Entretien avec Jean Bessière, co-directeur, avec Denis Mellier, de l’Histoire de la littérature française (Champion)
Dominique Boutet, Histoire de la littérature française du Moyen âge, Paris, Champion, 2003.
Richard Crescenzo, Histoire de la littérature française du xvie siècle, Paris, Champion, 2001.
Dominique Moncond’huy, Histoire de la littérature française du xviie siècle, Paris, Champion, 2005.
Nicole Masson, Histoire de la littérature française du xviiie siècle, Paris, Champion, 2003.
Patrick Marot, Histoire de la littérature française du xixie siècle, Paris, Champion, 2001.
Mireille Calle Gruber, Histoire de la littérature française du xxe siècle ou les Repentirs de la littérature, Paris, Champion, 2001.
1En tant que directeurs d’équipe, nous n’avons pas, Denis Mellier et moi-même, proposé aux auteurs de traiter la place des femmes en particulier. Nous avons observé le cadrage donné par la direction des éditions Champion – offrir une histoire de la littérature française, en consacrant, selon la tradition, un volume au moyen âge, puis un à chaque siècle. Chaque auteur était responsable des orientations et de l’organisation du volume dont il avait la charge. Vous me dites que le volume consacré au xxe siècle fait une plus grande part aux femmes — cela est certainement dû à la personnalité de son auteure, Mireille Calle-Gruber, et à ce fait qui appartient à l’histoire littéraire : il y a plus d’auteurs femmes clairement identifiés au xxe siècle.
2Il est difficile de dire aujourd’hui si nous aurions dû, ou plutôt si nous aurions pu, procéder autrement. Pour différentes raisons. La question que vous soulevez ici est celle d’une histoire littéraire envisagée selon la perspective des expressions minorées. D’une certaine manière, c’était déjà la perspective des grandes sommes d’histoire littéraire d’obédience marxiste lancées dans les années 1970 – aux Éditions sociales, par exemple : il s’agissait alors de reconsidérer le canon littéraire du point de vue du peuple, de sa représentation dans les textes et surtout des effets que son implication grandissante dans le processus historique pouvait avoir eu sur la littérature elle-même, ses valeurs, ses partages. Mais c’est un type d’histoire littéraire qui n’a pas vraiment survécu aux années 1980.
3Lorsque nous avons cherché les auteurs pour chacun des siècles de cette histoire littéraire, nous avions comme directives de faire quelque chose de « traditionnel », c’est-à-dire de didactique. Je crois que c’est là le point essentiel : aujourd’hui, l’histoire littéraire est devenue un genre à la fois sur-représenté (les collections se multiplient), à visée essentiellement pédagogique ou d’initiation à la littérature, et non théorisé, fût-ce dans le cadre de cette visée d’initiation, ou pédagogique. L’histoire littéraire n’est plus considérée comme l’un des moyens d’interroger la littérature, de construire les interrogations sur la littérature. Elle correspond plutôt à cet effort : identifier, définir ce que l’on peut dire aujourd’hui en un nombre limité de pages pour transmettre une culture littéraire (un peu globale) qui ne se transmet plus autrement. Pour se convaincre de ce défaut de transmission, il suffit de citer les pages littéraires de nos quotidiens : elles « découvrent » régulièrement des écrivains classiques, comme s’il s’agissait d’inconnus.
4Cette perspective, qui est au fond celle de notre collection, impose de fortes contraintes. On ne peut pas rendre compte de tout ; on doit sélectionner ; on doit éventuellement simplifier ; on doit à la fois rappeler les données chronologiques et historiques élémentaires et donner une idée des mises à jour que procurent les études universitaires. La limite du genre est celle, au fond, de son didactisme et de ses formats. Limite bien évidemment commerciale, également. Cette perspective et ces contraintes devraient conduire à repenser les histoires littéraires à vocation didactique. Plutôt que d’être prisonnier de la chronologie, fût-elle corrigée par les poids divers des mouvements littéraires, des poétiques, des écrivains, il serait utile de définir pour telle période, tel siècle, une porte d’entrée dominante ce choix serait clairement expliqué et d’organiser l’évocation de l’histoire littéraire selon cette porte d’entrée. Nous avons publié un volume sur l’humanisme au xvie siècle qui illustre bien cette démarche. Les minorités, qu’elles aient produit peu ou beaucoup d’écrivains dans le passé, la place des femmes dans la production et la réception littéraires devraient offrir de tels points d’entrée. Cela n’est pas assez souvent fait – sans doute pour des raisons idéologiques et souvent parce que les travaux universitaires qui permettraient de nourrir ces choix sont mal connus. Sans doute aussi pour des raisons institutionnelles : le fait que ce sont les étudiants de capes et d’agrégation qui retiennent l’attention des éditeurs ; l’idée prévalente enfin dans bien des universités qu’il convient de faire ce que n’a pas fait le lycée.
5Est en cause cependant (et plus essentiellement) une crise de la littérature en tant que discipline. Cette crise peut être vue de bien des manières – elle ne doit pas être relue suivant les constats et les leçons des années 1960-1990. Il n’y a pas aujourd’hui de consensus sur le diagnostic et sur les remèdes. C’est à cette crise et à l’absence de consensus sur son identification et sur les remèdes que répondent les histoires qui se publient. Par ses données factuelles, l’histoire littéraire peut être présentée de manière simple et sans interrogation majeure. Cela répond de plus à un réel besoin d’histoire littéraire chez les étudiants, moins parce qu’il faudrait leur transmettre une norme, des normes de la littérature, des littératures, que parce que leur connaissance des contextes historiques, quels qu’ils soient, est si diminuée, si imparfaite que nous, enseignants de littérature (française ou autre), sommes contraints d’en revenir à l’essentiel, ou au plus simple.
6Dans cette double perspective, clairement reconnue et acceptée, les histoires littéraires très brèves peuvent être utiles, ne serait-ce que pour faire tenir un enseignement d’histoire littéraire dans un petit nombre de cours. J’ai ainsi recommandé à une de mes doctorantes ATER, qui devait enseigner une histoire littéraire ramassée, une histoire littéraire en 120 pages que Madeleine Fragonard avait publiée au début des années 1970. C’est parfait : un énorme travail de synthèse, il y a tout ce qu’il faut savoir. Je lui avais aussi conseillé La Littérature française pour les nuls : bien sûr, ce n’est pas assez précis, l’ouvrage n’a pas l’exigence de qualité scientifique que l’on pourrait avoir pour des histoires moins grand public, mais c’est fait de manière intelligente.
7Si je reviens à notre rôle d’éditeurs, ces exemples que je cite portent une vraie question : comment faire une histoire de la littérature française pour le plus grand public possible – à commencer par celui des étudiants ? Dans nos travaux universitaires, nous fonctionnons par réseaux de spécialistes et nous discutons longuement de détails, nous approfondissons des problématiques qui n’ont cessé de s’affiner depuis les années 1970. En tant qu’éditeurs, notre rôle était différent. À cause des contraintes du didactisme, à cause de la multiplicité des études littéraires savantes, nous sommes confrontés au problème suivant : on ne peut plus produire un discours continu, cohérent, et parfaitement à jour, dans les formats qui sont usuellement ceux des histoires littéraires. De fait, ce à quoi servent les collections qui se publient, c’est à une sorte d’alphabétisation littéraire. Il ne s’agit pas d’apprendre (au sens d’inculquer) le canon ; il s’agit plus simplement d’apprendre les B A BA de la littérature française (ou d’une autre littérature) à travers des éléments d’histoire littéraire. La question est bien à la fois de reconnaître la nécessité de cette « alphabétisation » et de produire cependant des histoires qui fassent sens au regard des paradigmes critiques et des travaux disponibles aujourd’hui. C’est pourquoi, pour répéter un point déjà souligné, je suis partisan d’histoires littéraires qui se donnent des arguments explicites et continus. La question, qui a justifié initialement cet entretien la place des femmes dans les histoires littéraires n’est pas, bien sûr, une question négligeable ; elle n’est pas cependant lisible en dehors du champ des contraintes que je viens d’évoquer et des choix que je suggère.
8Il faut reconnaître que ces contraintes n’ont cessé de jouer, depuis la fin des années 1970. Les débats sur le fait de donner droit de cité à ce qui a été perçu comme les marges de l’histoire littéraire (histoire féministes, études de genre et de sexualité, histoire des dominés, francophonie) ne sont pas nouveaux : ils existaient déjà dans les années 1960. Pour se tenir à deux exemples, rappelons que le terme « subalterne » vient de Gramsci ce qui nous ramène aux marges du marxisme, telles qu’elles s’exprimaient dans les années 60 et 70 , et que l’un des textes les plus intéressants sur les questions relatives à l’enseignement du français et de la littérature française a été publié par Michel de Certeau dans les années 1960 et a été repris dans La Culture au pluriel. Michel de Certeau, à partir du rapport « Pierre Emmanuel » sur l’enseignement du français et de la littérature française, évoquait ce que l’on appellerait aujourd’hui le problème de la diversité dans l’enseignement du français, la nécessité de sortir d’une vision culturelle centralisée de l’enseignement de la langue et de la littérature – pour Michel de Certeau, le principal obstacle à toute évolution se trouvait chez les enseignants mêmes. De Certeau notaient que ceux-ci participaient d’un système centralisé, qu’ils ne critiquaient ni ne relativisaient. Sans doute, faudrait-il mettre ces remarques au présent. En tout cas, elles font entendre que la question de la diversification de l’histoire littéraire n’est ni récente, ni dissociable des manières dont notre milieu académique se pense, pense sa propre situation. On donne souvent l’histoire de la littérature française, réalisée sous la direction de Denis Hollier, comme un exemple de relativisation de l’histoire de la littérature française. J’aimerais conclure par un triple commentaire sur ce point. Cette histoire, composée aux États-Unis, ne peut être tenue pour illustratrice de la situation de l’histoire littéraire dans ce pays l’histoire de la littérature américaine n’est plus, en elle-même, un exercice universitaire. Cette histoire a été réalisée dans des contraintes et des possibilités institutionnelles qui ne sont pas celles des départements de littérature française en France. Dire, à partir de cet exemple, que l’histoire de la littérature française doit s’entendre au pluriel aussi bien pour le terme d’histoire que pour celui de littérature engage plus que des choix didactiques : des décisions sur ce qu’on l’on souhaite reconnaître comme finalité(s) à cette histoire, à ces histoires.