1Depuis que le président de la République a décidé de s’en prendre à la princesse de Clèves, la question de la place des lettres dans la société est en quelque sorte devenue d’une actualité brûlante. Ceux qui, comme Antoine Compagnon, comme Tzvetan Todorov, comme Richard Millet, comme beaucoup d’autres, avaient, bien avant l’élection de Nicolas Sarkozy à la tête de l’État, l’impression que les humanités étaient menacées, sont aujourd’hui convaincus que la menace la plus directe vient désormais du pouvoir politique lui-même. Cette aigreur face à ce qui ressemble à un mépris des sciences humaines et de la spéculation intellectuelle explique pour beaucoup la vivacité avec laquelle les membres de la communauté académique réagissent contre les projets de réforme du gouvernement dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement.
2Ce n’est pas là notre sujet. Et pourtant la question du déclin des lettres et celle de la refonte des enseignements généraux de l’autre, on le devine, ont partie liée. Depuis quelques années, de nombreux prophètes de la fin des humanités unissent leurs voix pour déclarer impossible toute écriture de recherche ou de création dans une démocratie gagnée par l’horizontalité. L’idée depuis quelque temps fait son chemin que la littérature ne peut plus avoir de place dans un monde libéral hanté par le culte de la performance. Certains font le constat de l’essoufflement du roman français qui, depuis Perec, ne semble plus en mesure d’accoucher d’œuvres d’importance, capables comme Voyage au bout de la nuit de dire le monde, d’offrir une traversée du siècle en modèle réduit (c’est, pour aller vite, ce que l’on peut appeler « la tendance Jourde et Naulleau »). D’autres avec morgue nient que la littérature puisse dire quoi que ce soit de l’univers « hypermoderne » et qu’elle puisse y avoir une fonction (c’est « la tendance Richard Millet »). Les derniers écrits sur ces questions, ceux d’Antoine Compagnon, de Tzvetan Todorov, parmi d’autres, obligent peut-être à prendre au sérieux les évolutions de cette ancienne pensée1. D’où viennent les discours sur la fin des lettres depuis les années 1980 ? Que nous disent-ils sur l’état de la littérature dans le monde d’aujourd’hui ? Sur sa production économique et culturelle ? Sur ses forces et ses faiblesses ? C’est à ces quelques questions que l’on propose d’apporter de modestes éléments de réponse.
3Des précautions oratoires s’imposent sans doute sur un tel sujet et l’on pourrait presque s’amuser à remonter le plus loin possible dans l’histoire des lettres pour essayer de voir qui, le premier, a déclaré la littérature en voie d’extinction2. Sans céder au charme d’un tel exercice forcément vain, évoquons un instant Éric Chevillard qui dans l’un de ses ouvrages3 fait remarquer, le sourire en coin, que Désiré Nisard, l’auteur du Contre la littérature facile, déclarait déjà les lettres en faillite au moment même où Balzac donnait au roman français sa toute-puissance…Que la thématique du déclin soit un topos de la critique ne doit pourtant pas nous empêcher de nous interroger sur l’état des lettres car des voix de plus en plus nombreuses se font entendre ces dernières années sur ces questions. Essayons de repérer les plus fortes pour voir ce qu’elles nous disent de l’état de la culture et des humanités.
4Bizarrement, la revue Esprit semble avoir été en pointe dans cette opération de dénigrement systématique des lettres depuis les années 1980. L’ancien directeur d’Esprit, Jean-Marie Domenach, sonne la charge en 1995 contre le roman contemporain avec son Crépuscule de la culture française mais depuis près de quinze ans déjà la revue publie études et enquêtes sur les faiblesses de la littérature contemporaine, sous la houlette de Jean-Philippe Domecq. « Intrigues obscures, personnages falots […], style contourné4 » sont pour Domenach les « qualités » les plus frappantes du roman d’aujourd’hui. Pour l’auteur, ancien membre du comité de lecture des Éditions du Seuil, le roman français a renoncé à dire le monde. Il est victime de la triple tentation du formalisme excessif, du nihilisme gratuit, du solipsisme total. (Todorov, longtemps proche du Seuil, fera le même constat douze ans plus tard).
5La critique, avec Domenach comme avec d’autres, obéit toujours au premier abord à des critères d’ordre poétique : le roman contemporain est d’abord dénoncé pour son manque de littérarité ; il est trop vide, toujours gratuit ; il est trop noir, incapable de saisir le réel dans sa finesse, dans sa nuance ; il est trop absorbé par son propre sujet, autocentré comme n’importe quel candidat à la présidence de la République, seul devant sa glace, en train de se raser le matin. Dans tous les cas, il est dénoncé pour son incapacité à dire quelque chose du monde qui corresponde à une forme de vérité sensible.
6Domenach a beau jeu de dénoncer deux ou trois œuvres légères pour en conclure que la littérature entière a sombré dans les abîmes de la frivolité ou de l’indigence. Mais en fait son livre est surtout un livre nostalgique. Il s’agit moins d’une déclaration de guerre au roman d’aujourd’hui que d’une lettre d’amour au roman d’hier où les questions morales étaient abordées avec vigueur, où l’auteur imposait une vision du monde active (son grand modèle, il l’avoue lui-même, reste André Malraux). Au fond, ce que Domenach reproche au roman contemporain, c’est d’être saisi par le doute, de ne plus proposer une vision claire du sens de la vie. Indirectement, il reproche à ses semblables d’avoir perdu leurs attaches ou leurs repères. Étant donné l’état du monde, il est peu probable, à ses yeux, que le roman puisse s’en nourrir et aboutir à un travail de qualité.
7Les attaques contre la littérature contemporaine, de fait, concernent moins sa forme que son contenu, l’assassinat du roman est moins poétique que politique – à travers lui, c’est le monde qui est visé, la société qui n’est plus qu’une terre brûlée, l’individu ayant renoncé à sa propre humanité. Ecœurés par les dérives du monde contemporain, les déclinologues des lettres imaginent le pire pour l’espèce humaine, encouragés par Michel Houellebecq. L’univers étant devenu à leurs yeux un terrain vague, ils dénient par avance au roman la possibilité d’y trouver matière à bâtir une œuvre. Ce qui leur donne la nausée, ce n’est pas le roman lui-même, son éclatement, sa profusion, mais le fait que le roman n’ait pas renoncé à dire le monde, alors même que pour eux la disparition des humanités mène tout droit à la fin de la civilisation.
8Celui qui va le plus loin dans cette voie, c’est Richard Millet qui depuis quelques années décrit la société française comme un corps décharné :
Dans ce désenchantement, écrit-il, cette inculture, cet oubli du passé, ce refus d’hériter propre à toutes les barbaries et dont le vertige ainsi suscité a non seulement la dimension d’une tragédie historique […] mais aussi le mouvement infini de la chute de Satan dans son propre abîme, la démocratie, qui a remplacé le peuple par les masses, joue un rôle considérable, se retournant « contre elle-même » […] par prolifération lénifiante autant que par son statut d’idéologie à présent unique. Il est même légitime de se demander si, en abolissant toute idée de grandeur, de hiérarchie, de jugement, de critique, de goût, la démocratie ne tue pas la littérature, celle-ci n’étant plus le vecteur de sa représentation ni de sa perpétuation5.
9Du fait même du refus de toute différence, de toute distinction dans une société dont la langue classique a été abandonnée, la sous-culture, assure Millet, est devenue la culture dominante, produisant des œuvres nulles pour non-lecteurs incapables de s’exprimer autrement que par borborygmes. Pour Millet, la mort des lettres, politique, est uniquement due à la construction d’un monde horizontal hanté par la peur de la différence. La nation, la France, la langue, les lettres – tout est un, et c’est la liquidation de cet ensemble qui est réalisée par la démocratie du xxie siècle. L’abandon de la langue, de la culture, a été organisé par l’État, assure-t-il encore, pour ne pas désespérer les membres les moins éduqués du corps social. Le sacrifice du français classique, la mort des littératures complexes, l’avènement d’un roman light avec des phrases simples, sans subordination élaborée, sans période courant sur trop de lignes pour ne pas lasser des lecteurs de plus en plus incultes, tel est le motif d’écœurement le plus vif pour l’auteur du Sentiment de la langue. Cette description d’un monde déserté, hanté par des zombies indistincts, sans histoire, sans racines, permet à Millet de se penser en résistance, comme coupé du monde, d’imaginer son œuvre en rupture, alors même qu’elle rejoint, finalement, un grand nombre d’écrits similaires sur la mort de la culture. Son livre fait parfois penser à celui de Bernard Henri-Lévy et de Houellebecq qui, sans rire, osent se dire maudits ou parias… sur le plateau du 20 heures de France 2 ou de TF1.
10Antoine Compagnon s’exprime avec infiniment plus de réserve que Richard Millet mais au fond n’est jamais très loin des mêmes idées. Dans La littérature, pour quoi faire ?, il constate lui aussi que la littérature n’est plus à l’honneur aujourd’hui :
Le lieu de la littérature s’est amenuisé dans notre société depuis une génération : à l’école, où les textes documentaires mordent sur elle, ou même l’ont dévorée ; dans la presse, où les pages littéraires s’étiolent et qui traverse elle-même une crise peut-être funeste ; durant les loisirs, où l’accélération numérique morcelle le temps disponible pour les livres. Si bien que la transition n’est plus assurée entre la lecture enfantine – laquelle ne se porte pas mal, avec une littérature pour la jeunesse plus attrayante qu’auparavant – et la lecture adolescente, jugée ennuyeuse parce qu’elle requiert de longs moments de solitude immobile. Quand on les interroge sur le livre qu’ils aiment le moins, les lycéens répondent Madame Bovary, le seul qu’on les ait obligés à lire6.
11Lui aussi, après bien d’autres, pense que la démocratie, régime politique qui suppose l’éducation de tous mais aboutit dans les faits à une déculturation générale à l’américaine, dans la mesure où les acteurs principaux de la culture, privés, cherchent, dans un souci de rentabilité, à toucher le plus large public possible par des œuvres peu élaborées, condamne à terme la grande littérature (il le dit à la page 46 de son livre). De manière quasi systématique, la critique des lettres, habitée par les pages les plus fameuses de Tocqueville, est une critique plus ou moins masquée de la démocratie, régime politique de l’écrasement, de l’horizontalité, de la culture de masse qui tue toute possible littérature, forme d’art et de pensée supérieure qui par nature élève, qui par nature oblige à sortir de soi pour se hisser vers des sommets d’émotion ou de réflexion.
12Dominique Maingueneau, moins polémique que ses confrères dans son Contre Saint-Proust, constate surtout que la littérature n’est plus le lieu du désir :
Nombre de critiques ou d’écrivains déplorent la « frilosité » de la plupart des productions littéraires contemporaines, qui, au lieu de traiter de ce qui transforme effectivement le monde, se replieraient sur la mémoire individuelle, l’érotisme, la culture du passé, la violence… C’est oublier que la littérature n’est pas déliée de ses conditions d’exercice, que son « contenant » et son « contenu » ne sont pas indépendants l’un de l’autre. Une littérature qui perd sa souveraineté s’alimente de ce retrait même. On peut tenir un raisonnement comparable quand on entend déplorer l’absence de ces « monstres sacrés » de la création littéraire si nombreux aux xixe et xxe siècles, alors même que le monde contemporain devrait appeler des écrivains qui soient à la hauteur de ces bouleversements. S’il n’y a plus de tels « monstres sacrés », c’est que la littérature n’est plus le lieu privilégié où s’inscrivent les enjeux collectifs qui font l’actualité. Comme il arrive en pareil cas, il se produit un mécanisme d’ajustement « spontané » par lequel nombre de créateurs potentiels ne se tournent plus vers la littérature, mais investissent leur énergie dans un espace qui leur semble pleinement ouvert à l’innovation, un espace qui soit hautement visible, par lequel on peut être au nombre de ceux qui comptent7.
13Auparavant l’artiste représentait l’homme affranchi de tout, l’esprit libre, celui qui s’isolait de la société pour la mettre en question. Celui qui par cette position de surplomb donnait de la force à son œuvre et en retirait un certain prestige. Parce que la littérature était sacrée. Aujourd’hui, constate le linguiste, l’écriture est devenue sans importance ou sans enjeu. Comme tous ses confrères, l’analyste du discours littéraire en vient à constater que les œuvres ne font plus débat, qu’elles n’ont plus de force symbolique ou réelle dans le monde d’aujourd’hui, mais il reste en retrait de toute explication politique. Presque confus d’être allé trop loin dans le constat, il se refuse à toute explication délicate. Il ne veut pas, au nom de la sauvegarde des lettres, se sentir obligé de critiquer la démocratie contemporaine.
14La revue Esprit, on l’a dit, s’est étrangement illustrée dans une charge quasi systématique du roman français depuis les années 1980, on peut en trouver de nombreuses traces en parcourant ses numéros au fil des ans ; Jean-Philippe Domecq, proche de la revue, a dénoncé depuis longtemps, dans ses colonnes et ailleurs, la vacuité des auteurs à la mode, comme le feront plus tard Pierre Jourde et Eric Naulleau. Son leitmotiv est que « la bêtise dans la culture » fausse entièrement la reconnaissance des vraies valeurs :
Quelle littérature a-t-on le plus mis en avant en France depuis vingt ans ? Les jeux autoréférentiels, soit la littérature ironique sur la littérature et le énième degré sur les genres8 ; l’autofiction, soit « l’autosatisfaction », Narcisse qui ne prend que ses risques ; la nostalgie, soit la littérature de fond de terroir avec écriture artiste dont on nous dit que « là, au moins, l’écritûûûre », n’est-ce pas… […] Et si vous la regardez de près, cette écritûûûre n’est pas loin du tout de celle que prisaient les frères Goncourt, […] la phrase surécrite, très bouclée, le style « bichon », disait Flaubert9. Et puis, la littérature de provocation de comptoir ou de télé10, et, là aussi, voit qui doit. Bref, entre les « bichons », les confits, les méta-métas, les ivres de soi, le terroir, le comptoir et le plateau, on est loin, très loin de l’envie de vivre et de mourir11.
15Domecq qui regrette la vraie littérature irriguée par des enjeux d’importance dénonce, en plus de l’autofiction creuse et du formalisme stérile, les jeux autoréférentiels, la littérature ironique, tout l’héritage du nouveau roman et du structuralisme à la Ricardou qui a débouché sur l’intransitivité de la littérature. Comme Domenach il dénonce pêle-mêle les excès du formalisme, du solipsisme et du nihilisme. Or pour Todorov c’est cette triple idéologie, aujourd’hui dominante en littérature, qui est purement et simplement suicidaire. Son idée forte est que l’enseignement trop sec ou trop formaliste des lettres décourage les jeunes de voir dans la littérature une source essentielle de connaissance du monde. On aurait pu croire le règne du formalisme terminé avec l’effondrement des sciences humaines et la disparition du structuralisme rigide – pas du tout, assure Todorov. La pensée formaliste est remontée jusqu’au sommet de l’État, et les programmes de l’Éducation nationale en lettres, d’après lui, mettent aujourd’hui trop l’accent sur les formes et trop peu sur les contenus, écœurant la jeunesse. Cette formation des esprits, trop raide ou trop technique, aboutit à ce qu’on connaît, une littérature prise en tenailles entre formalisme, nihilisme et solipsisme :
Puisque […] l’univers représenté dans le livre est autosuffisant [selon les avant-gardes des années structuralistes], sans rapport avec le monde extérieur, il est loisible de l’analyser sans s’interroger sur la pertinence des opinions exprimées dans le livre, ni sur la véracité du tableau qu’il dépeint. L’histoire de la littérature le montre bien : on passe facilement du formalisme au nihilisme ou inversement, et l’on peut même cultiver les deux simultanément. À son tour, le courant nihiliste connaît une exception majeure, qui concerne le fragment du monde constitué par l’auteur lui-même. Une autre pratique littéraire provient en effet d’une attitude complaisante et narcissique, qui amène l’auteur à décrire par le menu ses moindres émois, ses plus insignifiantes expériences sexuelles, ses réminiscences les plus futiles : autant le monde est répugnant, autant le soi est fascinant ! Dire du mal de soi-même ne détruit d’ailleurs pas ce plaisir, l’essentiel étant de parler de soi — ce qu’on en dit est secondaire12.
Nihilisme et solipsisme littéraires sont à l’évidence solidaires, écrit-il encore. Ils reposent tous deux sur l’idée qu’une rupture radicale sépare le moi et le monde, autrement dit qu’il n’existe pas de monde commun. Je ne puis déclarer la vie et l’univers totalement insupportables que si je m’en suis exclu au préalable. Réciproquement, je décide de me consacrer exclusivement à la description de mes propres expériences seulement si je juge le reste du monde sans valeur, et de plus ne me concernant pas. Ces deux visions du monde sont donc également partiales : le nihiliste omet d’inclure dans le tableau de désolation qu’il dépeint une place pour lui-même et pour ceux qui lui ressemblent ; le solipsiste néglige de représenter le cadre humain et matériel qui le rend lui-même possible. Nihilisme et solipsisme complètent le choix formaliste plutôt qu’ils ne le réfutent : à chaque fois, mais selon des modalités différentes, c’est le monde extérieur, le monde commun au moi et aux autres, qui est nié ou déprécié. C’est en cela que, pour une très large part, la création contemporaine française est solidaire de l’idée de la littérature que l’on trouve à la base de l’enseignement et de la critique : une idée absurdement restreinte et appauvrie13.
16En refusant de dire le monde, la littérature française des années 1960-1970 a donc renforcé l’idée que la littérature ne pouvait rien, ne servait à rien, si ce n’est renseigner sur elle-même, sur la façon dont elle est faite. L’idée de son intransitivité, chère aux formalistes, a débouché sur l’idée de son inutilité ou de sa futilité – il est donc logique qu’au sommet de l’État aujourd’hui on veuille en quelque sorte en prendre acte et la marginaliser à l’extrême.
17Faut-il pour autant s’en étonner ? Et faut-il accorder grand crédit à toutes ces pensées de la déchéance ? Un certain déclin des lettres est sans doute perceptible à mille petits signes repérables ici et là ; de bonnes raisons de douter de la disparition de la haute culture écrite existent tout aussi indiscutablement. Il est vrai que la grande littérature semble comme étouffée aujourd’hui par la surproduction d’une littérature de convention portée aux nues par les médias. Les frontières s’effacent entre une littérature digne de ce nom, publiée par des maisons de prestige, défendue par des critiques de renom, et une littérature de gare, encensée de la même manière par des journalistes qui entendent satisfaire les exigences de plus en plus « grand public » des lecteurs chaque jour plus occasionnels. Cette hypermédiatisation frappante de la littérature de grande diffusion, au détriment des textes de création, explique les discours les plus désespérés. La crise du roman renvoie « moins à une réalité tangible qu’à l’impossibilité de la penser en figures obligées, avec des schèmes obsolètes », remarque Bruno Blanckeman14, c’est une crise « non de création mais d’appréhension ». L’hyperproduction éditoriale, l’affaissement de la critique traditionnelle à destination des lettrés, se doublent d’un effacement des repères évidents dans le processus de légitimation des textes. La littérature la plus haute se publie encore – les Vies minuscules de Pierre Michon sont là pour en témoigner – mais elle trouve de moins en moins à être reconnue dans un monde où les lecteurs savants ou érudits sont en voie d’extinction. Les médias de masse, les plus prescripteurs, font la promotion d’une littérature facile d’accès, adapté aux faibles capacités de lecture et de concentration du grand public, abandonnant la grande littérature à elle-même, portée par un réseau de plus en plus infime de médias spécialisés ou de librairies raffinées15.
18Peut-on vraiment croire pour autant que la littérature puisse être fondamentalement en danger ? Depuis que les vieux labels de prestige comme Grasset, comme Flammarion, comme Albin Michel se sont convertis à la publication grand public et au marketing littéraire, de nouveaux modes de défense des lettres se sont mis en place. L’entrée du libéralisme dans l’édition littéraire, la nouvelle logique économique des années 1970-1980 a aussi favorisé, comme en réaction, l’apparition d’un nombre de petites maisons qui ne s’attellent qu’à la stricte publication de textes de qualité supérieure, certes confidentiels, mais qui font leur chemin, petit à petit, par le bouche-à-oreille (elles ont pour nom Verdier, POL, Arléa, Le Temps qu’il fait, Finitude, Tristram, L’Esprit des péninsules…) On est entré depuis quelque temps dans un monde où le livre n’occupe plus la place qui a pu être la sienne auparavant. L’audiovisuel, l’électronique supplantent l’écrit dans les pratiques de divertissement et de culture. « Ce n’est pas à la fin de la lecture que l’on assiste, assure Le Monde du 19 mars 199916, mais à la fin de la lecture comme fait culturel total, c’est-à-dire à la remise en cause du modèle littéraire et humaniste où le livre incarne la source de toutes les connaissances, de toutes les expériences et de tous les divertissements. » La littérature est de moins en moins sacrée aux yeux du grand public, entre autres parce que les enseignants de français, seuls face aux mouvements des pratiques culturelles de moins en moins cérébrales, n’arrivent plus dans les écoles de la République à faire sentir ou pressentir l’effrayante perfection des grandes œuvres. Mais, paradoxalement, les fervents lecteurs, les amateurs de beaux textes se radicalisent et tendent à valoriser à l’extrême la grande littérature, écœurés de voir partout des œuvres d’une indigence absolue encensées comme si elles devaient sans délai trouver place dans « La Pléiade ». Les acteurs du monde culturel, tous ensemble, enseignants, éditeurs, libraires, bibliothécaires, se battent au quotidien pour que la passion des lettres ne meure pas et pour que de futurs gros lecteurs prennent au plus tôt la mesure de ce que peut la littérature.
19Alexandre Gefen fait remarquer à juste titre qu’il entre souvent, dans le discours des déclinologues, des arrière-pensées stratégiques17 (mieux vaut dénigrer ce qui existe si l’on veut valoriser sans le dire sa propre production). On peut surtout noter que cette vision noire de l’écrit s’explique par un amour pulsionnel de la littérature et une souffrance bien compréhensible devant le peu de cas que le monde contemporain en fait. Dans le discours alarmiste des prophètes du malheur, il faut voir en creux l’extraordinaire puissance des lettres pour ceux qui s’en nourrissent comme la difficulté de vivre dans une démocratie qui n’est pas plus active pour convaincre le plus grand nombre de la richesse ou de la splendeur des grands textes. Le discours sur le déclin des lettres est donc un discours sur le sens de la littérature dans la démocratie contemporaine. Aucun de ces sombres analystes ne part de l’idée que la démocratie en soi mène à l’extinction des humanités. Mais tous constatent dans les faits que la marchandisation de la culture débouche sur une quête délétère du marché de masse à l’évidence incompatible avec les visées élitistes de la littérature de création. Tous se rejoignent pour reconnaître à la littérature le pouvoir qui est le sien, permettre à celui qui s’en nourrit de se construire sa vision du monde, de s’humaniser en se plongeant dans des récits qui permettent de mieux saisir comment sont, comment pensent et comment vivent les autres. Mais tous constatent aussi que ce souci de s’humaniser, de s’approfondir, a été liquidé avec le culte de la performance de la société libérale. C’est finalement au cœur de ce triste constat que l’on doit voir une lueur d’espoir : puisque la littérature est la meilleure voie d’accès à un humanisme véritable, il ne fait pas de doute que tous les désenchantés du monde moderne et de la société marchande y verront longtemps le seul refuge possible pour lutter contre les sordides appels à consommer plus et penser moins en attendant la mort.