Mort d’un écrivain préféré… Les nécrologies de Maurice Barrès
1Dans les conclusions de l’« enquête sur les maîtres de la jeune littérature » qu’ils conduisent peu avant la disparition de Barrès, Pierre Varillon et Henri Rambaud mettent au jour la permanence de l’influence du maître de Charmes sur beaucoup des gens de lettres qui entrent dans la vie littéraire au lendemain de l’armistice, mais indiquent qu’elle est moindre que celle de Bourget et de Maurras. Une lecture attentive des réponses qu’ils réunissent permet pourtant de constater que Barrès n’est mentionné que par un petit nombre de critiques ou de romanciers. Signe qu’il leur est difficile de reconnaître l’influence qu’il exerce sur eux, plusieurs des interlocuteurs de Varillon et Rambaud hésitent en effet à le nommer ou font jouer des partages au sein de sa production : « J’aimerais aussi de ne pas parler de Maurice Barrès, mais tout de même je lui dois beaucoup. Je ne pense naturellement qu’à ses premiers livres. Les autres1… » Est ainsi introduite une distinction entre les « premiers livres » de Barrès et ses récentes productions, qui conduit à le percevoir comme un écrivain qui a renoncé à la littérature. Se mettent en place, dans ces conditions, les données autour desquelles s’ordonnent les réactions que sa disparition suscite peu après. Celles-ci soulèvent en effet deux questions : celle du statut qu’il convient de lui accorder ; celle de la place qu’il convient de faire à son œuvre dans l’histoire littéraire. À ces questions, Barrès répond par un article où il se donne les traits d’un maître inattentif à son influence littéraire (j’ai mieux à faire que de récolter ce que j’ai semé2 ») et où il se présente comme l’inventeur d’une idée de la Lorraine qui l’a amené à se préoccuper de la « question rhénane » :
Que fut au raccourci ma vie ? Mon affaire, ma passion, mon destin, auront été la question rhénane. J’ai donné un sens plus riche à la Lorraine, et contribué à établir hors de conteste la fidélité de l’Alsace-Lorraine ; j’ai selon mes forces aidé à l’intelligence des vraies destinées rhénanes, et jeté quelques semences d’une unité des esprits dans l’ancienne Austrasie3.
2Barrès donne ainsi une réflexion qui va être lue comme un testament, où il procède à une relecture en « raccourci » de son parcours qui lui donne unité et cohérence. Aussi a-t-il fixé lui-même les traits sous lesquels il a voulu que la postérité s’empare de son œuvre4. Traits qui sont plus ceux d’un homme public, d’un citoyen au service de la France, que ceux d’un homme de lettres qui fut, à l’heure de ses premières œuvres, l’écrivain préféré d’une jeunesse qui l’a tenu et le tient encore parfois pour son « prince » : « Barrès est évidemment le prince de la littérature contemporaine et chaque année je relis un de ses livres5 ». Dans ces conditions, plusieurs de ceux, membres de sa famille spirituelle, amis de longue date ou jeunes lecteurs, qui lui rendent hommage ont à cœur de le rétablir dans son statut d’écrivain préféré, ce qui les oblige à réfléchir aux raisons pour lesquelles ils l’ont préféré ou le préfèrent encore ainsi qu’à la manière dont il leur est possible de transmettre leur préférence en parlant de lui…
Le discours nécrologique des journalistes : « Il s’agit maintenant de parler de Barrès… »
3Les grands quotidiens parisiens qui font état du décès de Barrès, survenu au soir du 4 décembre 1923, donnent à cet événement une place importante puisqu’ils l’annoncent, souvent avec un portrait du maître à l’appui, en première page et qu’ils y reviennent, plusieurs jours durant, en accordant une large place à ses funérailles parisiennes puis lorraines6. Pour autant, à lire les colonnes où ils évoquent le maître de Charmes, une évidente gêne, similaire à celle qu’éprouvent les interlocuteurs de Varillon et de Rambaud, est immédiatement repérable : « Au moment de fixer dans le désarroi de la douleur et la hâte d’un article la carrière d’écrivain de Maurice Barrès, nous apercevons ce que cette entreprise a de malaisé7 ». Cette gêne tient à ce que bien des chroniqueurs peinent à saisir l’unité de l’œuvre et de l’action barrésiennes : « Les lettres perdent un grand écrivain, la France un grand citoyen »8; « Pendant toute sa carrière, Maurice Barrès mêla, dans son œuvre, la pensée philosophique, la pensée littéraire et la pensée politique9 ». Aussi nombre de nécrologies évoquent-elles d’abord différents aspects du parcours du disparu et accentuent-elles par la suite l’un ou l’autre d’entre eux. La gêne que d’autres chroniqueurs ressentent à l’heure où il leur faut se saisir de la vie et de l’œuvre de Barrès tient aux directions qu’il a données à ses plus retentissants engagements, à la nécessité face à laquelle ils se trouvent de déroger aux règles ordinaires de l’éloge :
Il s’agit maintenant de parler de Barrès, et la chose est difficile à qui veut s’abstenir de tout sentiment bas. Quoi qu’on puisse dire de l’homme, de son œuvre, et de son rôle politique, on se trouve bien obligé de reconnaître que Barrès était quelqu’un. Personnage ambigu, complexe, irritant, agaçant, oui, mais, malgré tout, ne manquant point de séduction : je parle du Barrès d’autrefois, de celui que la guerre n’avait pas irrémédiablement gâté10.
4Tandis que les articles de L’Humanité qui parlent de Barrès font tous preuve d’une grande sévérité11, les nécrologies parues dans L’Œuvre s’attaquent d’emblée à l’auteur de Chronique de la grande guerre,« son patriotisme différait du nôtre », et minorent par la suite son rôle politique et littéraire : « Barrès ne laissera fort heureusement aucune trace dans notre histoire, mais il restera de lui quelques pages qui lui feront dans notre littérature une petite place auprès de Saint-Simon12 ». S’autorisant de récentes déclarations du maître, beaucoup d’articles mettent ainsi l’accent sur les combats de sa carrière politique et les évaluent diversement. Aussi, qu’elle lui soit favorable ou non, la presse donne-t-elle des portraits de Barrès qui reviennent sur son action patriotique durant la guerre ainsi que sur ses ultimes campagnes en faveur de la recherche scientifique ou pour le règlement de la question rhénane. À de rares exceptions près, elle fait donc du disparu, parfois exclusivement vu comme « le député de Paris », une figure de la vie publique dont elle résume la carrière, associant à chacune de ses étapes des titres de ses œuvres. Ce faisant, elle évoque en Barrès l’homme de la veille, dont les journaux mentionnaient le nom, rapportaient les propos ou annonçaient les activités, et inscrit sa figure dans le cadre étroit de l’actualité. Le discours nécrologique des journalistes est en effet entouré d’articles qui envisagent le décès du maître sur le mode du fait divers en revenant sur ses circonstances par le biais d’interviews de son chauffeur ou de son secrétaire. Ces articles font transition avec d’autres événements, mentionnés en première page, à commencer par des analyses portant sur les circonstances de la mort de Philippe Daudet, dont Aragon rappelle qu’« il portait le prénom de l’Homme libre13».
5Dans ce contexte, l’un des visages de Barrès est volontiers laissé de côté, celui de l’homme de lettres. De fait, rares sont les chroniqueurs qui fassent le lien avec les récentes disparitions de Proust ou de Loti14. Bien qu’elle soit évoquée et que les titres des écrits qui la composent soient rappelés, l’œuvre littéraire du maître de Charmes n’est en effet pas au centre de l’attention des journalistes qui l’envisagent succinctement au seuil ou au terme de leurs interventions quand ils ne l’écartent pas de leur propos : « Laissons de côté son action dans la littérature et jetons un regard sur son œuvre nationale15 ». Plusieurs des quotidiens qui transcrivent l’hommage prononcé, le 5 décembre, par Raoul Péret à la Chambre des députés omettent ainsi d’en citer le passage qui évoque les travaux littéraires de Barrès. De manière similaire, parfois rejetés dans le corps du journal, les comptes rendus des obsèques du maître prêtent plus d’intérêt aux discours de Charles Chenu, représentant de la Ligue des patriotes et de Victor Bérard, qui s’exprime au nom du gouvernement, qu’à celui de Jules Cambon, qui prend la parole au nom de l’Académie française mais n’envisage, à son tour, que brièvement l’œuvre littéraire du disparu. Aussi Barrès n’est-il présenté comme un écrivain que dans le cadre des nécrologies que publient des quotidiens, comme L’Écho de Paris, auxquels il a collaboré, ainsi que dans des chroniques de tonalité personnelle dont les signataires indiquent, à l’image de Lucien Corpechot16, ce qu’ils lui doivent. Le discours nécrologique des journalistes contribue ainsi à fixer une image du maître bornée à ses activités les plus récentes et axée autour de son action publique…
Les hommages de la famille spirituelle : « La littérature ne fut plus un vain exercice de rhétorique »
6Journaliste et écrivain de petit renom, Jean des Cognets se démarque du discours nécrologique des grands quotidiens dans un article où, désireux de laisser voix à son émotion, il se refuse à toute parole évaluatrice, mais affirme qu’il revient aux hommes de sa génération de s’exprimer en « historiens » afin de rendre à Barrès l’hommage qu’ils lui doivent :
Qui nous dira cette vie merveilleuse, riche d’autant d’action que de rêve ? Il y faudrait trois œuvres parallèles, composées par trois historiens qui l’ont également connu et admiré et dont chacun choisit le point de vue qui lui convient le mieux. Henri Brémond nous révèlerait son âme, les secrets, la courbe et les limites de son évolution morale. Henri Massis nous systématiserait ses doctrines et analyserait les influences qu’il a subies et exercées. J.-J. Tharaud enfin nous le montrerait en action, chez lui, en voyage, dans le travail ou dans la bataille17.
7À côté d’articles qui ne voient en Barrès que l’homme politique paraissent en effet dans la presse et dans les revues des mois de décembre 1923 et de janvier 1924 des hommages, émanant de personnalités de sa famille spirituelle qui, l’ayant connu dans sa vie privée et sous ces deux visages d’homme de lettres et d’homme public, les réconcilient afin de mieux faire comprendre ce qu’il a représenté pour eux. À ce titre, ils se distinguent des appréciations, quelles qu’elles soient, qui sont portées par le discours nécrologique des journalistes et, signe qu’ils ont paru dignes d’intérêt, ils circulent d’un organe à un autre, des extraits en étant donnés dans plusieurs revues de presse. Tandis que Lyautey se prévaut de « l’amitié tardive » qui l’a lié au chantre lorrain pour légitimer sa prise de parole et laisse à d’« autres [le soin] d’apprécier l’écrivain18 », ces hommages s’arrêtent autant à son œuvre qu’à son action et épousent la forme de biographies intellectuelles. Après qu’il s’est arrêté à l’étymologie du nom du maître (« barrès, barri, murailles »), l’article que Maurras lui consacre en vient à des considérations d’ordre littéraire, qui renvoient au seuil de sa carrière :
Vers 1885-1888, quand il apparut, il était temps ! L’anarchie littéraire hésitait, comme une bacchante, des derniers disciples de Hugo aux derniers imitateurs de Zola. Si l’impressionnisme, le naturalisme et toutes les autres formes d’un romantisme dégénéré ont été vaincus devant l’intelligence française durant la décade suivante, c’est à Barrès, à Barrès seul, qu’est dû le principal honneur du triomphe ; et son triomphe venait beaucoup plus de la nature et de la qualité de l’écrivain que de son calcul et de sa volonté.
8Ce faisant, Maurras s’efforce de faire à « l’homme du rempart » une place dans l’histoire littéraire et dans l’histoire politique de la fin du siècle, ce qui l’amène à voir dans Le Culte du moi « le point de départ d’une nouvelle manière de penser, de sentir et d’agir » : « la seule révolution heureuse qui ait eu lieu dans la littérature française depuis 1820 ». À ce moment de sa réflexion, il en vient à s’exprimer à la première personne du pluriel, qu’il utilise comme un marqueur d’identité générationnelle : « Les nouvelles générations ne se représenteront jamais [...] cette renaissance que déterminèrent sa jeune audace et sa fierté ». Sur ces fondements, qui postulent qu’une nette rupture cognitive passe entre sa génération et celles qui la suivent, il rappelle l’importance de la rencontre avec Barrès pour les hommes de son âge19 et associe, parlant alors à la première personne du singulier, le souvenir de la visite mortuaire qu’il lui a rendue à celui de leurs premiers échanges : « Pendant quelques secondes, les dernières qui m’aient été données pour le revoir, j’ai senti affluer, abonder, rayonner tous les signes impérieux qui composaient son admirable chant à deux voix20 ». Il signale ainsi qu’avec Barrès disparaît un moment de l’histoire de France et de l’histoire de la littérature, moment qu’il caractérise rapidement lorsqu’il montre, idée maintes fois exposée, son œuvre et son action réagir au parlementarisme et au centralisme républicains ainsi qu’à l’idée républicaine du bien écrire. Après avoir rappelé qu’il a connu Barrès en 1886 et qu’il a, le premier, attiré l’attention sur son œuvre21, Bourget peint « l’atmosphère spirituelle où respirait un jeune Français » au moment de la parution des premiers volumes du Culte du moi. Ainsi conduit, l’hommage qu’il rend au « grand écrivain » prend d’abord la forme d’une suite de souvenirs. Imaginant, comme dans Essais de psychologie contemporaine, un « jeune Français » lire Barrès, il met ensuite au jour qu’il est devenu, au seuil de sa carrière, l’écrivain préféré de toute une génération en parvenant, par la force de son verbe, à la délivrer de l’influence sclérosante de Taine et de Renan, à lui rendre le goût de l’action et à le diriger. Ce faisant, de même qu’André Chaumeix affirmant que « chaque progrès de [l]a pensée [de Barrès] a correspondu à une évolution de la pensée contemporaine22 », Bourget met « la courbe de [l]a pensée » de l’écrivain en relation avec l’évolution de la société française et donne une biographie intellectuelle d’où il finit par écarter tout souvenir personnel : « J’aurais voulu [...] raconter l’homme, le charme et la sûreté de son commerce, la grâce et le mordant de son esprit, sa gentillesse. Mes ces souvenirs intimes sont trop amers à évoquer devant une tombe si soudainement ouverte23 ». Appuyant son propos sur les termes de la préface que Barrès donne au livre où il publie les souvenirs de son aïeul24, pages que citent nombre de nécrologies, il rapporte à l’unité d’un développement exemplaire les diverses facettes de l’œuvre barrésienne. Après qu’il a expliqué en quoi et pourquoi Barrès fut l’écrivain préféré des jeunes lecteurs de la fin du siècle, Bourget invite la jeunesse de l’après-guerre à le préférer à son tour, mais ne le présente plus alors que comme un « grand intellectuel » ou un « grand citoyen » : « Puisse la leçon de cette belle vie d’un grand intellectuel, qui a su être un grand citoyen, servir de modèle aux jeunes gens de la génération qui vient et qui ont à servir la France dans la victoire [...]25 ».
9De même que Maurras, Henry Bordeaux affirme découvrir l’unité de la carrière et de l’œuvre de Barrès en contemplant les traits de son visage sur son lit de mort :
Ce que le visage gardait au cours de la vie de complexe et de tourmenté, même dans les instants de détente, s’est fondu en sérénité […]. Il n’a plus d’ironie, mais la grâce est demeurée, cette grâce un peu hautaine qui exerçait tant d’attrait. La bouche n’a ni amertume, ni dédain. Les yeux clos sur la vie intérieure livrent pourtant le secret de l’acceptation. La tête redressée à sa manière, il semble penser encore, penser pour lui, dans la solitude, celui qui écrivait dans son voyage d’Orient : « J’ai soif d’éternité »26.
10Sur ces fondements, appuyé sur des « images de vie » remontant à diverses époques de leurs relations, son hommage prend la forme d’une biographie dont la continuité est brisée par l’insertion de moments où il se montre apprendre la disparition du maître, lire Une enquête aux pays du Levant et pénétrer dans la maison de Charmes. Au visage du disparu, il substitue ainsi peu à peu ses ouvrages et se donne le moyen de faire œuvre critique quand il en vient à envisager Barrès comme un « poète » qu’il fait entrer dans le panthéon littéraire français (Rousseau, Chateaubriand, Hugo…), ce qui l’amène, autre manière de concilier son œuvre et son action, à lui prêter les traits fédérateurs d’un aède dont les écrits continuent d’agir, par delà la mort, sur la communauté de ses lecteurs :
[...] par ses excitants poèmes qui soulèvent en nous toutes les puissances actives comme par le culte qu’il rend à la patrie [...], Maurice Barrès est dans tous les sens le poète de la guerre, le poète en armes qui nous invite sans cesse à combattre le temps acharné à nous fuir et toutes ces lâchetés qui corrompent un peuple27.
11Tandis que Barrès demeure pour Maurras un homme double, Bordeaux l’envisage donc comme l’écrivain d’une unique passion : « [...] il n’a pas cessé d’aimer, de rechercher l’exaltation et l’analyse, et d’y voir les armes perfectionnées de sa sensibilité28 ». Ce faisant, il poursuit, après lui et grâce à sa leçon, un combat qui l’amène à réagir aux processus d’autonomisation de la littérature et de professionnalisation de l’écrivain. Aussi est-ce la définition régnante de la littérature que les hommages de la famille spirituelle du maître remettent en question : « Il replaça l’écrivain à sa place véritable dans l’activité nationale. La littérature ne fut plus un vain exercice de rhétorique, mais se lia aux événements quotidiens29 ». À travers les hommages qui lui sont ainsi rendus se perçoivent les difficultés auxquelles se heurtent au lendemain de sa disparition tous les biographes de Barrès qui hésitent entre deux modes d’appréhension de l’écrivain qu’ils ont préféré, celui, collectif, d’un « nous » marqueur d’appartenance générationnelle ou nationale et celui, personnel, d’un « je » endeuillé contraint, tôt ou tard, au silence : « Ils resteront muets, [les] parfaits barrésiens30 ».
Les témoignages des intimes : « On ne peut pas parler de lui sans parler de soi »
12Publiés dans les jours ou les semaines qui suivent le décès de Barrès, plusieurs articles font en sorte de lui rendre la place qui fut la sienne dans la vie littéraire de la fin du siècle :
En dépit de toutes les agitations politiques ou autres, là est le fond de Barrès : la littérature. En ces heures récentes où la politique l’a revendiqué pour un juste hommage posthume, nous ne devons pas oublier le grand écrivain qu’il a été et qu’il restera. [...] n’oublions pas, en faveur de [son] action, la grande et belle carrière de l’écrivain31.
13Alors que beaucoup des nécrologies des journalistes sont publiées de manière anonyme, ils sont signés par des écrivains qui rappellent qu’ils le connaissent de longue date et paraissent, pour plusieurs d’entre eux, dans des organes consacrant une part de leur surface éditoriale à la vie littéraire. Non sans rappeler que la vie politique l’a séparé de Barrès, Léon Daudet évoque l’homme qu’il a connu avant de consacrer un long moment de sa réflexion à son œuvre :
Il a écrit, à mon avis, quelques-unes des pages immortelles de notre anthologie. Tant sur la vie mouvante et aventurée des hommes et des assemblées que sur la vie intérieure. Il était un complexe à lignes simples. Sa phrase avait la haute cadence des vrais maîtres, inspirée de Pascal, de Racine et de Chateaubriand, mais avec un accent, une brutalité déchirante et douce, un accord de violon dans le bois sacré qui lui appartient en propre : le style barrésien. Sa sensibilité, nuancée comme celle de la femme, trouvait, pour s’exprimer, des termes virils et même durs, un peu comme la musique de Beethoven32.
14S’il établit une distinction entre l’action et l’œuvre de Barrès, Daudet indique que l’homme de lettres compte plus à ses yeux et devrait plus compter à l’avenir que l’homme politique. Aussi, la construction de son article prenant valeur exemplaire, laisse-t-il entendre qu’il n’est qu’une manière d’envisager en Barrès l’écrivain, celle du témoignage. À l’image d’un article où René Boylesve évoque la générosité du maître33, soucieux de rendre Barrès à la littérature, nombre de ses confrères donnent à leurs hommages la forme de souvenirs auxquels ils prêtent valeur représentative. Si dans « La Vie de Maurice Barrès » Louis Gillet complète les indications biographiques auxquelles se bornent souvent les nécrologies des journalistes et s’oppose à l’ensemble des propos qui distinguent diverses périodes, librement associées à sa production littéraire, au sein de la carrière de Barrès, il finit par renoncer à parler de ce qu’il sera autant que de ce qu’il fut : « De dire quelle fut sa place, quel rang lui assignera l’avenir, j’y renonce : cela est trop pour notre douleur. Nos yeux brouillés de larmes ne regardent pas si loin34 ». Aussi est-ce dans le silence ou la procrastination, toujours en creux, que Barrès peut être rétabli dans son statut d’écrivain préféré. Les Tharaud donnent ainsi un texte qui n’évoque que ses écrits et se construit autour de l’absence du maître. Rédigé à la première personne du singulier par Jérôme Tharaud, qui fut le secrétaire particulier de l’écrivain à la veille de la guerre, il prend la forme, toute barrésienne, d’une méditation sur son œuvre. Faisant pénétrer son lecteur dans le cabinet de travail de l’homme de lettres, il s’attarde aux objets (portraits, bibelots, livres…) qui lui furent familiers, pose que ses intérêts s’y reflètent, et indique que « la mort, qui a détruit celui qui les a réunis, [...] semble leur avoir rendu une triste liberté dont ils ne savent plus que faire ». Après avoir mis en perspective la diversité des curiosités de Barrès et signalé que l’unité désormais en échappe, Tharaud en revient à son émotion et affirme qu’une part de lui-même disparaît avec l’écrivain : « Je sens, dans la pièce déserte, errer toutes [s]es inquiétudes et, parmi elles, tant de jours de ma vie qui, eux aussi, s’étonnent de ne plus retrouver ici la chère atmosphère de toujours, et qui tombent autour de moi, touchés aussi par la mort35 ». Aussi sa disparition affecte-t-elle tout ce et tous ceux que Barrès a aimés ou réunis. Edmond Jaloux conclut également un article qui repose sur l’évocation de souvenirs en indiquant, à la première personne du pluriel, que ceux qui ont connu le maître perdent avec lui « quelque chose » d’eux-mêmes : « Certains de ses livres étaient devenus des éléments de notre propre vie. Ses amis étaient les nôtres, ses émotions nos émotions36 ». De quelque manière qu’elle soit envisagée, la mort de l’écrivain est alors associée à la disparition de la génération de ceux qu’il a préparés, à la fin du siècle, à la vie littéraire. De même que les membres de la famille spirituelle de Barrès, beaucoup des gens de lettres qui ont intimement fréquenté sa personne ou son œuvre semblent ainsi craindre, « une légende [s’étant] créée », que ses écrits échappent à la compréhension des nouveaux écrivains, se donnent mandat de les faire entrer dans l’histoire littéraire, mais se contentent de rappeler ce qu’il a été à leurs yeux lorsqu’ils l’ont rencontré ou lu :
Qu’on excuse ce que ces souvenirs ont de personnels ; celui que tous, dans la génération à laquelle j’appartiens, appelaient « Notre maître Maurice Barrès » a été tellement mêlé à notre vie spirituelle qu’on ne peut pas parler de lui sans parler de soi. On s’imagine difficilement aujourd’hui ce que fut la découverte de Barrès pour les jeunes gens qui eurent vingt ans à l’époque où parurent ses premiers livres [...]. Ce fut une révélation, un éblouissement37.
15Aussi, comme celui de Louis Dumont-Wilden, nombre de témoignages multiplient-ils les formules éloquentes à l’image du « Barrès nous a pris » de Pierre du Colombier38 ou du « Barrès me révélait mon âme » de Gilbert Charles39. Envisagée sous les aspects d’une envoûtante « musique », terme qui revient sous plusieurs plumes, l’œuvre barrésienne se voit attribuer la capacité de « découvrir familièrement40 » un être à lui-même, faculté que la mort, ni les discours auxquels elle donne lieu, ne saurait arrêter.
Le legs de l’écrivain préféré : « C’est à nous désormais à le remettre au monde »
16Au nombre des thèmes (question rhénane, marches lorraines…) qui sont le plus souvent associés au nom de Barrès au lendemain de sa mort figure celui de ses relations avec la jeunesse. Tandis que, parlant en historien, Jules Bertaut situe l’influence du maître sur la nouvelle génération entre 1893 et 190041, Georges Sautreau pose qu’« elle dure encore » mais qu’elle est complexe et diffuse : « [...] fort peu des jeunes gens dont [il] fut “le professeur d’énergie” ont fait de cette énergie le même usage que lui42 ». Aussi revient-il, comme le montrent les colonnes que les Nouvelles littéraires ouvrent à de « jeunes écrivains », aux membres d’une génération qui n’a pas lu ses œuvres à l’heure de leur parution de rétablir ou de maintenir Barrès dans son statut d’écrivain préféré. Pour ce faire, ceux-ci se démarquent des pratiques des journalistes aussi bien que de celles des membres de la famille spirituelle et des amis de Barrès, qu’ils ne connaissent parfois que par ses œuvres et dont ils ne veulent connaître que les œuvres. Aussi affectent-ils de se tenir à l’écart de tous ceux qui rendent hommage au maître en se recueillant devant sa dépouille ou en parlant de lui : « Profiteurs de cadavres, ou simplement renifleurs de cadavres, on est sur le point de renoncer à paraître sur le seuil funèbre43 ». Tandis que, marquant ses distances vis-à-vis du discours des journalistes, Cocteau intitule « Barrès n’est pas mort » l’article où il évoque le maître44, Montherlant affirme qu’« il est vivant » et montre son œuvre se dégager de sa personne :
Ce corps étendu n’est plus immobile comme une limite mais comme une borne, terminant, certes, mais pleine de ce qu’elle commence. L’œuvre apparaît derrière, distincte et close, vêtue soudain d’une autorité qu’aucun prestige terrestre ne lui eût donnée, dotée soudain d’un pouvoir extraordinaire, bruissante de secrets et d’oracles.
17Sur ces fondements, il condamne tout discours d’hommage qui, tourné vers le passé, prend les formes de la biographie ou du témoignage et élabore sa propre autorité en affirmant, contre la plupart de ceux qui évoquent l’écrivain à l’heure de sa disparition, qu’« [il] n’[a] pas été [son] ami [...], [qu’il] ne lui [a] pas parlé sérieusement dix fois dans [sa] vie ». Loin de mettre au jour et d’expliquer son évolution, il nie en outre que Barrès ait changé et le montre sous les traits d’un « génie de conciliation » : « Il chercha à sauvegarder la libre-pensée à l’intérieur du déisme, tous les mouvements romantiques à l’intérieur d’une discipline ; il fut lyrique et cependant d’une lucidité adorable ». Aussi indique-t-il qu’il n’est qu’une manière pour les gens de lettres de sa génération de rendre hommage à Barrès, qui consiste à le lire et, ce faisant, « à le remettre au monde » en lui rendant son statut d’écrivain nécessaire à la jeunesse et, de ce fait, préféré de la jeunesse : « De Barrès s’inspireront toujours les jeunes gens que tiraillent dans le même temps ces deux forces : un sang qui demande l’action, un esprit qui veut rester libre45 ». Après avoir rappelé, dans sa réponse à la consultation de Varillon et Rambaud, que Barrès lui a fait lire, « à dix-sept ans », Dante, les Renaissants, Chateaubriand et Flaubert puis, « un peu plus tard », Bourget et Bossuet46, Montherlant fait de l’écrivain un « père » dont il doit, à son tour, transmettre le legs, ce qui l’amène, tout au long de sa carrière littéraire, à revenir à son œuvre et à inviter à y revenir.
18Dans « Le point de départ de Maurice Barrès » (1922), Henri Gouhier, qui n’a jamais rencontré l’écrivain, s’adonne à une réflexion qu’il centre autour du personnage de Philippe de sorte que, visant à « traduire le mouvement intérieur de [la] pensée barrésienne », son propos échappe à la tentation de la biographie. Ce faisant, il se montre suivre attentivement le parcours du héros afin de le faire comprendre aux « jeunes gens d’aujourd’hui », qu’il imagine d’abord rire de la naïveté que lui prête Sous l’œil des barbares : « [...] ils sont tellement raisonnables qu’ils sont au-dessus de l’enthousiasme ; le plus petit élan leur est suspect, et ils y voient déjà le premier épisode d’une duperie. Ils sont bien du siècle du radiateur où le feu chauffe sans flamme47 ». Gouhier donne ainsi un essai de psychologie contemporaine, qui, à la différence de celui où Bourget parle en historien, rend le Barrès du Culte du moi aux lectures de la jeunesse de l’après-guerre qu’il invite à partager les « élans » de son héros. Ce faisant, il est conduit à corriger plusieurs des affirmations, tenues pour des « images d’Épinal », les plus volontiers reprises dans le discours critique : « On enferme le culte du moi dans la première trilogie, et l’on colle l’étiquette poison. On enferme le nationalisme dans la seconde, et l’on colle dessus un bulletin d’adhésion à la Ligue des Patriotes48 ». Dans les pages, rédigées après le décès de l’écrivain qu’il fait figurer au seuil de son essai, il revient sur un sujet souvent évoqué, les années de formation intellectuelle du maître, mais le traite de manière originale puisqu’à la différence des amis de Barrès qui racontent sa jeunesse49, il cite et commente plusieurs des moins fréquentés de ses premiers écrits, les articles du Journal de la Meurthe et des Vosges, de la Jeune France et des Taches d’encre. Leur lecture l’amène à associer le nom de Barrès à ceux d’autres écrivains (Hugo, France, Vacquerie…) et à donner de nouvelles dimensions à ses amitiés littéraires. Loin de se contenter de signaler les noms des auteurs que le maître a d’abord préférés, il indique que, de son œuvre, une part demeure mal connue et qu’elle ne saurait trouver la place qui lui revient dans l’histoire littéraire avant que soit mené à terme un important travail éditorial visant à la réunir et obligeant, sans cesse, à la relire50. Aussi montre-t-il, comme Montherlant et Drieu la Rochelle dans leurs réponses à Varillon et à Rambaud, que l’écrivain préféré est un écrivain dont son lecteur partage les préférences, mais aussi un écrivain qui contraint à le relire et surtout un écrivain que lectures et relectures transforment en héros de son œuvre.
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19De même que l’ouvrage de Gouhier s’achève sur des pages montrant Bérénice assister aux obsèques du maître et exprimer son émotion par des mots qu’elle lui emprunte51, René Benjamin transforme dans Le Soliloque de Maurice Barrès le maître en personnage à qui il prête des propos qu’il aurait pu tenir. Rédigé avant le décès de l’écrivain, son volume s’achève sur une évocation de ses obsèques, auxquelles il n’assiste pas, de sorte qu’il les rêve d’un rêve où il montre Barrès le conduire à s’exprimer à la première personne : « […] dans l’ombre où rêve notre conscience, l’ami de Barrès souffrait d’un défilé d’images poignantes, que chaque heure me renouvela52 ». De manière similaire, Thibaudet rend hommage à Barrès en rêvant la visite funèbre qu’il ne lui a pas rendue, en s’imaginant dans sa bibliothèque en compagnie d’« une douzaine d’écrivains dont l’aîné était Bourget et le cadet Montherlant » :
20Celui qui lisait le mieux nous lut le chapitre [des Déracinés] sur la mort, la veillée, les funérailles de Victor Hugo. Pendant qu’il lisait, la bibliothèque se peuplait silencieusement. Il y avait des êtres à un nombre pair de dimensions, deux ou quatre, sur lesquels nous mettions des noms, Péguy, Proust. Les livres vivaient, et toutes leurs feuilles tremblaient musicalement comme un arbre infini53.
21Il fait ainsi de Barrès un homme-livre dont l’œuvre fait lien entre les écrivains qu’il a préférés et ceux qui l’ont préféré. Prenant les aspects d’un pastiche, son récit signale que la préférence que ses lecteurs ont porté et continuent de porter à Barrès les amène à inscrire son œuvre dans la continuité d’une tradition littéraire qu’elle leur révèle, mais qu’elle les contraint aussi à revenir à son œuvre pour qu’elle leur en révèle d’autres, celles qu’ils ont charge d’écrire. Dans ces conditions, ainsi que le montre l’usage souvent hésitant et complexe que beaucoup de ceux qui rendent hommage à Barrès font des pronoms personnels, il apparaît qu’ils l’envisagent comme celui qui leur a appris à dire « je » et à doter ce « je » d’une forme d’autorité qui est propre à chacun d’eux. Le magistère de Barrès écrivain préféré est en effet marqué par nombre de tentatives visant à s’affranchir de sa leçon dans des cadres empruntés aux registres dans lesquels il l’impose et ce jusque dans les récits de ses funérailles, qui font pendant au chapitre des Déracinés où il raconte celles de Hugo ainsi qu’aux nombreuses pages où il médite sur la mort. Si son œuvre est commentée par des critiques (France, Lemaitre…), que la presse cite à l’heure de sa disparition, elle fait aussi l’objet de réécritures, pastiches ou de parodies, dus le plus souvent à de jeunes plumes (Henry Franck, Henry Delormel, René Jacquet…) qui sont autant de tentatives visant à lui rendre hommage tout en lui échappant54. Participant au procès pour « attentat à la sûreté de l’esprit » que Breton intente à l’écrivain, Ribemont-Dessaignes peut ainsi déclarer, dans son réquisitoire, qu’il ne peut être jugé selon « la Justice » mais selon « [la] passion et [la] partialité55 ». Aussi, comme l’indique Joseph Delteil, les vrais fils de Barrès, sont-ils ses « beaux-fils », qui l’ont moins tenu pour un père que pour un parâtre, des héritiers infidèles pour qui l’écrivain qu’ils ont préféré « fut une orange [qu’ils] épluch[èrent] mi avec les lèvres mi avec les dents » et pour qui il « reste [...] sujet de dispute56 ».