-illustrateur américain, Juif new-yorkais issu d’une famille originaire de Pologne, est l’un des plus grands artistes pour enfants du xxe siècle. Sa carrière débute aux États-Unis dans les années 1950, principalement grâce à la célèbre éditrice d’albums Ursula Nordstrom, au sein de la maison Harper. Il n’est connu en France qu’à partir de 1967. Robert Delpire publie cette année-là son album le plus célèbre, Where the Wild Things Are, sous le titre Max et les Maximonstres. L’album, qui a reçu en 1963 la prestigieuse médaille Caldecott, a suscité un certain émoi aux États-Unis, mais sa réception en France est plus sereine (Nières-Chevrel, 2010). Par la suite, L’école des loisirs fait traduire et conserve à son catalogue un grand nombre des albums de Maurice Sendak. Plus récemment, les éditions MeMo ont entrepris de publier ou republier un grand nombre d’albums restés peu connus en France. Maurice Sendak a reçu en 1970 le prix Hans Christian Andersen, la plus haute récompense internationale décernée à un créateur de livres pour enfants. En 2003 il est le premier à recevoir le prix Alma (Astrid Lindgren Memorial Award), considéré comme l’équivalent du Nobel pour la littérature jeunesse.

2L’enquête publiée en 2022 par la Bibliothèque publique de Brooklyn – devenue depuis sa fondation au xixe siècle l’une des principales institutions de prêt de livres de la ville de New York – indique que Max et les Maximonstres est le livre le plus emprunté de son histoire (Brooklyn Public Library, 2022). Mais Cuisine de nuit, publié en 1970 et évoqué à plusieurs reprises dans l’entretien qui suit, apparaît régulièrement sur la liste des « livres les plus fréquemment contestés et interdits » de l’Association des bibliothèques américaines (ALA, 1999), au motif que la succession des pages y met en scène le vagabondage imaginaire d’un enfant nu.

3La « conversation » traduite ici inaugure un ensemble d’entretiens réflexifs importants pour découvrir la pensée et le parcours de Maurice Sendak 2.

4Cécile Boulaire et Dominique Perrin

*

5Maurice Sendak commence sa carrière d’illustrateur professionnel alors qu’il est encore lycéen à Brooklyn, adaptant la bande dessinée Mutt and Jeff pour la faire passer du format « bande », typique des journaux, au format « page » destiné à la publication en recueils3. Après avoir terminé le lycée, il étudie à l’Art Students League et travaille comme étalagiste. L’originalité de son travail attire rapidement l’attention d’Ursula Nordstrom, éditrice des livres jeunesse chez Harper, pour qui il illustre The Wonderful Farm 4 (1951) de Marcel Aymé. Par la suite, il illustre plus de soixante livres, dont dix5 qu’il écrit lui-même. Ses illustrations d’Un trou, c’est pour creuser (1952) de Ruth Krauss et Petit ours (1959) d’Else Minarik sont largement saluées. En tant qu’auteur et illustrateur, il crée un certain nombre de livres qui deviennent des classiques, tels que La Fenêtre de Kenny (1956), Loin, très loin (1957), Le Secret de Rosie (1960), Mini-bibliothèque (1962), Max et les Maximonstres (1963), Rigoli Dingoli Pouf ! (1967) et Cuisine de nuit (1970). En 1964, il reçoit la médaille Randolph Caldecott de l’American Library Association pour Max et les Maximonstres. En 1970, il devient le premier Américain à recevoir le très convoité prix d’illustration Hans Christian Andersen. Dans le cadre d’un programme de la National Children’s Book Week parrainé par le fonds Gertrude Clarke Whittall dédié à la poésie et à la littérature6, M. Sendak présente certaines de ses idées sur la littérature de jeunesse lors d’une séance informelle de questions-réponses à la Bibliothèque du Congrès. L’entretien a été conduit par Mme Virginia Haviland, responsable de la section des livres jeunesse de la bibliothèque. Les lignes qui suivent reposent sur une transcription de cette discussion, qui s’est tenue à l’auditorium Coolidge le 16 novembre 1970.

 

6Mme Haviland : Commençons par cette première question : quand vous étiez enfant, que représentait un livre pour vous ? Et quels genres de livres aviez-vous ?

7M. Sendak : Je pense que je vais commencer par le genre de livres, parce que dans les années 1930, je n’avais aucun livre « officiellement » pour enfants (je veux parler des classiques). La seule chose dont je me souvienne, ce sont des publications bon marché, des bandes dessinées. C’est principalement par ça que j’ai commencé. Ma sœur m’a acheté mon premier livre, Le Prince et le Pauvre 7. Je me souviens très bien d’un rituel qui est né avec ce livre. La première étape était de le poser sur la table et de le regarder longuement. Non pas parce que j’étais impressionné par Mark Twain, mais parce que c’était un si bel objet. Ensuite, je le sentais. Je pense que mon habitude de sentir les livres a débuté avec Le Prince et le Pauvre, parce qu’il était imprimé sur un beau papier, contrairement aux livres de Disney que j’avais eus auparavant, qui étaient imprimés sur un papier bas de gamme qui sentait mauvais. Le Prince et le Pauvre sentait bon et avait une couverture brillante, une couverture pelliculée. Je l’ai retournée. Elle était très robuste. Je veux dire qu’elle était reliée très solidement. Je me souviens avoir essayé de mordre dedans, ce qui, j’imagine, n’était pas ce à quoi ma sœur s’attendait quand elle me l’avait acheté. Finalement, la dernière chose que j’ai faite avec ce livre a été de le lire. C’était bien. Mais je pense que c’est à ce moment-là qu’a commencé ma passion pour les livres et leur création. J’ai voulu être illustrateur très tôt dans ma vie, participer aux livres d’une manière ou d’une autre, faire des livres. En prenant en compte leur fabrication, et leur toucher – il y a tellement plus à faire avec un livre que le lire ; il y a une sensualité. J’ai vu les enfants toucher les livres, caresser les livres, sentir les livres, et c’est pour toutes ces raisons que les livres doivent être magnifiquement produits.

8Mme Haviland : Les questions que nous avons pour vous, auxquelles j’imagine que vous avez souvent répondu pour des universités et d’autres groupes, se divisent entre questions à l’artiste, et questions à l’auteur. Commençons par les questions qui concernent l’auteur. Selon vous, quel rôle l’imagination devrait-elle jouer dans la vie des enfants ?

9M. Sendak : Eh bien, l’imagination est omniprésente dans la vie d’un enfant : je crois d’ailleurs qu’il n’y a aucune partie de nos vies, celles des adultes comme celles des enfants, où nous n’en faisons pas usage, mais nous préférons laisser l’imagination aux enfants, comme si c’était une bêtise réservée aux jeunes esprits immatures. Les enfants vivent à la fois dans l’imaginaire et dans la réalité ; ils passent de l’un à l’autre avec une facilité que nous avons perdue. Quand on écrit pour les enfants, il faut simplement partir du fait qu’ils ont cette incroyable souplesse, ce sens tranquille de la logique de l’illogique, et qu’ils peuvent vous suivre très facilement d’une sphère à l’autre. L’imagination est au cœur de l’écriture pour enfants, comme d’ailleurs, à mon avis, de l’écriture de tout livre, de tout acte créateur, peut-être de l’acte de vivre. C’est assurément central dans mon travail. Il existe de nombreux types d’imagination, de niveaux d’imagination et de subtilités dans l’imagination – mais c’est un autre sujet. Il n’existe probablement pas de créativité sans imagination. Mes livres ne sont pas le fruit d’une « idée » ou d’un sujet particulier auquel je pense en m’exclamant : « Tiens, voilà une idée géniale, je vais l’écrire ! » Ils ne me viennent jamais de cette façon ; ils surgissent. De la même manière qu’un rêve nous vient la nuit, les émotions me viennent, et je dois alors me précipiter pour les mettre par écrit. Mais il faut donner une forme physique à cette imagination. On construit une maison autour d’elle, la maison est ce que l’on appelle une histoire, et la peinture de la maison est la fabrication du livre. Mais à l’origine, c’est un rêve, ou le fruit de l’imagination.

10Mme Haviland : Vous souvenez-vous de vos rêves éveillés ? Et d’une croyance en l’imaginaire qui serait née de votre propre enfance ?

11M. Sendak : Je ne me souviens pas plus de mon enfance que la plupart d’entre nous. Il y a des événements et des scènes dont je me souviens comme tout le monde. Mais il me semble que j’ai le don de me souvenir des émotions liées à l’enfance, par exemple pour Max et les Maximonstres, je me souviens d’une émotion que j’ai éprouvée lorsque j’étais enfant : il y avait des gens qui étaient venus chez nous (de la famille peut-être) et je me souviens qu’ils m’ont paru extrêmement laids. Je m’en souviens très clairement, et lorsque ces gens, avec des mots affectueux, se penchaient en disant « Oh, je pourrais te manger ! », j’étais très anxieux parce que je pensais vraiment qu’ils pourraient le faire si l’idée leur en venait. Ils avaient de grandes dents, d’immenses narines et des fronts très moites. Je repense souvent à cette vision et à quel point elle m’a effrayé. Plus particulièrement à un membre de ma famille (j’ai quelques personnes de ma famille dans l’auditoire, je ne dirai donc pas de qui il s’agit) qui me l’a fait et c’était vraiment terrifiant. Eh bien, il est maintenant immortalisé à jamais dans Max et les Maximonstres. Max parle vraiment de l’anxiété, du plaisir et de l’immense problème d’être un petit enfant. Et que font les enfants d’eux-mêmes ? Ils fantasment, ils contrôlent leurs fantasmes ou ne contrôlent pas leurs fantasmes. Ce n’est pas le souvenir particulier de ma propre enfance que j’ai consigné dans des livres, mais plutôt sa sensibilité – comme ce sentiment précis de peur des adultes, qui ne se rendent absolument pas compte que ce qu’ils disent aux enfants est parfois compris tout à fait littéralement. Et que lorsqu’ils vous pincent la joue en signe d’affection, ça fait mal ; et que lorsqu’ils suggèrent qu’ils pourraient « vous serrer dans leurs bras jusqu’à la mort », vous reculez – et encore bien d’autres choses du même genre.

12Mme Haviland : Il est intéressant que les étudiants semblent autant apprécier Max et les Maximonstres et Rigoli Dingoli Pouf ! que les enfants. La question est : qui considérez-vous comme votre public ?

13M. Sendak : Eh bien, je suppose qu’il s’agit principalement des enfants, mais pas vraiment. Je n’écris pas spécifiquement pour les enfants. Je ne suis certainement pas conscient de m’asseoir et d’écrire un livre pour les enfants. Je pense que ça serait fatal de faire ça. Donc, j’écris des livres, et j’espère que ce sont des livres que tout le monde peut lire. Ce que je veux dire, c’est qu’il fut un temps où des livres comme Alice au pays des merveilles et les contes de George MacDonald étaient lus par tout le monde. Ils n’étaient pas réservés aux enfants. J’aime penser que j’ai un large lectorat, et si les étudiants aiment mes livres, c’est très bien. Je pense que les jeunes sont de plus en plus libres de lire des livres pour enfants. Ils ne trouvent pas ça bizarre, surtout si c’est une bonne fiction, ou un bon divertissement. Ils ne sont peut-être pas aussi crispés que par le passé à l’idée de lire des livres « pour enfants ». Je sais aussi que beaucoup d’étudiants pensent que je « planais » quand j’ai écrit certains de mes livres. Ce n’est pas juste une supposition, parce que j’ai eu beaucoup de questions sur ce que j’avais fumé pendant l’écriture de certains chapitres ou de certains de mes livres. Et c’est peut-être en partie ça qui les intéresse. Écrire des histoires imaginaires suppose vraiment de planer (sans rien consommer de plus qu’un cachet d’aspirine).

14Mme Haviland : D’autres étudiants se demandent comment vous parvenez, en tant qu’écrivain, à l’ère post-freudienne, à résoudre ce problème : ne pas manipuler consciemment l’inconscient ?

15M. Sendak : [Après une pause] Eh bien, c’est un problème. Les Victoriens avaient beaucoup de chance. Alice au pays des merveilles regorge d’images et de symboles, qui sont extrêmement beaux et parfois effrayants. Nous savons que pour Carroll il n’y a pas de Freud, et que le livre a jailli de son inconscient, comme ce fut le cas pour George MacDonald avec La Princesse et le gobelin. Ces auteurs ont convoqué des images très primitives d’une façon vraiment fascinante. C’est plus difficile pour nous parce que nous en savons tellement plus, nous avons tellement lu. J’espère que je ne manipule pas consciemment mon matériau. Je n’analyse pas mon travail ; si une chose me frappe et m’enthousiasme, alors je veux que ce soit un livre. Si elle commence à mourir au fur et à mesure que je travaille, alors bien sûr ça n’en est pas un. Mais je pense que je m’en sors parfois en marchant sur cette crête de l’inconscient. Les choses que j’ai écrites et dans lesquelles il y a consciemment des éléments inconscients, vous ne pouvez pas les discerner. Les enfants, eux, le peuvent, ils sont le lectorat le plus critique au monde, ils découvrent immédiatement le pot-aux-roses. Ils ne sont pas dupes, ils ne sont vraiment pas dupes. C’est difficile de travailler pour eux. Et s’ils sentent – parce qu’ils savent que ce sont des adultes qui font ces livres – s’ils sentent un seul instant que j’ai fait semblant, je le saurai. Sous cet angle, Max et les Maximonstres suit cette ligne de crête. Il a été largement plébiscité par les enfants, et c’est la seule preuve que j’ai réussi.

16Mme Haviland : Un étudiant a posé une question au sujet d’un symbole récurrent dans vos livres : quelque chose qui mange quelque chose, ingère quelque chose, et ensuite le restitue. Par exemple, dans Pascal 8 le lion mange Pascal puis le recrache ; et dans Hector Protector, un monstre marin ingère un bateau, puis le régurgite ; dans Rigoli Dingoli Pouf !, Jenny mange une serpillière puis la recrache ; et dans Cuisine de nuit, Mickey est englouti dans de la pâte puis en ressort. Voulez-vous nous en dire plus ?

17M. Sendak : Je ne sais pas si c’était prudent de commencer cette interview en vous disant combien j’aimais mordre mes premiers livres, c’est peut-être un indice à ce sujet. Pour autant que je sache, je ne suis pas une personne qui mange trop, mais peut-être que c’est une réminiscence de l’enfance. Une agréable réminiscence, je pense. Manger est quelque chose de si important dans la vie d’un enfant. Les contes de Grimm sont remplis de choses qui sont mangées puis régurgitées. C’est une image qui m’attire en permanence, j’adore. Dans Hector Protector, la scène où le monstre mange le bateau puis le régurgite est hilarante ! J’ai l’esprit d’un enfant, je trouve ça très drôle. Il m’arrive de m’asseoir à la maison et de rire de ce que j’ai fait jusqu’à en avoir mal au ventre. Si ça séduit quelqu’un d’autre, si ça a du sens pour quelqu’un, honnêtement je n’en sais rien. Simplement, ça me semble juste et parfois les enfants rient aussi, alors nous rions ensemble.

18Mme Haviland : Certains lecteurs ont été intrigués par les similitudes entre vos personnages de Kenny, Martin 9, Max et Mickey. Pourriez-vous nous dire en quoi ces enfants pourraient être le même enfant, ou en quoi ils pourraient être différents ?

19M. Sendak : Bien sûr qu’ils sont tous le même enfant. Trois d’entre eux ont l’initiale « M ». Je ne pense pas que ça soit un accident, bien que je n’y aie pensé qu’en travaillant sur le dernier livre. Le premier, Kenny, a été nommé en l’honneur d’une personne en particulier. Mais un fil conducteur relie tous ces enfants. J’imagine que je peux risquer une analyse grossière. Kenny est un enfant frustré et introverti. Martin est capricieux, boudeur et pas très courageux. Max est incroyablement courageux, mais colérique. Et Mickey est extrêmement courageux et très heureux. Je peux suivre ce cheminement – je ne sais pas si vous le pouvez aussi – il y a dans ces personnages une sorte de progression, depuis la retenue jusqu’au mouvement en avant : j’aimerais penser que c’est moi, que ça représente ma propre évolution, non pas en tant qu’enfant ou feignant d’être un enfant, mais en tant qu’artiste créateur, plus libre de livre en livre, de plus en plus ouvert.

20Mme Haviland : De nombreuses personnes se demandent ce qui vous a inspiré ce nouveau livre, Cuisine de nuit ?

21M. Sendak : Eh bien, c’est une question difficile. Il vient de plein de choses et elles sont très difficiles à décrire, parce qu’elles ne sont pas très claires pour moi-même. Il y a quelques indices. Quand j’étais enfant, il y avait une publicité dont je me souviens très bien. C’était pour les Sunshine Bakers10. Elle disait : « Nous cuisinons pendant que vous dormez ! » Ça me semblait la chose la plus sadique au monde, parce que tout ce que je désirais faire, c’était rester éveillé et les voir. Et qu’ils fassent ça pendant que je dormais me semblait tellement absurde et injuste. Et eux qui pensaient que je trouverais ça génial de leur part et qu’en plus de ça, je mangerais leur produit ! Ça m’a vraiment beaucoup tracassé, et je me souviens que je conservais les coupons montrant les trois gros petits boulangers de Sunshine qui allaient dans cet endroit magique, dieu sait où, la nuit, pour s’amuser, alors que je devais aller me coucher. Ce livre était une sorte de vendetta pour me venger d’eux et pour leur dire que je suis maintenant assez grand pour rester debout et savoir ce qui se passe dans la cuisine de nuit ! L’autre indice est un souvenir assez étrange que j’ai de mon enfance. Je vivais à Brooklyn et même si c’était très proche, se rendre à Manhattan était compliqué. Comme je ne pouvais pas y aller seul, je comptais beaucoup sur ma sœur aînée. Elle nous emmenait, mon frère et moi, au Radio City Music-Hall, ou au Roxy, ou dans d’autres lieux de ce genre. Mais l’intérêt d’aller à New York, c’est qu’on mange à New York. On en revient donc à la nourriture. D’une certaine manière, New York représentait pour moi le fait de manger. Et plus particulièrement manger dans un endroit très à la mode, élégant, et incroyablement mystérieux comme Longchamps. On s’habillait bien, on montait en ville, il faisait nuit quand on arrivait là-bas, et il y avait beaucoup de vitrines qui scintillaient, et on allait directement manger quelque part. C’était l’une des choses les plus excitantes de mon enfance. Traverser le pont, voir la ville approcher, arriver sur place, dîner, et ensuite aller au cinéma et rentrer à la maison. Donc, encore une fois, Cuisine de nuit est une sorte d’hommage à la ville de New York, la ville que j’ai tant aimée et que j’aime toujours. Ça avait une saveur spéciale pour moi quand j’étais enfant. C’est aussi un hommage aux choses qui m’ont vraiment touché esthétiquement. Je n’allais pas dans les musées, je ne regardais pas de livres d’art. J’étais vraiment à l’écart de ce qui se passait sur le plan artistique. Fantasia 11 a peut-être été l’expérience la plus esthétique de mon enfance, c’est très douteux comme expérience. Il y avait surtout les bandes dessinées et Walt Disney, mais plus que tout, il y avait les films et la radio, particulièrement les films. Les premiers films, comme ceux des Gold Diggers12, King Kong et d’autres films de monstres, c’est la matière dont mes livres sont faits. J’en suis très surpris, et c’est totalement inconscient – il n’y a pas très longtemps, je regardais Max et les Maximonstres avec une amie qui avait découvert quelque chose qui l’avait beaucoup amusée. Elle est collectionneuse de films. Elle a ouvert une page du livre, celle où l’un des monstres se penche hors de la grotte. Elle m’a ensuite montré une photo du film King Kong, et c’était littéralement une copie. Mais je n’avais jamais vu la photo ; je n’aurais pas pu me souvenir de la séquence. Il était évident qu’elle s’était imprimée dans mon cerveau et elle était là : exactement les mêmes proportions de la grotte par rapport à la falaise, et les mêmes proportions du monstre sortant de la grotte. L’effet que le cinéma a eu sur moi est vraiment extraordinaire. Ce n’est que bien plus tard, lorsque j’étais illustrateur et auteur, que j’ai connu les classiques de la littérature jeunesse et que je les ai lus. Je ne les connaissais pas quand j’étais enfant ; je ne connaissais pas la photographie, ni la peinture, ni la littérature lorsque j’étais enfant. Brooklyn était un endroit plus ou moins civilisé, laissez-moi vous le dire, mais cette particularité ne m’est apparue que bien plus tard. Et je pense que cela se reflète dans mon travail. Je suis ce que l’on appelle communément une « fleur tardive13 ». J’en suis heureux.

22Mme Haviland : Cela nous amène à la question suivante : qui sont, selon vous, les plus grands écrivains pour enfants ? Vous y avez déjà fait allusion, mais pourriez-vous nous en dire plus ?

23M. Sendak : Je considère George MacDonald comme probablement le plus grand des écrivains victoriens pour enfants. J’admire la combinaison de plans, de niveaux, qu’on trouve dans son œuvre. George MacDonald peut raconter un conte de fées conventionnel ; son texte a la forme qu’un conte de fées doit avoir. Et en même temps, MacDonald réussit à imprégner l’histoire d’une sorte de magie onirique ou de pouvoir inconscient. Les voyages d’Irene14 à travers la grotte avec les gobelins sont si étranges, ils ne peuvent sortir que des rêves les plus profonds. Le fait qu’il puisse tisser ces deux choses ensemble est précisément ce que j’aime dans son travail, et c’est ce que j’essaie d’imiter. C’est un modèle ; c’est quelqu’un que j’essaie de copier à bien des égards. Il y a d’autres écrivains, comme Charles Dickens, qui possèdent précisément cette puissance spécifique de l’enfance. Le charme des pièces dans les romans de Dickens ! Les meubles prennent vie, le feu est vivant, les casseroles sont vivantes, les chaises bougent, chaque objet inanimé a une personnalité. C’est cette capacité éclatante que les enfants possèdent, celle de donner vie à tout. Dickens voit et entend comme les enfants. Il a un sens incroyable de ce qui se passe sur le plan social et politique, et au premier abord, il raconte une histoire simple. Mais en dessous, il y a l’intensité de ce petit garçon qui regarde tout, qui fixe, examine, observe, ressent intensément, et c’est ce qui, à mon avis, fait de Dickens un excellent écrivain. C’est la même chose pour George MacDonald. Henry James est un autre de mes écrivains préférés. J’ai commencé à me passionner pour Henry James lorsque j’ai lu certains de ses premiers romans sur les jeunes enfants. Il a l’incroyable pouvoir de se mettre à la place de jeunes enfants regardant le monde des adultes ; et de comprendre la difficulté et la douleur d’être un enfant. Et plus encore, un adolescent. Ce sont des écrivains qui puisent aux sources de leur enfance, aux sources de leurs rêves. Ils ne les oublient pas. William Blake est mon préféré – et, bien sûr, les Chants de l’innocence et de l’expérience nous racontent tout ça : ce que c’est d’être un enfant – pas d’être enfantin, mais d’être enfant à l’intérieur de son corps d’adulte – et à quel point ça fait de vous une meilleure personne. C’est pour ça que mes écrivains préférés ne sont jamais des écrivains qui ont écrit des livres spécifiquement pour les enfants. Je ne crois pas à ce genre d’écriture, je ne crois pas aux gens qui écrivent consciemment pour les enfants. Les grands écrivains ont toujours tout simplement écrit des livres. Et il y en a beaucoup d’autres, mais ils ne me viennent pas maintenant.

24Mme Haviland : Piochons maintenant dans les questions qui sont destinées à l’artiste. Dans un bulletin publié par le Département d’État, on dit que les critiques retrouvent dans Cuisine de nuit à la fois (je cite) « un petit garçon de 4 à 8 ans, Maurice, caché, et la qualité onirique des images de l’adulte Sendak ». Plus loin dans l’article, le journaliste vous cite : selon vous, votre nouvel album représente l’idée que vous vous faisiez des livres à quatre ans. Pourriez-vous développer cette citation ?

25M. Sendak : Eh bien, je crois que je viens de le faire. Je veux dire, j’ai déjà parlé de la ville telle que je la ressentais en tant qu’enfant. C’était aussi une tentative de restituer l’aspect des livres qui comptaient beaucoup pour moi dans les années 1930 et au début des années 1940. Ce n’étaient pas des livres glamour, ou des livres « artistiques » ; il s’agissait d’illustrés très bon marché que je considérais, il y a encore peu de temps, comme méprisables. Mais pour une raison étrange, mon ancien amour pour ces livres est revenu. Mon goût pour les illustrations anglaises et les contes de fées allemands m’est venu beaucoup plus tard, et c’est vraiment, je pense, une tentative honnête de ma part pour revenir à ces choses qui ont beaucoup compté pour moi lorsque j’étais enfant. Ils n’étaient pas distingués, ils étaient bons, et Cuisine de nuit a été une tentative de faire un beau livre qui, en même temps, évoquait les premiers livres bon marché que lisaient la plupart des enfants que je connaissais.

26Mme Haviland : Un bibliothécaire se souvient vous avoir entendu déclarer dans les années 1950, entre la publication d’Un trou, c’est pour creuser et celle de Petit ours, que vos racines remontaient à Caldecott. Et en avril dernier, lorsque vous avez accepté la médaille internationale Hans Christian Andersen, vous avez cité d’autres artistes comme source d’inspiration pour votre travail. Je me souviens que vous avez mentionné William Blake, dont vous avez déjà parlé ici, George Cruikshank et Boutet de Monvel, Wilhelm Busch, Heinrich Hoffmann.

27M. Sendak : C’est vrai.

28Mme Haviland : Pourriez-vous nous dire quels aspects spécifiques de leur travail vous paraissent particulièrement intéressants pour les illustrateurs de livres pour enfants ?

29M. Sendak : Je détestais l’école et ma manière de faire, c’était d’apprendre par moi-même. Beaucoup des artistes qui m’ont influencé étaient des illustrateurs que j’ai découverts par hasard. Je connaissais les contes de Grimm illustrés par George Cruikshank, je me suis jeté sur tout ce qu’il avait illustré et j’ai copié son style. C’est aussi simple que ça. Je voulais hachurer mes illustrations comme il le faisait. Puis j’ai trouvé Wilhelm Busch et j’ai recommencé à imiter. Heureusement Wilhelm Busch a également fait des hachures, de sorte que celles que j’avais copiées sur Cruikshank n’ont pas été entièrement une perte de temps. Et c’est ainsi qu’un artiste grandit. Je me suis très fortement appuyé sur ces personnes. J’ai affiné mon goût grâce à ces illustrateurs. Boutet de Monvel, l’illustrateur français – qui continue à ne pas être très connu (ce qui m’étonne beaucoup) et qui illustrait dans les années vingt, ou plus tôt peut-être15 – avait un sens admirable de la composition et un style raffiné. Ses illustrations nous touchent par leur beauté et leur extrême élégance, comme seule l’illustration française peut le faire. Elles sont très claires, très transparentes, d’une extrême finesse et en même temps, elles peuvent être très tragiques. Il y a des choses dans ses dessins qui semblent peut-être même trop fortes pour des enfants – même si, à l’époque, ce n’était pas vu comme ça. Il y a un parfait exemple de sa méthode dans l’une de ses illustrations des Fables de La Fontaine, « Le loup et l’agneau »16. Il s’agit d’une série de dessins, très semblables à une bande dessinée. C’est comme un ballet. Le petit agneau va vers le ruisseau et commence à boire, et le loup féroce apparaît et lui dit : « Que fais-tu ici ? C’est mon eau ! » Bien sûr, il justifie tout ça ; de toute façon, il va manger l’agneau, mais il fait son grand numéro en disant que c’est son eau. L’agneau sait qu’il n’a aucune chance d’en réchapper, et alors que le loup se hérisse – et qu’à chaque dessin, sa poitrine se gonfle et ses crocs sont de plus en plus grands, et ses yeux sont flamboyants, et il a l’air effroyable – l’agneau, lui, diminue à mesure que le loup grandit sur la page. Il a immédiatement accepté son destin, il ne peut pas échapper au loup, il n’écoute même pas ses paroles, tout cela n’a aucune importance : il va mourir, et il se prépare à la mort. Et pendant que le loup fait ce discours insensé, l’agneau se replie sur lui en se préparant à la mort. Il se couche, incline la tête sur le côté, se recroqueville très doucement, et son dernier mouvement est de poser sa tête au sol. Et à ce moment-là, le loup se jette sur l’agneau et l’anéantit. C’est l’une des plus belles séquences que j’aie jamais vues et l’une des plus honnêtes dans un livre pour enfants. Il n’y a pas de faux-semblant sur une possible fuite de l’agneau, ou sur une fin heureuse – c’est comme ça, ça se passe parfois comme ça, c’est ce que dit Boutet de Monvel. Et c’est ce que les enfants apprécient, je pense. Les gens s’insurgent contre les contes de Grimm, en oubliant qu’à l’origine, les frères Grimm avaient rassemblé ces contes – je m’écarte un peu du sujet – non pas pour les enfants, mais pour des raisons historiques et philologiques. Ils craignaient que leur passé ne se perde dans tous les bouleversements de l’époque, et les contes ont été publiés comme une édition savante de contes paysans qui ne doivent pas être oubliés, parce qu’ils font partie du patrimoine de leur pays. Et voilà que les enfants se mettent à les lire. La deuxième édition s’est appelée Contes pour les enfants et la maison, car les enfants dévoraient ces livres – pas littéralement, je vais faire attention à ça à partir de maintenant. Ce que je veux dire par là, bien que j’aie perdu le fil de ma pensée, c’est que les illustrateurs et les écrivains qui m’attiraient sont ceux qui ne semblaient pas du tout préoccupés par le fait que leur lectorat soit très jeune. Ils racontaient la vérité, telle qu’elle était. Pour ça, il fallait que ce soit beau, que ce soit bien écrit – si c’était artistique, alors c’était possible. Der Struwwelpeter était un des livres que j’aimais beaucoup – graphiquement, c’est l’un des plus beaux livres au monde. On pourrait déplorer les doigts coupés, la mort par étouffement ou encore qu’on y brûle vif, et il y a sûrement de quoi – mais, esthétiquement, pour un artiste en devenir, c’était un beau livre, et beaucoup de mes premiers livres ont été fortement influencés par les illustrateurs allemands. Quand je me suis intéressé aux albums, c’est Randolph Caldecott qui m’a vraiment amené là où je voulais être. Caldecott est un illustrateur, c’est aussi un compositeur, un chorégraphe, un metteur en scène, un décorateur, un homme de théâtre ; il est exceptionnel, tout simplement. Et il peut prendre quatre vers qui n’ont que très peu de sens en eux-mêmes et les étirer en un livre qui a une fabuleuse signification — sans exagération ni sensiblerie. Ça finit mal pour tout le monde dans Froggie Went A-Courting 17. À la fin, Froggie se fait manger par un canard, ce qui est très triste et l’histoire se termine généralement sur cette note. Mais dans sa version, Caldecott introduit, assez bizarrement, une famille humaine. Ils observent la tragédie comme le ferait un chœur grec – on peut presque entendre leurs commentaires. Dans la dernière illustration, nous voyons le chapeau de Froggie porté par le courant, c’est tout ce qu’il reste de lui. Sur la berge se tiennent la mère, le père et l’enfant. Au début, c’est saisissant, jusqu’à ce qu’on comprenne ce qu’il a fait : la petite fille serre la longue jupe victorienne de sa mère. Et on dirait qu’on vient de lui raconter l’histoire, elle est bouleversée, bien sûr. Il n’y a pas de mots, j’imagine juste ce que ça peut signifier : Froggie est mort, ça l’inquiète, elle cherche du soutien alors elle s’accroche à la jupe de sa mère. Sa mère a une expression très calme et résignée sur le visage. Elle pointe doucement son ombrelle vers le ruisseau tandis que le chapeau s’éloigne, et le père a l’air très triste. Ils s’adressent tous deux à l’enfant : « Oui, c’est très triste, mais ça arrive – c’est ainsi que l’histoire s’est terminée, il n’y a rien à faire. Mais tu nous as, nous, tiens bon, tout va bien. » Et c’est impressionnant de trouver ça dans un livre en rimes pour les enfants ; c’est extrêmement beau. C’est plein de drôlerie, plein de beaux dessins, et plein de vérité. Je trouve que Caldecott a fait ça à la perfection, bien mieux que quiconque.

30Mme Haviland : Lors de la dernière Biennale de l’illustration à Bratislava, un critique a dit : « Il n’y a pas vraiment de différence entre les illustrations pour enfants et celles pour les adultes », pourriez-vous nous donner votre avis ?

31M. Sendak : Je ne suis pas du tout d’accord. Je ne crois absolument pas aux illustrations pour adultes. Pour les enfants d’âge préscolaire qui ne savent pas lire, les images sont extrêmement précieuses. Mais même les enfants qui savent lire évoluent dans un monde très différent. Pour ce qui est des adultes, je trouve personnellement que c’est une injure – je refuserais de lire un roman qui serait illustré. Je me sers toujours de cet exemple, et beaucoup de gens ici qui me connaissent m’ont déjà entendu parler de cet exemple en particulier, celui d’Anna Karénine : l’audace d’un illustrateur qui dessinerait Anna après que Tolstoï l’a décrite de la meilleure façon possible ! Quiconque a lu le livre sait exactement à quoi elle ressemble, ou ce à quoi il veut qu’elle ressemble, Tolstoï est incomparable. Comment un artiste serait assez stupide pour oser penser qu’il peut dessiner Anna ! Ou Melville : c’est incroyable. Les gens illustrent Moby Dick. À mon avis, c’est une folie de faire ça. Il y a un monde entre les illustrations pour adultes et les illustrations pour enfants. Je ne sais pas pourquoi il y a des illustrations pour adultes. Elles n’ont aucun sens pour moi.

32Mme Haviland : Lors de cette même Biennale de l’illustration, où vous représentiez les États-Unis en tant que juré, il y a eu un débat considérable – je me souviens d’un désaccord théorique, sur l’importance des types d’art en tant qu’illustrations. Vous étiez là, pourriez-vous nous en parler ?

33M. Sendak : Eh bien, je ne suis pas sûr de comprendre exactement ce que vous voulez dire, mais si je me souviens bien, il y avait un point de vue européen sur ce que représentent les illustrations dans les livres pour enfants, contraire à ce que nous pensons être la fonction de l’illustration. Je ne savais pas qu’il existait une telle différence d’opinions jusqu’à ce que nous soyons en Tchécoslovaquie. Et c’était tout à fait extraordinaire. En partie, peut-être, parce qu’il y a une pénurie de création littéraire, ils ont tendance à illustrer à nouveau leurs classiques et leurs contes de fées, et les illustrations prennent une prépondérance et une importance que, en tant qu’illustrateur, je n’approuve pas. Les livres deviennent souvent des vitrines pour artistes. Je veux dire que vous tournez les pages et qu’il y a des illustrations extrêmement belles, mais elles pourraient être prises dans un livre et placées dans un autre. Alors qu’ici, nous attachons beaucoup d’importance à la manière dont les illustrations fonctionnent dans un livre. Une image est là non pas parce qu’il doit y avoir une image, mais parce qu’elle a une fonction : nous embellissons, ou nous élargissons, ou nous interagissons de manière très profonde avec l’auteur du livre, de sorte que le livre (lorsqu’il est enfin illustré) signifie plus que lorsqu’il était juste écrit. Ce qui ne veut pas dire que nous rendons les mots plus importants ; peut-être que nous révélons les mots d’une manière que les enfants n’avaient pas perçue au départ. Aux États-Unis, nous travaillons à associer illustrations et mots pour parvenir à une unité dans le livre. Ce qui m’a beaucoup étonné, c’est que dans de nombreux pays européens ce n’est pas du tout important. Il ne s’agit pas d’une question de bon ou de mauvais, c’est juste différent ! Là-bas, c’était une question de graphisme, de beauté de l’image ; ici, les prouesses graphiques sont moins importantes.

34Mme Haviland : Un critique a demandé pourquoi vous êtes revenu du « style finement gravé » de Rigoli Dingoli Pouf ! à ce que cette personne a appelé le « style épais » de vos œuvres précédentes ?

35M. Sendak : Hum, « style épais ». Eh bien, je pense que la seule façon de répondre à cette question est de parler de style. Le style, pour moi, est un moyen d’atteindre un objectif, et plus vous avez de styles, mieux c’est. On devrait être capable d’abandonner un style très rapidement. Je pense que l’une des pires choses qui puisse arriver dans certaines écoles de formation pour les jeunes hommes et femmes qui vont devenir illustrateurs et illustratrices est de se concentrer sur « le style » en préparation à leur entrée dans le monde et à la rencontre avec les grands monstres à cornes que sont les éditeurs de livres ; et à la manière de les affronter. Et le style semble être important pour ça. C’est une grave erreur. S’enfermer dans un style, c’est perdre toute flexibilité. Et j’ai travaillé très dur pour ne pas me laisser enfermer de cette façon. Aujourd’hui, je pense que mon travail me ressemble, en général ; si on réunit un certain nombre de livres, on peut voir que c’est moi qui les ai faits (même si je regrette un grand nombre d’entre eux). Dans Rigoli Dingoli Pouf ! j’ai développé un style très élaboré à la plume et à l’encre, très finement hachuré. Mais je peux l’abandonner pour un feutre, comme je l’ai fait dans Cuisine de nuit, et revenir à des dessins très simples, avec un contour épais et des couleurs unies. Chaque livre exige évidemment une approche stylistique qui lui est propre. Si vous n’avez qu’un seul style, vous ferez toujours le même livre, encore et encore, ce qui est, bien sûr, assez ennuyeux. Une pluralité de styles permet de passer d’un livre à l’autre sans problème. Il est très ennuyeux de se préoccuper du style. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut avoir un style fin, un style épais, un style esquissé et un style extrêmement brut.

36Mme Haviland : Cette question vous est posée à la fois en tant qu’artiste et auteur : pensez-vous à vos livres d’abord en mots ou en images ?

37M. Sendak : En mots. En fait, je ne pense pas du tout aux images. C’est une chose très étrange, schizophrénique ; j’ai réfléchi à ça très souvent. Parfois, après avoir écrit quelque chose, je découvre qu’il y a des éléments dans mon histoire que je ne sais pas bien dessiner. Et si c’était le livre de quelqu’un d’autre, j’envisagerais de ne pas le faire. Mais je l’ai écrit et je suis coincé, ce qui est, pour moi, une preuve que je n’ai pas été séduit (du moins consciemment) par le potentiel graphique de l’histoire. Je ne pense pas du tout en termes d’images, je trouve que c’est beaucoup plus intéressant et difficile d’écrire, et l’illustration est désormais secondaire dans ma vie. Pour autant que je sache, je ne pense qu’en termes de mots. Et quand c’est fini, c’est presque une surprise, du type : « Comment vais-je faire pour dessiner ça ? » ou « Pourquoi ai-je fait ça ? ». Je suis coincé avec un avion, ou avec un bâtiment. Si je suis coincé avec une voiture, je suis prêt à me tirer une balle.

38Mme Haviland : Certains artistes estiment que la création d’une œuvre est une expérience très singulière et infiniment plus satisfaisante que ce qui se passe lorsque l’œuvre sort dans le monde. Comment évaluez-vous l’expérience privée comparée à l’expérience publique ?

39M. Sendak : Eh bien, il n’y a pas vraiment de comparaison possible. L’expérience privée est extraordinaire, parce que c’est la vôtre, que personne ne le saura, que personne ne le découvrira, et vous l’avez pour vous tout seul le temps qu’il vous faut pour finir le livre. Cuisine de nuit a nécessité deux ans de travail intense. Max et les Maximonstres m’a pris à peu près le même temps, peut-être un peu moins. Pendant cette période, vous êtes complètement absorbé par ce rêve, cet imaginaire, quel qu’il soit. Le plaisir que vous éprouvez est extraordinaire. Vous vivez dans un monde très étrange, bien séparé de ce monde réel et ennuyeux. Quand je travaille sur un livre, je vois très peu de gens, je fais très peu de choses, mais je pense à mon livre, je rêve à mon livre, je l’aime, je le déteste à m’en arracher les cheveux ; et les rares fois où je parle à des gens, c’est pour m’en plaindre. Et puis c’est fini, c’est terminé, et le grand choc arrive quand il est imprimé ! C’est un peu comme donner naissance, et c’est toujours une naissance difficile. L’impression d’un livre est un grand sujet en soi, c’est très difficile d’y voir clair. Ce qui était autrefois très onirique et transparent, et ce que vous pensiez être un moment magique est devenu une chose réelle dans une imprimerie, et ça passe par une grosse machine, et ça a l’air médiocre, et il faut tout recommencer. Petit à petit, votre petit rêve transparent devient de plus en plus réel, et plus redoutable à chaque instant. Et enfin, c’est un livre. Et vous déprimez complètement, car vous comprenez que ce qui était si grandiose et unique n’est en fait qu’un livre de plus ! Comme c’est étrange. Il ressemble à toutes les autres choses que vous avez faites. Et ensuite, il sort dans le monde, et votre enfant, qui était si intime et qui a vécu avec vous pendant deux ans, est maintenant l’enfant de tout le monde. Certains lui tapent sur la tête, d’autres lui donnent des coups de pied au derrière, et d’autres encore l’aiment beaucoup. C’est une expérience totalement différente. Il me faut beaucoup de temps pour changer de perspective. Je suis en train de m’adapter. Il n’y a que quelques semaines que le livre est sorti, et je ne sais pas encore comment me faire à l’idée que les gens le regardent et le critiquent.

40Mme Haviland : Du côté du monde de l’édition, il y a une grande question : pensez-vous que l’édition de livres pour la jeunesse est profondément différente aujourd’hui de ce qu’elle était lorsque vous avez commencé au début des années cinquante ? Et, si c’est le cas, dans quelle mesure ?

41M. Sendak : Eh bien, oui, bien sûr, c’est très différent du moment où j’ai commencé au début des années cinquante. D’une part, le monde semblait plus calme à l’époque, et il y avait plus d’opportunités pour faire des livres expérimentaux. Plus important encore, les jeunes avaient le temps de grandir tranquillement. Si vous êtes un artiste, il faut vraiment avoir le temps de grandir tranquillement et ne pas se sentir en compétition ou sous pression. C’était le cas au début des années cinquante. On pouvait grandir progressivement. Aujourd’hui, bien sûr, c’est beaucoup plus compétitif, nous faisons beaucoup plus de livres, mais, hélas, pas beaucoup plus de grands livres. Quelque chose se perd. Il y a une précipitation, nous sommes inondés de livres, les livres sont déversés depuis le hachoir de l’édition. Et la qualité a fortement baissé. Peut-être que nous imprimons mieux les livres, mais sur le fond, les livres ne sont peut-être pas meilleurs qu’auparavant. Nous avons un répertoire de livres, des livres exceptionnels, de Margaret Wise Brown, de Ruth Krauss, et de beaucoup d’autres. J’aimerais que nous nous accordions simplement une année de repos, un moratoire : plus de nouveaux livres. Pendant une année, peut-être deux, arrêtons simplement de publier. Et publions à nouveau ces vieux livres, permettons aux enfants de les découvrir ! Avec les enfants, les livres ne se démodent pas ; ils ne se démodent qu’avec les adultes. Les enfants ne doivent pas être privés d’œuvres d’art qui ne sont plus disponibles simplement parce qu’il sort toujours de nouveaux titres. Chaque Noël, nous sommes inondés de nouveaux livres, et c’est cette inondation que je trouve vraiment déprimante.

42Mme Haviland : Est-ce que vous élargissez ce propos à ce qui se passe à l’étranger, là où vous avez voyagé et regardé des albums ?

43M. Sendak : Puisque j’ai généralisé tout au long de cette discussion, je peux aller un peu plus loin. Il y a eu un grand moment, au milieu des années cinquante, où, soudain, les livres étrangers sont arrivés en Amérique. Des livres de Suisse, les livres de Hans Fischer et les livres de Carigiet. Nous ne les avions jamais vus ; c’était une révolution dans la conception américaine du livre. Nous avons soudain commencé à avoir l’air très européens. C’était la meilleure chose qui pouvait nous arriver, on avait l’air géniaux ! Mais évidemment, à l’époque c’étaient les Européens qui faisaient les plus beaux livres. L’Angleterre a inventé le livre pour enfants tel que nous le connaissons. Et maintenant, dans les années soixante et soixante-dix, il est certain que c’est l’Amérique qui mène le monde dans l’industrie des livres pour enfants. Il est décevant d’aller en Europe (à l’exception de l’Angleterre et de la Suisse) et de trouver si peu de livres pour enfants contemporains. Je ne sais pas si vous éprouvez ce sentiment, mais moi oui. En France, il y a Babar et les grands classiques, mais il y a très peu de nouveautés. Il existe de nouvelles publications, bien sûr, mais aucune qui ait de la visibilité auprès de nous, et aucune, apparemment, qui en ait auprès des Français eux-mêmes ou des Italiens. Il semble que leur production ait beaucoup reculé. Je peux me tromper. Dans mes voyages, j’ai discuté de cette question avec des illustrateurs et des éditeurs – et c’est en tout cas l’impression que j’ai eue.

44Mme Haviland : Y a-t-il un point que vous désireriez aborder, en dehors des questions qui vous ont été posées jusqu’ici et auxquelles vous avez à nouveau répondu ce soir ?

45M. Sendak : J’aime beaucoup mon travail, il représente tout pour moi. J’aimerais voir un futur où les livres pour enfants ne seraient pas séparés des livres pour adultes, un futur où les gens ne considéreraient pas les livres pour enfants comme une forme d’art mineure, un peu comme un petit Pays de Peter Pan, un endroit mièvre et mignon où l’on peut s’Amuser et Rire aux Éclats [majuscules initiales dans le texte]. Je connais tellement d’écrivains pour adultes que je couperais volontiers en morceaux, qui disent : « Eh bien, je pense que je vais prendre un moment pour m’asseoir et écrire un livre pour enfants ! Ça a l’air tellement amusant, manifestement c’est facile… » Et, bien sûr, ils écrivent un mauvais livre. Vous vous y attendiez, ils le font ! Ce serait tellement mieux si tout le monde pensait que les livres pour enfants s’adressent à tout le monde, que tous, nous écrivons tout simplement des livres, que nous sommes une communauté d’écrivains et d’artistes, tous sérieusement impliqués dans l’écriture. Et si tout le monde pensait que l’écriture pour enfants est une activité sérieuse, peut-être même plus sérieuse que beaucoup d’autres formes d’écriture, et si, lorsque ces livres sont présentés et discutés, ils étaient discutés à ce niveau de sérieux et qu’on soit considérés sérieusement comme artistes. Je voudrais en finir avec la division en catégories d’âge, les enfants ici et les adultes là, qui me perturbe et qui, je pense, perturbe probablement les enfants. C’est très déroutant pour de nombreuses personnes qui ne savent même pas comment acheter un livre pour enfants. Je pense que si j’ai un seul espoir particulier, c’est celui-ci : que nous soyons tout simplement tous des artistes et que nous écrivions simplement des livres, et que nous arrêtions de prétendre qu’il est possible de s’asseoir et d’écrire un livre pour enfants : c’est tout à fait impossible. Nous écrivons tout simplement des livres.