Ce texte a été publié en février 2002 en introduction à un numéro de La Lecture littéraire intitulé : « Ecrivains, lecteurs » dont il a été rendu compte dans Acta-Fabula ; l’équipe de Fabula-LHT remercie Vincent Jouve d’en avoir autorisé la reproduction. Construisant son propos à partir de la pensée de Merleau-Ponty, Bruno Clément décompose ici l’acte de lecture et propose d’en faire non un simple dialogue, mais bien plutôt « un empiètement », un « enjambement », un « dédoublement » par lequel l’écrivain, lecteur d’un autre écrivain, accèderait à sa propre identité, à sa vérité. Lire reviendrait donc à « faire l’expérience d’un autre être-au-monde », au regard duquel notre identité se confronterait. Dès lors, si la vérité ne préexiste pas à la lecture, si « l’empiètement » est nécessaire à ce processus d’élaboration du sens, et si – donc – la réception d’une œuvre est une seconde création, une re-création, la séduisante idée de transformer l’histoire de la littérature en une histoire des lectures prend tout son intérêt.
Nombre de citations du texte de Bruno Clément renvoient au volume auquel son texte introduisait ; leur présentation a été légèrement modifiée pour mettre en évidence la portée générale du propos.
Matthieu Vernet (Université Paris-Sorbonne)
1À ceux que nous lisons, et malgré nos précautions plus ou moins vigilantes, nos protestations plus ou moins sincères, nous prêtons des traits que ne leur connurent sans doute pas ceux qui les approchèrent : des pensées, des audaces, des craintes qui, à coup presque sûr, les surprendraient. Nous le savons. Et quand nous lisons la lecture d’un autre (Montaigne lisant Sénèque, ou Platon ; Rousseau lisant La Fontaine, ou Molière ; Claudel lisant Mallarmé ou Rimbaud ; Barthes lisant Sade ou Balzac ; Deguy lisant Du Bellay, ou Marivaux), sans que nous y prenions autrement garde nous savons, à chaque moment, que la lecture a lieu selon un dispositif d’échange qui emprunte au texte que nous lisons jusqu’à cette propension à la reformulation, harmonieuse ou gauchissante : ce que Merleau-Ponty appelle « une sorte de réitération1 » et Paul Ricœur une « déformation réglée2 ».
2Cette question n’intéresse pas seulement le philosophe soucieux d’appréhender « l’absolu » (Merleau-Ponty) d’un Descartes, d’un Spinoza, ou de penser l’histoire de sa discipline. Étant celle de la distance, elle se pose à propos de toute démarche qui, partant d’un deux quelconque, s’en remet au langage pour faire effort vers l’unité. Nous ne pouvons plus, c’est vrai, lire Descartes comme si nous ne savions pas quelle lecture devait faire de lui Husserl ; mais nous ne pouvons pas plus lire Augustin comme si Rousseau n’avait écrit, 1500 ans après lui, d’autres Confessions, ni Chateaubriand ému à Montboissier par le chant de la grive comme si Proust n’avait lu, dans le texte où il raconte comment il l’entendit, la confirmation prémonitoire de ses propres intuitions. Ainsi, l’examen philosophique des « déformations réglées » en philosophie vise-t-il bien autre chose que la philosophie ; ainsi la réflexion sur les lectures – fussent-elles celles des philosophes, et par des philosophes – cherche-elle à constituer en objet théorique la lecture même. C’est pourquoi dans le texte de Maurice Merleau-Ponty (qui parle aussi des lumières dont la peinture moderne éclaire Greco ou Tintoret) « Descartes » peut être entendu comme le nom donné à tout texte lu :
Descartes, c’est Descartes, mais c’est aussi tout ce qui après coup nous paraît l’avoir annoncé, à quoi il a donné sens et réalité historique – et c’est aussi tout ce qui a dérivé de lui [...] Comment tracer une limite entre ce qu’il a pensé et ce qu’on a pensé à partir de lui, – entre ce que nous lui devons et ce que nos interprétations lui prêtent3 ?
3Dans La Prose du monde, sous les espèces de la science ou de l’art, du dialogue et du dessin enfantin, sous les espèces, même, de la philosophie, c’est de la lecture que parle Maurice Merleau-Ponty. Dans cette page du « Langage indirect4 », par exemple, cherchant à penser ce que signifierait vraiment « lire Descartes », il évoque ses lecteurs immédiats (Spinoza, puis Malebranche, à qui Spinoza sert de relais), et il s’attarde sur la confusion des pensées, leur entremêlement indiscernable ; il interroge l’indécision des frontières, l’impossibilité d’attribuer certainement, d’imputer précisément telle notion à telle pensée ; il cherche à donner un statut théorique à l’indistinction de ce qui se trouve en effet dans un texte et de ce qu’y découvrira une probable métamorphose.
4Le lecteur sait bien que de ce problème la lecture n’est pas le dernier mot ; qu’il faut rapporter tous ces détournements, toutes ces sollicitations, ces trahisons – et les rêves sur elles –, tous ces exemples de filiations plus ou moins parricides, et donc moins ou plus infanticides, à une ambition plus grande, à une pensée plus vaste ; il se souvient que La Prose du monde (jamais achevée) fut entreprise dans le projet d’un livre (jamais écrit) dont le titre aurait été L’Origine de la vérité5.
5La question de la lecture en effet n’est séparable, ni en droit ni en raison, de celle de la vérité. Dans l’indétermination des pensées, dans le jeu que permet, qu’instaure leur porosité consubstantielle, c’est la vérité, rien de moins, qui est en jeu :
C’est parce que, entre les pensées, se produit cette diffusion, cette osmose, c’est parce que le cloisonnement des pensées est impossible, c’est parce que la question de savoir à qui appartient une pensée est dépourvue de sens que nous habitons vraiment le même monde et qu’il y a pour nous une vérité6.
6L’ordre des raisons a de quoi surprendre. La vérité n’est pas, dans cette configuration, cause que les pensées se fondent, s’échangent, en un concours vers elle (ou vers une image d’elle) qui indiquerait la direction d’un progrès ; elle résulte au contraire de la perméabilité, de l’impossibilité du moins d’attribuer certainement. La vérité n’est pas, comme dans la théorie augustinienne par exemple, fondement de la lecture ; mais bien la lecture fondement de la vérité. Ce qui, me semble-t-il, peut s’entendre de trois manières, la dernière donnant aux deux autres une direction, un sens.
7La lecture est d’abord affaire d’une incertaine adéquation. Entre le texte lu et le texte qui le commente, quel rapport ? Sur cette question ancienne, ordinairement associée à celle des personnes (entre l’auteur que je lis et moi, quel rapport ?), la proposition de Maurice Merleau-Ponty permet, je crois, de jeter un regard nouveau. Elle décide en effet d’évacuer la question du sujet et de l’objet, faisant de la lecture une conjonction (et même peut-être une confusion) dont la manière (imputable, pourtant, au seul lecteur) importe plus que la pertinence.
8La lecture ensuite est, selon cette optique, impliquée dans l’affaire de la vérité, elle même inséparable d’une pensée de l’être-au-monde (c’est à cause de la diffusion même que nous habitons vraiment le même monde et qu’il y a pour nous la vérité). Pas d’être au monde, pas d’habitation commune sans lecture. L’activité lectrice est ici tournée en paradigme, en concept où viennent s’attacher aussi tous ceux de la phénoménologie. On écrit comme on est au monde ; on ne lit sans doute pas autrement : cela définit la vérité.
9Rapportée à ce qui la dépasse (autrui, le corps, l’âme, le langage indirect, l’incarnation) comme à ce qui pourrait la définir, la lecture enfin peut espérer par là recevoir sa vérité. Ce discours « vrai » sur elle ne peut, pas plus qu’un autre, se prévaloir d’une transcendance quelconque. Lisant lui-même des textes, celui qui le hasarde le fait donc aux frontières. Frontières incertaines et mal visibles, que d’autres lectures déplaceront sans doute, mais qui de l’horizon d’une pensée vraie de la lecture, ébauchent la ligne mouvante, toujours et seulement vraisemblable.
10Si la philosophie, si la critique ne peuvent raisonnablement escompter « convertir en une vraie possession la prise glissante que la littérature nous donne sur l’expérience » c’est que le langage est leur mode et que lorsqu’un discours prend pour objet un autre discours – soit le discours d’un autre –, il y va de la vérité, précisément. Maurice Merleau-Ponty n’exclut pas qu’il faille poser dans les mêmes termes l’équation du rapport entre texte primaire et texte secondaire d’une part, et celle du rapport entre la littérature et le monde de l’autre ; n’exclut pas, même, que critique et philosophie exercent en réalité, « comme à la seconde puissance et dans une sorte de réitération, le même pouvoir d’expression elliptique qui fait l’œuvre d’art7 ». À la « déformation cohérente imposée au visible8 » par le roman, correspond donc, logiquement en somme, une déformation cohérente imposée au lisible par le discours philosophique ou par le discours critique, ainsi fourrés dans le même sac.
11Tel était l’enjeu des textes réunis dans le numéro « écrivains, lecteurs » de La Lecture Littéraire. Chaque auteur y avait fait le choix d’une lecture particulière : celle que son écrivain préféré faisait de son écrivain préféré… Pratique au fond bien moins rare qu’on ne le penserait spontanément, où le critique le dispute au théorique. Foucault bien sûr est écrivain (quel philosophe ne l’est ?), et sa posture, lorsqu’il lit Roussel ou Rousseau n’est pas fondamentalement différente de celle d’Aragon lorsqu’il lit Hugo, de Sartre lorsqu’il lit Flaubert (ou de Maurice Merleau-Ponty lorsqu’il lit Montaigne), puisque comme eux il trouve à l’occasion (sous le prétexte) de la vérité de son modèle sa vérité, qui œuvre pour nous à la vérité. Et que telle soit « sans modèle » (comme Virginia Woolf, dans l’étude de Chantal Delourme9), ou que tel ne déforme guère le sien (Pascal n’est pas, selon Michèle Crogiez, défiguré par Rousseau, qui « se sert » seulement de lui pour se situer) ne change pas grand chose à ceci : leurs lectures disent leur être au monde, font leur être au monde, sont leur être au monde. Il n’est sans doute pas d’autre vérité.
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12La lecture de l’un par l’autre, quand elle a lieu, comment ne pas la percevoir, d’abord, comme un détournement ? Au moins un gauchissement ? Intéressant. Voire fascinant. Ou au contraire peu convaincant. Contestable. Scandaleux même, peut-être. Une appropriation, quoi qu’il en soit. Lecture toujours plus ou moins pro domo. Hugo lu par Aragon est, selon Olivier Barbarant, devenu peu à peu l’ancêtre nécessaire et attachant qu’on n’aurait jamais soupçonné sans lui, et auquel il est invraisemblable qu’il eût donné sa caution. Gilles Philippe, démêlant l’écheveau stylistico-grammatical de la première lecture (écrite) que Sartre fit de Flaubert, établit que c’est de cette époque, incontestablement, qu’il faut dater les fondations de L’Idiot de la famille, publié pourtant plus de trente ans après, en un exercice qui s’apparente si étroitement à celui de l’autoportrait. Et Judith Revel parle très justement, à propos de Foucault, d’un lecteur de Roussel habile à dresser, du philosophe qu’il cherche à être (pour paraphraser Michel Deguy), le portrait fidèle quoique indirect. C’est ainsi que Baudelaire parlait de Poe. Et Artaud de Van Gogh (« Je suis aussi comme le pauvre Van Gogh »). Et Beckett de Bram Van Velde. Et Michon de Faulkner. Et tant d’autres qui lisant n’inventent jamais, semble-t-il, qu’un alter ego inattendu, vrai pourtant désormais.
13Cette configuration en « face-à-face », à l’origine de laquelle, bien souvent, on trouverait ce que Sartre appelle, parlant de son rapport à Flaubert, « un compte à régler10 », se varie infiniment. Du point de vue de la démarche générale de l’écriture, voire du simple propos, il me semble que toute trace, toute allusion de type autobiographique la confirme – en est l’indice incontestable. Du point de vue de la rhétorique, soit de l’organisation de ce compte en discours, la disposition en dialogue et celle de la prosopopée me paraissent, de cette confrontation (dont le frons ne diffère pas, au fond, du prosôpon), deux figures majeures.
14C’est ainsi que, paradoxalement (car Giraudoux n’est pas pour elle un modèle), le mode de la relation de Natacha Michel est celui de la confession, soit de l’une des figures canoniques de l’autobiographie : « Ce fut mon cas et ce fut Giraudoux, pris de face, à la brute ». C’est ainsi encore que Chantal Delourme choisit « d’entrer dans ces territoires de la lecture [chez Virginia Woolf] par le biais du journal qui permet d’entendre ce qui s’y engage de ce que Foucault appelle le souci de soi ». De là aussi cette attaque autrement surprenante de Michel Deguy (car lui non plus n’est pas de ceux qui s’identifient) : « Accepterez-vous que je parle de Marivaux en termes “autobiographiques” ? Autrement dit de ma relation avec le théâtre de Marivaux, son ton, l’écrit marivaldien et marivaudé ? »(dans les deux cas, relation doit s’entendre bien sûr au double sens de récit et de rapport.) Et si Foucault épouse si spontanément la forme du dialogue rousseauiste, c’est sans doute, Judith Revel le note avec raison, « par un effet de mimétisme évident », d’ailleurs ordinaire dans ce genre d’exercice ; n’est-ce pas aussi que, sous couleur d’un alibi insoupçonnable, le point un même souci d’auto (-portrait, -biographie, -justification) qui ne trouverait, pour s’incarner, que ce biais ?
15C’est peut-être encore que les liens sont étroits – et forts – qui unissent la forme du dialogue à la vérité de l’écrit :
L’écrit parle aux hommes et rejoint à travers eux la vérité. Nous ne comprendrons tout à fait cet enjambement des choses vers leur sens, cette discontinuité du savoir, qui est à son plus haut point dans la parole, que si nous le comprenons comme empiétement de moi sur autrui et d’autrui sur moi11.
16De cet « enjambement », de cet « empiétement de moi sur autrui et d’autrui sur moi », la prosopopée est l’autre figuration remarquable. Dans le discours direct de la prosopopée, comme dans le discours indirect libre (comme aussi dans le discours de la plus grande distance qu’est le discours ironique, dont la rapproche Olivia Rosenthal (lectrice du lecteur Montaigne), l’arrangement est polyphonique : à la voix du parleur, ou du scripteur, indistinctement se mêle une autre voix (prêtée à telle instance, abstraction plus ou moins donneuse de leçons ; voire aussi, parfois, à tel modèle vivant ou virtuel dont se sert la vérité pour parler). Le dispositif s’impose lorsqu’il s’agit de faire l’autre à son image, à son idée, comme on dit que c’est le cas lorsque l’un lit l’autre.
17Les paroles de Socrate que « cite » Montaigne doivent en effet, selon Olivia Rosenthal, être rapportées, si l’on veut rendre un compte fidèle du fonctionnement de son texte, au procédé de la prosopopée, lui-même assimilable au « déguisement », à « l’emprunt » (pour user du vocabulaire de Montaigne), à « l’empiétement » (pour employer celui de Maurice Merleau-Ponty), puisque aussi bien ce qui est imputable à l’un est par cet office rendu indiscernable de ce qui est imputable à l’autre :
Certes j’ay donné à l’opinion publique que ces parements empruntez m’accompaignent. Mais je n’entends pas qu’ils me couvrent et qu’ils me cachent : c’est le rebours de mon dessein, qui ne veux faire montre que du mien, et de ce qui est mien par nature.
18Où l’on voit que toute citation est l’ébauche d’une prosopopée. Même si l’entreprise en effet n’est pas l’autoportrait, le discours de l’autre est toujours convoqué, reproduit (c’est-à-dire inventé), à l’appui de ma thèse. « L’apologie de Socrate par Montaigne va ainsi pouvoir devenir l’apologie de Montaigne par Socrate », dit Olivia Rosenthal, qui suggère ainsi que l’usage de la prosopopée dans les Essais, loin d’être vicieux, est seulement limite-exemplaire.
19D’une autre apologie, qui n’a jamais vu le jour, celle que projetait (peut-être) Pascal, Rousseau se rappelle aussi, dit Michèle Crogiez, la prosopopée de « la sagesse divine » : son Fabricius, c’est lui-même et c’est un autre, comme Pascal, pourtant absent, habite son texte, l’inspire.
20L’anthologie, vue sous cet angle, est un mode de la prosopopée. Choisir de l’autre ce qu’on veut, c’est lui imposer silence sur tout le reste, c’est proposer de lui le visage qui nous ressemble – ou nous convient. « J’ai choisi avec discrétion quelques pensées de Pascal », disait déjà Voltaire au seuil de ses Remarques – et cette discrimination esquissait aussi les traits d’un visage. Olivier Barbarant montre que tel est le fonctionnement de l’anthologie d’Aragon, Avez-vous lu Victor Hugo ?, qui marginalise la contemplation au profit de l’anathème politique, qui impose l’étouffoir à la douleur intime, le porte-voix au misérabilisme.
21Dans chacun de ces cas, la lecture semble pouvoir être dite partisane. Et elle l’est en effet. Mais cette annexion, cette « fructueuse capacité des philosophes lecteurs à distordre les affirmations de leurs prédécesseurs », dont parle Michèle Crogiez à propos de Rousseau, n’est certes pas le dernier mot de la lecture. On l’entend mieux, me semble-t-il, en le prononçant tout près de celui de dialogue, comme le fait Maurice Merleau-Ponty dans La Prose du monde (« La perception d’autrui et le dialogue »). Toutes ces lectures en effet, où l’un lit l’autre dans un face-à-face plus ou moins fantasmatique, même si elles ne sont pas des dialogues véritables, relèvent pourtant du dialogue qui est le paradigme indépassable de la rencontre, toujours incompréhensible12, jamais frontale13, avec l’autre homme (« Pascal et Rousseau peuvent nous apparaître se répondre parfois, alors qu’il s’agit d’une rencontre indirecte », dit Michèle Crogiez). Et s’il est vrai que tout lecteur travaille à y régler un compte en effet, comme dans la conversation (l’un veut faire entendre sa partie, prétend l’emporter sur l’autre, avoir raison sur lui – de lui), la vérité non plus ne manque pas d’y œuvrer, selon sa guise ordinaire :
Parler n’est pas seulement une initiative mienne, écouter n’est pas subir l’initiative de l’autre, et cela, en dernière analyse, parce que comme sujets parlants nous continuons, nous reprenons un même effort, plus vieux que nous, sur lequel nous sommes entés l’un et l’autre, et qui est la manifestation, le devenir de la vérité14.
22Il ne faut pas entendre, je crois, que la lecture serait comme un dialogue ; mais bien qu’à son occasion (peut-être même la lecture se réduit-elle à cette occasion), je fais l’expérience d’un certain « dédoublement », d’un certain « décentrement » (« l’enjambement », « l’empiétement » de tout à l’heure) qui définit le dialogue. C’est dans une seule et même page, poursuivant un seul et même propos, que Maurice Merleau-Ponty parle de la lecture, du dialogue, et de « l’expérience d’autrui ». Aussi bien tout ce qu’il y dit de l’un peut s’entendre également de l’autre. Par exemple que « l’expérience d’autrui est toujours celle d’une réplique de moi, d’une réplique à moi » : cela serait une définition certes convenable de la lecture. À condition de n’entendre pas réplique seulement comme la part que chacun tour à tour prend au dialogue, mais aussi, mais à la fois, comme le double parfait, parfaitement forgé, d’un objet donné (Maurice Merleau-Ponty définit autrui « comme une réplique de moi-même15 »). C’est ainsi sans doute que Sartre lit Flaubert (« Flaubert, c’est (déjà) Sartre », dit Gilles Philippe à propos du Carnet de la drôle de guerre où Sartre fustige le style de L’Éducation sentimentale), que Baudelaire lit Poe, qu’Aragon lit Hugo (Hugaragon est le titre de l’étude d’Olivier Barbarant) ; ainsi également que chacun, écrivant l’autre, accueille aussi la vérité (« L’écrit parle aux hommes et rejoint à travers eux la vérité16 », dit Maurice Merleau-Ponty), selon une alchimie qui, à terme, rend caducs les mots mêmes de « sujet » et d’« objet » : « C’est au plus secret de moi-même que se fait l’étrange articulation avec autrui ; le mystère d’autrui n’est pas autre que le mystère de moi-même17 ». Lorsqu’est prononcé le mot « lecture », les choses ne sont pas différentes ; elles sont seulement plus explicites :
Si le livre m’apprend vraiment quelque chose, si autrui est vraiment un autre, il faut qu’à un certain moment je sois surpris, désorienté, et que nous nous rencontrions, non plus dans ce que nous avons de semblable, mais dans ce que nous avons de différent, et ceci suppose une transformation de moi-même et d’autrui aussi bien : il faut que nos différences ne soient plus comme des qualités opaques, il faut qu’elles soient devenues sens. [...]
De même dans la lecture, il faut qu’à un certain moment l’intention de l’auteur m’échappe, il faut qu’il se retranche : alors je reviens en arrière, je reprends de l’élan, ou bien je passe outre et, plus tard, un mot heureux me fera rejoindre, me conduira au centre de la nouvelle signification18.
23La distorsion, l’annexion, si elles ne sont pas – et sans doute elles ne le sont pas – illusions d’optique, ou de lecture, ne sont peut-être que la face visible de ce processus complexe, le même partout à l’œuvre où il y a plus d’un humain, celui du dialogue :
La perception d’un véritable alter ego suppose que son discours, au moment où nous le comprenons et surtout au moment où il se retranche de nous et menace de devenir non-sens, ait le pouvoir de nous refaire à son image et de nous ouvrir à un autre sens19.
24Cet « autre sens » se superpose, parfois un temps, parfois durablement, à celui que poursuit l’auteur de la lecture : c’est cela que nous appelons (un peu vite) « malentendu », qu’on appellerait aussi bien « allégorie ».
25Dans l’allégorie en effet, une chose doit être entendue sans qu’une autre reste inaudible. Et la condition de cette simultanéité, de cette ambiguïté, doit être observée sans défaut. Aucune situation peut-être ne se prête mieux àcette ambiguïté allégorique que la lecture de l’un par l’autre, où l’un ne doit évidemment pas manquer l’autre, ni ce qui est dit de l’autre éviter tout à fait de valoir également pour l’un. Michèle Crogiez note avec subtilité que « les éléments empruntés visiblement à Pascal n’empêchent pas la vision du monde de Rousseau d’être bâtie sur des concepts de base totalement différents » (elle donne, entre autres, l’exemple de l’ennui), sans que Rousseau puisse évidemment se dispenser de la référence pascalienne. De même tel concept, tel outil proposé comme universel, est avant tout forgé pour la lecture en cours, dont il éclaire du coup la situation et les enjeux véritables. Lorsque Michel Deguy oppose, à propos du dialogue marivaldien qui l’a autrefois retenu, deux types de dialogues (et la lecture – on ne peut l’oublier – relève du dialogue), il parle aussi, comment en douter ?, de sa propre « palinodie » – de ce qu’il appelle aussi sa « trahison ». Il dit :
L’un des deux grands modes ou types de « dialogues », je le mets en scène en un schème ainsi : « c’est quand » on cherche ensemble ; c’est le « travail en commun ». Ce qui résiste alors n’est pas l’autre, mon vis-à-vis, visage contre visage, mais la difficulté, l’inconnu(e), la Vérité, l’aeï zêtoumenon. L’aspect est celui de deux vecteurs orientés dans le même sens, convergents en dehors de la page, deux obliques coopérant, inclinées vers un ailleurs, pôle absent, et ainsi l’un vers l’autre, en rencontre asymptotique en un point de « vérité » au-delà.
L’autre type est figurable par deux vecteurs entêtés affrontés, en opposition, c’est le contentieux obstiné, faisant le mur (non l’amour), et construisant l’impasse.
26Il ajoute même : « Avec ou contre, c’est la question ». Or, si son étude est incontestablement écrite plutôt contre Marivaux (« Marivaux m’est devenu adverse »), le « premier » Marivaux de Michel Deguy était, au moins dans l’intention, écrit « avec Marivaux » (« J’aimerais autant écrire avec Marivaux que sur lui20 »). Telle est l’allégorie : le matériel d’une nouvelle étude peut prendre aussi comme objet, conceptuellement, la démarche d’une plus ancienne qu’elle inscrit dans une histoire et dans une pensée de la vérité (si le dialogue selon Marivaux est répudié, c’est, dit encore Michel Deguy, que « de la mésentente brillant en reparties, la “vérité” ne sort pas »).
27Au service de la vérité, l’allégorie donc ne saurait trahir. Ni le lecteur, nécessairement impliqué, mal entendre. Dans l’affrontement, dont on nous raconte parfois la fable, dans la confrontation, où tant ont essayé de faire valoir la neutralité, dans le face-à-face, où l’on n’entend sans doute pas suffisamment le mot « visage », l’empiétement est la règle unique et incontournable. Le mot n’est pas ici un synonyme vague de « compromis », ou de « juste milieu » ; la vérité n’est pas dans l’entre-deux, elle n’est pas même dans l’équité21. Ce que fait entrevoir l’expérience de ces lectures impliquées et mutuelles22, c’est un décentrement tel que le sujet ne peut plus être dit sujet :
Comment, sur cette totalité que je suis, yaurait-il une vue extérieure ? D’où serait-elle donc prise ? À cet infini que j’étais, quelque chose encore s’ajoute, un surgeon pousse, je me dédouble, j’enfante, cet autre est fait de ma substance, et cependant ce n’est plus moi. [ ... ] Il y a un moi qui est autre, qui siège ailleurs et me destitue de ma position centrale, quoique de toute évidence, il ne puisse tirer que de sa filiation sa qualité de moi23. Les rôles du sujet et de ce qu’il voit s’échangent et s’inversent24.
28Car la lecture, expérience de vérité, ébranle jusqu’à l’identité. Et cet ébranlement participe de la vérité elle-même.
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29Si l’affaire lectrice était seulement autobiographique, s’il ne s’agissait d’autre chose, dans la lecture, que d’un compte à régler, si l’investissement affectif pouvait épuiser sa question – si «je », en un (petit) mot, était le seul et unique protagoniste de l’expérience, on s’expliquerait mal la patience lectrice, active et inépuisable, d’une Virginia Woolf chez qui, selon Chantal Delourme, on ne saurait trouver
une pensée qui ait fonction tutélaire ni un auteur qui vienne occuper la place d’un modèle et avec qui l’œuvre aurait entretenu un dialogue constant, mais une multiplicité de lectures, des réseaux de résonance peut-être plus que d’influences, des sédimentations prégnantes mais aussi sourdes parce qu’entremêlées à cette part de l’invention de l’œuvre qui demeure une gestation silencieuse, un devenir dont on ne peut discerner ni les instances sujets, ni les instances objets.
30Si une telle lecture est inquiète (elle relève d’un « souci constant », participe d’une « mise en crise », dit Chantal Delourme), ce n’est certes pas pour des raisons qu’on pourrait dire « identitaires ». Le caractère indiscernable des instances (sujet et objet), dont parle aussi Maurice Merleau-Ponty, doit l’emporter ici sur toute autre considération. C’est l’idée même d’ipséité qui doit, par la lecture, être défaite25. La lecture est alors moins une expérience qu’une « expérimentation », moins « enjeu d’identifications que d’une mise en crise toujours recherchée de l’identité ». C’est par là, bien sûr, qu’elle est précieuse ; la secousse imprimée à l’identité a maille à partir avec la vérité.
31L’ipséité, en question systématique chez Virginia Woolf, Michel Deguy y touche aussi, quelque peu, lorsque, avant de revenir sur Marivaux, il veut dire un mot de la palinodie en général. S’agissant de ce parcours particulier (disons, pour aller vite : du pour au contre), le mot qui se propose est celui de « trahison ». Non pas, cette fois, de l’auteur lu, qui serait par un lecteur imprévu et indélicat soit défiguré soit mal entendu ; mais trahison de soi-même, reniement. Revenant sur sa lecture ancienne, l’infirmant résolument, le relecteur s’interroge, comme Descartes à propos de certain morceau de cire, se demandant si son histoire, si ses postures différentes ne l’ont pas changé. Les termes de la réponse valent autant que la réponse :
Comment trahir ? Nous perdons tout au cours des années, parents, proches, enfants qui s’émancipent de notre amour. Ainsi devenons-nous un « même ». La même chose demeure-t-elle, demande Descartes en sa Méditation : « Il faut avouer qu’elle demeure ». Changeant la perte subie en perte active, « métamorphosant », c’est en palinodiant que je deviens moi « même ».
32Non pas « moi-même », mais – différence de grande conséquence – moi « même ». La mêmeté devenue se distingue résolument de l’ipséité que récuse l’orthographe comme l’expérience vive. Quant àl’hésitation entre la première personne du singulier (« c’est en palinodiant que je deviens moi “même” ») et la première du pluriel (« Ainsi devenons-nous un “même” »), elle est déterminante : c’est par elle que la relecture (autre nom de la palinodie), se fermant en quelque sorte àl’ipséité, s’ouvre àla vérité. Ce qui se perd est d’un ordre intime, ce qui s’invente, d’un ordre « vrai ».
33L’équation véridique de la lecture en effet comporte comme l’un de ses paramètres nécessaires (et c’est sans doute le plus facile à appréhender) une relation « je/il » dont les modes (ce sont eux souvent qui retiennent, et retiennent longtemps) sont innombrables.
Les rapports du lecteur avec le livre ressemblent à ces amours où d’abord l’un des deux dominait, parce qu’il avait plus d’orgueil ou de pétulance ; mais bientôt tout cela s’effondre et c’est l’autre, plus taciturne et plus sage, qui gouverne26.
34Mais l’équation inclut aussi, comme l’une de ses variables essentielles, un universel qui s’énonce le plus souvent sous la forme d’un « nous ». Ce passage du singulier au collectif (et au véridique) c’est au pouvoir d’expression du livre lu qu’il faut l’attribuer, au débordement du sens qu’engendre l’empiétement de l’un sur l’autre dans le dialogue lecteur, à cet « appel du semblable auquel le semblable répond hors de toute mesure27 » dans la lecture. Alors en effet,
le rapport se renverse, [...] le livre prend possession du lecteur, […] un certain arrangement des signes et des significations déjà disponibles en vient à altérer, puis à transfigurer chacun d’eux et finalement à sécréter une signification neuve28.
35Cette « transfiguration », celle même de la lecture, par laquelle peut briller « une signification neuve », elle n’est pas différente de la vérité, qu’on ne peut évoquer sans recourir au « nous » qui la signale et la valide :
Le langage nous mène aux choses mêmes dans l’exacte mesure où, avant d’avoir une signification, il est signification. Si on ne lui concède que sa fonction seconde, c’est qu’on suppose donnée la première, qu’on le suspend à une conscience de vérité dont il est en réalité le porteur29.
36La vérité, autrement dit, ne préexiste pas àma lecture (et ma lecture n’est donc pas un moyen d’y accéder) ; ma lecture l’invente, la promeut, parce qu’elle rencontre dans le livre un langage autre. Ou plutôt : le langage auquel je m’affronte en lisant est le même que le mien (comme le corps d’autrui est le même que mon corps propre), et il est àla fois radicalement autre (comme le corps d’autrui est pour moi l’impensable). La vérité, ce n’est pas l’altérité ; c’est sa rencontre. La vérité de la lecture : l’altérité rencontrée.
37À propos de Flaubert, qu’il a lu toute sa vie, Sartre parlait de l’empathie comme de la « seule attitude requise pour comprendre30 ». L’empathie consiste à épouser intimement (et ce mime, bien sûr, est en principe seulement méthodique) la complexion d’autrui, à se glisser à l’intérieur de ses gestes, de ses humeurs, de ses pensées, afin de coïncider exactement avec lui, de percevoir les choses comme il les a perçues, les ressentir comme il les a ressenties ; afin de pouvoir même imaginer (Sartre le fait quelquefois) la disposition mentale de celui qu’il lit dans une circonstance attestée mais sur laquelle il n’existe par ailleurs aucun témoignage ni direct ni indirect. Importer, dans le domaine de la lecture littéraire, cette manière de faire, dont les implications psychologiques personnelles sont inextricables, c’est œuvrer à la vérité, au sens du moins où l’entend Maurice Merleau-Ponty lorsqu’il évoque « notre insertion première dans le monde et dans le vrai31 ». En se mettant « dans la peau » de l’autre, le lecteur empathique réduit son étrangeté radicale, consent (s’il n’y procède pas résolument) à cet empiétement sans lequel la lecture reste lettre effectivement morte. L’analyse des moyens d’expression n’est pas un supplément utile, une preuve peut-être superflue qui s’ajouterait à d’autres ; elle est en réalité toute l’affaire : Jean-Pierre Richard, par exemple, ne lit pas autrement ; ni le Sartre des Carnets de la drôle de guerre dont Gilles Philippe nous dit que
la première version de la critique « empathique » [...], un peu avant les psychanalyses existentielles, est dans ce va-et-vient entre les données grammaticales du texte et le projet intellectuel et esthétique de l’auteur.
38Telle est aussi, de part en part, l’attitude de Virginia Woolf lectrice. Même si l’empathie n’est pas – n’est pas du tout – sa manière, son point de vue en revanche, qui donne à sa lecture « un essor sensible, incarné, substantiel » (Chantal Delourme), la lie du coup étroitement, essentiellement, à cette « insertion première dans le monde » qui est aussi, selon Maurice Merleau-Ponty, insertion première « dans le vrai ». L’activité de lecture, note encore Chantal Delourme, « se glisse dans la trame du quotidien », la scène de la lecture « est toujours perméable à cette poussière d’événements que sont les micro-modulations du sensible ». Si « les éclats du monde sensible traversent sa lecture », si lecture et commentaire « sont souvent modulés par l’affect », c’est que la lecture participe – et ne saurait s’abstraire – de la façon d’être au monde. Lire, c’est faire l’expérience d’un autre être-au-monde, lui-même étroitement inséré, lui-même vivement impliqué dans le réel. Le corps d’autrui, son insertion dans le monde de la nature, voilà ce dont la lecture – comme d’ailleurs le dialogue – est l’expérience. Keats lecteur, selon Virginia Woolf,
c’est un homme d’une curiosité intense ; un homme d’idées, ouvert et communicatif, pour qui la lecture tient davantage de l’exercice physique en plein air que de l’étude confinée ; il arpente la grand route, grimpe toujours plus haut sur les sommets jusqu’à ce que l’air soit d’une pureté presque irrespirable.
39Il n’y a pas d’autre différence qui vaille, lorsqu’il s’agit d’évaluer ce qui sépare dans la lecture une conscience d’une autre, que celle de mon corps avec le corps d’autrui. Ce que Michèle Crogiez dit de l’écart irréductible (sinon, bien sûr, par la lecture) entre Rousseau et Pascal, on peut le dire de toute lecture : « Il s’agit du rapport de soi au monde, ce qui englobe l’étude des passions, qui font de nous des êtres sensibles et souffrants ». Pour reprendre (et peut-être détourner quelque peu) la formule que Michel Deguy emprunte à Heidegger, il s’agit toujours, dans la lecture, de voisiner par un abîme.
40Dans cette incarnation s’efface peu à peu le singulier, devant le pluriel qu’il poursuit, parfois sans le savoir. La lecture n’est pas toujours « au miroir », et l’identité n’y joue quelquefois avec l’altérité qu’en manière de prélude, voire de diversion. Pour Natacha Michel, Giraudoux n’est pas un alter ego (« Avec lui, on n’est pas victime d’une ressemblance, mais conquérant d’une nouveauté. On lit, on ne s’y lit pas »), ni pour Michel Deguy un Marivaux devenu « adverse », ni pour Virginia Woolf aucun auteur, même de prédilection, tant la lecture participe chez elle d’un processus général d’« effacement de la subjectivation » (Chantal Delourme). Cette ambiguïté essentielle de la lecture qui est de signifier aussi bien l’engagement que le dégagement subjectif, a pour corollaire une ambivalence autrement retorse. C’est elle que pointe Maurice Merleau-Ponty lorsqu’il définit le dialogue (et donc aussi la lecture) comme « ce geste ambigu qui fait de l’universel avec le singulier et du sens avec notre vie32 », indiquant par là l’intrication nécessaire, pour une pensée de la vérité, d’une histoire (de la pensée, de la littérature, de la lecture) et d’une dimension personnelle (éventuellement, même, biographique) difficilement compatible avec elle.
41C’est à cette question difficile que, sous une allure paradoxale, s’affronte aussi Pierre Bayard dans « Le plagiat par anticipation ». Ce dernier mot dit assez que le sentiment qui nous saisit parfois est celui d’un cours inversé du temps33. « Déjà » est le mot (que peuvent varier ceux de « pressentiment », de « préfiguration », d’« intuition ») qui vient irrésistiblement à l’esprit lorsque au détour d’un dizain de Scève nous pensons à Mallarmé, lorsqu’il nous paraît improbable que Claude Simon ne soit pas l’auteur de telle page du Cabinet des Antiques. Il y a dans cette impression, plus fréquente sans doute qu’on ne le pense – car la lecture effectivement est au premier rang des « phénomènes littéraires qui mobilisent des temporalités complexes » (Pierre Bayard) –, collusion, et pourtant affrontement, de deux instances auxquelles le lecteur se réfère comme à des réalités : en dehors de lui « la chronologie traditionnelle » et, en lui, sa propre psychologie. Seul en effet un lecteur peut « rapprocher ». C’est-à-dire « apercevoir » des similitudes qui, peut-être, échapperaient à d’autres. Le texte lu comme un plagiat
donc matériellement un statut de fiction, mais aussi une réalité psychologique, puisqu’il est au cœur de la rencontre du lecteur avec l’œuvre. Lieu de croisement des textes en chacun, il est, comme les autres formations de l’inconscient, marqué par les processus primaires, et particulièrement par le déni de la temporalité.
42Et telle est donc aussi sa part de vérité. Le point de vue de Maurice Merleau-Ponty permet, je crois, de passer, même dans ce cas tout ensemble paradoxal et répandu, d’une vérité valable pour le seul auteur du rapprochement (et qu’expliquerait son histoire, son inconscient) à une vérité qui, comme le dit aussi Pierre Bayard, est une vérité collective34. La notion de « plagiat par anticipation » amène ainsi àproposer une conception nouvelle de l’histoire littéraire, voire de l’histoire des idées :
Pour Freud, l’écrivain pressent les découvertes freudiennes. Dans cette vision téléologique, la littérature est en attente de la psychanalyse, qui en accomplit le savoir latent. Celle-ci vient trouver dans les œuvres des signes précurseurs d’elle-même. La linéarité du temps fait que nous sommes dans le domaine du plagiat. Dans l’autre modèle, celui du plagiat par anticipation, le temps n’est pas linéaire mais réversible. La littérature n’est pas en attente de la psychanalyse, laquelle ne vient pas en donner une vérité cachée. C’est la psychanalyse qui crée une vérité nouvelle du texte, lequel, par sa mobilité, se met en position de plagier, dans leur diversité, les théoriciens à venir.
43Dans la conception ordinaire (« traditionnelle », dit Pierre Bayard), la vérité est une, elle advient selon un dévoilement progressif et nécessaire. Dans la conception plagiaire et anticipatrice, il y a des vérités, dont le nombre est incalculable, l’ordre imprévisible, la pertinence équivalente ; une lecture succède à une autre sans rapprocher le moins du monde de la vérité mais « crée une vérité nouvelle35 » qui semble n’avoir pas d’autre légitimité que la cohérence du sujet qui la profère, l’invente36.
44Pas d’autre histoire dès lors qu’une succession plus ou moins aléatoire de vérités relatives. Pour rendre compte de ces « potentialités réflexives multiples », Pierre Bayard forge même la notion, paradoxale s’il en est, d’une « histoire personnelle de la littérature ».
45À quoi correspond peut-être chez Maurice Merleau-Ponty (comme par anticipation, sinon par plagiat) l’idée, non moins paradoxale, d’une « vérité par transparence », qui permettrait de penser le subjectif dans une continuité, soit de conjoindre dans une histoire « nous » et « chacun ».
On a souvent parlé de ces « pensées » cartésiennes qui erraient dans saint Augustin, dans Aristote même, mais qui n’y menaient qu’une vie terne et sans avenir, comme si toute la signification d’une pensée, tout l’esprit d’une vérité tenait à son relief, à ses entours, à son éclairage. Saint Augustin est tombé sur le Cogito, le Descartes de la Dioptrique sur l’occasionnalisme, Balzac a rencontré une fois le ton de Giraudoux – mais ils ne l’ont pas vu et Descartes reste à faire après saint Augustin, Malebranche après Descartes, Giraudoux après Balzac. Le plus haut point de vérité n’est donc encore que perspective et nous constatons, à côté de la vérité d’adéquation qui serait celle de l’algorithme, si jamais l’algorithme pouvait se détacher de la vie pensante qui le porte, une vérité par transparence, recoupement et reprise, à laquelle nous participons, non pas en tant que nous pensons la même chose, mais en tant que, chacun à notre manière, nous sommes par elle concernés et atteints37.
46Pas de vérité sans cette transparence, ce recoupement, cette reprise, qui de la lecture donnent d’abord la dimension personnelle, subjective. La lecture n’est possible, en vérité, que parce que l’écrivain sait s’adresser, en ses lecteurs,
à la manière qu’ils ont de s’installer dans le monde, devant la vie et devant la mort, les prend là où ils sont, et, ménageant entre les objets, les événements, les hommes, des intervalles, des plans, des éclairages, il touche en eux les plus secrètes installations, il s’attaque à leurs liens fondamentaux et transforme en moyen de vérité leur plus profonde partialité38.
47Partialité de la chair propre, incarnation, vérité : voilà comment se dit, dans La Prose du monde, l’implication subjective dans la lecture.
48Dans « Le philosophe et son ombre39 », lecture autoréflexive de Husserl, Maurice Merleau-Ponty cherche à penser la seconde dimension de la lecture : celle de son histoire. S’il est vrai que chaque lecteur s’installe, le temps d’un livre, dans l’intersection vive de son univers et d’un univers autre (« fusion des horizons », dira Paul Ricœur), reste que je demeure, le livre refermé, devant une tâche qui « reste à faire », et que j’aurais été, avant de l’ouvrir, dans l’incapacité de prévoir. Reste encore que ma lecture ouvre la voie à d’autres, lesquelles à d’autres encore, sans que l’ordre de ces lectures puisse facilement être dit tout à fait aléatoire40. Le mot vérité, si on veut le dire à côté de celui de lecture, indique deux écueils : celui d’une paraphrase respectueuse, d’un plagiat scrupuleux, sinon adroit, qui craindrait d’ajouter quoi que ce soit au texte lu sous peine de trahison ; celui d’une liberté si grande prise par rapport à lui qu’il deviendrait méconnaissable. La paralysie qu’engendre la séduction de l’un ou de l’autre alternativement n’est pas sans conséquences sur l’idée même d’une histoire de la littérature, elle-même indiscernable d’une histoire des lectures.
49Histoire qui reste donc à penser, comme le pressent chacun qui cherche à l’écrire, en dehors de toute idée de déformation plus ou moins incontrôlée, ou de reprise réellement littérale. Un texte en effet n’est le lieu d’aucun « il y a » absolument incontestable ; et un lecteur qui prétend que telle chose s’y trouve ou n’y paraît pas court le risque, qu’avère en effet la lecture d’un autre lecteur venu après lui, d’un démenti vraisemblable. C’est ce que vise Maurice Merleau-Ponty lorsqu’il dit reprendre à Heidegger le concept d’« impensé », soit « ce qui, à travers [un] ouvrage et par lui seul, vient vers nous comme jamais encore pensé41 ».
50L’originalité insigne de Maurice Merleau-Ponty – même par rapport à ce texte de Heidegger qu’il cite – tient au « comme » par lequel il lie cette proposition au principe de toute perception :
Comme le monde perçu ne tient que par les reflets, les ombres, les niveaux, les horizons entre les choses, qui ne sont pas des choses et qui ne sont pas rien, qui au contraire délimitent seuls les champs de variation possible dans la même chose et le même monde, – de même l’œuvre et la pensée d’un philosophe sont faites aussi de certaines articulations entre les choses dites, à l’égard desquelles il n’y a pas dilemme de l’interprétation objective et de l’arbitraire, puisque ce ne sont pas là des objets de pensée, puisque, comme l’ombre et le reflet, on les détruirait en les soumettant à l’observation analytique ou à la pensée isolante, et qu’on ne peut leur être fidèle et les retrouver qu’en les pensant derechef.42.
51Non pas comparaison, bien sûr ; mais mise en évidence – postulation décidée – de l’identité profonde d’un processus unique. Qu’il s’agisse des choses du monde ou des choses de la pensée, la vérité n’est pas dans l’objet, mais dans le rapport d’une conscience à ce qui, du coup, perd jusqu’à son droit d’être dit « objet ». La logique de la succession (celle-là même qui fait qu’on peut parler d’histoire) doit donc se garder d’exclure « les reflets, les ombres, les niveaux, les horizons entre les choses » qui font de la pensée qu’incarne le langage – d’une incarnation nécessaire et préoccupante – l’aventure d’un groupe humain aussi bien que d’une conscience individuelle.
52C’est un peu ce qu’entreprend le Ponge de Christophe Hanna, celui qui, écrivant Pour un Malherbe, ne cherche pas seulement à donner à une collectivité (sociale, universitaire, populaire, etc.) une autre histoire que celle des professeurs, c’est-à-dire à substituer une logique rationnelle à une logique bourgeoise, mais à promouvoir une entreprise personnelle :
L’histoire littéraire pongienne [...] n’est pas vouée à une idéologie collective qu’elle illustre mais à une entreprise d’écriture individuelle pour laquelle elle joue le rôle métacritique d’expliciter et de faire valoir un système de valeurs esthétique et éthique. Réécrire une part d’histoire littéraire pour redonner à Malherbe la place qu’il mérite est un acte qui trouve donc une première justification comme moyen de défense et de transmission des valeurs constitutives et essentielles à la lecture, donc à la survie d’une œuvre en cours : celle de Ponge lui-même.
53Entre histoire de la philosophie et histoire de la littérature, peu de différences, au fond. Si peu que c’est presque rien. Que c’est rien. La lecture ne connaît qu’un processus, quel que soit le texte lu, que Montaigne lise Épictète, que Pascal lise Montaigne, que Chateaubriand lise Pascal, que Proust lise Chateaubriand, que Ricœur lise Proust, que tel lise Ricœur, c’est ce qu’on appellerait volontiers « théorie de la lecture ».
54La théorie, comme sur la frise du Parthénon, inclut la succession, la suppose, la signifie. Il faudrait réussir à penser cette succession réglée, plus ou moins soumise – ou rebelle –, dont l’ordre est par l’artiste qui la représente donné à voir en spectacle nécessaire, non comme le mode d’apparition de la vérité, non pas même comme le mode régulier, inéluctable, de son progrès, mais comme la vérité elle-même. Aucune référence externe, aucune instance extérieure, bien sûr, ni aucune valeur transcendante vers laquelle peinerait, même à son insu, le lecteur de plus ou moins bonne volonté. Aucune autre extériorité que l’altérité radicale, impensable, de qui me précède dans la théorie et que ma lecture travaille – en vain, car d’autres viendront après moi, et d’autres après eux ; mais avec succès, car j’aurai donc rendu possible cette venue – à réduire, c’est-à-dire à penser, à « théoriser ».
55Entre le texte que je lis et ma lecture soucieuse, laborieuse, j’écris donc aussi l’histoire d’une lecture dont la vérité est le principe plutôt que l’horizon. Histoire faite de ce chevauchement des paroles et des pensées dont parle Maurice Merleau-Ponty, de cet empiétement de l’un sur l’autre que j’espère être successivement.
56Cet empiétement est cette histoire. Cette histoire est la vérité.