Aucune discipline n’est une île ou de l’importance de répondre à Fish
1Dans le monde de la recherche anglophone, le travail de Stanley Fish est depuis les deux dernières décennies évoqué dans le contexte des débats sur l’interdisciplinarité, ce qui tient certainement au fait que ces questions se trouvent au cœur de sa recherche menée depuis une trentaine d’années à la fois dans des départements de droit et de lettres, mais aussi à son engagement continu pour rendre ces discussions accessibles au public le plus large possible1.
2« De la difficulté d’être interdisciplinaire » a été publié pour la première fois il y a vingt-deux ans, et quelques-unes des références de Fish ne sont plus évidentes aujourd’hui, particulièrement dans le monde de la recherche francophone. Le texte marque pourtant un point culminant de la fin des années 1980, au moment où, quoiqu’en dise Stanley Fish, les queer studies, gender studies, trauma studies, cultural studies et tous les autres domaines de recherche qui présupposent une forme d’interdisciplinarité ont connu un succès fulgurant. Dans son article Stanley Fish lance un défi à cette évolution disciplinaire en nous rappelant la conception de la τέχνη socratique. Celle-ci pose à nouveau la question de manière cruciale : est-il possible pour une discipline d’absorber une autre discipline sans courir le risque de se déformer elle-même ou de déformer la discipline qu’elle est en train d’absorber ? Autrement dit, le risque de l’interdisciplinarité n’est-il pas qu’en travaillant « entre » ou « à travers » les disciplines, nous détruisions toujours les propriétés de la discipline que nous essayons de lier à la nôtre en l’assimilant, en la rapprochant insensiblement de celle que nous pratiquons ? Stanley Fish formule cette question de manière polémique, et en reconnaît lui-même, dans une note finale, la radicalité – son article est, de ce fait, à l’origine d’une discussion est loin encore d’avoir abouti.
3L’actualité particulière de cet article tient aussi à une réponse très récente, et européenne, de Wojciech Malecki, qui en 2009 a critiqué et démonté la notion même d’interdisciplinarité qu’essaie d’articuler Stanley Fish dans son article2. La réponse de Malecki marque un renouveau d’intérêt pour un débat théorique sur l’interdisciplinarité, même si Malecki n’est certainement pas le seul à s’être chargé d’apporter une réponse à Fish dans les dernières années, car la radicalité de son argumentation force à réagir un monde académique où l’interdisciplinarité s’est définitivement installée3. Certes, depuis 1989, non seulement les études interdisciplinaires ont changé, mais de plus notre conception des limites d’une telle recherche, ainsi que des milieux académiques, culturels et politiques dans lesquels nous agissions, a évolué ; et cependant, l’interdisciplinarité, même si elle a maintes fois été redéfinie et toujours critiquée, n’a pas disparu des départements de sciences humaines. Elle fait, à l’inverse, désormais partie intégrante de la majorité des disciplines. Le défi que pose l’argument épistémologique de Stanley Fish à un moment où l’interdisciplinarité est devenue « monnaie commune » dans le monde académique, et en particulier son constat polémique que la recherche interdisciplinaire n’est pas seulement difficile, mais impossible, nous semble un point incontournable dans le débat sur l’interdisciplinarité qui forme le sujet de ce numéro.