À la recherche des auteures des temps passés
Texte traduit par Mirjam Tautz, revu et augmenté par l’auteure
1Avec mon livre Salon der Autorinnen. Französische « dames de lettres » vom Mittelalter bis zum 17. Jahrhundert1 – Salon des auteures. Les « dames de lettres » françaises, du Moyen Âge jusqu’au xviie siècle – j’ai essayé d’écrire une histoire de la littérature française au féminin, du Moyen Âge jusqu’au début du xviie siècle. Il s’agissait de rendre la parole aux auteures de cette première époque, de leur permettre d’entrer en dialogue entre elles et avec les lecteurs et lectrices d’aujourd’hui.
2Le terme de « salon » renvoie à des espaces tant symboliques que réels de l’évolution et de la transmission de la culture féminine. Ses transformations subies au fil des siècles se laissent reconstruire à partir de cette histoire littéraire ; des configurations analogues aux salons émergent déjà dans les couvents des nonnes du Moyen Âge, dans les cours des femmes troubadours, à la cour d’Éléonore d’Aquitaine ou dans l’entourage d’une Anne de Bretagne, d’une Marguerite de Navarre ou d’une Marguerite de Valois. À la fin du xvie siècle, des micro-sociétés, telles que les amis et poètes qui ont accès à la chambre verte de la duchesse de Retz à Paris ou le cercle d’humanistes qui se rassemble dans la maison des Dames des Roches à Poitiers, constituent déjà des espaces (libres) de rencontre et d’échange intellectuel sous l’égide d’une femme et sans lesquels l’émergence de la culture de la conversation n’aurait pas été possible au xviie siècle.
3Un autre objectif de cette histoire littéraire consistait à inciter à la création d’un lieu de mémoire féminine européenne. Un tel éclatement des frontières au sein de l’Europe et en dehors de celle-ci paraît s’imposer, car un trait commun relie de nombreuses auteures et ce, du Moyen Âge à nos jours : ellesévoluententre différentes cultures2, elles transmettent des savoirs et des pratiques culturelles entre la France et l’Angleterre comme Marie de France, entre la France et l’Italie comme Christine de Pizan au xve siècle et Catherine de Rambouillet au xviie siècle, toutes deux Franco-Italiennes, ou encore entre plusieurs cultures nationales comme Germaine de Staël au xixe siècle.
4Afin de mieux faire ressortir le profil mon propre projet il m’a paru indispensable de le situer par rapport à des tentatives analogues du passé et de l’époque contemporaine.
Traditions historiographiques
5Après une période de discrédit presque unanimement partagé de l’histoire littéraire, laquelle passait dans les années 1970 pour le terrain de jeu de positivistes aveugles à la théorie, on remarque depuis quelques années les signes d’une renaissance au nom de ce qui est généralement appelé le New Historicism3. Malgré de tels signes prometteurs d’un abandon du linguistic turn4 et d’un retour vers une histoire « dont le projet est de reconnaître la manière dont les acteurs sociaux investissent de sens leurs pratiques et leurs discours5 », il peut paraître présomptueux de présenter une nouvelle histoire de la littérature française, qui plus est une histoire de la littérature des auteures. Mais après tout, le travail d’Ina Schabert, Englische Literaturgeschichte aus der Sicht der Geschlechterforschung (« L'Histoire de la littérature anglaise dans la perspective des gender studies », 1997) incite à des projets similaires, bien qu’il ne parte pas, en premier lieu, de relations de textes et d’écritures féminines, mais du principe d’une interaction masculin – féminin à tous les niveaux du système littéraire.
6Contre cette position, qui peut paraître justifiée pour le domaine de la littérature anglaise, nous faisons ici le choix d’une histoire littéraire genrée. C’est d’abord l’objet même qui parle en faveur d’un tel projet : la richesse – unique dans le contexte européen – de la littérature française en textes et auteures dont bon nombre sont déjà canonisées depuis longtemps. Toutefois, ce choix d’une histoire littéraire féminocentrique n’est pas lié à l’idée d’une culture féminine « autonome », mais bien à l’intention de remédier à ce que Luce Irigaray a appelé « l’oubli des généalogies féminines »6. En outre, une histoire littéraire féminocentrique, pour laquelle parlent aussi des raisons pragmatiques7, notamment d’ordre quantitatif, est la condition sine qua non d’une future « Histoire de la littérature française dans la perspective des gender studies ». En outre, la seule synthèse d’histoire littéraire sur ce sujet existant jusqu’à présent, l’Histoire de la littérature féminine en France de Jean Larnac, date de 1929.
7Enfin, après une si longue période de domination des histoires littéraires androcentriques, la légitimité d’un contre-modèle gynocentrique n’a pas besoin, semble-t-il, d’être longuement justifiée. Cela n’exclut naturellement pas que les débats littéraires au sujet des rapports entre les genres représentent un élément structurant de cette histoire de la littérature.
8Lorsqu’on étudie le domaine de la littérature des femmes, on rencontre couramment le couple terminologique mémoire/oubli dans les textes sources. On trouve une première thématisation de ce problème dans Le Champion des Dames de Martin Le Franc (1441-1442). L’auteur reproche aux clercs, les intellectuels de son époque, d’avoir échoué lamentablement, car en tant que « gardiens de l’écrit », l’une de leurs principales missions était de préserver le souvenir des hommes et de leurs actions. Les clercs ont cependant échoué dans cette mission, ayant été négligents et même « paresseux », et cela tout particulièrement à l’égard des femmes sages et érudites qui s’avèrent fréquemment supérieures aux hommes8. La destruction du corps par la mort a ainsi été suivie par l’éradication du nom et de la mémoire écrite. Afin que son propre modèle littéraire, Christine de Pizan, échappe à un tel sort, Martin Le Franc lui dresse un vaste monument verbal, tout en déplorant l’oubli d’une autre auteure du nom de Jeannette de Nesson9. Bien que l’on trouve plus tard, avant tout dans les écrits de la Querelle des Femmes, quelques indices isolés concernant cette même Jeannette, ce n’est que depuis les études de Catherine M. Müller que nous avons plus de détails sur cette intellectuelle et poétesse médiévale10. Les histoires littéraires traditionnelles restent muettes à bien des égards et refusent de renseigner sur Jeannette – et sans doute beaucoup d’autres.
9Établissons donc un premier bilan : les médias de la mémoire changent certes au cours des siècles, mais pas la fragilité de sa transmission. En outre, le sexe – social d’une part, biologique d’autre part – semble être une catégorie (quoi qu’elle ne soit pas la seule) qui dirige les processus de la mémoire et de l’oubli. Les femmes écrivains du passé étaient d’ailleurs conscientes de cette fragilité de leur postérité et de celle de leur œuvre, et elles expriment à maintes reprises leur préoccupation concernant la transmission de leurs propres écrits. Ces processus renvoient à des contextes plus vastes, car dans la décision de ce qu’une communauté de lecteurs, d’enseignants, de médiateurs littéraires considèrent comme « digne de mémoire », s’opère la formation de canons, la sélection des textes ou des œuvres d’art qui sont tenus pour exemplaires, « classiques ». Parallèlement, un tel canon a une fonction sociale : il contribue à l’émergence d’une communauté et d’une identité11. Le mérite de la recherche littéraire féministe est d’avoir ôté à ces processus leur « innocence » et d’avoir montré à quel point la formation de canons dépend aussi de la catégorie du sexe12. Or, dans la pratique de la recherche littéraire – dans les listes de lectures, les anthologies et les histoires littéraires – on n’a, jusqu’à présent, guère tiré les conséquences de ces connaissances. Si la présente histoire de la littérature contribue donc également au débat sur les canons, il ne doit cependant pas être question d’opposer au canon dominant un canon gynocentrique, tout comme il ne peut s’agir d’enrichir simplement les présentations conventionnelles de textes d’auteures. En revanche, il importe tout d’abord de bousculer, de mettre en question et de miner de prétendues certitudes en matière d’histoire littéraire.
10Mais dans quelle tradition notre projet se situe-t-il ? Y a-t-il déjà eu des tentatives similaires et si oui, quand ? Cette question nous ramène au grand débat européen sur les sexes, du xve au xviiie siècle : la Querelle des Femmes13. Ici, on trouve à maintes reprises des listes thématiques de figures féminines exemplaires – ou détestables, en fonction de la position occupée dans ce débat14. Ces catalogues de femmes15 sont réactualisés au fur et à mesure. Tandis qu’au début, les figures de femmes de l’Antiquité, de la protohistoire et de la Bible sont dominantes, à partir du xvie siècle, des figures de femmes du présent ou au moins du passé immédiat font leur entrée dans ces archives de l’époque prémoderne de la mémoire culturelle. Depuis le xviie siècle en France, ces catalogues ont de plus en plus tendance à mener une vie propre16. Surtout à partir du xviiie siècle, dans le contexte de cet intérêt grandissant pour la culture féminine, qui se reflète également dans les nombreuses entreprises lexicographiques de griffonneurs sympathisant avec les femmes17, naissent les premières formes d’encyclopédies et d’anthologies d’auteures, le plus souvent réunies ou rédigées par des hommes. Les plus connues sont l’Histoire littéraire des femmes françoises (1769), le Dictionnaire portatif des femmes célèbres (1788) de l’Abbé de la Porte, ainsi que l’anthologie de poésie en cinq tomes de Billardon de Sauvigny18, Le Parnasse des Dames (1773). En Allemagne, Christoph Martin Wieland publie dans le Teutscher Merkur son Verzeichniß und Nachrichten von französischen Schriftstellerinnen (1781-82) qui va d’Héloïse (xiie siècle) à Anne de Graville (xvie siècle)19.
11Toutefois, il existe également dans ce domaine des travaux importants écrits par trois dames de lettres : la Collection des meilleurs ouvrages françois, composés par des femmes20 (1786-88) de Louise-Félicité Guinement de Kéralio21 – un mélange entre anthologie et histoire littéraire, initialement prévue en seize tomes et malheureusement restée inachevé. Une sorte de suite de cette œuvre monumentale est l’ouvrage de Fortunée B. Briquet, Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises et des étrangères naturalisées en France, publiée en 1804, dans lequel apparaît pour la première fois une perspective européenne22. La préface sous forme de deux lettres destinées à une lectrice fictive du nom de Mademoiselle Elise contient, à côté d’un plaidoyer pour le droit des femmes à l’éducation, un abrégé de l’importance des femmes en France en matière d’histoire littéraire et culturelle, avec l’accentuation du mécénat féminin. En outre, Briquet suggère un lien entre les périodes d’épanouissement culturel et les apogées de la culture féminine23. En revanche, avec l’essai de Mme de Genlis, De l'influence des femmes sur la littérature française, comme protectrices de lettres et comme auteurs (1811), il ne s’agit pas d’une encyclopédie, mais, en premier lieu, d’un ouvrage analytique et critique dans lequel une auteure, elle-même passablement célèbre, réfute la thèse de la prétendue infériorité des femmes sur le plan littéraire24.
12Les motivations de ces auteurs des xviiie-xixe siècles concernant leur intérêt pour la culture féminine sont aujourd’hui en grande partie obscures. Pour Kéralio, Briquet et Genlis, il s’agit sans doute du besoin de se légitimer grâce à la création d’une archive de connaissances et de textes féminocentriques et de contribuer à une mémoire au féminin. En outre, il s’agit pour ces intellectuelles de la création d’un espace féminin de la mémoire. Pour ce qui est de leurs collègues masculins, on doit supposer une curiositas plus globale, liée à un intérêt historique pour la culture du xviiie siècle. Dans tous les ouvrages, nous avons affaire à des premières formes de repérage et de préservation des connaissances disponibles à cette époque au sujet des auteures et de leurs textes, et donc à des domaines clés de la science littéraire moderne.
13Cette tendance au catalogage et à l’archivage se poursuit au xixe siècle sous le signe du positivisme, en relation avec des tendances pédagogiques contemporaines. Ainsi, Charles Yves présente, en 1853, un Précis de l’histoire littéraire des femmes françaises qui va du Moyen Âge au présent, et dans lequel il déconseille cependant à ses lectrices de comprendre l’ouvrage comme un encouragement à l’écriture. Il les appelle en revanche à améliorer leur éducation, afin de suffire ainsi à leur rôle d’éducatrices maternelles. De plus, il prône la culture littéraire comme étant le vademecum contre les passions calamiteuses, contre le vieillissement – et, de façon générale, comme une consolation globale dans toutes les situations de la vie25.
14Vers 1900, dans le contexte du féminisme naissant qui déclenche en France des discussions vives et un flot d’écrits (polémiques), rédigés pour la plupart par des hommes, ces tentatives d’archivage de la littérature féminine reçoivent une nouvelle orientation26. Vers la même époque commence en France une historicisation caractéristique du féminisme, jointe à une réflexion sur les origines de celui-ci et sur celles de la littérature féminine – deux processus étroitement liés27. Deux autres facteurs ont sans doute favorisé l’intérêt pour la littérature féminine : la laïcisation du système d’enseignement (1880) et par conséquent un meilleur accès à l’éducation pour les filles28, ainsi que l’augmentation très rapide du nombre de femmes écrivains pendant la Belle Epoque.
15Dans ce contexte on voit naître une multitude d’ouvrages de synthèse et d’anthologies, comme par exemple l’Anthologie féminine de Louise d’Alq29, publiée en 1893 avec le sous-titre Anthologie des femmes écrivains, poètes et prosateurs, depuis l’origine de la langue française jusqu’à nos jours, le recueil de portraits de François-Jemmy Benassi Desplantes et Paul Pouthier30, Femmes de lettres en France de 1890, le recueil d’essais de Marie-François-Joseph-Jean Bonnefons31, au titre harmonieux La Corbeille de roses ou les Dames de lettres (1909), ou Les Femmes auteurs d’Hervé de Broc (1911)32. Tous ces auteurs sont pour la plupart des polygraphes écrivant pour la presse,ayant souvent des liens étroits soit avec le système éducatif contemporain, soit avec la politique (soit les deux) ; ils réfutent alors l’hypothèse d’une opposition fondamentale entre le positivisme et la culture littéraire féminine.
De Jean Larnac à nos jours
16La première histoire moderne de la littérature féminine du Moyen Âge à nos jours naît – comme mentionné précédemment – en 1929, avec l’Histoire de la littérature féminine en France de Jean Larnac33, qui doit être située dans le contexte des conceptions de la féminité des années 1920, de la femme nouvelle et de la garçonne34. L’une de ses prémisses centrales est que l’écriture féminine est toujours l’expression d’un « manque » – de beauté ou d’amour. En dépit de cette étrange hypothèse de départ qui appartient à l’arsenal « classique » des clichés masculins pour la description de la créativité féminine35, l’étude de Larnac reste une mine d’informations sur les auteures françaises, l’histoire de l’éducation des femmes et celle des institutions littéraires, et aussi, jusqu’à présent, la seule synthèse de la littérature féminine en France, du Moyen Âge à nos jours.
17Cependant, l’exemple de Larnac ne fait pas école, et dans les décennies suivantes, il n’y pas d’autres tentatives de ce genre. Les raisons d’une telle situation sont sans doute à chercher dans l’évolution des rapports entre les genres à partir des années 1930, dans la forte polarisation des rôles dans la société des années 1930 et 1940 – ainsi que dans le recul très net de la part féminine dans la culture littéraire36. Cela change fondamentalement après 1945. Or, bien que les auteures soient à nouveau plus présentes dans le champ littéraire, on ne voit apparaître des ouvrages de synthèse qu’à partir des années 1970. Ces ouvrages – recueils, dictionnaires d’auteures, anthologies commentées et synthèses – sont pour la grande majorité rédigés ou dirigés par des femmes.
18Chacune de ces publications contribue à préciser notre connaissance des femmes écrivains, de leur processus de création et de leur rapport à l’écriture ; chacune pourtant comporte des défauts spécifiques. De manière générale, on peut observer une tendance au recueil de dissertations monographiques sur des auteures isolées37. Les dictionnaires d’auteures dirigés par Eva Martin Sartori et Dorothy Wynne Zimmerman (French Women Writers. A Bio-Bibliographical Handbook, 1991) et de Christiane P. Makward et Madeleine Cottenet-Hage (Dictionnaire littéraire des femmes de langue française. De Marie de France à Marie Ndiaye, 1996) sont, certes, des ouvrages de référence utiles, ils sont cependant soumis au seul principe encyclopédique38. Il en est de même pour la mince anthologie d’Elyane Dezon-Jones, Les Écritures féminines (1983). Camille Aubaud, pour sa part, présente avec Lire les Femmes de Lettres (1993) – mélange entre histoire littéraire et anthologie – une synthèse utile qui ne satisfait cependant que des besoins d’information rudimentaire. Le principe structurant de Women Writers in France. Variations on a Theme (1973) de Germaine Brée est la Querelle des Femmes ; dans l’ensemble, il s’agit d’un essai stimulant, pas d’un manuel d’histoire littéraire. French Women’s Writing. 1848-1994 de Diana Holmes (1996), se limite au xixe et au xxe siècles et privilégie beaucoup trop une contextualisation historique et sociologique39. Éditée par Sonya Stephens, History of Women’s Writing in France (2000) enfin, couvre certes toute la période depuis le Moyen Âge, mais en mettant nettement l’accent sur la période allant du xviiie au xxe siècle. Les deux volumes du livre de Vicki Mistacco, Les Femmes et la tradition littéraire. Anthologie du Moyen Âge à nos jours40 contribuent à retrouver les voix des auteures du passé et à les contextualiser.
19La monographie récente de Martine Reid, Des femmes en littérature (2010), souligne que « la production continue d’écrits de femmes depuis le Moyen Âge constitue l’une des singularités de la littérature de langue française » qui est « sans équivalent dans les autres littératures européennes41 ». Elle propose ensuite une présentation thématique en douze chapitres qui cependant privilège la période à partir du xviiie siècle. L’auteure établit un lien entre l’évolution du féminisme français et les activités dans le domaine scientifique et éditorial et souligne le décalage surprenant entre « des recherches particulièrement innovantes42 » et un canon littéraire quasi immuable : « Les auteurs ainsi mis en valeur sont ceux que ces critiques ont lus au lycée et à l’université. L’idée ne semble pas leur être venue de renouveler le paysage littéraire ou d’en interroger le fonctionnement […]43. »
20Malgré toutes leurs différences, presque toutes ces tentatives44 ont une chose en commun : une timidité frappante dans le traitement des époques les plus anciennes, de la littérature féminine d’avant 1700, « that period called the “Dark Ages” of women’s imagination45 », qui révèle des problèmes d’une nature particulière. Dans ce domaine précisément, les questionnements adéquats, les catégories d’analyse et les modes de présentation font défaut. Avec son scepticisme inspiré du New Historicism, Margaret Ezell a, de façon pertinente, attiré l’attention sur la nécessité de remplacer ou du moins d’interroger les catégories descriptives adaptées de la littérature (anglaise ou américaine, qui plus est) des xixe et xxe siècles46, soulignons également que l’exploration du terrain des premières littératures féminines exigeait ses propres catégories. De manière très consciente, il s’agit, dans la présente histoire littéraire, de montrer la diversité de l’écriture féminine au Moyen Âge et à l’époque prémoderne, afin de remédier à la négligence souveraine avec laquelle ces époques ont été abordées, dans la perspective de la constitution d’une histoire littéraire gynocentrique et de l’établissement de théories et de concepts propres à cette histoire.
Une histoire féminocentrique de la littérature française
21Au lieu de récapituler les débats poststructuralistes ou les débats de l’histoire sociale et de l’histoire des mentalités sur la « féminité », nous nous contentons ici d’effectuer quelques précisions plutôt pragmatiques. Le point de départ est l’hypothèse que le « genre » est essentiellement une construction historique sociale et mentale. Nous partons en outre du principe d’une compréhension résolument historico-dynamique des concepts de « féminité » et de « femme » (comme ceux de « masculinité » et d’ « homme », etc.) considérant ceux-ci comme spécifiques à des époques, comme tout à la fois construits et sujets à déconstruction47. Dans ce processus de la construction tout comme dans celui de la déconstruction des identités sexuelles, la littérature et l’art jouent un rôle éminemment important. Ainsi, au Moyen Âge, ce sont avant tout les ouvrages didactiques destinés aux femmes qui contribuent à établir à l’écrit des conceptions idéalisées de la féminité – ces mêmes conceptions qui, dans d’autres genres comme par exemple les fabliaux ou les lais, sont complétées par leurs opposés, sinon tout à fait démolies48. Un autre indice de la fragilité des identités sexuelles et de la mise en scène du gender est le motif de travestissement que nous rencontrons dans les genres les plus divers : dans des hagiographies, chez Christine de Pizan, dans les nouvelles de Marguerite de Navarre, dans le compte de fées féminin de la fin du xviie siècle et, dans sa forme la plus complexe probablement, dans l’ Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville (1695) de la plume de l’abbé de Choisy, le travesti le plus célèbre de la littérature française49. Ces traditions textuelles et leurs équivalents iconographiques le montrent clairement : « En tant que phénomène mouvant et contextuel, l’identité sexuelle désigne non pas quelque chose de substantiellement existant, mais un point d’intersection entre des relations spécifiquement culturelles et historiques50. » La thèse de la caducité d’une distinction essentielle entre sex et gender devrait cependant être interrogée en vue de son application au Moyen Âge et à l’époque prémoderne.
22Avec l’arrière-plan ainsi tracé, il est possible de parler d’« écriture féminine », non dans le sens où l’entend Hélène Cixous51, mais « dans le sens d’une expérience historique spécifique de femmes : leur tentative de se sortir, en parlant ou en écrivant, d’une position marginale et d’entrer dans le système symbolique. La particularité de “l’écriture féminine” résulte alors de l’interaction d’une auteure avec l’héritage masculin et féminin (doubled voice), c’est-à-dire également de la perception de soi (souvent labile, vacillant entre reniement et affirmation de soi) d’une auteure (ou d’un groupe d’auteures) à l’intérieur d’un système philosophique, culturel, littéraire, linguistique, intertextuel qui a été constitué par des hommes52. »
23Enfin, je m’inscris dans la tendance la plus éminente du feminist historicism, le gynocriticism mis au point par Elaine Showalter, qui se concentre sur l’expérience empirico-historique de l’auteure dans un lieu d’écriture se situant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des systèmes. Il s’agit pour Showalter d’étudier les femmes en tant qu’écrivains (« the study of women as writers ») avec des accents sur « the history, styles, themes, genres, and structures of writing by women; the psychodynamics of female creativity; the trajectory of the individual or collective female career; and the evolution and laws of a female literary tradition53 ». Dans une histoire littéraire gynocentrique ainsi définie, les connaissances au sujet de la pratique de l’écriture féminine (notion qui doit être nuancée historiquement) pourraient aussi contribuer, en dernière instance, à une théorie de la différence de l’écriture féminine.
24Le processus, discontinu, de l’accès des femmes à l’écriture est lié à une multitude de lignes de développements parallèles ; il importe d’inscrire ces histoires constitutives, qui renvoient à différents univers, dans un rapport éclairant aux conditions de la genèse des textes d’auteures. S’ensuivent alors des transitions naturelles vers l’histoire sociale et culturelle quand elle met l’accent sur des réalités telles que le transfert culturel54, le mécénat, le système éditorial, les femmes éditeurs et libraires, l’éducation des femmes et des filles, les cultures féminines de la lecture et des salons.
25Cette histoire littéraire souhaite en particulier élargir l’étude des textes au domaine iconographique : il s’agit alors – comme précédemment mentionné – de rendre visible les auteures de ces siècles lointains, dans une « galerie des auteures » ; la canonisation et l’inscription dans la mémoire culturelle s’opérant toujours aussi par le recours à l’image55. Cela peut paraître banal au premier abord ; cependant, dans le cas des femmes écrivains, la façon dont les processus de réception sont dirigés par cet élément se pose avec une acuité particulière. Il faut en outre réfléchir aux conséquences qu’une absence d’images – que l’on rencontre bien plus couramment chez les dames de lettres que chez les écrivains hommes – entraîne quant à la pérennisation d’une auteure et de son œuvre dans la mémoire culturelle. Dans cette histoire littéraire, on essaiera donc, au moins sommairement, de rendre tangible l’histoire des genres notamment à travers des représentations contemporaines56.
26Les questions de périodisation ouvrent – pour toute histoire littéraire, mais encore plus nettement pour la nôtre – un champ de problèmes épineux. Les périodisations traditionnelles conviennent-elles pour notre projet, ou est-il nécessaire de développer un nouveau système de périodisation ? Au cours des dernières années, l’historienne Joan Kelly, pour le Moyen Âge et la Renaissance, Renate Baader, pour les Lumières, ainsi que, pour la Révolution française, diverses historiennes ont argumenté en ce sens. Quoi qu’il en soit, on peut constater que les xvie et xviie siècles occupent clairement une position à part dans la littérature française, qui a d’ailleurs déjà été mise en évidence par des auteures du xviiie siècle – comme Anne-Thérèse de Lambert57 – et du xixe siècle – comme Mme de Genlis58 : elles célèbrent rétrospectivement le Siècle Classique comme un âge d’or de la culture et la littérature féminines qui ne s’est pas poursuivi à leur époque.
27La présente histoire littéraire se comprend toutefois comme une contribution plutôt pragmatique à une telle discussion sur la périodisation. Les découpages de périodes conventionnelles sont en grande partie préservés, mais avec de nouveaux accents. La solution ne peut cependant pas consister à remplacer de « mauvaises » par de « meilleures » périodisations, mais plutôt à travailler avec des découpages périodiques plus complexes, qui permettent de rendre compte de l’histoire littéraire en tant qu’histoire des processus d’écriture et de lecture masculines-féminines.
28L’évolution quantitative des activités littéraires des femmes, au sujet de laquelle nous ne disposons pour l’instant que de données chiffrées très maigres, fondées sur des bibliographies, catalogues de bibliothèques et d’éditeurs anciens, représente un autre problème. Ainsi, du xvie siècle, nous héritons de 73 auteures et 157 titres, pour le xviie siècle de 134 auteures, avec plus de 750 titres, et pour la seule période de 1865 à 1885, de 770 auteures et plus de 2000 titres.Cet accroissement rapide de la production littéraire des femmes atteint un nouveau pic lors des années 1922-1925 : ici, on a enregistré plus de 1300 auteures et plus de 2700 titres59.
29Pourtant il ne s’agit pas d’appliquer un concept compensatoire qui suivrait la devise : l’histoire littéraire des « hommes célèbres » est maintenant suivie, tout simplement, de celle des « femmes célèbres ». Il s’agit en revanche d’une histoire qui donne à voir les performances littéraires, mais aussi culturelles, de femmes dans tous les domaines (pertinents pour les femmes) et à toutes les époques. Nous y parviendrons non pas en plaquant une grille d’analyse conventionnelle sur les textes rédigés par des femmes, mais en cherchant à nouer de nouveaux réseaux de compréhension60.
30Lorsque l’on s’aventure dans « l’affaire histoire littéraire », se pose inéluctablement la question de la sélection – et de la limitation, du renoncement. Il m’importait tout d’abord de créer un espace pour la découverte, de mêler le connu à l’inconnu, des auteures canonisées à des auteures non canonisées – tout en invitant à une lecture renouvelée d’auteures déjà connues. Le choix des auteures devait alors tout à la fois mener à des régions inconnues de l’histoire littéraire et apporter un éclairage nouveau sur des auteures déjà canonisées. Parfois, le travail de l’historienne de la littérature ressemble à celui d’une restauratrice de tableaux anciens qui, oubliés à travers les siècles, noircis et repeints, ont perdu leur puissance lumineuse mais aussi une partie de leur potentiel de signifiance. Un exemple : Marguerite de Valois devint progressivement, si l’on considère, dans une perspective historique, sa réception (en dernier lieu à travers le film de Patrice Chéreau, La Reine Margot, de 1994), une tueuse d’hommes, sensuelle et primitive.Le mérite d’avoir à nouveau transformé la reine Margot en Marguerite de Valois, reine et mécène, humaniste et lettrée, revient avant tout à Eliane Viennot61.
31Deux éléments contribuent à créer un regard résolument différent sur des œuvres et des auteures connues – d’une part, un catalogue de thèmes adapté à l’objet, et d’autre part, le refus d’intégrer des écrivains femmes dans l’histoire littéraire tout au plus en tant qu’auteure d’une seule œuvre ; car « de la canonisation exclusive d’une seule œuvre ou bien de la première œuvre résulte, pour les auteures féminines, non pas une courbe mais un point, poussant alors plus facilement à réduire l’œuvre isolée à un coup de chance »62. Ainsi, l’œuvre de Christine de Pizan ne se limite pas à la Cité des Dames, abondamment citée maintenant, tout comme l’écrivain Marguerite de Navarre ne se réduit pas à son recueil de nouvelles L’Heptaméron.
32Un dernier problème peut se formuler en référence à l’étude de Joanna Russ, How to Suppress Women’s Writing : How to Detect Women’s Writing ? Cette problématique est évidemment tellement complexe que quelques remarques suffiront ici. L’anonymat et le pseudonymat des textes féminins sont des pratiques largement répandues jusqu’au xxe siècle, même si les motivations qui poussent des femmes à opter pour ce genre de « solution » changent au cours des siècles63. Un autre procédé est à peine analysé – celui que l’on peut qualifier de « dépossession » par des éditeurs ou des bibliographes ultérieurs. Ceux-ci publient des textes d’auteures soit de façon anonyme, soit sous le nom d’un auteur masculin fictif. Il est en outre symptomatique, dans le contexte de l’auctorialité des femmes64, qu’aucune désignation « évidente » de l’activité littéraire au féminin ne se soit jusqu’à ce jour imposée en France (contrairement à l’usage linguistique en Suisse et au Canada) : ainsi le terme écrivaine déjà utilisé par Colette65, reste cependant beaucoup plus rare que ceux plus incommodes de femme écrivain ou écrivain femme, lesquelsaccentuent la non-évidence d’une « paternité » littéraire féminine.
33Il convenait de contourner deux autres écueils : celui d’un alignement monotone de destins d’auteures et celui d’un éclatement de la présentation en de nombreux aspects disparates. Nous tentons d’y remédier par deux procédés. Il s’agit de présenter tout d’abord les contextes biographiques et historiques (dans la mesure où ceux-ci sont connus), les thèmes centraux de l’œuvre, l’utilisation, par les auteures, de l’inventaire contemporain des formes littéraires, ainsi que l’histoire de la réception et de l’édition de l’œuvre. Un second procédé, qui est appliqué avec beaucoup plus de souplesse, consiste en l’élaboration d’un catalogue de thèmes qui apparaissent dans des combinaisons et des compositions variées chez les différentes auteures.
34Quelques-uns des ces thèmes récurrents (qui reviennent cependant dans des variations spécifiques aux genres et aux périodes) sont l’appropriation d’une formation, la perception de soi en tant qu’auteure, jointe à l’idée de s’inscrire dans la mémoire et au souci de la transmission de ses propres textes. En outre, on rencontre fréquemment des tentatives de définition de soi – qui suis-je ? – et de fondation d’une écriture autobiographique. Une autre configuration centrale dans les biographies féminines est la rupture – avec une forme de vie, avec un milieu social, avec des conventions de l’existence de la femme. Ces différentes ruptures de trajectoires66 se situent chez beaucoup de femmes au commencement de leur écriture. Les réflexions sur les rapports entre les genres et sur les relations entre mères et filles traversent également les textes tel un fil rouge, tout comme l’imagination d’utopies féminines, d’espaces rêvés (« Wunsch-Räume », Alfred Doren). La littérarisation des sentiments représente, par ailleurs, une préoccupation centrale : soit ex negativo, lorsque les auteures refusent d’être réduites à des « spécialistes en sentiments », soit dans l’idée de profiter de cette attribution, dans la mesure où elles y entrevoient un espace de liberté et l’occupent en tant que tel. Les auteures contribuent ainsi à nourrir les discours caractéristiques de leur époque sur les sentiments, discours qui s’imposent au xvie siècle sous l’influence d’une nouvelle réception de la philosophie antique (Aristote, Platon, les Stoïciens), au xviie siècle sous l’influence des évolutions de l’histoire de la médecine (la « découverte » du cœur comme lieu des sentiments). Enfin, la majorité des auteures vit « entre les cultures » – d’abord entre la culture « masculine » et la culture « féminine » (si celle-là existe dans sa forme pure), mais avant tout entre différentes cultures régionales, nationales67 et aussi de plus en plus, depuis le xvie siècle, confessionnelles. Cette migration culturelle et les types de transferts culturels qui lui sont associés, forment un critère central de la culture féminine.
35De telles relations – et d’autres – permettent d’identifier et de déchiffrer à nouveau une « tradition féminine spécifique », d’unir les « femmes écrivains de génération en génération »68.
36De cette façon, un espace de la mémoire féminocentrique pourrait être créé, une chambre des dames inondée de lumière, grande ouverte au dialogue entre hommes et femmes.