Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 8
Le Partage des disciplines
Nathalie Kremer

Entretien avec Yves Citton

Yves Citton, professeur à l’Université Stendhal de Grenoble, a publié récemment Zazirocratie. Très curieuse introduction à la biopolitique et à la critique de la croissance(Éditions Amsterdam, 2011), L’Avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation (Éditions La Découverte, 2010), Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche (Éditions Amsterdam, 2010), Lire, interpréter, actualiser (Éditions Amsterdam, 2007) et L’Envers de la liberté (Éditions Amsterdam, 2006). Il est membre du collectif de rédaction de la revue Multitudes.

11. Votre dernier livre porte sur la distinction entre les cultures de la « connaissance » et de « l’interprétation ». Comment cette dernière forme de culture conditionne-t-elle selon vous l’actuel partage des disciplines au sein des sciences humaines ?

2Dans L’Avenir des Humanités, je joue sur le contraste entre le discours dominant qui nous « bassine » de ce que je regroupe sous le terme d’« économie de la connaissance », et qui comporte au moins deux aspects : une emprise de l’hégémonie économiste (tout est pensé à travers les catégories de la productivité, de l’investissement, du profit, de la compétitivité, etc.) et un modèle qui est celui de la production et de la circulation de connaissances identifiées à la notion d’information. Le point central de mon livre est très simple : une interprétation est autre chose qu’une information. Quelle est cette « autre chose » ? Quelles sont ses propriétés ? Pourquoi faut-il en soutenir et en valoriser la multitplication ? C’est ce que j’essaie d’explorer dans le livre.

3En me faisant l’avocat d’une valorisation politique (c’est-à-dire à la fois idéologique et institutionnelle) des « cultures de l’interprétation » venant complémenter notre « économie de la connaissance », je prends la peine de préciser plusieurs choses. D’abord, chacun de nous, quel que soit son champ d’activité ou son niveau d’éducation « interprète », dès lors qu’il fait face à quelque chose d’inédit. La caissière de supermarché doit interpréter les paroles et les gestes du client en colère qui s’irrite pour une pécadille. En mode de fonctionnement normal, son travail consiste à (faire) lire (par la machine) les prix des objets qui passent par sa caisse – et ce travail-là est sur le point d’être complètement automatisé, ce qui n’est pas forcément un mal – mais il y a toujours des cas où la machine se bloque, est incapable de lire un code-barre, de même qu’il y a toujours des clients « dysfonctionnels » qui ne rentrent pas dans le moule préformaté de l’achat silencieux par carte de crédit. Lorsqu’un névrosé, un psychotique léger ou simplement un jovial résistant à la morosité ambiante se lance dans une tirade en passant par la caisse, il faut savoir évaluer s’il s’agit d’une marque de bonne humeur, si son besoin de communiquer risque de dégénérer en violence ou si deux mots gentils vont suffire à le calmer. On est ici dans le domaine de l’interprétation : il faut prendre un minimum de recul face aux faits et gestes de la personne, on ne peut pas se contenter de « lire » ses agissements selon des codes pré-établis : il faut faire des hypothèses, prendre les choses au second degré, ajuster les codes à des situations ou à des énoncés qui les excèdent, risquer des conjectures hasardeuses – bref il faut faire le type de choses que nous faisons lorsque nous lisons un texte de Rimbaud ou de Béroalde de Verville.

4S’il est donc vrai que tout le monde interprète sans du tout s’occuper de littérature, du simple fait des nouveautés qui émergent constamment au cours de la vie quotidienne, il est vrai aussi qu’il y a des professions qui se spécialisent sur des activités d’interprétation. Tous les domaines de la recherche (en sciences « dures » comme en sciences « molles ») ne produisent des « connaissances » qu’au terme de processus dans lesquels l’interprétation joue un rôle central. Mon propos n’est pas de cliver les activités intellectuelles en mettant les scientifiques dans un sac et les littéraires dans l’autre. Tout au contraire, il me semble essentiel que les scientifiques revendiquent pour eux-mêmes des cultures de l’interprétation, selon le principe voulant qu’une connaissance n’est que le court-circuit d’une interprétation efficacement balisée.

5C’est à l’intérieur de ces deux cercles concentriques (tout le monde interprète au quotidien, tous les scientifiques sont des interprètes) que j’ai envie d’inscrire les sciences humaines. Celles-ci me semblent se caractériser par une double relation à l’interprétation. D’une part, elles ont pour objet des interprétations de la réalité matérielle (interprétations plus ou moins solidement coagulées en connaissances) : les sciences de la nature construisent des connaissances sur la réalité matérielle, alors que les sciences de l’homme construisent des connaissances sur les connaissances de la réalité matérielle. D’autre part, ce qui est sans doute lié au point précédent, alors que tout le monde interprète, les sciences humaines proposent une réflexion explicite sur l’interprétation. Dans leur méthodologie, elles sont conduites à expliciter la façon dont elles interprètent les interprétations qu’elles analysent. Au sein de la division générale du travail, on peut donc dire que les sciences humaines constituent le secteur d’activité dont la tâche première est une pratique réflexive de l’interprétation.

62. Un terme que vous empruntez au philosophe Gilbert Simondon et qui vous a beaucoup inspiré est celui de « transduction ». Qu'entendez-vous précisément par là et quelle est son utilité ?

7La pensée de Gilbert Simondon finit par devenir à la mode dans le paysage intellectuel français et il faut s’en réjouir. Plus je le lis – et en particulier les cours des années 1960 qui sont enfin publiés par les Éditions de la transparence –, plus il me semble que sa théorisation de l’individuation et du mode des objets techniques, mais aussi de l’invention et de la dynamique des images, nous donne des outils indispensables pour déjouer certaines impasses de la pensée contemporaine.

8Simondon parle de transduction pour désigner la façon dont des phénomènes de structuration se propagent de proche en proche en s’amplifiant à l’intérieur d’un certain domaine ou entre différents champs d’activité originellement étrangers l’un à l’autre. Toute la pensée de Simondon cherche à comprendre comment un donné d’origine disparate, hétérogène, entre en différents modes de composition selon des propagations de structuration. L’un des intérêts de la notion de transduction est qu’elle permet d’observer des mises en rapport entre des domaines qui sont non seulement de natures très disparates mais aussi d’échelles très différentes.

9Cela me semble très stimulant pour penser les réalités culturelles. Quelque chose d’aussi minuscule qu’un mot, une image, un livre peut faire basculer un système social ou une idéologie, en les orientant sur les voies de développement légèrement déviées. Tout est affaire de propagation, particulièrement rapide et imprévisible avec le développement des mass-médias au xxe siècle et avec celui des nouveaux médias numériques au xxie siècle. Simondon nous invite à sentir à quel point les systèmes vivants sont « métastables », c’est-à-dire dynamisés par des tensions prêtes à basculer dans des restructurations parfois drastiques, sous l’impulsion apparemment mineure d’un germe venu d’ailleurs.

10Tout le travail que nous faisons au sein de la revue Multitudes vise à repérer ces métastabilités, à propager les germes qui nous semblent orienter nos développements sociaux vers des réorganisations émancipatrices, à neutraliser les germes nuisibles qui nous précipitent vers des structures aliénantes (nous avons d’ailleurs consacré un dossier à la pensée de Simondon, avec un lexique très utile des termes simondoniens constitué par Dider Debaise, dossier qui est disponible en ligne, comme tous les anciens numéros de Multitudes, à l’adresse http://multitudes.samizdat.net/-Majeure-Politiques-de-l-).

11La notion de transduction est donc liée aux diverses réflexions sur l’interdisciplinarité, la transciplinarité et l’indisciplinarité, dans la mesure où il s’agit dans tous les cas de propager des questions ou des méthodes à travers les frontières disciplinaires. Elle est toutefois bien plus importante que les petits jeux universitaires ou méthodologiques auxquels se livrent les chapelles de chercheurs, puisqu’elle vise à rendre compte de la constitution de l’ensemble de notre réalité et non seulement de certaines conceptions ou pratiques de la recherche universitaire.

123. Peut-on prétendre qu’actuellement la recherche a (encore) le pouvoir de faire évoluer les disciplines et de déterminer leurs contours, leurs objets, leurs méthodes, etc., ou pensez-vous que les contraintes d’ordre institutionnel ainsi que politique soient prédominantes pour établir la cartographie des champs disciplinaires ?

13Je dirais de la recherche qu’elle est une activité endorythmique : comme tout rythme, sa dynamique repose sur une résonance interne qui doit émaner des agents eux-mêmes. On peut bien lui imposer certaines contraintes, mais – sauf cas extrême où un pouvoir dictatorial maltraite vos proches pour vous forcer à faire une découverte jugée stratégique – c’est toujours à partir du désir du chercheur qu’elle se déploie. La société nous impose certes des hétérorythmies, nécessitées par le besoin de synchroniser nos activités de plus en plus collaboratives, mais mes activités ne sont véritablement miennes et véritablement productives que dans la mesure où je me réapproprie les scansions qui me sont imposées : je ne travaille bien que là où je parviens à investir un rythme qui ne peut venir que de moi. En ce sens, pour répondre à votre question, oui, « la recherche a encore le pouvoir de faire évoluer les disciplines et de déterminer leurs contours » – pour la bonne raison que la recherche n’est que ce que nous, les chercheurs, en faisons. Les contraintes d’ordre institutionnel et politique que vous évoquez sont certes lourdes, et sans doute de plus en plus pesantes, mais ce ne sont pas elles qui dirigent la recherche. Elles ne peuvent que favoriser certaines orientations et en inhiber d’autres.

14Ces jeux de faveur et d’inhibition sont certes très importants, on peut même dire qu’ils décident du déploiement réel des activités de recherche. Mais il ne faut pas perdre de vue le pouvoir que nous, chercheurs, avons toujours en dernière instance, du fait que (1) c’est nous qui faisons la recherche (et non les décideurs-bureaucrates), et que (2) c’est de nos désirs de chercheurs que se nourrissent nos recherches. Ces désirs ne sont certes pas innés, ils sont fonction du champ de forces qui régit leur déploiement, et cependant il me semble important de souligner notre puissance et notre responsabilté dans les orientations de recherche. Le premier principe déontologique, sur lequel il ne faut jamais démordre, serait donc de l’ordre du Fais ce qui te plaît. C’est la condition de vitalité de toute recherche – condition nécessaire, mais bien entendu pas suffisante. L’absurdité révoltante de la plupart des réformes en cours est qu’elles multiplient les pertes de temps, les logiques moutonnières, l’opportunisme à court terme, alors qu’il faudrait tout au contraire protéger les chercheurs des pressions homogénéisatrices. La première revendication des chercheurs envers les pouvoirs est donc de l’ordre du Foutez-nous la paix !

15Il est parfaitement logique qu’on demande aux chercheurs des comptes sur l’usage qu’ils font des ressources publiques, de même qu’il est parfaitement logique que les citoyens paient des impôts pour financer les services publics. Toutefois, et dans le domaine des impôts et dans celui de l’évaluation de la recherche, on s’ingénie à inventer des systèmes abracadabrants qui discréditent et rendent impossible ce qu’ils ont pour finalité d’assurer. La première chose à faire dans les deux domaines est un allègement radical des procédures. Pour l’impôt, Yann Moulier Boutang a proposé dans un numéro récent de Multitudes une « Taxe pollen » qui préléverait 1% de toutes les transactions financières (depuis le plus petit chèque et le retrait de cash dans un distributeur de billets, jusqu’aux transferts de millions par des spéculateurs et traders), ce qui suffirait à abolir les autres formes d’imposition (sur les revenus, entreprises, etc.) et à doubler les revenus publics, donc à régler toutes les questions de déficit.

16Même chose pour l’évaluation de la recherche : en tant que chercheur, je suis aujourd’hui évalué par mon université, par le CNRS, par l’AERES, par l’ANR, par les divers programmes mis en place par les régions et les instances européennes… On passe tellement de temps à prouver qu’on fait de bonnes choses qu’on n’a plus le temps de rien faire de bien. Pire : on ne prouve plus rien du tout, puisqu’il s’agit d’entrer en compétition au niveau préalable des « projets ». La moitié des chercheurs passe donc son temps à rédiger ou à évaluer des projets (qui prennent parfois plusieurs centaines de pages, qui sont de plus en plus sous-traités par des entreprises privées, à grand coût), projets souvent fumeux parce qu’ils essaient acrobatiquement de se contortionner pour rentrer dans des cibles fixées « par le haut » (chef de l’État, ministère, etc.), projets dont la plupart sont de toutes façon recalés, puisque l’idée même de la compétition est qu’il y ait plus de perdants que de gagnants. Au niveau d’une collectivité de chercheurs, c’est un tiers, une moitié de la population qui perd ainsi son temps, au lieu de faire de la recherche. Tout cela au nom de la promotion de l’efficacité et de l’excellence, bien entendu…

17On sent bien que la paralysie de certaines formes de recherche est, pour certains, le but de l’opération : le développement de l’intellectualité fait peur à certaines classes dirigeantes, qui ont besoin de remettre le couvercle sur la marmite, pour empêcher que ça ne pense trop et que ça ne conteste des privilèges indéfendables. D’où une partie des contraintes d’ordre institutionnel et politique dont vous parlez. Une autre partie résulte de la simple inertie bureaucratique, qui ne relève d’aucune intention de nuire, mais qu’il faut néanmoins combattre comme la peste.

18Une dernière partie résulte de la participation des chercheurs eux-mêmes à leur aliénation et à leur neutralisation. Nous autres, en lettres, avons la chance de ne pas avoir besoin de millions d’euros pour construire des super-réacteurs. C’est notre richesse propre. Et pourtant, nous courons après les financements parce que tout le monde court après les financements, parce qu’ils valent pour la reconnaissance symbolique qui les accompagne (obtenir une ANR est le prix Nobel du pauvre), davantage que pour la somme obtenue.

19L’allègement consisterait ici à mettre en place un système qui évalue les (équipes de) chercheurs une fois tous les cinq ans, rétrospectivement, sur la base de ce qu’ils ont accompli ou entrepris à l’aide des investissements qui leur ont été attribués : au terme de cette évaluation, menée et conçue par des pairs, on pourrait reconduire ceux qui ont fait un travail défendable et aider les autres à améliorer leur travail ou à se diriger vers d’autres activités. Chacun aurait ainsi de longues périodes d’autonomie pour « faire ce qui lui plaît », avec la responsabilité de produire quelque chose de défendable au bout de cinq ans. À lui ou elle de décider des orientations à prendre pour faire des découvertes intéressantes et pertinentes. Au moins, les chercheurs pourraient faire quelque chose pendant cinq ans, plutôt que perdre leur énergie à jouer des jeux kafakiens de compétitions biaisées et désorientées, dont les paramètres ont de toutes façons toujours une décennie de retard sur ce qui se fait de plus intéressant.

204. À votre avis, quel est le sens aujourd’hui des termes de « lettres » et de « littérature » ? Ces concepts sont-ils voués à disparaître ?

21Pour la « littérature », je dirais que c’est aux écrivains contemporains de dire s’ils s’y reconnaissent encore ou non. Dominique Viart et Laurent Demanze ont monté un programme intéressant autour du thème des Fins de la littérature, le n° 6 de LHT était consacré aux Tombeaux pour la littérature, donc il semble que la disparition de la littérature est dans l’air du temps. Blanchot nous avait appris à y voir une propriété inhérente à la littérature, mais il s’agit peut-être ici d’autre chose.

22En tant que je ne suis pas un écrivain, j’ai assez de sympathie pour le discours qui présente « la littérature » comme un phénomène historique assez limité, commençant vers 1800 autour de Madame de Staël et touchant à sa fin autour de 1980 avec la mort de Barthes. Cette historicisation permet de mettre en lumière la double nature de « la littérature », qui aura été à la fois un espace d’affirmation de liberté (Stendhal, Rimbaud, les surréalistes) et une institution d’assujettissement (dans la façon dont l’université s’en est saisie et dont les élites en ont fait un marqueur de supériorité). Il n’y a pas nécessairement à choisir entre ces deux faces : « la littérature » a donné lieu à des subjectivations libératrices du fait même du type d’assujettissement sur lequel elles reposaient. Le snobisme qui forçait à lire certains textes classiques parce qu’ils étaient classiques et parce qu’on aurait déchu à les ignorer ouvertement me semble quelque chose d’assez positif en soi : tout un pan des dépassements esthétiques repose sur une dynamique de ce type.

23Pour « la littérature » comme pour « les lettres », il me semble toutefois qu’il n’y a pas à se lamenter d’une perte de position hégémonique. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, me semble-t-il. Les « lettres » existent toujours. Elles doivent apprendre à ne plus être en position hégémonique. Pas mal de choses sont à réinventer dans ce contexte relativement nouveau. Ceux qui ont fait vivre la littérature (Rimbaud, les surréalistes) l’ont souvent fait avec le plus grand mépris (voire en haine) envers « la littérature » comme institution. Cultiver ce versant fondamentalement minoritaire des « lettres » pourrait bien aider à se rapprocher de ce qui nous y attire, même si cela rend notre position inconfortable – en particulier si nous sommes universitaires, puisque l’université reste une institution de pouvoir majoritaire (mais cela pourrait aussi changer).

24En ce qui me concerne, une partie de mon travail prend acte de « la fin de la littérature » tout en essayant de biaiser avec elle : j’essaie d’esquisser une approche qui situe « le littéraire » dans un certain mode de réception des textes (plus que dans un corpus particulier). En contribuant à introduire la pensée de Stanley Fish en France, j’ai essayé de souligner à quel point un texte « est » littéraire parce qu’une certaine attention le traite comme un texte littéraire et donc le rend tel (voir Stanley Fish, Quand lire, c’est faire, Les Prairies ordinaires, 2007). Ça me semble intéressant à développer, en ce que ça ouvre une voie de travail qui, à partir d’une position marginale et minoritaire, permet une reconquête des champs de recherche : tout texte (journalistique, scientifique, politique, etc.) peut faire l’objet d’une lecture littéraire, et si nous pouvons montrer qu’une telle lecture est intéressante, cela permet aux littéraires de réinvestir des champs de débats publics dont « les lettres » sont aujourd’hui absentes.

25D’un autre côté, à la suite de discussions avec de nombreux collègues – en particulier avec Jean-François Perrin –, je me méfie de plus en plus des implications de l’approche dont Fish est le théoricien le plus intéressant parce que le plus radical. Cela peut conduire à une arrogance critique assez dangereuse, puisque cela implique que le texte (le projet, l’auteur, l’aventure intellectuelle qui l’a généré) n’est rien, dès lors que tout vient de la projection interprétative du récepteur (Fish donne l’exemple d’une liste de noms de linguistes dont ses étudiants « font » un poème religieux du xviie siècle.) Or une dimension éthique importante de ce qui constitue « les lettres » consiste en une attitude, humble et reconnaissante, d’hospitalité envers l’altérité du texte. Interpréter, c’est non seulement construire le sens d’un texte (comme le montre bien Fish) ; c’est aussi savoir accueillir un geste issu d’une subjectivité humaine (selon les devoirs d’hospitalité que défend Jean-François Perrin).

26En ce sens, promouvoir une culture de l’interprétation, pour revenir au point d’où nous sommes partis, cela consiste à la fois à pratiquer l’interprétation de façon réflexive (sur des textes littéraires ou sur autre chose) et à valoriser les gestes qui produisent des « œuvres », lesquelles sont tout autre chose que des pages d’annuaire téléphonique (ou des listes de noms de linguistes). L’économie de la connaissance, en tant qu’économie, a pour visée de calculer la meilleure façon de produire des connaissances aux plus bas coûts. Les cultures de l’interprétation – je mets toujours ce syntagme au pluriel – devraient se demander comment cultiver les différentes formes de subjectivation dont se constitue l’expérience collective de l’humanité. De ce point de vue, il me semble que le travail que je fais avec des étudiants dans une classe où on lit des poèmes, des romans ou des comédies est plus indispensable que jamais.