Où sont-elles ? Que font-elles ? La place des femmes dans l’histoire littéraire. Un point de vue de vingtiémiste
1Connaît-on une femme écrivain qui aurait pris un pseudonyme masculin ? Oui, il n’en manque pas… Un homme qui aurait pris un pseudonyme féminin ? Non. Du moins, je n’en connais pas. La pseudonymie, fabrication d’une identité alternative et choisie, est un masque et un hommage : masque de la véritable identité, abandonnée, reniée, hommage aux traits que doit emprunter celui ou celle qui se lance dans une carrière publique, assentiment aux critères de la reconnaissance. Dominique Aury disait à propos des femmes qui sont auteurs de livres érotiques : « Il n’y en avait pas, je crois, il y a vingt ans, il y en a beaucoup maintenant. Violette Leduc, Janine Aeply, Emmanuelle Arsan, Xavière – une sur deux signe de son propre nom, et les autres de pseudonymes ». Après avoir remarqué qu’auparavant les femmes étaient des poètes de l’amour, elle ajoutait : « il y a eu les écrits de Laure, qui était l’amie de Bataille, mais ils n’ont à l’époque – 1930 – circulé que dans un très petit groupe. De roman spécifiquement érotique écrit par une femme avant l’époque contemporaine, je n’en connais pas1. »
2Le pseudonyme cache et expose. Dans le cas du pseudonyme masculin adopté par une femme, les motifs sont évidents : elle renonce à son identité féminine, elle entre dans un milieu masculin. C’est donc que pour s’assurer une place dans le milieu littéraire contemporain, il est fou de se faire passer pour une femme et sage de se faire passer pour un homme. On échappe ainsi sinon à une misogynie ouverte du moins à un ostracisme condescendant.
3Ceci posé, quelle place est accordée aux femmes de lettres dans les études historiques de la littérature ? C’est comme historienne du littéraire qui a dirigé une Histoire de la littérature française du xxe siècle2 en deux volumes que je propose quelques-unes de mes réflexions sur la faible part – en général – accordée aux femmes, en quantité de références, en volume de texte, même pour ce siècle qui a pourtant vu naître tant de réflexions et d’actions sur la place des femmes en littérature.
Les voit-on ?
4Un article récent d’Audrey Lasserre3 présente la situation des femmes de lettres du xxe siècle, dans des histoires littéraires récentes ou moins récentes. Le repérage quantitatif est sans appel : si les femmes de lettres sont environ 30% des gens de lettres, elles ne sont plus que de 6 à 12% dans les index et encore moins dans les notices (c’est-à-dire, quand les notices n’existent pas, dans les passages où les œuvres sont présentées ou analysées).
5Audrey Lasserre en attribue une des raisons, mais non la plus importante, à ce qu’elle appelle « l’effet palimpseste » : la relecture des histoires antérieures amènerait, pour chaque entreprise nouvelle, à effacer les mentions qu’on y trouve pour n’en garder que quelques-unes, fixant progressivement ainsi un corpus pour la postérité et indiquant un sélection qui est aussi une élection. Cet effet frapperait davantage les femmes que les hommes. L’exemple donné est le nombre de femmes poètes du début du siècle nombreuses dans les Histoires littéraires du milieu du xxe, qui disparaissent ensuite pour ne réapparaître, mais tellement moins nombreuses que dans un ouvrage récent – celui dont j’avais la responsabilité4. Je ne veux pas polémiquer sur ce point de l’effet palimpseste : les exemples proposés sont certes tout à fait pertinents, et l’effacement des femmes poètes est attesté. Il est d’autant plus remarquable qu’elles étaient – dans la réalité et dans ces histoires littéraires – en faible nombre. Cependant il faudrait démontrer que cet effet palimpseste frappe les femmes et non les hommes, ou les femmes plus que les hommes. Ce qui n’est en rien prouvé. De cette histoire littéraire du début du xxe, des gens de lettres, femmes et hommes ont disparu, célèbres en leur temps. Peut-on assurer que les femmes en ont été plus victimes que les hommes ? Je pourrais risquer une remarque, peut-être impertinente : tomber dans le silence et l’oubli n’est pas plus scandaleux pour une (mais laquelle nommer ?) femme que pour un homme (je risque un nom ? mettons Abel Hermant…). Quant à moi, concernant Renée Vivien ou Anna de Noailles, femmes poètes du début du xxe auxquelles j’ai fait une place non comme catégorie séparée (des « femmes poètes ») mais comme gens de lettres parmi d’autres (« figures dominantes de la poésie »), je n’ai pas eu conscience de faire autre chose que ce que j’ai fait concernant Sully Prud’homme, Francis Jammes, Henri de Régnier, Robert de Montesquiou, également présents, qu’il fallait peut-être faire relire à nouveau pour comprendre et faire comprendre une époque littéraire. Écriture palimpseste, soit mais pas toujours…, l’histoire littéraire est aussi retour vers la production passée encore disponible. Elle ne fait pas qu’effacer dans un geste de réévaluation silencieuse ; elle remonte à la surface quelques textes qui avaient sombré.
6Je demeure cependant d’accord sur le point en débat : le traitement des hommes de lettres et celui des femmes de lettres ne relèvent pas de la même attitude ni des mêmes critères. La minorisation des femmes par l’histoire littéraire est avérée. Les relevés quantitatifs l’attestent. Restent quelques questions : que nous apprennent ces relevés et que peut-on en déduire ? Que nous apprend la minorisation de la présence ou du rôle des femmes sur l’histoire littéraire et sur la pratique des historien(ne)s ou sur la manière d’être de la littérature dont ils (elles) font l’histoire ?
Repérer la présence des femmes et pourquoi ?
7Le repérage quantitatif est une première étape. Elle est décisive puisqu’elle pose clairement des données brutes sur l’activité littéraire des femmes et sur ce qu’on en retient. Elle révèle une présence parcimonieuse des femmes proportionnellement à leur nombre dans la profession : les historien(ne)s de la littérature seraient donc enclin(e)s à minorer leur présence et leur rôle. Soit. On ne saurait nier le fait, ainsi considéré, sous l’angle quantitatif. Je voudrais cependant souligner que sous cet argument quantitatif, se glisse de l’a priori. Les données quantitatives sont irrécusables mais que révèlent-elles s’agissant par exemple de celles de la Société des gens de lettres ? L’inscription à cette société est volontaire mais conditionnée par la présentation des ressources tirées de l’activité d’écrivain : les femmes qui s’y inscrivent sont donc tout d’abord décidées à se faire reconnaître comme auteurs et apportent la preuve de ces ressources. Qu’elles soient environ un tiers de la population des professionnels de l’écriture est donc une information indispensable. Reste à savoir quel tiers. Et pourquoi, indéniablement, ce tiers occupe une place moins importante que les deux autres tiers, des hommes. Sans vouloir en aucune manière récuser les arguments quantitatifs, qui ont le très grand mérite de poser clairement un problème, je voudrais, au contraire, prolonger le raisonnement par quelques réflexions.
Conception de l’histoire
8Une des raisons de l’effet minorant des histoires littéraires tient à la conception même de l’histoire de ce domaine. La plus couramment pratiquée est celle de la littérature comme corpus des œuvres majeures ou considérées comme telles qui composent un Panthéon légué à la postérité ; elle est plus fréquemment pratiquée que l’histoire de la vie littéraire, c’est-à-dire des pratiques autour des œuvres et qui les rendent possibles, de la création à la réception. Considérer la place des femmes dans l’extension de la littérature, dans sa diffusion et dans sa perception relève bien du travail de l’historien du littéraire. Muettes bien souvent sur la place publique – et sous ce jour, en dépit des sarcasmes, le Prix Femina, en 1905 en réponse au Prix Goncourt, est une date majeure –, elles sont des agents essentiels et méconnus de la diffusion de la littérature5.
9Les femmes occupent les entours de la littérature conçue comme corpus d’œuvres, les lieux où se déploient les formes de la sociabilité ; elles tiennent salon (Mme Arman de Caillavet, Juliette Adam, Marie-Laure de Noailles, Lucie Delarue-Mardrus et tant d’autres), elles sont, et parfois en même temps, des mécènes (Mme Errazuris, qui soutient Cendrars, Stravinsky et Picasso, la comtesse Bassiano, qui soutient Commerce et Paul Valéry, Florence Gould, qui soutient les Cahiers littéraires, Francine Weisweiller, fidèle soutien de Jean Cocteau, Nancy Cunard, Peggy Gougenheim qui soutiennent les surréalistes et tant d’autres), elles sont les inspiratrices et les muses (les femmes surréalistes sont rares, les femmes des surréalistes sont célébrées6). Bref, elles ne semblent souvent avoir d’existence pour l’histoire littéraire que quand elles s’expriment comme témoins de leurs « grands hommes »7. Si elles sont parfois leurs rivales en littérature, elles sont rarement leurs égales, et vivent dans l’ombre d’un grand homme, comme Catherine Pozzi célèbre en raison de son mariage – fort bref – avec Édouard Bourdet et de sa liaison – fort longue – avec Valéry, et qui se plaint amèrement dans son journal de voir certaines de ses phrases, voire de ses pages, nourrir celles de Valéry8.
10Elles sont éditrices comme Dominique Aury (pseudonyme, qui voile l’identité sexuelle, pour Anne Desclos), ou comme Jeanne Loviton9, qui succéda à Robert Denoël sous le pseudonyme de Jean Violier, avant de vendre la maison d’édition à Gallimard. Leur place dans le monde littéraire est éminente et souvent décisive, mais elles demeurent des auxiliaires de la création, elles facilitent la vie littéraire10. Elles ne produisent pas les œuvres remarquées ou remarquables11. Une histoire de la littérature qui se préoccupe de faire percevoir comment une littérature est possible, comment les œuvres naissent, se diffusent, se lisent, doit rendre compte de cette indispensable présence qui n’est pas simplement un auxiliaire, un supplétif. Il faut, au contraire, faire apparaître leur rôle éminent même s’il est occulté dans un paysage dominé par les grandes réputations et les grands noms de l’édition. Il faut cependant préciser ceci : les femmes ne sont pas les seules oubliées. Des hommes aussi occupent des places marginales et subalternes, des hommes de l’ombre. Et, à ces places, ils sont – évidemment – plus nombreux que les femmes. Non seulement ils risquent eux aussi de subir l’effet palimpseste évoqué plus haut, mais l’oubli des conditions d’ensemble de la vie littéraire risque, dès le début, de les laisser dans le même oubli12.Une double raison explique la minorisation du rôle des femmes : une conception de la littérature comme corpus d’œuvres ignore leur position sociale déterminante, mais marginale par rapport aux œuvres produites et leur nombre restreint dans l’ordre littéraire les fait paraître comme négligeables. Alors que si l’on s’intéresse à la façon dont se construisent les carrières des écrivains, il est indispensable de porter la plus grande attention aux formes de la sociabilité littéraire. Je renvoie ici aux pages de son Journal où Catherine Pozzi critique les démarches et les aspirations de Valéry qui cherche dans les salons, surtout celui de Mme Mühlfeld, les appuis sociaux et surtout matériels qui lui manquent. Quand Paul Valéry trouve une place chez le comte et la comtesse de Bassiano pour la revue Commerce, puis chez la princesse de Polignac et chez la comtesse de Béhague, il voudrait que Catherine Pozzi soit invitée dans leur résidence à la campagne. Elle note dans son journal : « je n’ai jamais compris pourtant les amours ancillaires… Il ne quitte pas ces cent cinquante gens du monde qui le voiturent et le nourrissent, et parfois paient… et ne le croient pas leur égal13 ». Deux attitudes s’opposent, qui montrent le rôle de la sociabilité littéraire, ancré dans la présence féminine.
Histoire littéraire, histoire des ruptures (vues par le présent) ou des modes de transformations ?
11Une présence plus ou moins importante des femmes dans les histoires littéraires des périodes passées est liée aussi à une représentation orientée de l’histoire littéraire non comme processus de compréhension de ce qui a été, dans la diversité des pratiques, mais sous l’angle des transformations décisives qui donnent aux périodes littéraires leur identité. Le choix est d’importance, intellectuellement et théoriquement. Le récent développement de l’histoire des femmes a amené à revenir sur ce que l’on connaît du passé à la lumière de ce nouvel objet d’étude, lui-même issu du mouvement féministe et de ses diverses formes depuis un long temps. Si, en effet, l’histoire est l’activité scientifique qui s’intéresse aux changements, repérer les transformations, les ruptures ou les reclassements des comportements, des valeurs, des positions et de leur expression est pleinement le rôle de l’historien, et de l’historienne du littéraire. Cependant privilégier les ruptures peut aussi conduire à écrire l’histoire comme on voudrait qu’elle ait eu lieu, à dégager les lignes d’une humanité et d’une société qui vivent dans la perpétuelle transformation et méconnaître la lenteur des transformations réelles, l’effet de la longue durée, bref le feuilletage des comportements et des expressions dans une même période. De plus, il me semble qu’un des traits, aujourd’hui, de l’histoire littéraire, peut-être par réaction contre ses anciennes formes hantées par la permanence du modèle classique, est de suivre une ligne qui dessine les traits de la littérature contemporaine en suivant la crête des avant-gardes. Le nouveau, l’original comme valeur habitent les terres des études littéraires aujourd’hui. Je suis bien loin de récuser l’importance des ruptures, mais quand la rupture est le mode dominant, ne devient-elle pas une norme14 ? Souligner la présence des femmes comme auteurs dans la littérature des deux siècles passés relève à la fois de la démarche historienne qui tente de rendre compte le plus fidèlement possible de ce qui lui apparaît comme caractéristique de ces périodes et de la connaissance actuelle des évolutions de cette littérature : il y a toujours du présent dans le passé que l’on comprend. Dans le cas des femmes, ce sont nos positions aujourd’hui qui nous les font rechercher dans les périodes anciennes, et notre présent a besoin de ces recherches. Cette donnée militante n’est pas à négliger, surtout si elle s’énonce clairement, mais elle conduit à recomposer une histoire de la littérature en raison seulement des désirs présents de l’historien(ne). Il faut donc distinguer ce qui relève de la rareté effective de la présence féminine dans le développement historique de la littérature et ce qui relèverait d’une volonté (plus ou moins consciente) d’ignorer leur existence, ou ce qui relèverait, au contraire, d’un désir militant de les faire apparaître sous la lumière la plus vive possible15. C’est pourquoi il importe de mesurer et d’expliciter les raisons de l’intérêt porté à la présence des femmes : elles tiennent à la période considérée, elles tiennent au regard rétrospectif et informé par le présent que nous portons sur les périodes passées, elles tiennent à une conception de la littérature comme fondée à la fois sur un processus de transformation incessante et un processus de conservation indéniable. C’est en se sens que dans le deuxième tome du volume que j’ai dirigé, nous avons choisi de consacrer quelques pages au développement d’une littérature délibérément et ouvertement féministe après la guerre, qui marque un moment décisif de la littérature non seulement française mais occidentale (et pas seulement de la littérature…).
Présence subalterne des femmes
12Il n’en demeure pas moins que la présence des femmes dans la vie littéraire reste subordonnée à celle des hommes. Mais jamais on ne les trouve du côté de la conduite du milieu littéraire, ou si rarement… Combien de femmes signataires de manifestes, qui sont au xxe une des voies d’accès à la célébrité, même éphémère ? Il faut attendre L’Ère du soupçon pour trouver une voix féminine dans le registre si distinctif de la théorie littéraire… Ou Simone de Beauvoir, qui avec Le Deuxième Sexe expose sur le plan théorique la condition féminine.
13Les mouvements littéraires importants du siècle sont promus et animés par des hommes ; qu’il s’agisse du Surréalisme, de la littérature engagée des années trente, de son renouveau après la Seconde Guerre mondiale, du mouvement prolétarien ou du réalisme socialiste. Elles y sont pourtant présentes, parfois très actives dans les mouvements comme Edith Thomas dont on voit souvent la signature dans les revues et les journaux communistes des années trente et après la guerre, mais qui semble bien oubliée16 ; elles sont une référence comme Neel Dorf pour les écrivains prolétariens mais sur le mode misérabiliste, ou comme Marguerite Audoux, revendiquée par les courants prolétarien et populiste mais comme une sorte d’image lointaine et sacrée. Bref, elles sont oubliées ou elles représentent une destinée allégorisée, une image d’une destinée et d’une naïveté bien féminines.
Dans les marges littéraires ?
14Il faudrait faire une typologie des rôles littéraires possibles pour les femmes dans les périodes récentes où leur reconnaissance comme écrivains a été inévitable. On pourrait faire l’hypothèse que leur place se trouve dans les marges de la « grande » littérature, quand elles n’ont pas un emploi de nègres des écrivains, comme ce fut le cas de Colette auprès de Willy. Écartons la littérature où elles ont été souvent cantonnée : romans sentimentaux (où le pseudonyme féminin se porte bien), récits à visée pédagogique (où leur rôle d’éducatrice se donne tout son libre cours…), écartons donc ces domaines réservés… Les femmes de lettres se trouvent dans les domaines les moins contrôlés de l’institution littéraire. La critique journalistique les admet, pour les rubriques littéraires, mondaines, théâtrales, mais le journalisme les tolère à peine pour le reportage. Et pourtant il faut noter le nombre de femmes reporters que le xxe connaît, comme Louise Weiss, Isabelle Eberhardt, Andrée Viollis, intrépide journaliste jusqu’après ses soixante ans, dont le livre S.OS. Indochine a été saluépar Malraux, comme sa fille Simone Téry, dont les reportages sur la guerre d’Espagne ont été édités, comme Germaine Tillion, sans parler des femmes de la fin du xxe en grand nombre. Leur rôle dans le journalisme révèle, outre leur intrépidité, que c’est une écriture sentie comme subalterne, moins contrôlée, moins surveillée et qu’elles peuvent dans ce cadre exister pleinement comme écrivains17.
15Au contraire, on les trouve peu parmi les auteurs de théâtre, à moins qu’il ne s’agisse de quelque vaudeville : plus rémunérateur, fondé sur les ressources d’un réseau social et culturel dense, plus exposé psychologiquement, le théâtre est le domaine des hommes, du moins pour ce qui concerne la création des pièces. Ce n’est que récemment que des auteurs femmes se sont lancées dans cette voie, comme dans celle de la mise en scène.
16La poésie, plus confidentielle, semble leur domaine : le rêve, le déploiement des sentiments, l’analyse psychologique, l’élégie leur vont si bien…
17Mais le roman ? Ce genre si multiforme, du sérieux au divertissement, comment les y accueille-t-on ? Voici ce que notait Dominique Aury quand Elsa Triolet obtint le prix Goncourt, en remarquant l’abondance des distinctions : « Et Elsa Triolet ressemble tout à coup à ces enfants chargés de couronnes qui sortent de la distribution des prix de fin d’année, de beaux livres dorés sur tranche plein les bras, et tout émus d’avoir été cités au palmarès. Je dis bien tant de fois : qu’on fasse le compte. Car Elsa Triolet est en même temps le premier écrivain de la Résistance, et le premier écrivain femme à obtenir le prix Goncourt. » (Les Lettres françaises, 7 juillet 1945)18. Si dans les années d’après-guerre les femmes ont conquis une place incontestée, ce ne fut pas sans mal. Colette siégeait au jury Goncourt, signe de sa notoriété mais au cours de ses entretiens radiophoniques avec André Parinaud – elle est la seule femme interviewée dans les années cinquante19, elle fuit toutes les questions personnelles, elle dit ne faire que son métier, compensant ainsi le côté scandaleux voire sulfureux de sa réputation : elle devient la digne « Dame du Palais Royal » et ses funérailles nationales célèbrent un monument national.
18Je ne me hasarderais pas à esquisser, en quelques lignes, une périodisation de la situation des femmes dans la littérature, mais je pense qu’un moment décisif a été la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce que soulignent aussi les mots de Dominique Aury. Leur participation aux mouvements de résistance – propagande, renseignement ou lutte armée – a été notable et légitimé leur expression20. Encore faut-il noter que, parmi celles qui sont revenues des camps et dont la voix est la plus juste et la plus travaillée sur le plan littéraire, Charlotte Delbo – qui par ailleurs a écrit pour le théâtre, a publié, tardivement, sa trilogie Auschwitz et après aux éditions de Minuit dans la collection Documents21.
Intérêt des marges ?
19En termes de genres, les femmes cultivent des formes souvent minorées au moment où elles écrivent : récits personnels, portraits, souvenirs. Ces genres anciens, souvent mondains à l’origine connaissent au xxe siècle un grand développement éditorial en direction du grand public, et un grand développement théorique. Si elles les pratiquent, c’est qu’ils sont moins contrôlés ; c’est aussi qu’ils sont porteurs de moindres contraintes et que les jugements y sont moins sévères. Ils ne procurent pourtant pas une place de choix… Du moins, tant que les critères de la reconnaissance ne changent pas. Or ils changent.
20L’importance du journal, de l’écrit intime dans la production féminine22 (opposés aux Mémoires au sens ancien du terme dans la mesure où ceux-ci concernent la place de l’individu dans l’histoire générale de son temps et sont généralement le fait des hommes) est incontestable. Mais ces formes sont aussi devenues aujourd’hui des formes littéraires à part entière, pratiquées en toute légitimité comme parole autobiographique, fictive ou authentique. De même les écritures marginales comme le reportage, le document voient leur écart avec la « grande » littérature se relativiser et se réduire. S’intéresser à l’écriture des femmes, non en tant qu’écriture substantiellement féminine mais en tant qu’écriture d’individus dominés, porte ainsi à examiner les évolutions littéraires, qui se développent bien souvent dans les zones frontalières que l’institution littéraire surveille moins assidûment.
21« Les femmes du xxe siècle ont-elles une histoire littéraire ? » Telle était la question. Elle se place dans la lignée de la novatrice histoire des femmes qu’a impulsée Michelle Perrot. Comme pour tout ce qui touche à la question des minorités, non pas quantitativement mais sur le plan de la reconnaissance et de la valeur, les réponses et les attitudes oscillent entre le redressement d’une injustice, et sa part de nécessaire militantisme, et l’examen des conditions qui expliquent la situation de minorisation et son évolution et les compare au traitement des autres groupes dominés. Cet examen concerne la littérature tout entière, les valeurs qui sous-tendent les jugements, moraux23 ou esthétiques, et les transformations qu’un groupe nouveau d’écrivains entraîne inévitablement dans les pratiques littéraires d’une période. J’espère m’être située, comme historienne de la littérature, du côté de la dernière tendance.