Quand les poètes latins se faisaient philologues
1Les noces de la poésie et de la philologie sont une vieille histoire dans le monde antique. Dans la tradition hellénistique, poésie et philologie se trouvent intimement liées : le grand éditeur d’Homère, Zénodote d’Ephèse, eut pour maître le poète Philétas de Cos, « poète et en même temps critique1 ». Du fait d’une telle association, la poésie lettrée fait une large place à ce que nous appellerions aujourd’hui des disciplines philologiques : glossographie, étymologie, mais aussi à des questions comme la mythographie, l’exégèse morale ou allégorique qui relevaient pleinement de la philologie telle que les Anciens la concevaient. Certains des phénomènes relevant des liens entre poésie et philologie sont sans doute sensibles dès l’époque de la poésie archaïque, mais ils sont beaucoup plus marqués à l’époque hellénistique et la poésie augustéenne porte cette évolution à un degré de complexité et de virtuosité jamais atteint. La courte présentation ici proposée ne vise qu’à donner quelques illustrations significatives de ce moment particulièrement riche de l’histoire littéraire antique2.
2Une démarche intellectuelle en faveur dans l’antiquité, en matière de philologie comme dans d’autres domaines, fut celle des « problèmes », « recherches », ou « questions » (problèma ou zètèma en Grec, quaestio en latin). Antérieure à Aristote, cette façon d’enquêter sur les textes s’enracine dans les difficultés que les Grecs de l’époque classique ont rencontrées à la lecture d’Homère : questions de vocabulaire et grammaire archaïques ou de narration (apparentes incohérences, etc.), incompréhension des realia, inconvenance de certains comportements chez les acteurs divins ou humains de l’épopée au vu des canons moraux de l’époque des interprètes. Les problèmata mettent en lumière le problème et des solutions sont proposées, lesquelles vont jusqu’à l’interprétation allégorique pour les difficultés éthiques. Cette démarche se situe parfois dans la perspective d’une polémique entre pourfendeurs et défenseurs d’Homère, les uns démontrant, par exemple, son impiété (ainsi pour l’épisode des amours d’Arès et Aphrodite dans l’Odyssée), les autres s’ingéniant à exonérer le poète par tous les moyens à leur disposition : interprétation allégorique, considérations liées au point de vue narratif, recherche d’un jugement implicite formulé par le poète, etc. Ainsi se constitue au fil des siècles un corpus de problèmes et de solutions, entretenu, entre autres, par Aristote, les premiers scholarques stoïciens, les bibliothécaires d’Alexandrie, de Pergame, les grammatici Graeci de la période romaine et les Romains eux-mêmes qui, comme Accius ou Varron, ne dédaignent pas de se pencher sur les questions homériques. En ces matières comme en d’autres, les lettrés latins prennent le relai de la science hellénistique ; sans doute dès le milieu deuxième siècle avant J.-C., l’enquête philologique s’implante dans l’univers intellectuel des savants italiens, et des philologues grecs l’introduisent à Rome.
3Toutefois, au fil du temps, la pratique des quaestiones philologiques et mythographiquesconnaît dans le monde romain la même évolution que dans le monde hellénistique ; d’une activité nettement philologique, elle devient passe-temps lettré, souvent dans un cadre symposiaque et se fige également en méthode d’apprentissage scolaire3. Ces questions parfois les plus incongrues en apparence sont posées et résolues avec virtuosité, dans ce qui devient une sorte de sport intellectuel. À l’époque des néotériques latins, il existe des spécialistes en la matière. Valérius Cato passe pour un maître ès solutions philologiques, comme en témoignent les vers de Bibaculus que nous a transmis Suétone4 : l’une des qualités essentielles de Valérius Cato, summus grammaticus, egregius poeta (on retrouve la double qualité de poète et de critique) était de pouvoir résoudre toutes les questions : omnes soluere posse quaestiones (Suétone, De Gram. 11, 3 = Furius Bibaculus, fr. 2 Blänsdorf). C’était, en somme, un lytikos par excellence, un savant trouvant des lyseis, des solutions, l’un des ces virtuoses de la solution, comme il en existait dans le monde hellénistique. Il n’est pas impossible que parmi les questions résolues par Valérius Cato, les problèmes homériques aient occupé une certaine place. À l’époque impériale, ce type de recherches paraît devenu l’une des activités favorites de l’otium cum studio. L’engouement des Romains pour ce type de philologie par problèmesatteint apparemment un tel degré qu’il se trouve fortement critiqué dans le De breuitate uitae (13) où Sénèque le vilipende en ces termes :
Morbus fuit quaerere quem numerum remigum Ulysses habuisset, prior esset scripta Ilias an Odyssea, praeterea an eiusdem esset auctoris.
« Ce fut une maladie que de rechercher quel était le nombre des rameurs d’Ulysse, si c’était l’Iliade ou l’Odyssée qui avait été composée en premier lieu et en outre si elles étaient du même auteur. »
4La lettre 88 à Lucilius comporte également une virulente critique de certains aspects de la philologie alexandrine contemporaine, notamment les travaux de Didyme et d’Apion. Toutefois, les exemples égyptiens sont suivis chez le princeps. Exemple impérial célèbre, imitant les souverains égyptiens de la dynastie ptolémaïque, Tibère interroge ses philologues sur la mère d’Hécube, le nom qu’Achille portait à Scyros parmi les filles de Lycomède, ou ce que chantaient les sirènes5.
5Qu’en est-il chez les poètes ? Le corpus des questions homériques avec ses classifications et ses problèmes types constituait une sorte de vulgate exégétique assez bien assimilée dans le public lettré augustéen pour que des auteurs comme Virgile et Ovide y fassent ponctuellement allusion. Loisir lettré, pratique scolaire, démarche scientifique, il était indissociablement lié à l’étude d’Homère.
6Une des particularités de la poésie latine tardo-républicaine et augustéenne consiste à s’approprier et faire figurer, jusque dans la fiction poétique, certaines démarches scientifiques propres aux philologues. De façon assez surprenante, cette pratique se trouve même parfois projetée dans le passé immémorial de l’épopée mythologique; le problème ou la question font alors l’objet d’une solution garantie parfois par l’autopsie d’un témoin contemporain des « faits ». Un modèle grec d’abord : Athénée propose de voir cette pratique illustrée chez Homère lui-même (Deipn. 5, 188 d) et, selon lui, les acteurs de l’épopée jouent à se poser des questions homériques les uns les autres :
« Chez Homère, lors du banquet de Ménélas, <les convives> se proposent les uns aux autres des questions, comme par passe-temps. »
7Il semble bien que, dans la perspective qui est celle d’Athénée, le banquet du chant 4 de l’Odyssée soit l’occasion de résoudre la question de la vaisselle de Ménélas (Deipn. 5, 188 f-189 a.) et de sa richesse (190 a), à partir de l’étonnement manifesté par Télémaque devant l’opulence de son hôte (Od. 4, 70 sqq.) La lysis, la solution, est apportée par le maître des lieux qui évoque son enrichissement lors de son retour de la guerre de Troie. Ce passage d’Athénée est particulièrement intéressant en ce qu’il suppose, de façon anachronique, une conception du texte homérique éminemment réflexive : le banquet de l’Odyssée est la première occasion de questions homériques. De telles scènes constituent en quelque sorte l’archéologie, le prototype, des pratiques symposiaques des savants et mythographes de l’époque impériale.
8Mais si l’on imagine mal l’Odyssée mettre délibérément en scène une séance de quaestiones, et s’il ne faut voir dans la remarque incidente chez Athénée qu’une projection anachronique d’une coutume philologique impériale dans le monde de l’épopée archaïque, cette pratique symposiaque se trouve en revanche explicitement visée dans la poésie latine. Lors du banquet qui suit les noces de Persée et d’Andromède, au chant 4 des Métamorphoses d’Ovide, Persée a narré de façon expéditive sa geste héroïque en une espèce de catalogue au style indirect, au risque (ou avec l’intention délibérée) de décevoir l’attente de son auditoire (Mét. 4, 790 : ante exspectatum tacuit). Vient se substituer à ce récit épique une question d’érudition mythologique relative aux cheveux de Méduse, plaisamment valorisée à l’encontre de la geste, en un retournement des hiérarchies génériques traditionnelles, par une remarque du héros narrateur (Met. 4, 790-794) :
Ante exspectatum tacuit tamen ; excipit unus
Ex numero procerum, quaerens cur sola sororum
Gesserit alternis immixtos crinibus angues.
Hospes ait : « Quoniam scitaris digna relatu,
Accipe quaesiti causam…. »
« <Persée> se tut toutefois plus tôt qu’on ne l’attendait et l’un des principaux convives prend la suite en lui demandant pourquoi seule une des sœurs portait des serpents entremêlés dans sa chevelure. L’hôte répond : “Puisque ta demande porte sur des faits dignes d’être rapportés, voilà ce qui est à l’origine de cette recherche...” »
9Le vieux récit épique cède ainsi la place à des recherches mythographiques.
10Un exemple éclatant de cette projection dans l’historia fabularis,la mythologie, des questions homériques, se trouve dans l’Enéide, lors du banquet à Carthage ; Didon pose en effet à Enée, témoin privilégié de la guerre de Troie, un certain nombre de questions sur la guerre de Troie (En. 1, 750-752) :
Multa super Priamo rogitans, super Hectore multa;
nunc quibus Aurorae uenisset filius armis,
nunc quales Diomedis equi, nunc quantus Achilles.
« Posant de nombreuses questions sur Priam, sur Hector, demandant tantôt avec quelles armes était venu le fils de l’Aurore, tantôt comment étaient les chevaux de Diomède, tantôt quelle était la taille d’Achille…. »
11Les questions posées dans les vers 751-752 correspondent de fait à des problèmes homériques ou post-homériques dont certains possédaient une relative notoriété à partir de l’âge hellénistique : panoplie de Memnon fabriquée par Héphaïstos, chevaux de Diomède, taille d’Achille. D’une certaine façon, le banquet de Carthage se constitue lui-même, par la mise en exergue de ces quaestiones convivales, comme témoignage sur la pratique symposiaque du zètèma, du problème homérique. L’épopée présente ainsi comme une préhistoire du questionnement philologique.
12Au-delà de ce type de figuration des pratiques érudites dans la fiction, un ensemble de procédures allusives à des questions philologiques sont assumées de façon plus ou moins explicite par le narrateur épique lui-même. Il arrive ainsi que le texte poétique propose incidemment une espèce de lysis, une solution, à un problème homérique célèbre. C’est notamment le cas d’un de ces problèmes qui peuvent nous sembler parfaitement anecdotiques, celuide la main d’Aphrodite (Il. 5, 336 sq.)6 : la déesse est blessée à une main par Diomède tandis qu’elle secourt Enée. La question est de savoir à quelle main. L’élaboration de la solutionest exposée par le menu dans les Propos de Table de Plutarque (9, 4, 739 b-d) par le rhéteur Maximus7 :
Eh bien, pour commencer, dit Maximos, des vers qui sont ainsi formulés :
« Alors le fils de Tydée magnanime, se fendant
et, dans un bond, accompagnant sa javeline aiguë, la touche à l’extrémité d’un bras, »
Il n’avait pas besoin de se déplacer d’un bond, puisque, se présentant de face, il avait sa main droite face à cette main gauche ; et de fait, selon toute apparence, c’est la main la plus forte et qui protégeait le plus Enée dans son transport que Diomède devait blesser et une fois blessée, il était naturel que cette main laissât échapper le corps. En second lieu, une fois la déesse remontée dans les cieux, Héra et Athéna disent en éclatant de rire :
« Point de doute, Cypris aura induit quelque Achéenne
À suivre les Troyens : elle les a pris à cette heure en prodigieuse affection !
C’est en caressant telle ou telle Achéenne aux beaux voiles
Qu’elle aura déchiré cette main délicate à une agrafe d’or. »
Toi aussi, je pense, prince des professeurs, quand, en signe d’amitié, tu flattes de la main et caresses un de tes élèves, tu ne le fais pas de la main gauche, mais de la main droite, tout comme il est naturel qu’Aphrodite aussi, la plus adroite des déesses, ait ainsi marqué son amitié aux femmes des héros8.
13On voit l’ingéniosité qu’il a fallu déployer pour répondre à ce curieux problème. Avant le Maximus de Plutarque, il se trouve que Diomède lui-même revient sur cette histoire dans l’Enéide. Refusant de reprendre la guerre contre les Troyens, le héros, répondant aux ambassadeurs envoyés à lui par les Latins en quête d’alliance (En. 8, 9-17), leur narre ses malheurs post-homériques, dont l’origine remonte à cet épisode iliadique (En. 11, 275-277) :
Haec adeo ex illo mihi iam speranda fuerunt
Tempore, cum ferro caelestia corpora demens
Appetii et Veneris uiolaui uolnere dextram.
« Ces malheurs, je devais m’y attendre depuis le jour où, fou que j’étais, je m’attaquai à des corps célestes et blessai Vénus à la main droite. »
14La solution est donc ici donnée incidemment, mais nul doute que cette fine allusion ait été perçue par les lecteurs lettrés de Virgile.
15À des allusions incidentes et qui pourraient fort bien passer inaperçues s’opposent des allusions fortement soulignées par divers types de procédés. C’est par exemple le cas dans la treizième Héroïde d’Ovide où se trouve résolue la quaestio du meurtrier de Protésilas, premier guerrier grec à mourir sur le sol troyen et tué, selon le texte homérique, par un Dardanien (Dardanos anèr) anonyme (Il. 2, 701). On trouve trace, dans les commentaires anciens, d’un traité de Porphyre Sur les noms tus par Homère9. Il renvoie à un type d’enquête qui vise les cas de personnages anonymes que l’on pouvait rencontrer dans Homère.Le commentaire byzantin d’Eustathe de Thessalonique récapitule les diverses solutions proposées dans l’antiquité pour identifier ce guerrier (Enée, Dardanos….) avant de revenir sur celle d’Hector :
Eustathe 325, 35 sqq.= Porphyre, Paralip.(?) fr. 394 Smith : « Certains, par l’expression “homme dardanien”, entendent Hector. Ceux qui n’acceptent pas cette interprétation disent que si c’est Hector qui a frappé Protésilas, le poète pouvait dire “le tua le resplendissant Hector” ou “le dardanien Hector”. »
16C’estcette dernière solution qui se trouve exploitée dans Ovide, d’une façon assez curieuse. Ecrivant à son jeune époux Protésilas qui vient de partir pour la guerre de Troie, Laodamie compose ces vers prémonitoires et marqués au coin d’une certaine exactitude philologique, en dépit de l’ignorance où elle se trouve nécessairement des savantes conjectures d’époque alexandrine10 (Her. 13, 62-68) :
Hectora nescio quem timeo. Paris Hectora dixit
ferrea sanguinea bella mouere manu
Hectora, quisquis is est, si sum tibi cara, caueto ;
signatum memori pectore nomen habe !
Hunc ubi uitaris, alios uitare memento
et multos illic Hectoras esse puta.
« Je crains un Hector, je ne sais qui. Pâris a dit qu’Hector engageait des combats sans pitié de sa main sanglante ; prends garde à Hector, quel qu’il soit, si je te suis chère. Garde son nom gravé dans ton cœur et souviens-t-en ; quand tu l’auras évité, souviens-toi d’éviter les autres, et pense qu’il y a là-bas beaucoup d’Hector ! »
17La connaissance du débat philologique autour des vers de l’Iliade éclaire ce passage d’un jour étrange. Un système d’insistance est ici très nettement marqué. Les indéfinis, la pluralité des hypothèses, marquée en particulier par nescio quis, qu’Ovide utilise ailleurs dans le contexte de solutions multiples parmi lesquelles on ne sait que choisir11, la référence à une tradition mythographique et exégétique multiple, la valorisation du nomen signatum, tout cela s’inscrit semble-t-il dans la perspective d’une enquête philologique ancienne (on sait qu’un spécialiste du catalogue des navires avait proposé de remplacer dans le texte d’Homère l’anonyme Dardanos par le nom d’Hector)12. Ce passage renvoie non pas seulement à un problème homérique canonique, mais également à la problématique exégétique particulière évoquée plus haut à propos de Porphyre.
18On voit donc que des questions mythographiques entraînaient des corrections de certains passages. Au delà des quaestiones, c’est à la métaphore de la pratique de la diorthosis ou correction que l’on est tenté d’avoir recours pour décrire certaines procédures poétiques qui redressent une tradition considérée comme inexacte ou inappropriée. Ce redressement s’opère sous l’auctoritas du narrateur épique, notamment en matière mythographique. On peut trouver un exemple canonique de ce type de procédures dans le proème du carmen 64 de Catulle où semblent se multiplier les allusions érudites13. C’est ainsi la quaestio de la rencontre de Thétis et Pélée qui se trouve mise en exergue, là encore par une sorte de signalétique de l’insistance : a-t-elle eut lieu lors du voyage de départ ou de retour ?
Catulle, 64, 14-21 : rencontre de Thétis et Pélée
Emersere freti candenti e gurgite vultus
aequoreae monstrum Nereides admirantes.
illa, atque <haud> alia, viderunt luce marinas
mortales oculis nudato corpore nymphas
nutricum tenus extantes e gurgite cano.
Tum Thetidis Peleus incensus fertur amore,
tum Thetis humanos non despexit hymenaeos,
tum Thetidi pater ipse iugandum Pelea sensit
« De l’abîme blanchissant émergèrent les visages des Néréides des eaux, admirant la merveille. Ce jour-là et non un autre, des mortels virent de leurs yeux les nymphes des mers le corps nu s’élevant jusqu’aux seins sur l’abîme blanc. Ce fut alors que Thétis inspira, dit-on, à Pélée, une passion brûlante, alors que Thétis ne dédaigna pas l’hymen d’un mortel, alors qu’à Thétis le père des dieux lui-même consentit à unir Pélée. »
19L’insistance des marqueurs temporels pourrait n’apparaître qu’un pur procédé stylistique si la tradition n’était multiple sur cette question du moment de la rencontre, ainsi que le note F. Vian :
Contrairement à Catulle, 64, Apollonios admet que le mariage de Thétis et de Pélée est antérieur à l’expédition des Argonautes (cf. encore 4, 811-817, 862-879; et Val. Fl., 1, 255-270). Cette chronologie est contredite par d’autres traditions. Selon Phérécyde (3 F 1 et 62 Jacoby), le mariage de Thétis est postérieur à la destruction d’Iôlcos par Jason et Pélée, et donc à l’expédition des Argonautes (cf. Apollod., Bibl. 3, 13, 1-7); en outre, il est souvent mis en relation, comme chez Eschyle, avec les révélations faites à Zeus par Prométhée au moment de sa délivrance (or, chez Apollonios, 2, 1246-1259, le Titan est encore cloué sur le Caucase); enfin, Achille passe pour être l’un des plus jeunes héros qui participent à la guerre de Troie14.
20Ainsi, l’insistance que manifeste le proème peut apparaître comme une prise de position dans un débat mythographique.
21Cette façon d’intégrer des solutions ou des corrections aboutit pour finir à l’idée implicite, chez les commentateurs, que le poète a lui-même voulu créer dans sa propre poésie, une quaestio comme pour donner lieu à une enquête philologique. Tout se passe comme si on passait de la détection de problèmes philologiques dans les textes par les philologues à l’idée que les poètes créent eux-mêmes des textes problématiques à destination des philologues. Pour illustrer ce point, il suffira d’un exemple emprunté au commentaire du Servius Danielis aux Géorgiques de Virgile. Le passage virgilien (1, 203-206) est le suivant :
Praeterea tam sunt Arcturi sidera nobis
Haedorumque dies seruandi et lucidus Anguis,
quam quibus in patriam uentosa per aequora uectis
Pontus et ostriferi fauces temptantur Abydi.
« En outre, nous devons observer la constellation de l’Arcture, le temps des Chevreaux et le Serpent lumineux avec le même soin que ceux qui, regagnant leur patrie à travers des mers orageuses, affrontent le Pont et les passes ostréifères d’Abydos. »
22Le Servius Danielis15 présente étrangement, en commentaire du vers 207, une courte notice sur Léandre, l’amant d’Abydos, qui traversait chaque nuit à la nage le détroit de l’Hellespont pour retrouver sa bien aimée, Héro, habitante de Sestos et connut une fin tragique par une nuit de tempête16. Cette notice ne semble avoir aucun rapport avec le texte virgilien, si ce n’est la mention d’Abydos et du détroit et Léandre n’est pas nommé par Virgile, qui ne parle que de ceux « qui, regagnant leur patrie à travers des mers orageuses, affrontent le Pont et les passes ostréifères d’Abydos ».La notice de Servius Danielis n’est guère explicite, mais le commentateur ancien a vraisemblablement vu dans cette mention : « ceux qui... », un cas d’anonymat qu’il fallait résoudre. Le commentateur interprète vraisemblablement le pronom quibus, énigmatique de son point de vue,comme un cas de suppressio nominis, de suppression du nom opérée délibérément par le poète. Il pose donc une quaestio : « qui sont ces voyageurs ? », quaestio dont la scolie actuelle ne nous conserve que la solutio. Il s’agit là indubitablement, du point de vue du Servius Danielis ou de l’exégète qu’il reprend, d’une allusion érudite et cryptée de Virgile à l’histoire de Léandre, plus loin explicitement mentionnée. Du point de vue de l’interprète, le poète a ici supprimé un nom, à la façon d’Homère. L’interprète antique de Virgile peut très bien se représenter le poète comme produisant délibérément un texte susceptible de faire l’objet d’une enquête philologique, selon des procédures qui remontent au moins à la période hellénistique, voire au-delà.
23Ces quelques occurrences sont loin de couvrir l’ensemble des procédures érudites (illustrées ou parodiées – l’intention de l’allusion philologique est rarement susceptible de faire l’objet d’une interprétation sûre) mises en œuvre dans les textes poétiques latins. Il est néanmoins clair que des démarches philologiques diverses, parfois caractérisées par un haut degré de technicité, sont démarquées par les poètes, depuis l’explication d’une expression ou d’un terme grec obscurs par le biais de la traduction ou de l’interpretatio Romana jusqu’à la mise en œuvre d’une procédure de résolution d’un problème mythographique. Il convient toutefois de signaler que la densité de ces phénomènes est quelque chose de difficile à mesurer pour les modernes ; leur repérage repose sur une enquête minutieuse qui consiste à confronter un corpus de commentaires grecs à des textes poétiques latins, à croiser les résultats de la Quellenforschung, la recherche des sources, traditionnelle en philologie classique, avec les études intertextuelles. Il faut encore noter que l’ensemble des phénomènes dont on a voulu ici donner une idée très schématique relève d’une forme d’intertextualité à trois termes puisqu’elle met en rapport un hypotexte (homérique, ou grec), des hypertextes (les poèmes latins) et des paratextes (le corpus exégétique hellénistique et impérial, les commentaires des philologues anciens).
24Ce type de poétique philologique suppose par ailleurs un lectorat compétent, habitué à aborder les textes grecs et particulièrement les textes homériques à travers le filtre des commentaires. Ces conditions de réception particulières et l’intertextualité à trois termes que l’on a évoquée permettent sans doute de dépasser un débat actuellement en cours à propos des études intertextuelles en matière de poésie latine, celui de l’intentionnalité de l’allusion. Tout philologue est tenté d’opérer des rapprochements entre textes poétiques et de postuler, sur la base d’indices parfois ténus, une allusion délibérée d’un poète à un autre. Cette tendance est à l’inverse vivement combattue par certains critiques contemporains17. Le cas de l’allusion philologique (allusion donc à un paratexte) telle qu’elle a été esquissée dans les lignes qui précèdent permet d’avancer que l’idée d’une intentionnalité n’est pas le pur fruit d’un fantasme de philologue moderne, pour peu qu’il soit possible de dégager dans les textes et dans un nombre suffisant d’occurrences l’existence d’une sorte de signalétique attirant l’attention du lecteur, de même que les commentateurs alexandrins d’Homère marquaient de signes les passages problématiques en marge des poèmes qu’ils éditaient.
253 J. Schwartz, « Quelques quaestiones homericae et vergilianae chez les écrivains latins°», Latomus, n° 44, Hommage à Léon Herrmann, 1960, p. 698-701.