Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Essai
Fabula-LhT n° 9
Après le bovarysme
Christian Salmon

L’Amour de la vie. Sur un récit de Jack London

Publié dans Verbicide, Climats, 2005.

Pour Robert Linhart

I

1Un homme épuisé erre dans un désert de glace. Blessé à la cheville, il avance péniblement à la recherche de l’embouchure d’une rivière. Mais il s’est égaré. Ses forces commencent à décliner ; bientôt il ne peut plus marcher et doit se mettre à ramper pour continuer à avancer. Un loup le suit. Lui aussi est affamé et malade ; il se traîne derrière lui, attendant la mort de sa proie, incapable de l’attaquer. Lorsque l’homme finit par s’effondrer, à demi inconscient, le loup s’approche ; un combat s’engage. L’issue du corps à corps ne fait guère de doute… Mais l’homme dans un dernier sursaut réussit à trancher la gorge du loup avec ses dents et boit son sang. Le loup s’éteint alors doucement.

2C’est à Étretat, alors que je commençais à écrire ce livre, dans un hôtel construit au flanc d’une colline qui surplombe la rade, que je me suis souvenu de ce vieux récit de Jack London, L’Amour de la vie. Je l’avais lu plus de vingt ans auparavant et je n’y avais jamais repensé. J’ignore comment, ce récit qui se passait dans l’immensité sauvage du Grand Nord, là où selon les propres mots de London « règne le silence et la solitude et où l’impérieuse et indicible sagesse de l’éternité manifeste sa dérision à l’égard de la vie et de ses vaines entreprises »… avait pu soudain refaire surface en plein été, à Étretat.

3Était-ce seulement la bravoure du héros ou l’inversion des rôles entre le loup et l’homme – l’homme attaquant le loup à la gorge – qui rendait ce combat si marquant ? Toujours est-il que l’image de cet homme intrépide, qui n’avait pas hésité à boire le sang d’un loup pour survivre, s’était gravée en moi et elle avait traversé les années. Sans doute le temps l’avait gauchie, simplifiée ; la mémoire l’avait figée, pour la conserver, de manière presque caricaturale, elle évoquait plutôt ces dessins aux traits vifs et aux couleurs criardes qui trônaient jadis sur les couvertures des livres d’aventure… ou ces peintures rupestres sur les parois des grottes préhistoriques : celle d’un homme bondissant sur un loup. Il était décharné, des yeux saillants, un corps en haillons. Il sautait aux yeux, comme il avait sauté à la gorge du loup. Acteur d’un récit qui le possédait entièrement, il n’avait le choix qu’entre tuer ou être tué. Vivre ou être dévoré. Il n’appartenait pas au monde fictif des apparences pures et des contes de fées mais à l’expérience brute ; il brillait par son sens du réel, son habileté, sa volonté. Flux d’énergie. Bloc d’expérience. Il était amour de la vie. Et la vie le lui rendait bien. Elle faisait briller au-dessus de sa tête non pas le signe de l’authenticité mais l’éclat de la vérité.

4Au cours des longues promenades que je faisais chaque jour sur la crête des falaises au-dessus de la porte d’Amont qui fait face à celle d’Aval où s’élève la petite chapelle construite en hommage aux marins disparus en mer, je ne cessais de penser à L’Amour de la vie. Le héros de London était un homme d’exception, doué d’une énergie sans égale, et son exploit était digne d’être raconté. Mais qu’est-ce qui donnait à cette histoire une telle emprise au point de resurgir des années après sa lecture?

5J’en étais alors aux toutes premières ébauches de mon livre et j’ignorais encore s’il prendrait la forme d’un essai, d’un récit ou de tout autre forme à mi-chemin des deux, mais déjà les loups de London l’encerclaient, ils hantaient les premières pages, et leurs hurlements se mêlaient aux cris des goélands qui entraient par les fenêtres ouvertes et au bruit du ressac sur la plage toute proche qui charriait les galets.

II

6J’avais découvert L’Amour de la vie plus de vingt ans auparavant, grâce à un ami qui m’en avait conseillé la lecture. « Toi qui aimes Jack London, m’avait-il dit simplement, tu devrais lire L’Amour de la vie c’est son meilleur récit. » Et ainsi en même temps que L’Amour de la vie refaisait surface aussi le souvenir de cet ami que je n’avais plus revu depuis, sans qu’il cesse pour autant de jouer un rôle important dans ma vie, un rôle que je dois qualifier d’absent, le rôle actif, corrosif de l’absence, la corrosion ou l’érosion de ce qui a cessé d’être sans pour autant disparaître. Si bien que je ne savais plus vers qui, de cet ami ou de ce récit, me guidaient les souvenirs. Robert Linhart venait alors de publier son premier livre, un essai sur la révolution russe1. Dans l’introduction, il décrivait l’épuisement de la Russie après trois années de guerre pendant lesquelles la jeune révolution avait dû résister aux assauts des armées blanches qui l’encerclaient. Ce thème n’était pas traité abstraitement ; il se reflétait dans l’esprit d’un homme, lui-même épuisé, gagné par une paralysie générale et confronté au tragique des situations bloquées. On y voyait Lénine, les jambes enveloppées dans une couverture, écoutant sa femme lui lire L’Amour de la vie de Jack London. « Ce récit plaisait énormément à Ilych, écrivit des années après Nadejda Kroupskaïa dans ses Mémoires. Le lendemain il m’a demandé de lui lire encore du Jack London. Mais les œuvres fortes de London se mêlent à d’autres, extraordinairement faibles. L’histoire suivante se révélait d’un autre type, saturée d’une morale bourgeoise. Ilych sourit et la repoussa d’un mouvement de la main. C’était la dernière fois que je lui faisais la lecture… »

7Quelle meilleure illustration des pouvoirs du récit que l’image de ce vieux révolutionnaire, dont toute la vie s’était identifiée aux illusions d’une révolution avortée, écoutant juste avant de mourir l’histoire d’un combat entre un homme et un loup. Ni allégorie ni métaphore, mais simplement, la condensation d’une situation existentielle. Robert Linhart était l’écrivain le plus doué de sa génération. Qu’il écrive sur l’échec de la révolution russe, ou sur la famine dans le Nordeste brésilien2 ou sur son établissement en usine après mai 683, il réussissait à faire converger la politique et la vie, la chronique sociale et l’expérience individuelle. Une grève dans une usine prenait chez lui des allures de combat mythique ; Melville, Hemingway, Jack London, n’étaient jamais loin.

8Je me souviens lui avoir suggéré un jour d’écrire une vraie fiction, un roman (j’avais l’âge où l’on préfère la littérature à la vie et la fiction à la réalité), plutôt que ces reportages dans lesquels il témoignait pourtant d’un véritable art du réel, art qui n’a rien à voir avec le réalisme socialiste ni même avec un certain « naturalisme » des romanciers français, et qui est d’abord goût, sensibilité, intelligence de l’expérience, « amour de la vie » comme chez les grands romanciers américains. Il m’avait répondu d’un haussement d’épaules qui exprimait un souverain dédain pour les histoires inventées. Quelques années après, j’ai retrouvé chez Danilo Kis ce même mépris des « fictions gratuites ». J’avoue ne pas avoir compris tout de suite l’importance qu’avait cette méfiance instinctive, à l’égard de « l’arbitraire de l’imagination » et qui allait bien au-delà des aimables préventions de Paul Valéry ou du nouveau roman à l’égard des conventions romanesques. « Ma plus grande obsession littéraire » disait-il sans cesse. Kis était le rescapé d'un naufrage ; naufrage intime, celui de la disparition du père et de toute la famille dans les camps nazis, mais aussi naufrage d'un monde, l’Europe centrale avec sa diversité linguistique ethnique, culturelle... Il était hanté par cette mystérieuse disparition des gens qui était selon lui un phénomène crucial du xxe siècle. Pour écrire chacun de ses récits, Kis s’entourait de toutes les sources possibles : témoignages de survivants, textes d’historiens, documents d’archives, journaux intimes, procès verbaux judiciaires, mémoires, carnets de notes, lettres d’une multitude de personnages anonymes »… L’idée de commettre la moindre erreur de détail lui semblait une faute éthique autant qu’esthétique. « L’histoire est indifférence au nombre. La littérature est attention aux détails. » Kis voulait corriger l’histoire par la littérature. Donner un visage à ceux que l’histoire avait oubliés. Que pèsent six millions de morts, si vous ne pouvez identifier un visage ?

III

9À la tombée du jour, je scrutais les falaises éclairées par le soleil couchant en essayant d’y deviner des formes humaines, des visages sculptés, mais je n’y trouvais pas le granit de l’identité, selon la belle formule de Nicolas Ray dans le film que Wim Wenders lui a consacré, mais l’architecture poreuse pleines d’apories et de sédiments des souvenirs. Je pensais aux générations de peintres qui s’étaient succédé au pied de ces falaises, de Delacroix à Braque, en passant par Corot, Courbet, et Claude Monet qui allait, nous dit Maupassant, « suivi d’enfants, qui portaient ses toiles, cinq ou six toiles représentant le même sujet à des heures diverses et avec des effets différents ». Victor Hugo, lui aussi, avait été bouleversé par la vue des falaises et à plus de quatre-vingts ans, attendu la marée basse pour descendre parmi les « goémons, les flaques d’eau, les algues glissantes et les gros galets couverts d’herbes peignées qui sont comme des crânes avec des chevelures vertes » et s’approcher de la porte d’Amont pour dessiner l’Aiguille Creuse et la grande Arche de la falaise qu’il comparait à l’entrée d’une cathédrale. Ce dessin est conservé dans ses carnets à la date du 9 Août 1885. Le lendemain, il écrivait à sa femme : « Ce que j’ai vu à Étretat est admirable. Piranèse n’est rien à côté des réalités d’Étretat ». Si Victor Hugo, lui pourtant si enclin au mysticisme et qui aimait à se mesurer aux fantômes, au point de faire tourner les tables, avait reconnu dans ces « réalités » d’Étretat, quelque chose de solide et d’éternel, et même de supérieur à l’art et qui en est la mesure, Piranèse n’est rien à côté des réalités d’Étretat, c’est que ces réalités avaient un mystérieux pouvoir, celui de convoquer les images mentales, en vertu d’une sorte de contagion, d’en mesurer l’intégrité et presque la consistance, et d’exiger d’elles une aussi grande concentration. Voilà peut-être pourquoi, depuis un siècle et demi, les peintres étaient accourus de Paris pour peindre les falaises d’Amont et celle d’Aval, l’Aiguille creuse, et les portes aux deux extrémités de la crique ; s’installant à demeure comme Courbet dans l’atelier de Le Pottevin, à même la plage, pour peindre La Vague, et Claude Monet qui y séjourna plusieurs années et peint plus de 80 toiles dont l’inquiétant « Grosse Mer à Étretat ». Le regard et l’esprit humain n’étaient-ils pas, en présence de ces falaises d’Étretat, soumis au même processus d’érosion qui en affectaient les couches sédimentées et s’attaquaient en priorité aux matières les plus friables ?

10Cheminant le long de cette côte déchiquetée qu’on appelle d’Albâtre à cause de la couleur de sa craie, striée à l’horizontale de rangées de silex, je ne cessais de penser à L’Amour de la vie… Pourquoi certains récits nous hantent, comment ils nous arrivent, telle une rencontre ou un accident, comment ils nous habitent, et parfois changent nos vies.

IV

11Sans plus attendre, je m’étais rendu à la maison de la presse pour acquérir un exemplaire en collection de poche de la nouvelle de Jack London et je m’étais aussitôt replongé dans sa lecture. Le combat entre l’homme et le loup que j’avais gardé en mémoire n’occupait que quelques lignes à la fin de la nouvelle. Une tragédie farouche comme jamais il n’y en eut, écrivait London, un homme malade qui rampait, un loup malade qui boitait. Deux créatures traînant leurs carcasses mourantes à travers la désolation, l’une à la poursuite de la vie de l’autre. Le héros de London marchait. Il ne faisait que cela dans cette courte nouvelle. Marcher. Depuis combien de temps ? Des jours ? Des semaines ? Des mois ? Rien ne permettait de le dire. Il avançait. Sous ses pas défilait toujours le même sol gelé qu’il tachait de son sang, suivi à la trace par son seul compagnon, le loup malade et qui partageait son sort d’errant.

12À la fin du récit, alors que le héros venait d’apercevoir au loin la voilure d’un baleinier ancré dans une baie toute proche, il s’effondrait soudain à bout de forces et sombrait dans un demi coma. C’est à ce moment-là que le loup, qui le suivait à distance, s’approchait.

13L’homme se débat entre la vie et la mort, à demi conscient, peu à peu englouti par une marée montante qui le submerge. Un seul fil le retient encore à la vie : la pensée qui lui répugnait d’aller nourrir le ventre de cette bête dégoûtante et presque morte, car le loup aussi est en piteux état ; ses mâchoires ne peuvent même plus mordre tant il est affaibli, et il en est réduit à lécher, de sa langue râpeuse, la joue de sa proie. Jamais combat entre deux êtres vivants n’avait été décrit ainsi ; la force, l’endurance, mais aussi la ruse et l’habileté en étaient absentes. Un combat sans coups. Mené à tâtons. Un duel d’ombres. Les mains ne saisissent plus, les crocs ne déchirent plus ; ce n’est plus un combat mais une agonie partagée. Un choc de squelettes. Même la morsure si spectaculaire de l’homme à la gorge du loup n’était pas décrite par London. À peine suggérée. L’homme ne sautait pas à la gorge du loup comme dans cette bande dessinée qu’avait reproduite ma mémoire. Engagé dans une mêlée, il sentait soudain, contre son visage, l’épais fourreau du cou de l’animal ; ses poils entraient dans sa bouche et un liquide tiède se mettait à couler en lui, un liquide lourd comme du plomb écrivait London, dont il ne voulait pas et qui pesait sur l’estomac. London ne décrivait pas l’homme mordant le loup et suçant son sang ; il mettait en scène un troublant corps à corps, presque un accouplement. Comme si chez ces deux êtres à l’agonie, la fatigue avait repoussé les frontières de l’espèce et qu’ils avaient échangé leurs signes pour former un corps nouveau, moitié homme moitié loup. La vie n’avait plus à être conquise sur l’adversaire, elle passait du loup à l’homme comme un flux, elle était transfusée. Accouplement troublant dont l’aboutissement n’était pas la vie mais la mort, une mort qui n’apparaissait pas comme un meurtre, la sanction d’un combat, mais comme la conclusion d’une étreinte. Et dans ce corps à corps qui avait la force d’un récit mythique, la mort et la vie devenaient interchangeables ; elles glissaient comme une ombre d’un corps à l’autre. Le prédateur et sa proie échangeaient leurs rôles : le loup épuisé, incapable de mordre, léchant sa proie, s’humanisait ; il inspirait de la compassion ; pendant que l’homme, épris de vie, s’ensauvageait et n’hésitait pas à lui trancher la gorge avec ses dents. Buvant le sang du loup, l’homme devenait loup lui-même, corps et crocs, peaux et poils, humeurs et sangs mêlés… Il faisait vaciller la frontière entre l’animal et l’humain et entrait en résonance avec une autre espèce vivante. Comme Croc Blanc, le chien-loup, un autre héros de London, il devenait un homme-loup. Noces de sang.

14La nouvelle de Jack London était un véritable récit mythique, avec des arrière-plans épiques et métaphysiques, une superbe histoire qui redonnait au beau mot d’expérience son sens étymologique en latin, experiri : la traversée des périls. Elle parlait des fuites et des devenirs, des croisements et des noces contre-nature, de l’amour de la vie qui est plus fort que toutes les défaites. Avec cette histoire, London inaugurait, en littérature, une forme de combat nouveau, qu’on retrouverait plus tard chez Hemingway puis Beckett, le combat des épuisés. Un combat qui se déroulait au-delà même de la mort, un combat posthume, où seules les âmes s’affrontaient.

15À la fin de la nouvelle, des scientifiques, à bord du baleinier, apercevaient sur le rivage un objet étrange qui descendait en direction de l’eau.  Intrigués, ils accostaient et découvraient quelque chose de vivant qu’on pouvait à peine appeler un homme. Aveugle et inconscient cela remuait par terre comme un ver monstrueux, avec des efforts pratiquement vains, mais persistants ; cela se tortillait et avançait peut-être de dix mètres par heure.

16La ruée vers l’or s’achève. Elle a conduit le héros aux frontières extrêmes de l’humain. Le voyage mythique dans le Grand Nord finit mal. La traversée des grands espaces américains se transforme en une traversée de l’espèce. Le chercheur d’or a épuisé toutes ses possibilités ; il rampe au sol comme une bête, aux portes du genre humain ; même un scientifique en expédition ethnographique n’est plus capable de l’identifier. Il a franchi les limites de l’anthropologie, il n’est même plus répertorié sur les planches de la zoologie, c’est un objet qui descend vers l’eau ; il n’est plus qu’efforts vains pour remuer, acharnement vide à la Beckett. Il a franchi les limites du Personnage et celles de l’Aventure. The lost ones, n’était-ce pas la traduction qu’avait choisie Beckett pour son récit Le dépeupleur. « The lost ones » : les vaincus bien sûr mais aussi les égarés. Les dépeuplés…

17C’est une entrée dans l’infra-humain que décrivait London, une hybridation, un ensauvagement. L’expérience s’achève, ce que nous venons de lire n’en est que l’épilogue poignant. Requiem pour l’expérience.

V

18L’image de cet homme buvant le sang d’un loup avait un énorme pouvoir d’association, de fixation. Il avait fait lever en moi le souvenir d’amis disparus ou perdus de vue, des livres oubliés, il m’avait relié à des périodes éloignées dans le temps et dans l’espace, il avait tracé dans ma mémoire des lignes vives. Rien ne m’obligeait à évoquer ces souvenirs, sinon pour honorer cette présence passive, sourde qui explique comment certains hommes et certains récits nous hantent. Qu’est ce que la littérature lorsqu’elle n’est pas ainsi chargée de vie et de souvenirs, mnémo-active si on peut dire, ou bio-active, créatrice de vie plutôt que critique de la vie. Le héros de London était resté vivant toutes ses années car il faisait corps avec un récit. C’était cela, sa force, sa résistance. Non pas seulement la résistance physique aux épreuves en tout genre et aux privations. Mais la résistance d’un récit qui s’obstine. La persistance du récit. Il n’était pas le dépositaire d’une identité stable, ni même l’auteur d’un exploit, les exploits nous ennuient à la longue. Inutile de chercher le secret de sa présence dans une qualité particulière, un trait de caractère. Il n’offrait aucune prise à la psychologie. Dénué de  ce caractère tant prisé des Français ; il était, plus encore que le héros de Musil, un homme sans qualités. Ce qui expliquait la rémanence des images mentales les plus fortes n’était en rien lié à leur caractère, ni à leur origine traumatique, c’était leur capacité à faire corps avec un récit.Comme le vieil homme d’Hemingway face au squelette de l’espadon, comme Achab harponnant Moby Dick et tant d’autres... Tous avaient la même qualité inexplicable et rare. C’étaient des êtres qui faisaient corps avec un récit. Naissaient et mourraient avec lui. C’était leur seule intégrité. Des hommes habités, hantés par une histoire, un défi : loup, or, poisson, baleine peu importe ! Des blocs d’expérience charriés par un récit. Des hommes-récits. Des hommes peuplés. Leur seule qualité, c’était cette aptitude à prendre et à être possédé, à poursuivre et à être envahi. Des Mutants. Des transfuges. Non pas objets d’infinies interprétations, mais sujets d’une expérience.

19Comme les porteurs de lanternes de Stevenson qui cachaient la nuit sous leurs manteaux des lanternes allumées, accrochées à leurs ceintures, ils étaient éclairés, vivants. Et leurs corps en mouvements irradiaient la nuit une lumière diaphane comme les lucioles. Ils cherchaient moins à s’illustrer qu’à être traversés. Ils étaient conductibles ;c’est tout ce qu’on pouvait en dire. Translucides, des corps devenus torches, des Métaphores Vivantes. « Je suis venue pour cela, s’écrie la jeune gouvernante dans Le Tour d’écrou de Henry James, pour être transportée. »

20Depuis les origines du genre, les romanciers ne l’avouaient-ils pas au cours d’innombrables préfaces et avertissements : leur seule préoccupation c’était le lecteur ; occuper toute son attention, saturer ses rêves, ses pensées, le captiver et le mettre en mouvement, le transporter.

21Le ressort caché de tous les romans c’est la capture, et en cela, il s’apparente au mimétisme des animaux qui se déguisent et se confondent avec l’environnement, non pas par amour de la nature mais pour chasser ou se défendre ; prendre ou éviter d’être pris, se cacher, guetter sa proie, surprendre. Le roman a partie liée avec la chasse et le combat ; il leur emprunte ses stratégies les plus subtiles. De la chasse, il a le goût de l’artifice – le maquillage et le déguisement – mais aussi la passion de l’interprétation, le savoir des signes, du dépistage des traces. Du combat, il a surtout le sens du rythme et du mouvement : intrigue, assaut, coup de théâtre… Et tout cela dans un seul but, saisir la vie entre ses mains, chaude et le cœur battant, guetter sa proie, et la voir surgir, tel un cerf dans le demi-jour d’une clairière, le réel au cœur des apparences.

22Voir par exemple l’île de Manhattan avec « le collier de ses docks tout semblable à celui des récifs de corail ceignant les îles de l’océan indien et l’écume du trafic qui bouillonne autour d’elle » au début de Moby Dick. Traverser le petit pont de bois qui conduit au village enseveli sous la neige du Château de Kafka. Décharger, avec le vieux pêcheur d’Hemingway, la barque vide à la tombée du jour et l’aider à remonter vers le port « ses lignes serrées en spirale, la gaffe, le harpon et la voile rapiécée roulée autour du mât ». Pénétrer, dès les premières pages de Croc Blanc, dans la sombre forêt de résineux, qui se resserre de chaque côté du fleuve gelé avec sa rangée d’arbres qui se penchent les uns vers les autres, « ténébreux et inquiétants dans le jour blafard ».

23Et n’était-ce pas la seule raison qui m’avait fait préférer, dès l’enfance, les récits de voyage, les nouvelles d’Hemingway, les romans de Conrad, de Melville, de Stevenson, Le Vieil Homme et la mer, Lord Jim, Moby Dick, L’Île au trésor, à tout autre livre, à l’âge où l’on ne se soucie guère d’accroître ses connaissances ou de s’engager dans une quête abstraite de la vérité, ou encore de se servir des livres pour renforcer son ascendant sur les autres êtres. Il y en a tant de ces récits à évoquer, qui ont, non pas bercé notre enfance, comme on le dit bêtement, mais qui l’ont au contraire éveillée, et avec si peu d’égard, que ce qu’on appelle la vie réelle aurait bien peu de poids et bien peu de relief sans eux ; que l’expérience serait bien peu de choses sans la profondeur de champ donnée par ces lectures. Je n ’imagine pas ma vie sans Anna Karenine, je ne peux concevoir ce qu’est le courage sans les chercheurs d’or de Stevenson ou les naufragés de Conrad, et ce siècle me serait resté absolument indéchiffrable sans les romans de Kafka, et de Dostoïevski. Les romans ne nous enseignent rien, ni vérité ni leçon ; et c’est pourquoi ils découragent les ambitieux et les mystiques : ils abritent la vie. L’essence du romanesque ne réside pas tant dans les jeux de rôles, ni dans la feintise ludique à laquelle la réduisent souvent les théoriciens du récit ; pas plus qu’elle ne peut se comparer à ces exercices de reconstitution qu’on organise au cours de l’instruction d’un procès, fréquente illusion des naturalistes, mais dans la réalité même, une réalité qui, comme les pores de la peau ou les cellules de l’organisme, resterait invisible à l’œil nu, sans cet appareil optique bien décrit par Proust et qui permet de lire non seulement à l’intérieur de nous-mêmes, mais de percer à jour le cœur obscur de l’expérience, qui nous serait resté sans cela à jamais inaccessible, dont on se serait senti exilé. Comment de petits objets plats, à la reliure cartonnée et au papier jauni, d’où s’élevait, dès qu’on les ouvrait, enfants, une odeur de poussière, avaient-ils le pouvoir de vous entraîner, s’il s’agissait d’un Dickens par exemple, dans un ailleurs si réel que les réelles rues de Londres n’ont jamais pu les égaler à mes yeux ; non pas seulement par ce qu’elles avaient été mieux décrites que je n’aie été capable de les voir depuis et qu’elles aient conservé en quelque sorte le privilège de l’antériorité, mais par un effet plus mystérieux encore : ces rues, on ne pouvait s’y promener, ce sont elles qui vous traversaient. Attention aux signes ! nous disent les grands romans, ils peuvent vous renverser.

24À la tombée du jour, ici à Étretat, alors que je rentrais de promenade, j’avais l’impression parfois de voir, du haut des falaises, les franges écumeuses des vagues se jeter sur des glaciers abrupts ;j’entendais siffler à mes oreilles le vent lugubre qui venait des déserts gelés. Sombre comme le porche d’une cathédrale, la Manne Porte se dressait dans la nuit, à l’extrémité de la rade, solitaire et splendide...

VI

25À la tombée du jour, éclairées par le soleil couchant, on voyait se détacher sur le ciel qui s’assombrissait, la porte d’Amont et la porte d’Aval, leurs deux porches sculptés par des siècles de marée ; une marée patiente et active comme une dentellière, plusieurs générations de dentellières qui se seraient succédées, aux portes de la mer, pour réaliser cet ouvrage vraiment digne d’admiration. Et j’ai pensé alors aux falaises de Bâmyân en Afghanistan que les talibans avaient dynamitées quelques semaines plus tôt, détruisant les bouddhas que des milliers de mains humaines avaient réussi à sculpter dans des grottes de plusieurs mètres de haut. Ces falaises, dont les photos avaient fait le tour du monde en 2001, et que l’on avait découvertes alors vides, désertées, dépeuplées, avec, à la place des bouddhas millénaires, d’énormes cavités, criblées de trous par les tirs de canon et noircies par les explosions, n’abritaient pourtant pas des idoles. Ces bouddhas aux silhouettes arrondies, leur bonne face de sage, n’exigeaient aucune adoration. Aucune soumission. Ils n’inspiraient pas de crainte. Ils apprivoisaient l’horizon. Ils habitaient les falaises. Ils peuplaient le monde. D’où que l’on vienne on pouvait voir ces géants immobiles, témoins d’un autre temps. À travers eux, l’histoire humaine se prolongeait. Ces géants faisaient corps ; ils donnaient forme ; ils habitaient le monde. Et l’exploit qui les avait forgés n’insultait pas la vie ordinaire, il en faisait partie et la magnifiait. Ils étaient vivants. À Florence Aubenas, une journaliste de Libération, qui l’interrogeait, une vieille femme Hazara, avait fait cette réponse admirable : Ils sont morts comme des hommes, nous vivons comme des pierres.

26Depuis les premiers récits de l’Iliade qui chantaient la patrie perdue, l’exil et le retour au pays, les occupations et les conquêtes, les moissons et les catastrophes naturelles qui les détruisent, jusqu’aux romans modernes, les livres ne parlaient que d’une chose, toujours la même : comment les hommes peuplent la terre ou la dépeuple, et ces récits eux-mêmes enrichissaient la vie ; en lui donnant sens et reliefs ; à leur tour ils peuplaient le monde.

27Tous les récits de Jack London, comme ceux d’Hemingway ou de Stevenson, et sans oublier le premier d’entre eux, Don Quichotte, qui en est l’archétype, l’homme-récit, qui s’est empli de tant d’histoires à s’en dessécher le cerveau ; tous ces récits, je m’en avisais à présent auraient pu s’appeler L’Amour de la vie.

28Je comprenais pourquoi je m’était senti si lié à certains livres, à qui je suis resté fidèle toute ma vie, et si hostiles à d’autres, avec une violence que je trouvais exagérée ; ce ne sont que des livres se dit-on ; car les bons livres peuplent la terre, les mauvais livres étendent la désertification. Malheur à ceux qui recèlent des déserts.  (Nietzsche)

29L’Amour de la vie était un bon livre et c’est pourquoi il avait pris une telle place dans mon esprit, sans même que je m’en souvienne, il l’avait hanté pendant des années silencieusement et maintenant il refaisait surface… Car les bons livres rodent autour des lieux inhabités, dépeuplés, et s’y installent parfois à demeure. Ce sont des livres tsiganes. Ils sont en route vers ce que London appelle, lui, l’écrivain du grand Nord, le Sud de l’existence. Et c’est pourquoi les bons livres préfèrent la vie à la littérature et non le contraire ; ce sont des infra-livres qui éclairent la vie, ou des méta-livres qui mènent au sud de l’existence, des livres-chemin, ouverts aux quatre vents. N’était-ce pas là, le vrai sujet de mon livre ? Le rapport que les hommes nouent avec certains récits. Comment les récits habitent les hommes. Comment nous sommes peuplés. Comment chez certains hommes à certaines époques les récits s’épanouissent et fleurissent et chez d’autres, à d’autres époques, ils se dessèchent et dépérissent ; et comment les hommes dans ces époques-là deviennent des zones de silence, balayées par des vents lugubres, de grands déserts gelés où rien ne pousse. À l’image de la surface de la terre, la vie humaine m’apparaissait soudain comme une succession de régions désertiques et de zones de peuplements ; elle oscillait constamment entre deux pôles, le Grand Nord où l’on pouvait toujours se perdre, lorsque s’installe le froid des récits morts, et le Sud de l’existence, cette zone radieuse où l’expérience coïncide avec son récit.

VII

30Parfois au petit jour, j’entendais les goélands s’élancer au-dessus de la vallée, timidement d’abord puis en de larges envolées stridentes ; leurs cris semblaient déchiffrer une partition qui n’avait été écrite que pour eux et qu’ils exécutaient naturellement. Je me demandais ce qui les faisait ainsi s’élancer à l’assaut du matin, quand le ciel parsemé de nuages s’ourlait de rouge derrière la colline à l’est où apparaissait la petite chapelle, érigée en souvenir des marins disparus en mer, qui s’appelait comme celle de ma ville natale, Notre Dame de la Garde… Bien sûr ces envolées du matin, étaient bien vaines et un gestionnaire rationnel du temps les auraient sans doute décomptées du maigre budget des jours que nous avons à dépenser sur terre ; il n’aurait peut-être pas eu tort car elles ne remplissaient aucune fonction rationnelle et n’avaient pas de vraie utilité. Leur seule raison d’être, c’est qu’elles peuplaient la terre… À cette heure matinale, j’entendais parfois les cris d’un homme en colère dans le village, je l’avais vu plusieurs fois au café où j’allais lire les journaux à la mi-journée, le barman l’avait un jour expulsé car, disait-il, il faisait fuir la clientèle. L’homme était maigre et décharné, il s’emportait souvent et se mettait à crier, puis il se calmait et lâchait comme pour s’excuser : moi, Monsieur, j’ai un cancer des os. Sans doute l’homme, en s’éveillant, ressentait ce besoin de crier son désespoir à la face du jour, mais son cri lui aussi peuplait le monde… Il m’avait donc fallu tant d’années, lire tant de livres pour accéder à cette connaissance que les enfants possèdent d’instinct, lorsqu’ils s’endorment paisiblement sur leurs bras croisés, pendant que les adultes s’attardent le soir en conversations, ou qu’ils adoptent spontanément le pilotage automatique du rêve dès que le train s’ébranle et que se mettent à défiler les paysages cultivés et les villages aux toits qui fument, ou encore lorsqu’ils s’éveillent le matin dans les chambres désertes du rêve et qu’ils reconnaissent avec soulagement que le jour se lève au chant d’un coq, à l’odeur du café, aux voix qui leur sont familières dans une pièce toute proche et qu’ils se rendorment aussitôt derrière les volets comme rassasiés, il n’y a pas d’autre sens à cette vie, et pas de plus grand bonheur, les hommes sont faits pour être peuplés.