Prénom et nom de l'écrivain préféré : Jacques Derrida
« Pourrait-on parler d’énoncé si une voix ne l’avait pas articulé, si une surface n’en portait pas les signes, s’il n’avait pris corps dans un élément sensible et s’il n’avait laissé trace – ne serait-ce que quelques instants – dans une mémoire ou dans un espace ? »
Michel Foucault1.
1L’écrivain préféré est inséparable du geste de parole qui l’isole de ses comparses et le place superlativement à une hauteur subjective et grande. Dans le cours d’une conversation, fuse l’affirmation de soi. « Moi, mon écrivain préféré, c’est… » Puis vient le nom qui dit momentanément pour un être, et pour celui auquel il s’adresse, « toute la littérature ». Le nom élu vaut toutes les réceptions savantes. Il est reçu religieusement. Et rien pourtant ne vaut plus un écrivain préféré qu’un autre écrivain préféré. On échange souvent le nom d’un écrivain préféré contre un autre, quand la question du goût est abordée en ville et quand elle conduit à proférer le nom de sa préférence.
2Mais l’écrivain préféré est aussi inséparable d’une poétique du nom dont la ritualisation engendre, au détour d’une relecture, un texte, une pensée philosophique ou un poème. Alors la préférence en littérature, et la violence qu’elle suppose – on préfère un nom à l’exclusion d’autres noms – exclut totalement la question sociale du goût (et de la distinction). Alors la sociologie et la sociabilité de l’écrivain préféré laissent place à sa construction poétique. La préférence apparaît toujours sous la forme du nom mais elle s’entend seulement au moyen de l’écriture de sa révélation par son lecteur… Pour être audible, le nom de l’écrivain nécessite le déploiement d’un texte.
3Le nom de Derrida n’échappe ni à la conversation, ni à l’expression de la préférence, seulement la conversation et la préférence interrogent aussi avec lui les conditions d’une lecture poétique de l’écrivain. La promotion du prénom Walter dans Prénom de Benjamin place le nom aiméau cœur du concept, en tant que clef, et comme sens ultime, intime, et dérobé au texte. Il signe une relation affichée entre deux âmes philosophes. Dans Envois, le texte liminaire de La Carte postale, Jacques jouait déjà à signer son amour par son nom Derrida. En dévoilant son identité publique, il envoyait par la publication un ultime gage d’amour à la destinataire exclusive de ses cartes postales. Mais le dévoilement affirmé du nom Derrida, à la différence de la révélation philosophique du prénom Walter, renvoie aussi tous les lecteurs de la Carte postale dans les cordes de la production littéraire et mondaine. L’écrivain révélé par le philosophe dans Prénom de Benjamin s’infléchit en écrivain « proféré » dans Envoi. Enfin, il s’infléchit en écrivain préféré pour l’auteur de ces lignes. L’inclusion volontaire et réflexive du nom dans les jeux de la littérature engendre ainsi une construction littéraire de la préférence. Elle domine l’exercice épistolaire de l’amour sans cesser de rendre hommage à la geste philosophique portée par le nom au cœur du concept.
Prénom de Benjamin
4S’il voulait échapper à la petite gymnastique funéraire des Gens de Lettres, Derrida ne renonçait pas à se mêler des lignes écrites par les écrivains qu’il aimait. Il était à l’affût de restituer philosophiquement la signature de l’homme qui avait écrit le texte auquel il avait décidé de répondre, lui, Jacques Derrida, l’épistolier savant. Prénom de Benjamin dans Force de loi, lu à l’ouverture du Colloque intitulé Le nazisme et la solution finale : les limites de la représentation qui se tint à l’Université de Californie en avril 1990, signe en philosophie la réécriture de l’écrivain aimé au centre de la citadelle des concepts. « Une lecture un peu risquée », avançait le philosophe pour introduire son analyse de Zur kritik des Gewalt désignée par le titre Prénom de Benjamin.Le texte est écrit par l’auteur Benjamin mais Derrida entend que l’écrivain Walter a également écrit son prénom dans le mot même qui fait question : die Gewalt /der Waltende / Walter2. Derrida entend aussi la signature du prénom Walter dans la dernière phrase de l’essai. Une phrase ultime, qui « nomme la signature et le sceau », qui « nomme le nom, et ce qui s’appelle “die waltende”3 ». Un prénom se fiche silencieusement dans le concept.
5En proférant le prénom de Benjamin, Derrida fait de Walter un gage d’écriture. Celui dont la présence secrète dans ses textes survit après la mort, entraîne celui qui l’aime à prononcer une allocution. Elle est reconnue comme étant doublement la sienne, la sienne et celle de Walter. La résurrection du nom était d’ailleurs annoncée à l’auditoire du colloque sur le seuil de la prise de parole4. Elle gouvernait surtout le dessein de la pensée de Derrida. Restituer le prénom de Benjamin, c’était pour lui sortir du magasin maudit de l’écriture envahi par les signes et colonisé par le versant technique du concept, c’était croire encore à la possibilité de la littérature après l’extermination5.
6Si l’écrivain préféré de Derrida est Walter, alors l’écrivain préféré est l’écrivain caché qui est lu malgré soi, malgré lui – l’inscription était un secret, écrivait Derrida. Il est aussi l’écrivain qui s’affiche philosophe tout en brodant au moyen de son chiffre unique, singulier un concept qui appartient à tous – le prénom Walter est aussi un sceau. L’écrivain préféré de Derrida crypte son texte en écrivant son prénom – seul moyen de se faire entendre sans faire ombre à la philosophie – en se cryptant aussi, soi, dans la mêlée du concept et de son écriture pour donner naissance à un texte singulier. Au moyen d’une fonction d’encodage gratuite – un nom propre dans un nom commun – il engage une réécriture du concept par la personne, par l’être de chair qui écrivit un jour, autrefois, un texte philosophique. La familiarité du prénom – plutôt que le nom – renforce cette proximité de la signature et de l’âme, et de la préférence qu’on peut avoir pour elle à la lecture d’un texte. Elle engage un parti pris qui est un don philosophique de soi. Elle appelle un recueillement, presque une déclaration, seul genre à la hauteur de la révélation du prénom crypté dans le concept philosophique. Découvrir le prénom de Benjamin force donc le sens du concept Gewalt et transpose son essence définitoire sur un plan énonciatif latéral. La violence dont il est question de parler – Zur Kritik der Gewalt est le titre – est finalement exercée contre le concept même de Benjamin sous la forme d’une préférence exclusive et sensuelle pour la question de l’homme singulier, son prénom, son être caché derrière l’écriture.
Envois
7Dans La Carte postale – dans Envois, écrit exactement dix années avant Prénom de Benjamin –, Jacques Derrida devenait lui-même l’écrivain préféré et dissimulé derrière le philosophe. Dès avant la lecture de Zur Kritik der Gewalt, il était l’expéditeur de son propre prénom. Dans la dernière phrase de l’Avant-propos : « Rompus comme vous l’êtes au mouvement des postes et au mouvement psychanalytique, à tout ce qu’ils autorisent en manière de faux, de fictions, de pseudonymes, vous ne serez pas rassurés et rien ne sera le moins du moins du monde atténué, adouci, familiarisé par le fait que j’assume sans détour la responsabilité de ces envois, de ce qui en reste ou n’en reste plus, et que pour faire la paix en vous je les signe de mon nom propre, Jacques Derrida6. » Nous, lecteurs anonymes, avons le privilège de pouvoir lire Envois et Prénom de Benjamin dans l’ordre qui nous convient. Nous faisons aussi le choix d’entendre le ton privé, intime en lequel s’infléchit le nom Derrida en prénom Jacques – parce que nous nous souvenons de Prénom de Benjamin. Le Vous qui désignait de prime abord une seule et unique lectrice « grandit » alors. Il finit par désigner à nos yeux tous les lecteurs susceptibles de l’entendre pour eux-mêmes. Le Vous amoureux appelait implicitement la signature seule du prénom. Sa surévaluation suggestive entraîne son élévation au rang de don poétique.
8Envois commence aussi avec une réflexion sur le genre de l’apostrophe : « Ainsi l’apostrophe. C’est aussi un genre qu’on peut se donner, l’apostrophe. Un genre et un ton7. » L’apostrophe maintient les corps vivants. Quelque chose se dit avec elle, qui fait persister une scène de parole ancienne malgré les malheurs ou les coups du sort qui adviennent. « Que ne puis-je, porté sur le char de l’aurore,/ Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi,/ Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?/ Il n’est rien de commun entre la terre et moi », écrivait Lamartine dans L’Isolement8. Quelque chose noir, écrit aujourd’hui Jacques Roubaud : « Car pousser la moindre de ces lignes noires sur le papier jusqu’à son bout, son retour, veut dire que d’un instant à l’autre je vais me mettre à verser dans un second silence9. » Comme ces deux adresses, l’apostrophede Derrida, suppose la construction d’une relation d’amour entre l’écrivain et sa première destinataire, et la possible disparition de cette construction dans la lecture élargie. Une série discontinue de lettres d’amour pose le sentiment en condition de lisibilité absolue, alors qu’il est par essence fugitif, mobile.
9L’apostrophe est aussi un genre sexué – car il est peu d’amours qui se vivent seulement par lettres et par cartes postales. S’identifiant à son destinataire, les lecteurs anonymes épousent presque un destin, en suivant, ligne à ligne, les lignes d’écriture de l’écrivain préféré d’un autre et d’un seul, en effleurant de leurs yeux, en bas de la page, la signature du prénom aimé. L’apostrophe, par Jacques,maintient-elle l’amour vivant quand sa publication en livre dilue immanquablement la substance de l’homme aimé en auteur ? Derrida demeure-t-il l’homme aimé d’une seule lectrice en publiant ses lettres d’amour ? Son corps désiré survit-il à ses apostrophes rendues publiques ? Ou, faut-il entrevoir une naissance soudaine de l’écrivain préféré au moment de la publication de la correspondance ? La transmutation de l’être aimé et désiré en auteur philosophe, ou en écrivain, rend peut-être possible la dérive de l’amour en préférence littéraire. L’homme aimé devient alors l’écrivain préféré.
10Enfin, l’apostrophe peut être seulement un mode d’être, « un genre qu’on se donne », comme l’écrit Derrida dans son Avant-propos. En tant que telle, elle peut rejoindre le magasin maudit de l’écriture condamné par Benjamin. Mais Envois est parsemé d’observations peu aimables sur la posture et la névrose du littérateur. Par exemple : « Je relis avant de cacheter (j’ai horreur de ça et je ne le fais presque jamais, c’est comme si je voulais contrôler, retenir ou cribler ce que je te dis, céder un peu à la maudite littérature)…10 » Un peu plus loin, Derrida affirme aussi détester « la jubilation triomphante, cette manie qui éclate en toute écriture, même la plus désespérée : la phase maniaque du deuil11 ». Si le philosophe se transforme en écrivain, c’est sans cesser de lutter contre sa propre prose amoureuse. Il veut échapper aux rets convenus de l’apostrophe. Il en récuse d’emblée le secret. Le caractère innommé et révélé par la violence d’une lecture intime, unique, revendiqué dans Prénom de Benjamin est nié dans Envois. Jacques est un Walter baroque. Il exhibe plutôt qu’il ne dissimule la révélation de son prénom, on l’a vu.
11Derrida ménage aussi les conditions de l’anéantissement de Jacques au cœur de son texte. Envois tourne en effet beaucoup autour de la disparition d’une lettre unique, en vérité presque la seule preuve, le seul gage d’écriture et d’amour possible (ici, on pressent un récit épistolaire souterrain). Avec la disparition de la lettre, Jacques ne s’immobilise pas, ni dans la posture de l’écrivain, ni dans celle de l’homme aimé, il redevient philosophe. La lettre disparue – perdue ? détruite ? – façonne une voie de sortie implacable hors de la convention, et presque hors de l’amour. La lettre manquante empêche la complétude amoureuse et lyrique qui est tant désirée par l’apostrophe. Elle écorne son assurance amoureuse et littéraire. Elle empêche tout à fait que l’apostrophe devienne « un genre que l’on se donne ». Elle détourne la préférence sensuelle de son évidence amoureuse en la rendant à tous les lecteurs qui ne subissent pas la perte de la lettre mais en jouissent.
12De même, si Jacques crypte comme Walter, il crypte en cryptomane seulement. Il décide de caviarder sa correspondance au moyen de 52 signes muets, un chiffre cabbalistico-amoureux frappé de caducité aussitôt qu’il est énoncé. Il crypte pour… crypter seulement et sans accorder la moindre importance, semble-t-il, au sens du geste. « Il s’agit là d’un chiffre que j’avais voulu symbolique et secret – bref un cryptogramme savant, entendez très naïf, qui m’avait coûté de longs calculs. Si je déclare maintenant, et c’est la vérité, je le jure, que j’ai totalement oublié la règle aussi bien que les éléments d’un tel calcul, comme si eux-mêmes je les avais jetés au feu, je connais d’avance tous les types de réaction que cela ne manquera pas de susciter chez les uns et chez les autres12 ». Refuser un sens au cryptogramme, ou l’oublier, n’est-ce pas rendre encore l’écriture à la compréhension de tous au lieu de l’isoler pour la compréhension d’un seul ? C’est refuser la posture littéraire supposée par lui ou encore, c’est en jouer sans s’y soumettre.
13Que devient alors l’écrivain préféré ? Jacques n’est pas Walter. Ni sceau, ni secret, son prénom est seulement une carte postale, texte lisible par tous. Pas besoin de décacheter la carte postale, comme Derrida avait décacheté le concept Gewalt de son sceau intime. L’écrivain préféré n’appartient plus à un seul et pas seulement parce qu’il est une dégradation de l’être aimé en auteur publié. Ilflotte aussi entre les boîtes aux lettres et les terminaux, entre tous les expéditeurs et les destinataires que les lecteurs ont le désir de lui donner. Il ne se fige pas, ni ne se réduit pas à un poste d’écriture, il est irréductible au concept… tout comme Die Gewalt – la violence, dans le texte de Benjamin – était un tissu discursif cousu sur plusieurs épaisseurs de sens nécessitant le cryptogramme. D’exclusif et intime, l’écrivain préféré devient public, il ne s’appartient plus.
14Sans doute la littérature aimée de Derrida nécessite-t-elle une sorte de langue contrainte. Contrainte ? Oui, contrainte, sinon brève, dans la mesure où la fiction, la perfection formelle ou encore l’adéquation du propos et de la langue appauvrissent la littérature. Mieux vaut couper la ligne que parler interminablement, mieux vaut perdre ou détruire une lettre que rejouer sans cesse le jeu de l’apostrophe amoureuse, mieux vaut caviarder ou crypter pour le plaisir de crypter. Dans Envois, Derrida conseille aussi à une étudiante américaine de faire une recherche « sur le téléphone dans la littérature du xxe siècle (et au-delà), en partant par exemple de la dame du téléphone chez Proust ou de la figure de l’opératrice américaine, puis en posant la question des effets de la télématique la plus avancée sur ce qui resterait de la littérature encore13 ». Mais l’étudiante refuse. Elle aime encore la littérature, prétend-elle. Derrida, qui raconte l’anecdote, rétorque que lui aussi aime encore la littérature. « Mais si, mais si », insiste-t-il. L’écrivain préféré doit savoir téléphoner, ou aimer le téléphone. Il doit accepter la friture sur la ligne, et même fabriquer des échos volontaires (en scellant un secret dans un mot par exemple) ; ainsi sa parole, sa langue, s’écrivent-elles sans craindre la convenance, et en risquant le désir.