Déraison et invention de la philologie. Ou comment donner à lire Pessoa aujourd’hui
« Les manuscrits ne brûlent jamais. »
Boulgakov, Le Maître et Marguerite.
1Toute œuvre ne trouve pas pour terme la finition et la finitude du bon à tirer, qui fixerait pour les siècles et les siècles son monument public. L’œuvre est parfois – longtemps – chantier : rêves et plans d’architecte, configuration constellaire de textes et dissémination de pensées. Elle est alors force plutôt que forme, mouvement en lieu et place du monument, elle est faite de lignes et de fractures, de liaisons et de lacunes. Livrée à l’état d’inédit, sa difficulté s’accroît : le désordre où l’auteur s’est complu devient charge de lecture pour le philologue qui voudra la donner à lire. Ce dernier défriche l’œuvre en chantier. Il l’annote en passeur. Il ajoute à la lacune les balises de son déchiffrement lent et patient, renseigné et savant. Peu à peu, des signes infimes ajoutent, ça et là, au texte. Visibles, ils énoncent le cheminement d’une lecture rendue possible. Ils sont étoiles ou obèles – l’astérisque et la dague, ils illuminent ou poignardent le texte à l’encre noire. Ils sont encore ligne pointillée, qui sépare et relie, ou espace blanc suspendu sur la page qui rapproche l’un de l’autre, comme un silence au théâtre accroît la qualité de ce qui vient d’être dit, de ce qui est à venir. Le texte ouvragé est le fruit de la philologie et de l’orphelinage de l’œuvre, de son usure par le temps, de son interdiction et de ses destructions locales par la censure. Il est chaque fois singulier, le propre d’une œuvre et non la convention d’une édition pour tout auteur. Tel est du moins ce que l’on voudrait ici défendre.
2Pessoa de son vivant n’a publié qu’une petite partie de son œuvre, laissant à la postérité le soin de transmuer en livres l’immense fonds de manuscrits conservé à la Biblioteca Nacional de Portugal. À l’exception d’une large partie de son œuvre poétique, les versions publiées sous son nom n’ont pas fait l’objet de son autorisation, d’où une remarquable complication éditoriale. Leur inachèvement est souvent énigme, puisque l’horizon même de leur publication restait flou aux yeux de Pessoa, malgré la Table bibliographique qu’il publie en 1928 et où il présente succinctement ses œuvres, puis la note bibliographique où il récapitule ses œuvres peu avant sa mort en 1935. Le monde philologique devient comme affolé par l’incertitude mêlée d’instabilité de l’œuvre ; il guette les signes d’une illisibilité périlleuse au cœur des textes. Par souci de compensation, il s’inscrit alors dans une perspective de continuation et de parachèvement, donnant à voir, de manière privilégiée et singulière, un véritable travail auctorial en philologie.
3Or Pessoa a beaucoup trop pensé l’inachèvement de son œuvre pour ne pas offrir au lecteur curieux une grande manne des modalités et des prodigalités du typographe, des libertés du philologue. L’auteur en défaut, son œuvre ouvre l’espace à une expérimentation tierce, elle est lue au miroir contrefait d’un autre lecteur, un copiste qui prend à cœur de transmettre fidèlement (c’est ce qu’il asserte en tout cas) l’original où sa révélation a eu lieu. On interrogera cette scénographie du manuscrit original, de son déchiffrage prodigue et ardu, comme topos d’une fidélité paradoxale qu’on réclame à tout prix, lors même qu’on ne peut que déranger le texte et ses principes d’écriture et d’expansion. On se demandera alors comment l’excès des signes philologiques, si infimes soient-ils – ces astérisques, ces obèles, ces points de suspension qui pullulent au cœur du texte inachevé au point d’en altérer la grammaire – témoigne aussi des opérations de parachèvement de l’œuvre, qui projette la lecture vers une expérience de la finitude.
4L’exploration de ces chantiers de pensée respectifs n’ira pas sans une redéfinition de la lacune – la philologie aurait-elle horreur du vide, au point de le combler encore et toujours ? Des procédés choisis d’enchâssement philologique autour des œuvres seront dégagés, ainsi que des conflits d’auctorialité, des micro-fictions biographiques où l’auteur devient le propre témoin de son œuvre éditée à titre posthume, des dramaturgies de l’inachèvement et donc de la philologie elle-même.On découvrira alors comment un portrait imaginaire du philologue correspond à chaque paradigme philologique possible. En somme, on verra de quelles façons ces œuvres, marquées par des esthétiques de la fragmentation, nous sont transmises selon des dispositifs de lecture singuliers et inventés par leurs philologues en quête d’achèvement : d’une couture et d’une réparation du désordre textuel à une mise en fragments accrue selon une esthétique de la modernité, d’une dramaturgie des chantiers dramatiques à une scénographie ludique et jouant de l’artifice à dessein.
Naissance de la philologie : le désir d’œuvre
5À la mort de l’auteur, l’œuvre inachevée est comme doublement orpheline. Elle est là, sous une forme non autorisée, et peut rarement être publiée en l’état. Elle est livrée ensemble au philologue et au commentateur, configuration exceptionnelle qui laisse la voie ouverte : le commentateur qui rêverait de plier subrepticement l’œuvre à sa tâche de critique, à son horizon de lecture, pourrait, en toute bonne foi, se doubler du rôle de philologue, et faire œuvre autour de l’œuvre. Or, face à l’œuvre inachevée, le philologue est comme endeuillé : c’est moins la mort de l’auteur qui le chagrine et dont il sait fort bien prendre son parti, que la potentialité d’une œuvre à être, un rêve d’inédit qui le pousse à plonger dans l’héritage, à vouloir mettre au jour un texte de plus. Quelque chose, quelque part, est à l’abandon, dans les papiers de l’auteur. Le philologue le sait. Cette œuvre endormie devient désir de philologue : parfois, il la dit embryon et se rêve accoucheur ou généticien ; il souhaite la réveiller, la rendre à sa vie propre, littéraire, la publier. Le philologue de l’œuvre inachevée décrit parfois son geste selon une représentation maïeutique. Françoise Laye annonce un « livre événement1 » comme on attendrait un heureux événement, lorsqu’elle préface le recueil de textes pessoens : Un singulier regard. Teresa Rita Lopes fait le vœu de réussir cette métamorphose d’un livre-album en un être vivant à propos de son montage textuel du Privilège des chemins, comparant ces fragments dramatiques au drame statique Le Marin à des frères nombreux :
Cet ensemble de fragments dramatiques de Fernando Pessoa voudrait être un corps vivant : en avoir la structure et la respiration. […]
Le Marin, le seul drame que Pessoa ait achevé et mis au point pour la publication, n’est pourtant pas un fils unique2.
6Autre grande figure de la philologie pessoenne, Teresa Sobral Cunha, face aux fragments du Faust, émet le vœu de ne pas accroître le caractère embryonnaire (o embrionarismo3) des textes dans son essai à transcrire le dossier. Face au vieillissement des manuscrits et aux aléas de leur conservation, Ivo Castro déplore d’être témoin de cette désintégration progressive des textes en des termes très forts – il préfère évoquer la « mort physique d’un manuscrit4 » (a morte física de um manuscrito) à l’expression d’une destruction matérielle d’un document.
7La métaphore de l’œuvre muée en fœtus est assurément déraisonnable, excessive ou trompeuse ; elle court pourtant d’un philologue à l’autre et nomme quelque chose qui hante leur imaginaire. Elle est souvent prélude à une plus vaste entreprise de métaphorisation, par laquelle le commentateur déplace la question de l’auteur – il orchestre sa mort comme « disparition » – vers celle de l’œuvre même, et s’octroie au passage le droit à l’auctoritas, juste rétribution de son travail. Qu’il ait été accidentel ou intrinsèque5, l’inachèvement devient programme : il y a une remarquable propension du work in progress à connaître une véritable expansion philologique au fur et à mesure qu’on le publie. Multipliant à l’excès des descriptions imagées de l’œuvre, dans une sorte d’inventaire poétique de ses métaphores productives, le commentateur légitime son travail de la seconde main, comme s’il était guidé par la croissance propre de l’œuvre, par une continuation inspirée et non par une distanciation critique coupée de l’auteur et de l’œuvre, qui rouvrirait un chantier avec le détachement d’un tiers médiateur.
8Le philologue crée alors une fable autour de l’œuvre, une histoire de sa réception, faisant montre d’un extraordinaire besoin de raconter comment l’œuvre a été transmise, découverte, lue. Plus qu’ailleurs peut-être, on retrouve dans l’édition pessoenne la production de témoignages philologiques dont les multiples préfaces, postfaces, notes de l’éditeur, notes du traducteur se font les traces tangibles, transmissibles et d’une certaine manière les préalables mythiques. Tout se passe comme si le philologue devait léguer au lecteur non initié une parole qui soit le récit d’une rencontre, non plus celle entre l’écrivain et son éditeur, mais celle entre des manuscrits inédits et leur patient passeur. Pessoa, conscient de laisser des malles pleines de manuscrits, aurait donné l’impulsion d’une telle réception6, qui s’emballe au tournant des années quatre-vingt-dix. Tabucchi aurait ensuite accru le phénomène de la réception, notamment avec l’essai-fiction Un baule pieno di gente (1990), traduit en français sous le titre : Une malle pleine de gens (1992). Les épithètes homériques pleuvent sur le poète : pour Armand Guibert, il est « celui qui était personne et multitude », « l’homme du mentir-vrai »7, « l’homme multiplié » ; par le titre de ses essais, Robert Bréchon le baptise « l’étrange étranger » et encore « l’innombrable »8, Octavio Paz le présente comme « el desconhocido de si mesmo » traduit en français par « l’inconnu personnel9 » ; de son côté, Judith Balso le surnomme « le passeur métaphysique10 ». Ainsi, l’empathie entre l’auteur et son philologue est d’une nature particulière chez Pessoa. Elle se fonde sur une mythologie et va de pair avec la production de fictions de Pessoa, au sens où Sophie Rabau et Sandrine Dubel l’ont étudiée à propos des fictions d’Homère et des fictions d’auteurs11.
L’invention philologique : des métaphores pour dire l’œuvre
9L’invention philologique fait œuvre de réparation. Dire le chantier ouvert par la puissance d’une métaphore, qui rassemble, agrège, rend un mouvement d’instabilité, de croissance, à ce qui se donne dans le désordre, le chaos des « papiers » d’écrivains mêlés par l’intervention de tiers devient ainsi un geste fondateur du travail philologique. Premier apprivoisement de l’œuvre inachevée, part de fiction poétique qui s’ajoute aux descriptions conventionnelles des dossiers, l’entreprise de métaphorisation est un essai pour penser l’œuvre, la transmettre à un public non-initié, la traduire en un processus organique, monumental ou cartographique. C’est une manière de dire quelque chose de plus, comme si le vocabulaire qui gravite autour des œuvres inachevées était tenu en défaut par les modalités mêmes de lectures, de déchiffrage, de circulation, de parcours intellectuel qu’elles impliquent. Work in progress, fragments, embryons, morceaux, pièces sont alors réinvestis de leur sens technique pour soutenir une imagerie fort utile à la pensée philologique : le work in progress est puzzle, le fragment est roche (taillée ou non) d’où les métaphores du monument en ruines ou de l’univers en chaos croissant, l’embryon est porté à son développement selon le modèle de la maïeutique critique, la pièce est remise sur le métier à tisser, attendant d’être ravaudée, rentrayée, cousue à d’autres. De nouveaux vocables viennent ensuite augmenter ce discours critique : lambeaux, disjecta membra, débris, pierre taillée sont entremêlés aux nombreux plans, projets, notes, scénarios plus traditionnels. L’œuvre est bâtisse et bâti, elle est le monument et sa ruine tout ensemble, elle est une improbable Babel et son labyrinthe souterrain, elle est constellation et champs de ruine à la fois. On comprend d’ores et déjà comment des poses de philologues découleront de chacune de ces métaphores inaugurales de l’œuvre inachevée.
10Voici quelques-unes de ces expériences philologiques où la métaphore de l’œuvre inachevée en vient à garantir sa compacité et à la faire émerger de l’indistinction des manuscrits en vrac. Sous la plume d’Augusto Seabra, les fragments dramatiques de Pessoa sont apparentés à une arborescence positive de chemins, jaillissement perpétuel d’œuvre en œuvre, selon un principe quasi cellulaire de duplication et de reproduction :
De l’ensemble de cette œuvre en expansion infinie, mise en scène dans un poétodrame, où les hétéronymes et l’orthonyme dialoguent à tour de rôle, jusqu’aux ébauches, plus ou moins fragmentaires, de tous genres – au sens architextuel du terme –, laissés ici et là à l’état d’embryons, on peut reconstituer à peine, petit à petit, quelques étapes de ce long parcours poïétique, toujours en train de se disperser en errances inattendues. C’est bien ce privilège des chemins qui caractérise cette permanente initiation au voyage, de portée ésotérique, à laquelle Pessoa nous invite, au carrefour de ses dérives mystérieuses12.
11Ce modèle arboré des manuscrits ne tient sa généalogie du paradigme philologique des manuscrits médiévaux et de leurs branches que de façon fort lointaine. De fait, il participe souvent d’une conception ésotérique de l’œuvre pessoenne. Le récit de la méthode, par lequel le philologue témoigne de sa rencontre avec les manuscrits, prend alors la forme d’un récit initiatique. L’écrivain, féru de textes hermétiques, d’astrologie et de tout ce qui ressort à la pensée ésotérique, a en effet multiplié dans ses œuvres les allusions à leurs métaphores et fables d’initiation. Sous l’effet d’une lecture semi-naïve et semi-savante, les commentateurs et philologues ont naturellement recouru à ce modèle pour décrire leur propre cheminement dans les dossiers inachevés conservés à la Biblioteca Nacional de Portugal. On pourrait citer par exemple ces premiers mots de Piero Ceccucci, qui invite le lecteur italien à errer dans l’univers mouvant et déstabilisant du Livre de l’Intranquillité, traduit par le titre Il Libro dell’ Inquietudine):
L’incontro con Pessoa è sempre inizio e motivo di turbamento e sconcerto ; di ansia e angoscia. Di inquietudine.
Immergersi nella lettura dei testi pessoani, significa abbandonare i sentieri certi e sicuri del conosciuto e dello sperimentato e inoltrarsi per cammini deserti ad impervi : verso le terre dell’incognito e del mistero del nostro mondo interiore […]13.
12Autre réseau métaphorique puissant, l’imaginaire de l’œuvre-fantôme ou de l’œuvre ruinée agence une dramaturgie de l’échec, de la ruine, du Livre resté conditionnel, virtualité ou potentialité qui se sera jamais œuvrée, réussie, parfaite, si virtuoses soient-elles déjà à l’état de grand brouillon. Le chantier d’écriture est en quelque sorte le théâtre spectral de ce que l’œuvre aurait pu être. Il renvoie l’œuvre dans un Enfer de la bibliothèque, dans les Limbes des œuvres classiques vouées à l’inachèvement, dans un univers dramatiques des ténèbres et s’en fait l’éloge paradoxal. L’œuvre, menacée d’illisibilité, porte le signe funeste de sa propre défaillance, elle est née dans un mouvement agonique, elle est littéralement et paradoxalement ce qu’elle ne peut pas être. La métaphore retenue décrit alors le livre en manifestant la fragilisation de l’œuvre, sa précarité même, sa constante propension à être et à n’être pas, selon l’énoncé paradigmatique d’Hamlet qui a beaucoup occupé Pessoa lui-même dans son travail sur la fiction, la vie, la réalité. L’œuvre inachevée est dite calcinée, hantée, ombre ou échec d’une autre œuvre que l’on se prend à rêver. Robert Bréchon introduit Le Livre de l’Intranquillité par une telle conception :
C’est un paradoxe tout à fait digne de Pessoa : malgré son titre, cet amas de fragments inachevés, où l’on s’accorde à voir aujourd’hui l’un des chefs d’œuvre de la littérature universelle, n’est pas un « livre ». Il n’est que l’ombre ou le double du Livre définitivement absent14.
13Grand commentateur de Pessoa, Eduardo Lourenço, dans la même édition, présente Le Livre de l’Intranquillité comme « le mémorial des limbes », comme le livre qui est par excellence « “l’absence” de livre15 ». La déréalisation de l’œuvre serait ici portée à son comble : comme si, face à des livres qui existeraient dans un monde tangible et réel de la fiction, Le Livre de l’Intranquillité était un hapax, livre fantomatique qui chercherait vainement en invoquant toutes les puissances de l’écriture à exister, à consister sur ce premier plan, sur la scène « réelle » des livres, en fin de compte, un pur désir d’être enfin une œuvre :
Car dans ce labyrinthe aux bifurcations infinies, on entend aussi quelque chose d’antérieur au monde, antérieur même à la voix et qui est justement le désir, pour ne pas dire la prétention, d’avoir une voix16.
14Au plan esthétique, l’inachèvement philologique de l’œuvre est lu comme pensée de l’« agonie de l’écriture » voire « sa mise à mort »17.
15Mais la dramaturgie la plus exemplaire d’une semblable réception philologique face à l’œuvre inachevée, c’est autour du Faust qu’Eduardo Lourenço la met en place, dans sa préface aux éditions portugaises et françaises :
Dans sa volonté d’être une œuvre à la hauteur de l’ambition faustienne qu’il devait incarner, le poème dramatique Faust est un échec apparent, ou même objectif. […] Fernando Pessoa, qui n’était pas encore l’auteur hétéronymique auquel nous le réduisons aujourd’hui, s’y est perdu romantiquement. Dans ce sens, Faust est son Waterloo, et ce n’est pas là qu’il a gagné des batailles que Napoléon n’a jamais rêvé, comme dirait Alvaro de Campos. Mais il ne les a pas véritablement perdues non plus. C’est l’étendue du désastre qui porte la marque faustienne de son entreprise, non seulement en tant que miroir amplifié de son aventure poétique et spirituelle, conçue et réalisée, à la fois, comme élégie et épopée de l’Échec.
Sans évoquer une poétique des ruines qui ne fut la sienne que métaphoriquement, il s’exhale du champ de décombres, maintenant parcouru dans toute son étendue par la patience et l’intelligence de Teresa Sobral Cunha, une espèce de sortilège ténébreux, doucement atroce. Dans toute œuvre se cachent les débris sur lesquels elle naît. Le poème tronqué de Pessoa est une ruine à nu, sans envers, la scène ouverte d’un alchimiste, d’un Prospéro qui n’a pas encore découvert la formule propre à imposer une harmonie, même fictive, à la démence pure de sa tentation d’être son propre maître. […]
À supposer qu’elle eût été couronnée de succès, cette entreprise théâtrale serait alors l’exception de sa poétique ontologiquement opposée à toute fermeture. Ce que Pessoa dit à propos du Livre de l’Intranquillité : « fragments, fragments, fragments » s’applique à toute sa production. Même Message est une œuvre plus composite que composée. À vrai dire, ce qui doit surprendre quand on contemple cet étrange champ de ruines textuelles, ce n’est pas son inachèvement, après tout naturel, son objective réalité d’objet littéraire troué. […]
À travers lui, Fernando Pessoa n’a pas écrit un Faust de plus, convainquant ou raté. Dans l’ombre tutélaire de Goethe, l’aventure consignée dans ces fragments calcinés et lumineux a fait de Fernando Pessoa le Faust de lui-même18.
16Autre stratégie pour « réparer » un texte désordonné, moins théâtrale et cependant non moins artificielle, la volonté de réduire l’inachèvement par le raisonnement et selon des arguments logiques, comme on réduirait une équation mathématique à x inconnues. L’inachèvement fait désordre ; le philologue s’en désole. Il déplore cette absence de suite logique, ce défaut d’histoire, cette aridité de la classification conservatoire des Bibliothèques Nationales et prend sur lui la responsabilité totale d’y remédier, telle Teresa Rita Lopes à propos de L’Heure du Diable :
Le texte se présente dans le fonds Pessoa sur des feuilles volantes, manuscrites, dactylographiées et mixtes avec une numérotation introduite ultérieurement par les chercheurs qui ne correspond à aucune suite logique ; celle que je présente est de ma responsabilité19.
17On retrouve un même argumentaire à propos de L’Éducation du Stoïcien, série de textes brefs, de notations de pensées et d’aphorismes prêtés à un certain Baron de Teive, candidat au suicide, et voués au feu par leur auteur. C’est pourtant avec une certaine naïveté philologique que le philologue Richard Zénith asserte que le livre produit reste reflet fidèle de l’œuvre, au-delà du désordre et du travail de délimitation et de réassemblage des textes :
Tous les fragments réunis ici se présentent naturellement dans un grand désordre sous leur forme originale, et ne permettent pas même, à vrai dire, de délimiter à coup sûr tel ou tel fragment : ce petit livre, tel que nous le présentons, en donne néanmoins le reflet fidèle20.
18Fondée sur une sorte d’impératif philologique de fidélité (à l’instar d’une idée peut-être trop communément admise de la traduction), l’ambiguïté philologique intrinsèque à l’expression du « reflet fidèle » reste remarquable : comment produire un reflet de ce qui n’est pas et a fortiori comment le rendre exact ?
19Ainsi, si le philologue est un passeur, il est aussi un guide qui invente pour une part l’édifice où il achemine le lecteur. Richard Zénith poursuit ainsi sa description du chantier selon la métaphore borgésienne du labyrinthe, paradigmatique de la lecture et de la désorientation induite :
Seulement bien des remarques se trouveraient tellement dispersées qu’elles seraient perdues dans ce labyrinthe, ou bien c’est le lecteur lui-même qui s’y perdrait.
C’est pourquoi j’ai choisi de mêler la matière même du cahier noir d’autres fragments de Teive, en rapprochant entre eux certains détails « biographiques » qui se trouvaient isolés (deux notes sur son enfance par exemple) ou en réunissant des réflexions dispersées mais portant sur le même thème. Il ne faut pas voir là une intervention chirurgicale, car l’intégrité de chaque fragment autonome se trouve respectée, et pas davantage la « reconstitution » factice d’un corpus unifié qui n’a jamais existé. Il s’agit simplement d’un essai pour mieux mettre en relief les pierres – taillées ou à l’état brut – d’un monument qui ne s’est jamais dressé au-dessus du sol21.
20Il détient le fil d’Ariane explicatif pour que le lecteur ne s’y perde pas, nouveau Thésée qu’on craint d’égarer et de rebuter dans le dédale textuel de l’œuvre inachevée. Et c’est pourquoi il est si fondamental, en matière de réception pessoenne, de décrypter les métaphores qui structurent l’imaginaire philologique de l’œuvre, afin de mieux comprendre comment il définit son geste et le met en œuvre face à l’inachèvement et au chaos des archives pessoennes. C’est à cette condition seulement qu’on arrive à faire la part entre l’inachèvement essentiel de l’œuvre et l’invention philologique qui vient y suppléer de façon productive.
L’éclipse de l’auteur : la vieille inquiétude du philologue
21Petite parenthèse avant d’aborder les différentes poses du philologue face aux manuscrits, l’opération impliquée par le foisonnement des métaphores est une véritable prise en charge de l’auctorialité de la seconde main par le philologue. Dans cet extraordinaire besoin de métaphoriser son geste, le philologue réussit un autre tour : il subtilise l’auteur, il l’éclipse et le rend à l’enfer muet des écrivains, cinéma où il incarne l’automate de lui-même, rejouant indéfiniment la scène de l’écriture sans jamais conclure quelque œuvre que ce soit. Tel est du moins le geste du commentateur Eduardo Lourenço, qui appuie cet imaginaire sur la défection même du Livre de l’Intranquillité :
À une époque ancienne déjà, quelqu’un, intime de l’ombre a inventé cet espace entre vie et mort qu’on nomme les « limbes ». Ni vivant ni mort, Pessoa transcrira toute sa vie, avec une application d’écolier aveugle à force de tant regarder en face le visage des choses, le murmure et l’étrange clarté de ce lieu indescriptible22.
22Or la mort de l’écrivain, sa disparition, est un subterfuge qui donne lieu et place à une autre figure, celle de l’éditeur philologue, ce patient premier lecteur qui se donne pour tâche de réparer et de restaurer le texte. Le principe consiste ainsi à ravir le poète, pourtant déjà mort, à le faire inexister de son vivant même, afin d’en retirer pour soi le privilège du commentateur en personne, de la parole qui a autorité (puisqu’on ne doute pas pour soi de sa propre existence). Teresa Rita Lopes s’en amuse :
Si l’on traduit littéralement le nom de Pessoa, on obtient en français Personne. Jouons, si vous le voulez bien, à un jeu que notre poète me souffle à l’oreille. Séparons le mot portugais de sa traduction française par un point d’interrogation : Pessoa ? Personne. Ça y est : le Poète a disparu. Mais de ce lieu où il n’est pas, il nous fait un clin d’œil, ravi de la présentation23.
23Dans ce jeu sémantique avec le nom propre de l’écrivain, de façon paradoxale, ce n’est plus l’œuvre qui est à l’image du poète (à suppose d’ailleurs qu’un tel énoncé puisse être posé à propos de chaque œuvre, ce qui reste très improbable), c’est cette fois Pessoa lui-même qui est dit inconsistant (inexistant ou non-existant) à l’image de son œuvre même ! Ainsi à en croire Richard Zenith, dans sa préface au Livre de l’Intranquillité, il y aurait un analogon possible entre la désorientation et la précarité de l’œuvre et la consistance douteuse de son auteur :
L’œuvre en elle-même, au premier abord, est déconcertante. Le Livre de l’Intranquillité, dépourvu de plan comme d’intrigue, a vu son horizon s’élargir au fil des ans, ses contours devenir de plus en plus flous, et son existence même de moins en moins probable, comme l’était d’ailleurs l’existence de Pessoa en tant que personne.*24
* note en bas de page : « Il se trouve qu’en portugais, le mot pessoa signifie “une personne” (et non “personne” au sens négatif) ; le terme lui-même dérive du latin persona, “masque de théâtre”. On verra dans cet ouvrage qu’aucun pseudonyme n’aurait mieux convenu à l’auteur Pessoa, dont c’était néanmoins le nom véritable. »
24La grammaire de cette panoplie critique qui joue à ce point dans la philologie pessoenne et le conflit de l’auctorialité entre le poète et son éditeur, est en fait pour une large part imputable à l’écrivain italien Antonio Tabucchi. Il a multiplié les essais fictions sur la figure de Pessoa, entremêlant les jeux de la fiction d’auteur à des commentaires sérieux et à des modes de lecture de ses œuvres – Monsieur Pirandello est demandé au téléphone, La Nostalgie du possible (sur Pessoa), Rêves de Rêves, Une Malle pleine de gens. C’est dans ce dernier texte particulièrement qu’il insiste sur la déréalisation de l’auteur, mué texte, et donc tout entier fiction, absence :
Mais alors, où est le « vrai » Pessoa ? En quel lieu se déroule sa vie ? Évadé de sa propre personne, à quoi occupe-t-il ses jours ? Pessoa se trouve dans un ailleurs qui se pense qui s’écrit. Son destin « relève d’une autre Loi… et il est de plus en plus soumis à l’obéissance due à des Maîtres qui ne tolèrent ni de pardonnent » (Lettre 36). À l’instar de cet amour, qui fut une pensée, la « vraie » vie de Pessoa ressemble elle aussi à une pensée, comme si tout avait été pensé par un autre. Elle existe, mais elle n’a pas lieu. C’est un texte. En cette absence réside son inquiétante grandeur.25.
25En des termes analogues quoique plus classiques que ludiques, le philologue portugais Ivo Castro déduit une autre loi du genre, fondée sur le bon sens et le travail du deuil face à la mort du poète comme renoncement à une auctoritas d’auteur :
Pessoa existe nos seus papéis. À medida que vão desaparecendo os homens que o conheceram e dele deram testemunho (e cujos evangelhos nem sempre são fundamento de fé, sobretudo se interpretativos), mais evidente se torna que só resta a forma de até ele chegar : lê-lo. Ler o que escreveu. Mas ler o que efectivamente escreveu26.
26Enfin, de telles extrapolations quant à l’inexistence de l’auteur peuvent trouver des versions plus farfelues encore, dans un portrait lyrique qui s’autorise de l’œuvre et de l’absence de son maître pour danser sur la fiction de l’écrivain. Signée par l’éditeur des Notes en souvenirs de mon maître Caiero, premier tome qui inaugure la collection « Minuit Rouge », cette préface est fantaisie, variation, involution de la fiction méta-discursive dans la fiction d’auteur :
Nous avons souhaité commencer par un poète, Fernando Pessoa. Un pied hors de l’humain, un pied dans l’eau, tel le héron, son âme est descendue sur Terre. Il se trouve qu’elle est venue s’incarner en une personne vivante, portugaise et de Lisbonne. Mais Pessoa n’est pas un écrivain qui aurait mangé sa vie pour l’écrire, scrutant ses moindres bruits d’intestin. Et cela pour une raison bien simple : il n’a pas eu de vie au sens ordinaire du terme. Il se trouve qu’il a écrit, mais cela est presque fortuit. Il aurait pu être peintre en bâtiment, cuisinier ou comptable – ce qu’il fut d’ailleurs – tout en étant ce qu’il était : un rêveur, un oiseau égaré chez les humains, un songe trouvé au pays de la chair. C’est un regard, une âme, une sensibilité faite corps, pardessus, cigarettes et, éventuellement, crayon et feuilles vierges à portée de la main. La façon dont sa main appréhende ce papier et saisit ce crayon n’a rien de compulsif, il ne tue rien en choisissant d’écrire puisqu’il n’avait pas de vie autre que la contemplation sensitive du Monde. Du coup, il n’y eut jamais de labeur dans son devenir, ni de choix ou d’abandon. Il y eut de l’évidence. Il ne se retira pas du Monde : il n’y avait jamais été complètement. Chez lui, au lieu de la création d’une carrière par la volonté prométhéenne d’un destin, il y eut l’organisation d’une nature, par le système hétéronymique.
Un écrivain crée des personnages. Fernando Pessoa est des personnages27.
27Un tel retentissement philologique de l’œuvre sur les modalités de son édition peut paraître une énigme pour un lecteur non familier de Pessoa. Pourquoi une telle fictionnalisation de l’auteur apparaît-elle comme un préalable à la quasi-totalité des éditions ? Tabucchi donne une clé explicite dans l’essai cité plus haut. Il est en effet l’un des commentateurs qui a pu jouer de son statut d’écrivain pour pousser le plus loin possible cette inexistence du poète, dans une fuite en avant de la fiction dans la fiction :
L’hypothèse selon laquelle Fernando Pessoa serait l’alter ego d’un Fernando Pessoa en tous points identique au premier est fort séduisante. Absurdement, elle apparaît la plus logique. Sans doute pourrait-on la croire viciée par un paradoxe à la savoir toute borgésienne (Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte), si Pessoa lui-même, dès 1931, ne nous avait fourni le paradoxe sur lequel se fonde notre soupçon :
O poeta é um fingidor Feindre est le propre du poète
Finge tão completamente Il feint si complètement
Que chega a fingir que é dor Qu’il en arrive à feindre qu’est douleur
A dor que deveras sente. La douleur qu’il ressent vraiment.
Et si Fernando Pessoa, en l’occurrence, avait feint d’être Fernando Pessoa ? Ce n’est qu’un soupçon. Les preuves, naturellement, nous feront toujours défaut. Et en l’absence de preuves, il ne nous reste qu’à croire – ou à feindre de croire – aux données biographiques de celui qui fut la fiction d’un imposteur identique à lui-même : soit Fernando Antonio Nogueira Pessoa, fils de Joaquim et de Madalena Pinheiro Nogueira, employé à temps partiel comme traducteur de lettres commerciales auprès de sociétés d’import-export dans la ville de Lisbonne28.
28Ces commentateurs et éditeurs procèdent tous par un geste mimétique. En quelque sorte, la passion avec laquelle ils mettent en fiction l’auctoritas de l’écrivain est un reflet déformé, une continuation en philologie, de l’invention dont Pessoa faisait preuve en multipliant les figures de poètes et les dispositifs auctoriaux. En un sens, on lui renvoie son propre miroir aux alouettes (à commencer par « la coterie inexistance », par lequel il désignait la création des hétéronymes Caiero, Reis et Campos) et on tire de sa propre fabrique de l’auctoritas les effets par lesquels on le propulse sur la scène de son inexistence essentielle en tant qu’auteur de ses œuvres. On pourrait multiplier à l’envie les exemples de ce discours critique qui fait une incursion dans le domaine de la fiction, à l’instar des Vies d’auteurs à l’antique.
29Plus curieux, mais non moins à la marge, le geste de Françoise Laye vient accréditer la thèse de la solitude de l’écrivain comme ce qui a menacé la réalité de sa vie même (la réception philologique et critique de Kafka pourrait assurément témoigner d’un semblable processus). Une telle représentation est particulièrement emblématique de la réception pessoenne. L’épaisseur de cette solitude devenue partie intégrante du mythe de l’écrivain, est indubitablement un effet de lecture du Livre de l’Intranquillité où Soares est perçu comme le représentant de la scène intime de l’écrivain. Mettre l’accent sur cette solitude revient ainsi à jeter une forme de soupçon sur son vécu : la rareté des témoignages de son vivant, l’unicité de son amour (Ophélia Queiroz est unanimement surnommée par la critique « la fiancée de Pessoa » de façon significative), donnent l’impression d’un homme qui a vécu à l’instar de ses fictions : exclusivement sur et par le papier. On songe par exemple, au recueil de textes Un singulier regard et à l’amalgame qu’elle opère entre le portrait de Pessoa qu’elle imagine et le livre même qu’elle préface:
Ainsi se dessine, telle une trajectoire d’abord incertaine, puis s’affirmant sans cesse davantage, le trajet douloureux d’une « biographie » qui n’en est pas une, et qui pourtant nous offre peut-être la seule qui soit véritable : celle d’un esprit qui, à tâtons, a cherché, sa vie durant, à réaliser le génie qu’il se savait être – à l’insu de tous, et dans une solitude dont nous pouvons aujourd’hui, grâce à ces textes, franchir le cercle29.
30Le paysage éditorial de Pessoa est ainsi d’une grande complexité. Les appareils critiques se développent de façon excessive. Puisque l’auteur fait défaut, on a multiplié les précautions d’usage et les dispositifs de l’auctorialité afin de prendre en charge, à grands renforts de spécialistes, de chercheurs et autres déchiffreurs experts ès manuscrits, la part philologique lacunaire de l’œuvre inachevée. Conséquence directe de ce partage de l’autorité, un phénomène de surexposition des seuils et des lieux conclusifs de l’ouvrage se produit. Le métadiscours enchâsse les œuvres de Pessoa dans un dispositif critique où le poète est dépossédé de son auctoritas. Préface, introduction, présentation, avertissement liminaire, note du traducteur s’il y a lieu, table des signes philologiques, postface, conclusion, épilogue, table de correspondance sont autant de relais, de médiations et de passages par lequel le lecteur est invité à entrer dans l’œuvre, au risque de l’écœurement critique parfois.
Autoportraits de philologue : des paradigmes implicites de l’œuvre inachevée
31La présentation de ces autoportraits prend la forme d’une typologie non exhaustive, bien plutôt suggestive et ouverte. Un même philologue peut par ailleurs endosser plusieurs habits, au sein d’une seule préface, ou au contraire, adopter l’une ou l’autre de ces poses selon le chantier d’œuvre auxquels il se réfère ou le geste philologique qu’il souhaite mettre en avant. Chaque type philologique dit quelque chose de la multiplication des montages, des jeux de mises en scènes, de coupures et de rassemblements dans l’édition pessoenne et s’inscrit dans un certain rapport à l’auteur et aux manuscrits.
a) Le découvreur, le déchiffreur, le défricheur
32Souvent apparenté à la figure des précurseurs, ce paradigme est celui de la première réception, de la révélation et du chercheur-éclaireur – de celui qui a plongé des heures durant dans la fameuse « malle » des manuscrits pessoens30. Sorte de veilleur et de gardien du temple, ce philologue-là est un passeur de l’œuvre vers la communauté scientifique restreinte et aussi vers le plus grand public. Proche d’une conception philologique fondée sur l’empathie entre l’écrivain et son relecteur, il détient la connaissance physique des œuvres inachevées, il en assemble les motifs et les esquisses et a pu travailler de pair avec les conservateurs afin d’accroître les dossiers et contribuer ainsi au catalogue raisonné des œuvres de l’écrivain. Il apparaît souvent dans des micro-scénographies du témoignage comme si la découverte d’œuvres encore inconnues et le patient travail de leur déchiffrement avaient valeur d’événement en soi, comme un moment historique dans la réception de l’auteur sur lequel il fallait aussi faire la lumière.
33Un tel récit diffuse la scène quasi privée du philologue au travail et rend compte de sa lecture dans l’intimité des papiers d’écrivains. Le philologue découvreur est celui qui entre à loisir dans l’atelier du poète, il est un familier mais aussi un fabricateur d’inédits – c’est lui qui produit de nouvelles œuvres et fait émerger des orientations neuves face à certains dossiers bien connus. On peut y lire une scène de l’élection, de la prédilection, un récit d’initiation (appartenir au cercle des pessoens). C’est bien ce que l’on retrouve dans le témoignage de Patrick Quillier, qui rend hommage au travail de Teresa Sobral Cunha, qui a mis au jour le chantier faustien :
En 1987, lorsque Teresa Sobral Cunha travaillait au déchiffrage du Faust, elle nous donna l’occasion d’entendre le Monologue à la Nuit, lu par l’acteur António Rama, lors d’une soirée chez moi, à Lisbonne, où l’amitié avait réuni, outre quelques « pessoens », Antonio Tabucchi et le philosophe et homme de théâtre qu’était Philippe Fridman. Nous étions donc les premiers, juste après elle, à découvrir un de ces fragments, géniaux ou laborieux, auxquels Pessoa avait consacré, dans l’émulation spirituelle avec Goethe, Shakespeare et quelques autres grands inspirés, une partie certaine de son temps31.
34Le génie et la novation des manuscrits sont comme révélés une seconde fois : la scène de la création est rejouée dans la scène de leur découverte et de leur transmission à un public privilégié, conscient de la rareté de tels moments de réception.
35De façon remarquable, on retrouve alors des désignations peu banales pour préciser la part philologique prise dans l’établissement critique du texte. Ainsi, la page de garde des Notes en souvenir de mon maître Caiero met en scène cette « découverte » pour annoncer le rôle de Teresa Rita Lopes :
Fernando Pessoa
Notes en souvenirs
de mon maître Caiero
textes découverts, organisés et
présentés par
TERESA RITA LOPES
Traduits par
dominique lecomte
MR
Minuit rouge
36Puis, de là, l’éditeur en vient à fonder sa collection sur cet effet d’annonce inaugural, dans sa préface intitulée « En éclaireur » :
Aujourd’hui, la collection Minuit Rouge ouvre le rideau par un texte inédit de Fernando Pessoa. […] notre parti pris est de servir des textes ouverts. […] D’autres livres, comme celui que vous tenez entre vos mains, sont faits pour n’être lus qu’à moitié puis refermés avant la fin. Pour être ouverts de nouveau et aimés comme une proposition infinie, toujours un départ à joindre. Ces écrits brillent comme ces lucioles de jour qui nous incitent, le temps du regard qu’on a posé sur elles, à contempler ce qui les entoure. Elles scintillent de mille feux le quart d’une seconde afin d’éclairer pour longtemps la seule chose qui doive l’être vraiment : la Vie.
C’est un tel livre que nous ambitionnons de faire découvrir à ceux qui en connaissent déjà l’auteur comme aux autres. L’apercevoir, à un moment rare et pudique où il se raconte. […]
On ignorait l’existence de ce texte fondamental jusqu’à ce que Teresa Rita Lopes le mette au jour, et que s’y dévoilent, pour la première fois de façon si explicite, les cinq voix, les cinq vies créées par Pessoa32.
37Scénographie de la belle endormie que serait l’œuvre inachevée, c’est aussi l’heure de l’hommage au philologue et un éloge à la passion de la philologie :
Parfois de pareils textes dorment des années, des siècles mêmes, dans des malles ou des greniers – surtout avec ce diable de Pessoa –, jusqu’à ce qu’une passionnée comme Teresa Rita Lopes vienne les réveiller d’un regard enthousiaste. C’est à son plaisir et à son dévouement désintéressé que nous voulons ici rendre hommage, et la remercier très chaleureusement33.
b) Pénélope ou le patient relieur
38Autre figure étonnamment classique de la philologie pessoenne, celle de Pénélope fait le retour à l’étymologie du texte entendu comme tissu. Or l’œuvre inachevée qui manque singulièrement de couture – de reliure – est celle dont la trame est trouée, en lambeaux et en accrocs et qu’il convient de repriser avec la minutie des petites mains de la couture. Conception qui entérine le respect et la tradition au fondement de la philologie réparatrice des dommages du temps, ce paradigme se manifeste par l’emprunt au lexique de la couture, de la reprise et du tissage pour nommer ses gestes critiques. Les grandes éditrices d’œuvres inédites que sont Teresa Rita Lopes et Teresa Sobral Cunha, ont toutes les deux pu présenter leur travail en ces termes. Réfléchissant à un autre essai de philologie face aux fragments dramatiques pessoens, Patrick Quillier, là encore, rebondit alors sur cette invitation à la couture philologique et livre une analyse très riche de ses enjeux et effets possibles sur l’esthétique des œuvres :
Il semble que Teresa Rita Lopes elle-même nous suggère une attitude possible : considérer les fragments comme autant de fils prélevés sur le tissu relique, et, se plaçant sous le signe de Pénélope, la grande officiante originelle du tissage et du détissage de récit, les recomposer en une trame narrative propre à habiller convenablement un « texte ». Cet office de « rentrayage » selon le terme ancien – on dirait aujourd’hui « stoppage » –, elle y est en effet passée maîtresse, comme le montre, entre autres, son montage Le Privilège des chemins, publié au Portugal en édition bilingue, et qui travaille la même matière textuelle que notre volume34.
39Filant la métaphore, il remarque combien le caractère artificiel de ce geste de coudre ce qui est défait, de vouloir rapiécer à tout prix ce qui s’est inachevé de façon continue, peut mettre en jeu face à une poétique de la fragmentation et de la déliaison, au risque d’arrondir l’œuvre dans une forme plus linéaire, classique et cohérente :
Il reste qu’une telle activité, outre qu’elle repose sur l’arbitraire le plus incontrôlable, court le risque de fabriquer un vêtement trop fait sur mesure, trop prêt à porter à l’intention des tenants des lectures, univoques ou dogmatiques, ravis d’y retrouver, comme par magie, les pouvoirs rassurants de l’unité et de la cohérence35.
40Notons au passage que les métaphores de la philologie se communiquent au commentaire. Dans sa thèse de doctorat consacrée à Fernando Pessoa, Judith Balso décrit la tragédie subjective de Faust en ces termes :
Faust, par contraste, cette grande pièce en lambeaux, se présente comme la tentative constamment défaite et constamment reprise – Pessoa en poursuivra toute sa vie l’écriture – de donner forme au drame d’une pensée privée de l’issue hétéronyme. […] Dans sa tension tourmentée et son souffle métaphysique, ce Faust demeure inachevable. Comme si en lui proliféraient de sombres apories de la pensée métaphysique que son héros poignant tisse et détisse36.
41Or, à l’autre bout de la thèse, en venant à conclure sur un inachèvement positif de l’œuvre pessoenne – y compris de la part hétéronymique –, la commentatrice fait ainsi retour sur son propre geste critique, en s’appliquant celui de la tisseuse grecque, épouse du héros Ulysse :
En viendrons-nous maintenant, Pénélope de tout cet ouvrage, à déclarer que rien de tout ce qui a été longuement exposé n’a à certains égards eu lieu, qu’aucune figure, aucun dispositif de l’hétéronymie ne se présentent comme achevés et qu’il serait convenable de donner enfin raison à ceux qui identifient Pessoa comme une Malle sans fond37 ?
c) Le dramaturge
42L’impulsion du philologue dramaturge est également donnée par Teresa Rita Lopes, à travers la publication qui a fait date de l’essai-anthologie Fernando Pessoa, le théâtre de l’être38. Le dramaturge est un philologue qui devient metteur en scène : il monte les textes selon des dynamiques, des esthétiques ou des scénarios qu’il emprunte à Pessoa et qu’il choisit d’accentuer par son geste éditorial. Cet autoportrait du philologue en monteur de texte se légitime bien souvent par la nature même des pièces dramatiques inachevées. On le retrouve à propos de ce corpus spécifique, pour lequel le philologue ne se contente pas de transcrire et de livrer dans le désordre les manuscrits, mais s’efforce en sus de proposer des scénarios, en vue d’un spectacle futur ou programmé.
43Ainsi, les spectacles montés autour des œuvres pessoennes deviennent parfois des livres. Et des livres ont la propension à se produire en spectacles. Voici, en vrac, quelques-unes de ces éditions, à la fois support et livret possibles de cette bascule : Teresa Rita Lopes par Le Théâtre de l’être et par Le Privilège des Chemins (dont elle a pris en charge la « recherche, transcription, montage et traduction des textes » comme le signale la page de garde) ; Teresa Sobral Cunha par le Fausto Leitura em 20 quadros ; Patrick Quillier par le Faust créé à Vienne en 1994 et par La Mort du Prince, présenté au festival d’Avignon en 1988. Sur les étagères des œuvres pessoennes, le lecteur peut tout loisir de se perdre dans cette complexité philologique. Il y a de toute évidence conflit d’autorité dans la relation entre philologie et théâtre. José Augusto Seabra, postfaçant le montage de fragments dramatiques intitulé Le Privilège des chemins, en vient à énoncer la restriction :
Il ne s’agit pas – signalons-le – d’une édition obéissant à des critères philologiques, et encore moins critiques, mais plutôt d’une tentative de rendre, d’après le modèle tragique qui sous-tend l’œuvre pessoenne, la dramaticité qui lui est propre et qui se rapproche des conceptions symbolistes, en particulier de Mallarmé et de Maeterlinck […].
44La pratique même du composite entre l’objet philologique et l’objet théâtral soulève maintes questions quant à la réception de l’œuvre39, ce d’autant plus que les opérations impliquées ont un fort retentissement en terme même de progression dramatique :
Teresa Rita Lopes, en tant que spécialiste de ces versants complexes des poétiques de Pessoa, est suffisamment avertie pour tenir compte de la délicatesse avec laquelle il faut manier les textes ainsi juxtaposés, en entremêlant les répliques, parfois entrecoupées et déplacées, pour obéir à l’intentionnalité théâtralisante poursuivie40.
45On remarque alors la démultiplication significative des foyers de l’auctoritas et l’ambiguïté des titres, où le nom de Fernando Pessoa prend en charge une œuvre qu’il n’a jamais conçue en cette forme et donc voici deux exemples :
Fernando Pessoa
Faust
Montage, dramaturgie & traduction
de Patrick Quillier
SUIVI PAR
La mort du prince
Montage de Luís Miguel Cintra
Editions Chandeigne
*
Fausto
Fernando Pessoa
Leitura em 20 quadros
por
Teresa Sobral Cunha
46On songe un instant à Pessoa lui-même préparant dans des dossiers manuscrits des pages de couvertures pour Le Livre de l’Intranquillité, faisant lui aussi varier les dispositifs auctoriaux:
Do « Livro do desassocego
Composto por Bernardo
Soares, ajudante de guarda-
livros na cidade de Lisboa. »
por
Fernando Pessoa
*
Livro do Desassocego
escripto por Vincente Guedes,
publicado por Fernando Pessoa41
47Le philologue dramaturge empiète déjà sur la posture ludique du philologue joueur, il a souvent pleine conscience des enjeux problématiques de son geste, qui modifie activement l’œuvre, participe d’une co-création et témoigne d’un partage de l’autorité. Dans sa préface au Fausto, leitura em 20 quadros et pour justifier son diabolique travail de montage, Teresa Sobral Cunha avance « les raisons de Lucifer » (selon le titre de la préface). Elle a en effet bousculé les manuscrits de deux œuvres distinctes de Pessoa (l’une est un conte en prose intitulé L’Heure du Diable et l’autre est la tragédie subjective de Faust, vaste work in progress en vers). Elle en fait le matériau d’une nouvelle pièce théâtrale, dont les acteurs Faust et Lucifer prendraient précisément les traits physiques de Fernando Pessoa et dont Maria serait maquillée et habillée selon le modèle d’Ophélia Queiroz. Or, pour mener à bien un tel projet, outre le montage lié à la sélection, à la fragmentation et à l’agencement des textes, elle va jusqu’à tourner la prose de L’Heure du Diable en morceaux rimés, en jouant sur les sonorités et les inachèvements de certaines phrases. Accentuant l’identification des héros Faust et Lucifer avec l’auteur en personne, le philologue luciférien est ici le personnage même du texte qu’il régule ou désordonne à des fins dramaturgiques singulières.
48De son côté, Patrick Quillier prête à Pessoa la devise qui préside à son propre travail de montage dramatique, dans la quatrième de couverture de La Mort du Prince :
« Ce que je suis essentiellement, c’est un dramaturge. » Cette affirmation de Pessoa suffirait à justifier tous les spectacles qui se construisent à partir des fragments de son œuvre.
Les deux textes rassemblés ici permettent en tout cas de juger sur pièces : le Faust, présenté dans une version et une traduction originales, et créé à Vienne (Autriche) en avril 1994 ; La Mort du Prince, représentée pour la première fois au festival d’Avignon en juillet 198842.
49Le conditionnel « suffirait » constitue à lui seul l’efficace de cette justification : il s’agit de tirer de Pessoa lui-même l’argument qui légitime le livre présent, à savoir par une extrapolation d’un fragment dont la source et le contexte ne sont pas donnés – et donc le sens est donc invérifiable quant au déplacement qui en est fait.
50Note annexe, cette sensibilité du philologue-metteur en scène a pu également infléchir la tâche des traducteurs dans le souci d’une représentation théâtrale à venir (comme le devenir attendu du texte), ainsi André Velter et Pierre Léglise-Costa racontent comment :
Il a toujours été question, en traduisant Faust, de l’imaginer représenté sur une scène, ce qui est après tout sa destination. Le texte a été « mis en bouche » pour assurer son efficacité vocale43.
d) L’expérimentateur et le fragmentateur, l’atomiste
51Texte emblématique du philologue fragmentateur et atomiste, la préface de Patrick Quillier est intitulée « Le privilège du vertige » – et le lecteur aura noté au passage combien éditer et lire Pessoa est une affaire de privilège et de vertige mêlés, depuis Le Privilège du chemin au « Le vertige ontologique du Faust ». Introduisant le montage textuel du comédien portugais Luis Miguel Cintra, le commentateur argumente le fractionnement et le rentrayage de morceaux dramatiques hétérogènes en faveur d’une esthétique de la modernité, de la modernité, selon un topos ancien bien connu :
Nous sommes, c’est admis, une époque aimant le fragment. Fascinée, passionnée, écœurée par le fragment. Préoccupée de lire dans les fragments les signes, éclatés en petits miroirs, de sa nature et de ses aventures.
Sans doute est-ce là une des raisons qui ont assuré à Fernando Pessoa le succès posthume qu’il connaît aujourd’hui, et pas seulement en France. Œuvre inachevée et brisée, mais qui avait fait de sa fragmentation la logique même de sa production vouée aussi au suspens, au désordre, à l’éclat, cet « intranquille » amas de rochers et de graviers « chus d’un désastre obscur semblait constituer l’improbable monument emblématique de nos tourments, désarrois ou obsessions les plus répandues44.
52On note au passage combien la notion de « logique textuelle » est mouvante. Arguée plus haut comme défaut, incohérence, elle est ici perçue et présentée comme poétique, esthétique, ontologie de l’œuvre et de l’écriture pessoennes. Dans cette description, le suspens vient remplacer l’échec, la ruine de l’œuvre. Les métaphores se multiplient et déploie le champ philologique de l’invention étudié plus haut (monument, rochers ou graviers, désastre). Il relie de façon fort productive une modernité du fragment à une esthétique et une ère nouvelle de l’intertextualité : « Époque folle de fragments, et qui plus est, folle de palimpsestes45 ».
53La traduction et la fragmentation trouvent là un motif de réflexion commun. Ines Oseki Dépré, très active aussi quant à la diffusion de l’œuvre pessoenne en France, traduit O Livro do Desassossego par Le Livre de l’Inquiétude, préférant le vieux mot français au néologisme habile de Françoise Laye, intranquillité46. Elle se fonde sur le choix de textes de Jacinto Prado Coelho. Or à y regarder de plus près, voici le geste philologique qui l’occupe :
La logique linéaire, de toute manière absente quel que soit l’ordre des textes (la plupart non datés), est constamment brisée par des retours à certaines idées fortes, par des poussées de plus en plus aiguës vers la précision formelle, par des arrêts (« paragens ») sur le paysage ou les tableaux « décrits », vus-entendus à travers les fenêtres intérieures du poète.
Je ne pense pas qu’il y ait traîtrise à cela. On verra peut-être quelque indélicatesse de ma part à faire, parfois, du fragment de fragment : la raison en était dans un parti pris de choix différentiel, pour éviter des redites, si on peut les appeler ainsi, chez Fernando Pessoa47.
54Sa préface montre à quel point l’édition et la traduction sont inquiétées tout ensemble par les volumes instables de Pessoa et vont se penser ensemble, à travers des processus de compensation mutuelle et de prise en charge respectives de certains aspects esthétiques :
De ces impressions, ces « divagations vagues sans hâte », la présente traduction ôte un certain aspect obsessionnel, ainsi que l’aspect de « journal au hasard ». Elle retient davantage le travail dans la maîtrise de la prose, la recherche de l’expression juste, mais aussi la trouvaille, le néologisme, la hardiesse de certaines constructions novatrices, l’écrire en train de se faire48.
55La traductrice philologue infléchit ainsi l’œuvre de Pessoa dans un sens autre : elle définit quelque chose qu’elle a aimé lire dans les textes pessoens quelque art du fragment parce qu’elle aimait aussi une certaine rapidité et désinvolture de la lecture, productive pour elle d’une rénovation puissante de l’œuvre.
56Le phénomène est plus vaste encore : divers recueils attribués à Pessoa relève d’une pratique exploratoire de fragmentation philologique. Deux sont le fait du biographe Robert Bréchon : Je ne suis personne et Il est nécessaire de naviguer, vivre n'est pas nécessaire49. Rémy Hourcade compose l’ensemble Fragments d’un voyage immobile50. Françoise Laye traductrice en français du Livre de l’Intranquillité, de L’Éducation du Stoïcien propose très récemment au public français le volume En Bref51.
57Dernier paradigme que nous aborderons, celui du joueur est peut-être celui qui surprendra le plus le lecteur par la part qu’il accorde à l’inventivité philologique. Ses métaphores sont le puzzle, le jeu de patience et le mécano, il assume la manipulation du texte ou des textes pessoens afin de produire autre chose qui se publie encore sous le nom de l’écrivain. Il est assez singulier en effet que Teresa Rita Lopes, dans les éditions destinées aux publics portugais et français de L’Heure du Diable et du Privilège des Chemins, pose chaque fois une conclusion sur cet aspect ludique d’un texte lu comme mécano et puzzle ou que l’on pourrait percevoir comme tel :
Dans la mesure où l’affabulation n’est pas le support de chaque pièce, ces feuillets peuvent sembler les morceaux épars et inutiles d’un puzzle incomplet. De lecture extrêmement pénible la plupart du temps, ces fragments découragent les chercheurs52.
58Autre occurrence qui nous importe, commune aux préfaces portugaise et française, celle de L’Heure du Diable relie poétiquement l’esthétique de la fragmentation et la pièce de puzzle au Tout de l’œuvre et dessin final du jeu :
Il est peut-être temps d’essayer de répondre à la question que les lecteurs auront envie de poser s’agit-il ou non d’un texte inconnu. Je réponds qu’il l’est totalement. On me demandera peut-être pourquoi, si c’est parce qu’il s’agit d’un texte mineur. Je répondrai que ce n’est pas un texte mineur. Et j’ajouterai que chez Pessoa il est très difficile de distinguer les textes mineurs des textes majeurs, parce qu’ils sont tous des étapes du même parcours en quête de soi et de l’Unité qui l’orienta. Je ne dirai pas que chacun est une pièce de puzzle parce que chacun d’eux est un tout qui contient déjà en miniature les principales caractéristiques de son œuvre53.
59Dans l’édition portugaise, A Hora do Diabo, elle précise de manière plus ou moins implicite sa part de montage à travers une nouvelle métaphore ludique, empruntée au jeu de cartes et aux patiences :
Neste texto, como habitualmente, Pessoa exprime-se através de fragmentos que correspondem, cada um deles, a um momento de escrita e inspiração – como um poema – pouco ligando ao fio narrativo que os articularia entre si. São estas as cartas com que temos que jogar – peças móveis dentro do baralho que, no seu conjunto, constituem54.
Matières de conclusion : Pessoa excédant ses philologues ?
60Or ces métaphores des cartes à jouer, du labyrinthe et du fil à tisser qui reviennent sous la plume de ses philologues, qu’ils les assertent ou les nuancent, sont très familières au lecteur de Pessoa. Elles apparaissent sous la plume de l’écrivain, et particulièrement dans le fameux texte n° 12 du Livre de L’Intranquillité :
J’envie – sans bien savoir si je les envie vraiment – ces gens dont on peut écrire la biographie, ou qui peuvent l’écrire eux-mêmes. Dans ces impressions décousues, sans lien entre elles (et je n’en souhaite pas non plus), je raconte avec indifférence mon autobiographie sans événements, mon histoire sans vie. Ce sont mes Confessions, et si je n’y dis rien, c’est que je n’ai rien à y dire.
Que peut-on donc raconter d’intéressant ou d’utile ? Ce qui nous est arrivé, ou bien est arrivé à tout le monde, ou bien à nous seuls ; dans le premier cas ce n’est pas neuf, et dans le second cela demeure incompréhensible. Si j’écris ce que je ressens, c’est qu’ainsi je diminue la fièvre de ressentir. Ce que je confesse n’a pas d’importance, car rien n’a d’importance. Je fais des paysages de ce que j’éprouve. Je donne congé à mes sensations. Je comprends parfaitement les femmes qui font de la broderie par chagrin, et celles qui font du tricot parce que la vie existe. Ma vieille tante faisait des patiences pendant l’infini des soirées. Ces confessions de mes sensations, ce sont mes patiences à moi. Je ne les interprète pas, comme quelqu’un qui tirerait les cartes pour connaître l’avenir. Je ne les ausculte pas, parce que dans les jeux de patience, les cartes, à proprement parler, n’ont aucune valeur. Je me déroule comme un écheveau multicolore, ou bien je fais de moi-même un de ces jeux de ficelle que les enfants tissent, sur leurs doigts écartés, et qu’ils se passent de main en main. Je prends soin seulement que le pouce ne lâche pas le brin qui lui revient. Et puis je retourne mes mains, et c’est une nouvelle figure qui apparaît. Et je recommence55.
61On peut alors risquer une nouvelle hypothèse. Et si le défaut de l’auteur, éclipsé par le verbe de ses commentateurs qui occupent le devant de la scène éditoriale, n’était pas, au fond, la marque d’un auteur en excès ? Et si les poses de philologues ne découlaient pas directement des métaphores vives empreintes de ses œuvres mêmes, dont l’inachèvement ou la fragmentation tenaient leur force plutôt que leur forme de tels procédés poétiques ? Et si Pessoa n’était pas secrètement conçu par ses philologues comme l’initiateur discret d’une réception si composite et complexe ? Et si la fabrique même de l’œuvre impliquait une certaine déraison de la philologie, une (dé)perdition des traditionnelles rigueurs du philologue, une désorientation teintée d’intranquillité pour le lecteur avide d’éditions critiques fiables ?
62À regarder les couvertures de ces éditions, un nouveau trouble est perceptible : au-delà de leur diversité même – leurs couleurs, leurs dynamiques, leurs volumes, leurs illustrations, Pessoa est partout. À de rares exceptions près, son visage, qu’il soit photographié, stylisé, démultiplié, colorié, caricaturé, peint, figure sur la quasi totalité des couvertures de ses œuvres, jusqu’aux éditions Corti, qui apposent exceptionnellement sa petite silhouette de passant, icône tirée et teinte en verte au seuil du livre, en lieu et place de la traditionnelle caravelle qui marque la collection « Ibériques ». Apposer chaque fois son visage en retouchant les quelques clichés conservés de son vivant, comme l’ultime sceau garant encore de l’auctoritas, tel semble être pour tous ces philologues et éditeurs une autre manière de le faire passeur de son œuvre. Mais alors, compenser la déraison et l’invention philologiques par le simple geste de lui rendre un certain « droit de regard », ne serait-ce pas se rasséréner à peu de frais de ce qu’on commence seulement peut-être à faire le deuil de l’auteur ?