Jean-Marie Schaeffer, directeur de recherches au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, a publié récemment Petite Écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ? (Vincennes, Editions Thierry Marchaisse, 2011). Il est également l’auteur de : Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? (Seuil, 1989), Pourquoi la fiction ? (Seuil, 1999) et La Fin de l'exception humaine (Gallimard, 2007).
11. Dans un entretien sur Vox poetica que l’on peut lire en ligne (http://www.vox-poetica.org/entretiens/intSchaefferHeinich.html), vous déclarez à propos de la complémentarité de vos recherches et de celles de Nathalie Heinich que « le philosophe esthéticien - que je suis (malgré tout) - trouve plus son compte dans les travaux d'une sociologue que dans ceux de beaucoup de philosophes ». Vos travaux se situent à la croisée entre philosophie, esthétique, sociologie et littérature. Comment parvenez-vous à préserver l’identité de chacune de ces disciplines tout en assurant leur interaction ? Autrement dit, l’interdisciplinarité est-elle une menace pour la spécificité de chaque discipline ?
2Je ne crois pas que ce soit la meilleure façon de poser la question de l’interdisciplinarité que de l’opposer à la « spécificité des disciplines ». Dans les sciences dures l’idée même que le travail interdisciplinaire puisse être un danger pour la spécificité des disciplines serait sans doute incompréhensible : l’interdisciplinarité, lorsqu’elle existe, y est vécue comme imposée par les objets et leur complexité. Le fait qu’en SHS la question paraisse posséder un contenu réel est une indication de la situation cognitive qui y prévaut : les doctrines et les cadres théoriques y surdéterminent tellement les objets étudiés (et ceux-ci en retour sous-déterminent tellement les « résultats » obtenus) que nous nous accrochons aux disciplines, seules capables de nous donner l’impression (trompeuse) que nous travaillons sur des objets « robustes ». Sans doute y-a-t-il cependant aussi une question réelle derrière ce faux problème : c’est celle des méthodes. Le danger de l’interdisciplinarité n’est pas la perte de spécificité des disciplines (l’inertie institutionnelle suffit à garantir leur pérennité), mais la confusion des méthodes (qui ne coïncident d’ailleurs pas avec les frontières des disciplines). Mais ce danger est maîtrisable avec un peu d’auto-réflexion méthodologique. Je pense que, comme dans les sciences « dures », la vraie interdisciplinarité en SHS est celle imposée par les objets d’étude. Dans de tels cas (qu’on pense par exemple à la question de la fiction), elle est indispensable si on veut avancer dans la connaissance. Mais en faire un but en soi serait ridicule.
32. Vos recherches empruntent certaines notions à la biologie, à la zoologie, à la sociologie… Du point de vue méthodologique, comment s’assurer de la légitimité de l’importation de certaines de ces notions ou outils d’analyse en matière de théorie esthétique et littéraire ?
4Si le but de la « théorie littéraire » ou de l’esthétique est de nous donner une analyse générale des faits littéraires en tant que faits de création verbale (cette définition peut évidemment être contestée, mais elle me semble être relativement opératoire), ou des faits esthétiques en tant que modalité spécifique de l’attention portée au monde (et notamment aux œuvres d’art), alors toute connaissance qui apporte une contribution à ce but est pertinente. Je ne sais pas si on peut parler d’« importation » : il s’agit plutôt de mettre en contact des connaissances, des hypothèses, etc. qui, à des niveaux d’analyse différents, nous permettent de pénétrer plus profondément dans la connaissance de l’objet. Il ne s’agit surtout pas d’importer des « outils de’analyse » si par là on entend le fait de traiter les faits de niveau x2 par des méthodes perytinentes au niveau x1 (donc si on s’engage dans un réductionnisme méthodologique, qui, le plus souvent, va de pair avec un réductionnisme ontologique). Prenons le cas de la linguistique : les œuvres de l’art verbal sont des discours et relèvent donc de droit aussi de l’analyse linguistique. Mais cela ne signifie pas qu’on puisse remplacer, par exemple l’analyse narrative, ou l’analyse de la versification, par l’analyse linguistique, car de ce fait on aurait précisément méconnu le fait que la réalité narrative ou la réalité de la versification sont des réalités de deuxième niveau par rapport aux faits linguistiques dans lesquels elles s’incarnent, ou, si l’on préfère, que ce sont des réalités émergentes.
53. Vous êtes directeur de recherches au CNRS. Souffrez-vous de l’écart évident qu’il y a entre les disciplines constituées, et qui permettent le fonctionnement stable des institutions, et même le système pédagogique, et la véritable recherche qui en est indépendante, mais qui la fonde en même temps ? Êtes-vous d’accord pour dire que ce n’est plus la recherche qui fait bouger le champ des disciplines, mais que les disciplines existantes (et les institutions qu’elles fondent) dictent leurs normes à la recherche actuelle ? Et si oui, comment le chercheur d’aujourd’hui peut-il remédier à cela et retrouver une véritable « liberté de recherche » ?
6J’ai été recruté au CNRS à une époque de grande ouverture, correspondant d’ailleurs à un marché du travail « universitaire » sans grande pression démographique. Par ailleurs j’ai la chance de travailler en même temps depuis un certain nombre d’années dans ce qui est sans doute l’institution d’enseignement la moins soumise à la logique des disciplines instituées et de la transmission des savoirs acquis, à savoir l’EHESS. La situation est infiniment plus difficile pour les jeunes diplômés actuels qui se destinent à la recherche ou à l’université. La pression de l’institutionnalisation disciplinaire a sans doute plusieurs raisons. À l’université, la première raison est constitutive : l’université a pour une de ses missions (une mission d’ailleurs indispensable) de transmettre les savoirs acquis. Ceci implique fatalement un curriculum différencié qui lui-même se cristallise en disciplines. S’y ajoute cependant actuellement une autre raison, exogène, qui aggrave la force de la « disciplinarisation » au-delà de ce qui est indispensable pour que l’université puisse remplir sa mission de transmission des savoirs acquis : c’est, comme indiqué, une pressioin démographique très forte dans une situation de pénurie financière relative. De telle situations aboutissent toujours à des stratégies d’auto-défense et de retraite dans des niches protégées dont les frontières sont défendues avec d’autant plus de détermination que chacun s’identifie à sa propre niche. Ce patriotisme des disciplines, lorsqu’il existe (ce qui n’est heureusement pas toujours le cas) me paraît réellement dommageable. Mais je ne crois pas que tout ceci remette en cause la liberté de recherche du chercheur. Il est difficile d’accéder à cette liberté autrement qu’en se coulant dans un moule discinplinaire parfois artificiel, mais il me paraît faux de dire que les chercheurs ou enseignants-chercheurs une fois recrutés ne peuvent pas travailler selon des voies originales. Encore faut-ils qu’ils en éprouvent le désir…..
74. À votre avis, quel est le sens aujourd’hui des termes de « lettres » et de « littérature » ? Ces concepts sont-ils voués à disparaître ?
8Le terme de « lettres » est aujourd’hui, me semble-t-il, surtout en usage dans des contextes institutionnels (notamment éducatifs) relativement spécifiques. Le terme de « littérature » en revanche fait partie des mots de la tribu et il se porte fort bien. Je ne vois pas de raison pour que cela change dans un proche avenir, parce que rien n’indique que la famille (à géométrie variable) de pratiques verbales que le terme identifie, soit en train de disparaître. J’aurais tendance à dissocier cette question de celle du destin du « concept de littérature (ou de « lettres »). Cette notion a deux usages. Il y a d’abord « la littérature » conçue comme canon artistique (historiquement mouvant, mais possédant un noyau stable). Il s’agit d’une notion évaluative qui, dans la masse des textes relevant de l’art verbal, découpe un corpus se conformant à des valeurs posées comme désirables. Lorsque face à un roman de gare je dis « Ce n’est pas de la littérature », c’est dans cet usage évaluatif que je m’inscris. Pourquoi ne pas dire « C’est de la mauvaise littérature » , ce qui serait plus simple et plus juste ? La raison est que, comme Gérard Genette l’a montré, le jugement esthétique « objective » son évaluation et la « projette » sur l’œuvre, qu’il dote ainsi de propriétés surnuméraires. De ce fait l’usage « évaulatif » de la notion de « littérature » a tendance à verser du côté d’un deuxième usage : un usage qui se voit comme descriptif et qui croit atteindre l’essence de la littérature, alors qu’en fait il relève d’une opération de sélection opérée en amont (souvent par la tradition) qui, dans le vaste champ des œuvres de création verbale, en prélève une partie qui se voit ensuite ssubrepticement identifié à la totalité. Ces deux usages de la notion sont difficilement dissociables et pourtant nous gagnerions à les dissocier et de nous débarrasser du second car il biaise notre compréhension des faits de création verbale et donc aussi de la « littérature » au sens évaluatif du terme. Tout cela, me semble-t-il, n’implique pas une disparition du « concept » de littérature, mais exige la clarification de son statut dès lors qu’on proclame vouloir étudier les faits littéraires.